CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’incitation à lutter contre les violences de genre en milieu scolaire (VGMS) figure parmi les sujets qui ont accompagné les profondes mutations des secteurs éducatifs des pays du Sud au cours des vingt dernières années. Sous l’influence d’une mobilisation accrue contre les violences à l’égard des femmes, ce sujet était introduit dans un agenda international centré sur l’accès universel à une éducation primaire de qualité dans le cadre des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et de l’initiative « Éducation pour tous » (EPT). La lutte contre les VGMS figure aujourd’hui implicitement à la croisée de différents indicateurs des objectifs 4 et 5 des Objectifs de développement durable (ODD). Une attention particulière concerne l’Afrique subsaharienne, entre autres à cause du risque lié à la pandémie du sida pour les enfants [Leach, 2015, p. 30], entretenant un focus sur la sexualité et la violence.

2Alors qu’il se dégage clairement un consensus contre les VGMS, l’acception du terme s’avère floue et variable. La complexité de la dimension définitionnelle est d’une part un défi très important concernant la production de données probantes sur les VGMS. D’autre part, le terme VGMS n’évoquant pas les mêmes actes et situations pour tous les acteurs à différentes échelles, la question terminologique représente un enjeu considérable pour susciter des efforts concertés.

3Dans un premier temps, la difficulté de la définition des VGMS sera analysée à la lumière de ses éléments constitutifs : violences, genre, milieu scolaire. Les VGMS se trouvent à la croisée de ces trois thématiques complexes, dont les intersections ne sont pas clairement circonscrites et varient selon les représentations. Nous aborderons ensuite les tensions entre les incitations en la matière, leur contextualisation et les perceptions des actrices et acteurs concernés. Enfin, nous analyserons les enjeux de terminologie dans les tentatives des acteurs internationaux de mobiliser contre les VGMS, focalisé sur la période entre 2010 et 2015.

4Avec l’augmentation du taux de scolarisation des filles au cours des dernières décennies, l’attention des acteurs internationaux en matière d’éducation s’est élargie vers la qualité de l’éducation des filles et les conditions de leur scolarisation. Sous l’influence d’une mobilisation accrue contre les violences à l’égard des femmes (dans des cadres divers, comme les conflits armés, la sphère domestique, etc.) et des enfants des deux sexes (notamment suscité par le rapport Pinheiro [2006]), les recherches sur les violences à l’école s’étant développées en parallèle (entre autres les travaux sur la victimation de l’Observatoire international de la violence à l’École, Debarbieux [2004]), le thème des violences de genre en milieu scolaire s’est introduit dans l’agenda international.

5Un acte est qualifié comme violence de genre s’il touche une personne à cause de son sexe, son identité ou orientation sexuelle ou à cause de la manière dont l’individu vit sa féminité ou sa masculinité. Cette qualification est aussi utilisée si la cause « genrée » n’est pas la cause principale, mais figure parmi différents éléments causals.

6Les violences de genre en milieu scolaire touchent avant tout des filles, mais les garçons peuvent aussi en être victimes. Les VGMS agissent comme un frein à l’apprentissage des victimes et de celles qui se sentent potentiellement en danger, ce qui in fine réduit les effets positifs de la scolarisation (par la baisse de la participation de l’enfant, de sa fréquentation de l’école, de sa performance, de ses notes, etc.). Les VGMS figurent parmi les facteurs de déscolarisation non seulement des victimes, mais par anticipation aussi d’autres élèves filles pour lesquels les parents craignent des risques de VGMS. Comme le soulignent Jenny Parkes et Elaine Unterhalter [2015], un lien avec la pauvreté est indéniable, mais très complexe, car la notion de pauvreté est multidimensionnelle (tout comme celles de violence et de genre). À l’image des violences de genre plus généralement, les VGMS existent dans tous les milieux, mais l’agentivité [1] de l’élève concerné et de ses parents diffère entre autres en fonction du niveau socio-économique de la famille. On peut supposer que les effets potentiels sur la scolarité sont a priori plus forts pour des élèves de familles économiquement vulnérables. Par ailleurs, les VGMS sont bien évidemment aussi liées à d’autres marqueurs sociaux comme l’origine ethnique, la religion, la caste [Leach, 2015].

7Cette recherche s’inscrit dans une perspective d’analyse des efforts de prise d’influence sur les politiques publiques et les pratiques nationales. Dans le domaine de l’environnement, Steven Bernstein et Benjamin Cashore [2012] ont développé un cadre d’analyse d’une démarche de prise d’influence comportant quatre « chemins » (pathways) : les règles internationales (conventions, etc.), les normes et discours internationaux (avec une distinction d’une logique d’appropriation des normes d’une logique d’efficacité), l’accès direct aux processus d’élaboration des politiques publiques (formation, conditionnalité des financements, etc.) et le marché. Comme le montre le tableau ci-dessous, à part le marché, les trois autres « chemins » font tout à fait partie des pistes d’action empruntées par les acteurs internationaux de la lutte contre les VGMS.

Figure 1

« Chemins » de prise d’influence concernant la lutte contre les VGMS

Type de « chemin » de la prise d’influencePrise d’influence concernant la lutte contre les VGMS
Règles internationalesConvention pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes (CEDEF), Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE)
Normes et discours internationauxInclusion implicite des VGMS dans les ODD.
Plaidoyer régulier, appelant au respect des droits humains et des engagements pris (logique d’appropriation), et mettant en exergue que les VGMS représentent un frein pour l’atteinte des objectifs EPT (logique d’efficacité)
Accès direct aux processus d’élaboration des politiques publiquesTentatives de prise d’influence directe sur les politiques publiques nationales et locales et leur application par des guides et « bonnes pratiques » diffusés, les formations proposées, les appuis au développement des curricula et à la révision des manuels
MarchéPas de rôle significatif [2]

« Chemins » de prise d’influence concernant la lutte contre les VGMS

Source : auteur, fondé sur la typologie des « chemins » de prise d’influence de Bernstein et Cashore [2012].

8Dans tous ces processus, la question de la compréhension que les différents acteurs ont du terme VGMS est centrale et le présent texte se focalise sur cet élément spécifiquement. En effet, les obstacles liés aux acceptions du terme VGMS ont perturbé le protocole initial de notre recherche au point de devenir en soi un objet de recherche.

9Les enjeux définitionnels sont toujours de taille pour des sujets sensibles comme la violence, le genre et par extension la sexualité (même sans aborder les liens avec l’homosexualité et des catégories plus ou moins circonscrites comme la bisexualité, l’intersexe, le transgenre, etc.). Les difficultés de trouver un consensus au plan international et les divergences manifestes des acceptions de « VGMS » pour ce qui est des acteurs régionaux en Afrique francophone, voire même entre acteurs nationaux, soulignent la complexité de la dimension définitionnelle des prises d’influence qui cherchent à se déployer par un jeu d’échelle à tous les niveaux. Un aspect clé de la prise d’influence est la production de données probantes pour « prouver » l’envergure des VGMS, alors que les données restent parcellaires, notamment en Afrique francophone (comme l’indiquent Mamadou-Lamine Coulibaly pour le Sénégal, et Honoré Mimche et Patrice Tanang pour la République centrafricaine [2013]). De même, les diagnostics, les dispositifs de suivi et les évaluations des projets et programmes de lutte contre les VGMS ont besoin d’indicateurs et d’outils de collecte de données. Mesurer les VGMS alors que la compréhension du terme est équivoque relève d’un défi sous-estimé.

10Pour comprendre la complexité du processus de définition de l’expression VGMS, des données de différentes sources sont mobilisées. L’une de ces sources de données émane du groupe de travail international sur les VGMS créé sous l’égide d’UNGEI [3] et de l’Unesco en 2014. L’objectif est de mieux harmoniser les efforts des différents acteurs et de créer des effets de synergie. Entre trente et quarante membres cherchent, à partir de leurs idéaux d’une école non violente favorisant l’égalité des sexes, à prendre influence sur les systèmes éducatifs de l’Afrique (entre autres), en s’appuyant sur la législation nationale, la formation des enseignants, la mobilisation de la communauté, etc. Notre observation participante au sein de ce groupe de travail international et l’analyse des différents types d’action des membres permettent de comprendre leurs visions de la transmission de normes. La définition des VGMS était parmi les sujets importants pendant le lancement du groupe de travail. Une enquête en ligne sur ce sujet a été proposée aux membres. Les données ainsi obtenues sont complétées par deux autres observations participantes d’ateliers régionaux sur les VGMS réunissant divers acteurs des pays de l’Afrique de l’Ouest francophone en 2012 et 2013. Nous puisons également dans nos travaux de terrain au Bénin (2013 et 2014) concernant surtout l’école primaire et dans l’expérience de la coordination d’un projet d’ONG sur ce sujet [4].

11Dans la première partie, nous nous intéresserons à la difficulté de circonscrire le terme VGMS qui se situe au cœur des chevauchements de différentes thématiques. Dans un deuxième temps, nous aborderons les tensions entre les incitations internationales en la matière, leur contextualisation et les perceptions des actrices et acteurs concernés. Finalement, nous allons analyser l’exemple d’une définition des VGMS et les débats suscités.

12L’accent est mis sur des aspects prééminents dans le contexte des pays de l’Afrique de l’Ouest et du Bénin en particulier. Nous n’abordons pas les défis fondamentaux au sujet des définitions du terme « violences » qui ont fait l’objet de travaux de Durkheim, Bourdieu, Althusser, Foucault, etc. Et nous n’allons pas évoquer la violence directe et intense attribuée à l’école à l’ère coloniale ni celle plus symbolique impulsée par le contexte de mondialisation actuel [Baux, Lewandowski, 2009].

Le chevauchement de thématiques complexes

13Le terme VGMS se trouve à l’intersection de plusieurs termes dont les enjeux définitionnels sont considérables : violences, genre et milieu scolaire, avec des sous-catégories qui se chevauchent aussi partiellement : violences de genre, violences de genre homophobes, violences sexuelles, etc.

14Concernant la violence, la synthèse des déclarations internationales sur la violence de Parkes et Unterhalter [2015] montre la nature multidimensionnelle. L’Organisation mondiale de la Santé a défini la violence comme « l’usage intentionnel de la force physique, du pouvoir sous forme de menace ou d’action contre soi-même, autrui ou un groupe ou une communauté dont la conséquence réelle ou probable est une blessure, la mort, un traumatisme psychologique, un mauvais développement ou encore la précarité ».

15Xavier Crettiez rappelle que la violence doit être nommée pour être, qu’elle n’existe pas en tant que telle, mais est le fruit à la fois d’un contexte et d’une lutte de pouvoir. La violence n’est donc pas toujours objectivable [Crettiez, 2008]. Comme tout phénomène social, la qualification d’un fait comme « violence » est le résultat d’une « négociation » (qualifiée de lutte de définition par Crettiez) entre acteurs poursuivant des intérêts divergents et ne disposant pas des mêmes ressources : « N’a pas le pouvoir de nommer qui veut ! » [Crettiez, 2008, p. 4].

16Selon la « Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes » [5], la violence à l’égard des femmes s’entend comme englobant, sans y être limitée, les différentes formes de violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, au sein de la collectivité, ainsi que celle perpétrée ou tolérée par l’État, quel que soit le lieu où elle s’exerce. La typologie sous-jacente est triptyque – physique, sexuelle et psychologique –, mais ce ne sont pas des catégories séparées et mutuellement exclusives : un acte de violence sexuelle comporte potentiellement de la violence physique et psychologique, mais tout acte de violence physique ou psychologique ne comporte pas un caractère sexuel. Ces trois types caractérisent des actes de violence de manière potentiellement combinatoire.

17Comme le soulignent Parkes et Unterhalter [2015], les contours des violences de genre varient à travers le temps et l’espace. Selon la vision hétéronormée qui domine en Afrique de l’Ouest, même dans de grandes parties des milieux académiques et de la société civile, le terme « violence de genre » est compris comme toutes les formes de violence ou d’abus qui ciblent les femmes ou les filles sur la base de leur sexe. Ces violences mettent en jeu les rapports sociaux entre les femmes et les hommes : les acteurs collectifs et individuels dominants, qui orientent et façonnent les identités et rôles sociaux, portent une responsabilité dans ces comportements violents [Benabdallah, 2010]. Cette articulation des violences de genre avec les rapports sociaux de sexe n’est pas a priori admise en Afrique francophone. Selon nos observations auprès de personnes peu familiarisées avec les définitions de VGMS, il s’opère spontanément un raccourci qui associe les violences de genre aux seules violences sexuelles contre des femmes et des filles [6].

18Dans certaines études sur les VGMS [Parkes, Heslop, 2011], toute violence à l’égard des filles est considérée comme une violence de genre, partant du postulat que tous les actes de violence contre les filles comportent explicitement ou implicitement, entre autres, une dimension « genrée », c’est-à-dire que ces actes sont liés directement ou indirectement à l’inégalité structurelle des rapports sociaux entre filles et garçons et entre femmes et hommes dans la société. Cette question est en effet complexe, car toute tentative de distinction entre les VGMS et des violences « non genrées » contre les filles s’avère très hasardeuse et peu opérationnelle dans le cadre d’une collecte de données sur les VGMS.

19Des violences de genre contre des garçons – incluant des violences à caractère homophobe, mais aussi le harcèlement d’individus qui ne correspondent pas tout à fait à l’image socialement valorisée d’un garçon d’un point de vue physique, tenue vestimentaire, gestuelle, comportement, centres d’intérêt, etc. – existent [Mimche, Tanang, 2013], mais sont rarement explicitement mentionnées dans les études sur les VGMS en Afrique. Le cadrage d’une recherche sur les VGMS nécessite un positionnement par rapport à cette dimension. Le choix de limiter notre travail de recherche aux VGMS contre les filles est dicté par des considérations pratiques, l’homosexualité étant encore plus taboue que l’hétérosexualité et toujours illégale dans bon nombre de pays en Afrique subsaharienne.

20Les rapports sociaux de genre étant transversaux et les différents types de violences souvent combinés, les VGMS ne se réduisent pas aux violences sexuelles physiques qui ont lieu dans le milieu scolaire. Par le poids des constructions sociales inhérentes au genre, les VGMS comportent aussi des violences psychologiques, donc des remarques et moqueries sexistes, un favoritisme explicite ou implicite des garçons et des encouragements et appuis qui varient selon le sexe (valorisation des prestations, sollicitations pour parler ou venir au tableau, répartition des responsabilités valorisantes au sein de la classe, encouragement à poursuivre la scolarité, orientation vers certaines filières, etc.).

21La distinction « milieu scolaire » plutôt qu’« école » est importante parce que ce n’est pas uniquement l’enceinte de l’école comme espace physique qui est concernée, mais aussi le chemin entre le domicile et l’école, les alentours de l’école (lieu où sont fréquemment installés de petits commerces informels, où les élèves passent éventuellement du temps entre les cours, où les moyens de transport s’arrêtent ou se garent, etc.) et le domicile des enseignants [7], sans parler du cyberespace qui devient le prolongement du milieu scolaire.

22Les premiers travaux explicites sur les VGMS en Afrique de l’Ouest datent des années 2000 (par exemple Wible 2004 pour le Bénin), et leur réalité est admise jusque dans la rubrique des faits divers des journaux. Ce sont surtout les violences sexuelles des enseignants à l’égard des élèves filles qui sont évoquées, comme l’illustre la citation suivante sur le Burkina Faso [Traoré, 2009, p. 72] :

23

Il y en a qui harcèlent les filles. Le plus souvent, ils leur demandent de déposer les cahiers de devoirs des élèves de leurs classes chez eux à domicile ou de venir les aider à balayer leurs maisons ou à faire la vaisselle. Et dès qu’elles se présentent chez eux, ils abusent d’elles sexuellement. À ce niveau, les cas sont courants. Pour toute sanction, les intéressés sont simplement mutés. Parmi eux, il y en a qui consentent à se marier avec la fille en question par peur de représailles de ses parents. Mais dès lors qu’ils sont mutés, ils les abandonnent ou exercent sur elles de telles pressions jusqu’à ce qu’elles quittent d’elles-mêmes leurs foyers.

24L’analyse de tels récits montre l’absence de toute considération en matière de genre. Aucun lien avec des rapports socialement construits entre femmes et hommes dans les sociétés concernées n’est établi.

25Le schéma suivant illustre cette position des VGMS à l’intersection des trois sphères « violences », « rapports de genre », et « violences en milieu scolaire ». Une partie des violences de genre en milieu scolaire relève des violences à caractère sexuel, les autres sont des violences physiques (autres que sexuelles), des violences psychologiques ou des combinaisons de ces formes de violences. Selon nos observations [8] et comme illustré dans le schéma ci-dessous, il existe aussi des violences en milieu scolaire qui ne peuvent pas être identifiées comme des violences de genre.

Figure 2

Les violences de genre en milieu scolaire à l’intersection de plusieurs champs terminologiques

Figure 2

Les violences de genre en milieu scolaire à l’intersection de plusieurs champs terminologiques

Source : auteure [9].

Incitations, contextualisations et perceptions

26En matière de VGMS, la prise d’influence par des incitations en faveur de l’égalité de genre et de la lutte contre les violences suscite des tensions liées à la contextualisation des normes sous-jacentes et aux perceptions des actrices et acteurs concernés, y compris des élèves, filles et garçons. Jusque-là, la grande majorité des travaux sur les VGMS « émanent de perspectives dominantes au Nord » [Leach, 2015, p. 32].

27Dans des recherches sur les VGMS en Afrique de l’Ouest, leur mention évoque la question plus large de la violence à l’école. D’après les définitions internationales en vigueur, l’école en Afrique aujourd’hui peut être définie comme milieu violent (au-delà des violences de genre) [Pinheiro, 2006]. Marie-France Lange a souligné en 1991 le recours encore important à la violence physique et morale comme méthode pédagogique en Afrique [Lange, 1991]. Ces constats ont été confirmés maintes fois depuis, soulignant que les punitions physiques à l’école sont considérées comme normales par les enseignants, par les parents d’élèves et même par certains élèves qui ont intériorisé la violence comme mode éducatif. [10] Et l’école n’étant pas un isolat social, les violences observées dans le milieu scolaire sont souvent représentatives des habitudes sociales en vigueur [Lange, 2009], ce qui influence les représentations des VGMS.

28Concernant plus spécifiquement le caractère genré des VGMS, des échanges avec des acteurs du système scolaire au Bénin et des personnes des milieux académiques, associatifs et de la coopération ont confirmé que la compréhension des VGMS se réduit le plus souvent aux violences à caractère sexuel contre les filles : il est peu fait état d’autres types de violences de genre. Cette interprétation étroite s’explique entre autres par la violence ambiante en milieu scolaire, mais aussi par les structures patriarcales des sociétés de l’Afrique francophone en général et du Bénin en particulier, qui restent très ancrées et peu questionnées.

29Dans ce même contexte, la sexualité est un sujet de conversation paradoxal : d’un côté, un discours péjoratif selon lequel les femmes n’ont pas d’agentivité en la matière alors que les hommes sont désignés comme des prédateurs est répandu [Heslop et al., 2015] et de l’autre côté, il est aussi d’usage de souligner la force de séduction des filles face à des hommes [11], alors que par ailleurs, la sexualité est considérée comme taboue, sensible et source de gêne dans un cadre formel et elle est rarement évoquée entre parents et enfants. L’éducation sexuelle à l’école, loin d’être systématique, reste rudimentaire là où elle existe en Afrique francophone. Selon des rapports d’ONG qui ont travaillé au sein de clubs d’écoliers (donc dans un cadre d’enquête sécurisé) et à l’instar de ce qui est connu dans les pays occidentaux, il est fort probable que le taux de signalement des VGMS à caractère sexuel soit faible. Les raisons évoquées par des filles pour le non-signalement sont la peur de ne pas être prise au sérieux, des représailles, de la honte ou parce que les écolières savent que de tels actes sont considérés comme normaux et allant de soi [Greene et al., 2012 ; Parkes, Heslop, 2011]. Le coût social d’une dénonciation d’une VGMS peut être très lourd pour la victime. Pour les mêmes raisons, toute collecte de données dans le cadre de recherches sur les VGMS, particulièrement celles à caractère sexuel, est délicate.

30Contrairement aux travaux de recherche cités qui relèvent la diversité des auteurs de VGMS en Afrique (pairs, enseignants, autres adultes…), notons que les VGMS évoquées par les répondants au Bénin sont avant tout celles entre enseignants (notamment masculins) et élèves féminins, influencés peut-être aussi par les médias qui présentent de tels cas comme faits divers. En revanche, la majorité des travaux sur les VGMS en France et la couverture médiatique sur ces sujets se concentrent sur les violences et les violences de genre entre pairs [12].

31Des entretiens menés au Bénin en 2013 [Hofmann, 2013a] et des recherches conduites ailleurs en Afrique de l’Ouest confirment que l’élève victime de VGMS peut être perçu comme potentiellement « coupable » ou du moins coresponsable. À titre d’exemple, la thèse de Joseph Lompo sur les VGMS au Burkina Faso insiste sur le « sexe transactionnel » – le fait d’avoir une relation sexuelle en échange d’argent, de faveurs ou de cadeaux – entre des enseignants qui marchandent de bonnes notes contre des relations sexuelles avec les élèves, et des élèves qui souhaitent terminer leurs études, phénomène décrit dès 1995 par Laurence Proteau concernant la Côte d’Ivoire [Proteau, 1998] [13]. Là-bas, comme au Burkina Faso [Lompo, 2005] et au Bénin, cette sexualité transactionnelle est connue sous le nom de MST (« Moyenne sexuellement transmissible »). Selon les auteurs, les élèves et les adultes dans les établissements scolaires reconnaissent que c’est une pratique courante et Proteau [1998] montre que cela entache systématiquement la réussite scolaire des filles.

32Concernant le Bénin, nos travaux ont confirmé que des relations sexuelles entre enseignants et élèves ne sont pas nécessairement perçues comme des violences de genre, si les filles sont pubères (ce qui peut être le cas dès la fin du niveau primaire pour beaucoup d’élèves, à cause d’une scolarisation tardive et des redoublements fréquents). Ces perceptions semblent relativement généralisées : lors d’une étude sur le harcèlement sexuel en milieu universitaire à Parakou (Bénin) en 2013, les étudiantes interrogées n’ont pas qualifié le harcèlement dont elles faisaient l’objet comme une violence [Glandier, 2013].

33D’autres études sur les filles qui échangent des relations sexuelles contre des faveurs ou de bonnes notes en Afrique ont confirmé le flou de la frontière entre sexualité consentie ou forcée [Luke, Kurz, 2002 ; cité dans Parkes, Heslop, 2011]. Dans son travail sur les échanges économico-sexuels de jeunes femmes à Bamako, Julie Castro [2012] a constaté une certaine confusion existante entre relations amoureuses prémaritales et la prostitution, insistant sur les attentes économiques genrées dans des espaces et pratiques au sein desquels les jeunes femmes s’adonnent à des relations sexuelles à des fins de rémunération immédiate. Ces travaux font le lien avec la notion de « sexualité négociée », inspirée du concept d’« échange économico-sexuel » forgé par Paola Tabet pour désigner les relations sexuelles entre hommes et femmes qui impliquent une compensation économique, dans une vision très large (de la prostitution jusqu’au mariage comme forme de compensation) [Combessie, Mayer, 2013]. La complexité des relations sexuelles et des négociations qui les entourent contraste clairement avec les « normes » implicites dans les conventions internationales et le discours de « la communauté internationale ». Implicitement, les incitations internationales – de source surtout occidentale – se fondent sur une vision idéalisée de la sexualité toujours choisie, consentie et sans contrepartie.

34Parkes et Heslop [2011] rappellent que ces filles qui recherchent activement des relations sexuelles avec des hommes plus âgés pour obtenir des avantages matériels importants sont celles qui se trouvent dans des situations où elles n’ont pas d’accès à des ressources économiques alternatives. Ces pratiques se déroulent dans des contextes où les filles n’ont pas la liberté de négocier leur sexualité, et où l’agression et la force physique sont très présentes [Djamba, 2004 ; Teni-Atinga, 2006 ; Chege, 2006, cités dans Parkes, Heslop, 2011]. Un parallélisme éventuel entre des relations sexuelles transactionnelles et les VGMS reste à approfondir en tenant compte de toute la complexité des situations.

35D’autres divergences de perception et de qualification de faits sont liées à l’âge des filles en question. La puberté est vue comme la phase de transition, l’âge à partir duquel le statut de victime des filles peut être potentiellement mis en question [14]. Comme si leurs attributs biologiques leur conféraient une agentivité, indépendamment de leur âge légal et du fait qu’elles se trouvent dans un rapport de subordination face à leur enseignant. Cette vision de la fille pubère « séductrice » et donc (co)responsable implique que les hommes sont perçus comme ayant une maîtrise faible de leur sexualité [15]. La compréhension des délimitations entre les différentes manières de qualifier les relations « extraprofessionnelles », notamment à caractère sexuel, entre des élèves et des enseignants (ou d’autres adultes du milieu scolaire disposant d’une autorité) demande à être approfondie.

36L’autre enjeu de taille est la prise en compte des violences autres que celles directement sexuelles en tant que VGMS. Comme vérifié par nos travaux au Bénin, les perceptions des VGMS se focalisent sur les violences à caractère sexuel et le lien avec d’autres VGMS – des discriminations sexistes de toutes sortes, par exemple – n’est pas spontanément perçu. Gastineau, Gnele, Michozounnou [2016] et Gastineau, Assogba [2017] montrent que les stéréotypes de genre sont présents dans les écoles au Bénin, mais les auteurs comme les élèves discriminés n’en font pas état en tant que tels, ce qui laisse supposer que ces discriminations sexistes ne sont pas perçues comme des violences. Pourtant, elles sont le reflet des structures sociétales patriarcales qui sont aussi parmi les déterminants des violences sexuelles.

Les enjeux définitionnels de la prise d’influence en matière de VGMS

37Malgré l’utilisation de plus en plus répandue de l’expression « violence de genre en milieu scolaire » avec son abréviation VGMS, les termes pour décrire les actes concernés sont encore très variables. Leach [2015] souligne que, selon le terme utilisé, les résultats de collecte de données varient de manière significative. Les divergences de définitions sont parmi les facteurs qui expliquent l’absence de données comparables sur les VGMS.

38La notion des « violences ordinaires » développée surtout à partir de travaux en Afrique est intéressante pour qualifier les VGMS. Jacky Bouju et Mirjam De Bruijn [2014] qualifient de « violences ordinaires » des agressions mentales ou physiques récurrentes entre personnes proches, des violences faites par des gens ordinaires dans des contextes ordinaires… Dès 2003, dans un numéro de la revue Politique africaine sur les violences ordinaires, Pierre Janin et Alain Marie ont mis en avant que la violence – en tant que coercition morale ou physique « légitimée » par le droit du plus fort – semble être en Afrique la forme et l’instrument privilégiés de l’exercice du pouvoir institué [Janin, Marie, 2003]. Les accusations de sorcellerie sont parmi les exemples typiques de violences ordinaires, les violences conjugales en font également partie.

39Les VGMS peuvent avoir un caractère récurrent, en particulier en l’absence de dénonciation et de mécanisme de prise en charge. Pour ce qui est des VGMS entre enseignants et élèves ou entre élèves, l’auteur et la victime sont des personnes proches. À la proximité entre enseignants et élèves s’ajoute la position d’autorité de l’enseignant vis-à-vis de l’élève. Les VGMS peuvent être qualifiées de violences ordinaires aussi dans le sens que leur existence est largement admise [16] ce qui leur confère en effet un caractère ordinaire. Le fait d’aborder des VGMS en se concentrant sur les « grossesses non désirées » des écolières ou collégiennes [17] peut être interprété comme un signe de banalisation de tous les autres actes de VGMS qui n’ont pas de conséquences en matière de gestation.

40La notion même de « violences ordinaires » est potentiellement en contraste avec le point de vue véhiculé par les acteurs au plan international selon lequel le terme de violence est a priori « accusatoire et moralement condamnable dans un monde pacifié où le violent a presque toujours tort » [Crettiez, 2008, p. 4]. Bouju et De Bruijn [2014] observent à cet égard une anomie [18] à cause de la coexistence de normes. La mobilisation pour mettre un terme aux VGMS, fondée sur des conventions internationales dont les États concernés sont signataires et qui sont traduites en loi nationale peu appliquée, crée sans aucun doute une coexistence de normes.

41D’autres auteurs [Chauveau et al., 2001] n’interprètent pas cette pluralité des normes en Afrique comme une anomie, mais insistent sur l’importance des normes « non officielles ». Celles-ci vont de pair avec la faible capacité de l’État à produire des règles du jeu acceptées par tous et à les faire respecter, laissant ainsi la place à la coexistence de systèmes de normes « de fait », plus ou moins concurrents et informels. « Une conséquence en est cette sorte de schizophrénie de beaucoup d’acteurs, qui naviguent entre d’un côté un système de règles officielles non appliquées ou non applicables, mais censées au moins être la référence dans les rapports avec l’extérieur […] et, de l’autre côté, des règles “de fait”, elles-mêmes diverses » [Chauveau, Le Pape, Olivier de Sardan, 2001, p. 150]. Une des raisons est l’absence ou l’inefficacité des dispositifs pratiques permettant de faire appliquer les normes officielles. Chauveau, Le Pape et Olivier de Sardan [2001] concluent leur analyse avec la préconisation de « façonner à la marge le préexistant plutôt qu’injecter de nouvelles règles ou de nouvelles organisations ».

42Ce positionnement pragmatique se retrouve aussi parmi les acteurs internationaux qui sont conscients de la difficulté de passer des normes internationales à des changements de pratiques aux plans national et local. L’exemple des enjeux d’élaboration d’une définition commune des VGMS au sein d’un groupe de travail international de « haut niveau » montre ces tensions entre des normes qui se veulent universelles (dans ce cas : l’accès à une scolarisation sans violence et l’égalité femmes-hommes) et les obstacles à leur transmission. Les travaux de ce groupe ont été effectués sur la base de la définition suivante [19] qui n’a pas pour autant été formellement validée par tous les participants :

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School-Related Gender-Based Violence (SRGBV) is defined as acts or threats of sexual, physical or psychological violence occurring in or around schools and educational settings as a result of gender norms and unequal power dynamics between genders. It includes acts of bullying, sexual or verbal harassment, physical violence, corporal punishment, non-consensual touching, rape and assault and structural violence amongst others. Although both girls and boys can be targets of SRGBV, girls are the most vulnerable.

44L’observation des débats autour de cette définition lors du séminaire de lancement et les résultats de l’enquête effectuée auprès de 14 membres de ce groupe de travail neuf mois plus tard ont permis de faire ressortir certains points en lien avec l’utilisation de cette définition dans la collaboration avec les partenaires nationaux respectifs.

45La pertinence de la notion « between genders » est questionnée avec différents arguments : d’une part, parce qu’elle semble implicitement indiquer qu’il n’y a que le genre féminin et le genre masculin et de ce fait ignorer des cas intersexes, transgenres, etc., et renforcer une bicatégorisation sexuée, au lieu de considérer le genre davantage comme un continuum. D’autre part, cette formulation semble impliquer que les violences de genre se déroulent toujours entre des personnes de genre ou de sexe différent, ignorant de fait toute VGMS entre personnes de même sexe, voire homophobe. Dans le contexte africain, ces arguments font écho au caractère tabou de l’homosexualité qui est pénalisé dans 38 pays sur 54 [Bozonnet, 2014]. La phrase « although both girls and boys can be targets of SRGBV, girls are the most vulnerable » a été ajoutée pour contrer ce réductionnisme. La mention explicite de VGMS entre personnes de même sexe ou à caractère homophobe impliquerait indirectement une reconnaissance de l’existence de l’homosexualité ce qui n’entre pas dans le « dénominateur commun » dans un contexte africain où l’hétérosexualité fait office de norme à caractère quasi-absolu. Cette option est écartée par la grande majorité des membres du groupe de travail parce que cela mettrait en péril le consensus fragile qui permet de mobiliser plus ou moins efficacement les pouvoirs publics des pays partenaires. L’argument mis en avant par des acteurs locaux au Bénin ne se situe pas uniquement au niveau des normes, mais va jusqu’à affirmer que « l’homosexualité n’est pas africaine ». Dans les échanges observés concernant le contexte de l’Afrique de l’Ouest, il ressort que l’existence de violences envers des garçons « petits, faibles, ayant une petite voix, peu intéressés par le sport et les bagarres » est admise, mais que celles-ci ne sont pas spontanément qualifiées de violences de genre.

46À titre de comparaison, la situation se présente différemment en Amérique latine où le niveau de criminalité est élevé et où des violences liées au phénomène des « gangs » touchent fortement les garçons. On y déplore aussi un taux d’abandon scolaire élevé parmi les garçons qui cherchent un travail rémunéré. Selon les témoignages, la reconnaissance de ces violences comme VGMS – dans le sens où elles touchent les garçons « parce qu’ils sont garçons » – était indispensable afin que les acteurs locaux s’engagent aussi dans la mobilisation contre les VGMS envers les filles.

47Une autre partie de cette définition qui est considérée comme potentiellement problématique concerne la mention de « structural violence » (concept fondé sur les travaux de Johan Galtung depuis les années soixante [Galtung, 1980]). Cette partie de la phrase a été ajoutée lors du séminaire pour insister sur le fait que les causes profondes des VGMS se situent dans la structure patriarcale et inégalitaire des sociétés. L’intention était de faire implicitement le lien avec les fondements de toutes les inégalités de genre pour souligner que les VGMS ne pourront pas être considérées et combattues de manière isolée. La crainte soulevée lors de l’enquête est que cette expression ne soit pas comprise ou même rejetée, affaiblissant la mobilisation contre la partie des actes de VGMS dont la non-acceptabilité fait consensus (comme les « grossesses précoces »).

48La notion de « school-related » fait également l’objet d’interrogations, mais sans lien avec la question normative. Il s’agit des difficultés de limiter le champ de ce qui peut être considéré comme « en lien avec l’école ». À titre d’exemple, le harcèlement par SMS ou réseaux sociaux est difficile à capter par cette notion, alors que selon les témoignages recueillis, il semble que de tels actes augmentent entre personnes du même établissement scolaire (particulièrement en milieu urbain).

49Un élément qui n’a pas été évoqué dans cette enquête alors qu’elle est mise en avant dans de nombreux témoignages d’acteurs africains concerne l’âge des élèves. Dans la définition du groupe de travail international, le consensus implicite est que l’école doit protéger ses membres d’actes pouvant être qualifiés selon la définition ci-dessus comme VGMS et ceci indépendamment de l’âge des élèves, de la majorité légale et de leur développement biologique (avant, pendant ou après la puberté). Pour ce qui est des VGMS dont les enseignants ou d’autres adultes de l’institution sont auteurs et dont des élèves sont victimes, selon les normes qui règnent implicitement au sein du groupe de travail international, l’autorité des premiers sur les derniers suffit pour exclure la notion de responsabilité des élèves. Or de nombreux témoignages d’acteurs ouest-africains (agents locaux d’agences onusiennes, chargés de projets d’ONG internationales, surtout des hommes, mais aussi des femmes) divergent par rapport à cette vision, mettant en avant la provocation de la part d’élèves filles pubertaires par leur tenue vestimentaire, leur attitude corporelle, etc. Certaines opinions exprimées et confirmées par d’autres travaux [Baux, Lewandowski, 2009 ; Traoré, 2009], et dans de nombreux rapports d’ONG, comme Plan Canada [2012] évoquent la tentation qu’elles représentent pour les enseignants masculins (notamment les jeunes, nommés loin de leur lieu d’origine ou d’études…) qui seraient en proie à une victimation de la part de ces jeunes femmes séductrices. La vision de la sexualité masculine qui est sous-jacente à ces positions est très peu questionnée. En revanche, la responsabilité des parents des filles « séductrices » est mise en avant. Le poids des normes familiales est vu comme dominant par rapport au pouvoir institutionnel ou à la déontologie professionnelle des enseignants.

50Cette analyse des réactions à une définition des VGMS et les réserves quant à son utilisation soulignent les enjeux variables liés à la prise d’influence par différents chemins. Des formulations implicites ou l’omission de certains aspects s’inscrivent dans la volonté de trouver un consensus acceptable qui reste mobilisateur dans un contexte où il est très difficile de produire des effets réels allant jusqu’à un changement des pratiques. Il n’est donc pas étonnant que cette définition ne soit pas pour autant utilisée systématiquement par les acteurs clés qui y étaient impliqués. On remarque par exemple que le document politique sur les VGMS de l’Unesco [2015] (qui était très impliqué dans le groupe de travail ayant construit la définition) fait l’impasse d’une définition et adopte une vision large, ratissant beaucoup de formes de violences qui peuvent avoir des dimensions genrées plus ou moins marquées, dans un effort « d’accrocher le wagon VGMS » à l’objectif d’éducation pour tous. Les VGMS ne se situent pas au cœur des préoccupations des acteurs éducatifs qui sont mobilisés prioritairement par des agendas plus larges, liés à l’accès et au maintien des élèves dans le système scolaire et de plus en plus à la qualité de l’enseignement et à l’efficacité et l’efficience de l’école. Dans ce contexte, le pragmatisme des acteurs qui s’engagent contre les VGMS s’impose, impliquant aussi un certain équilibrisme terminologique, oscillant entre l’importance de nommer les faits et un certain flou permettant d’élargir le focus de manière à insérer la mobilisation contre les VGMS dans un agenda plus vaste qui est mobilisateur pour les partenaires nationaux et locaux. Le choix des termes utilisés est aussi central dans la levée des fonds nécessaires pour le financement de dispositifs de prévention et de prise en charge des victimes [20]. Force est de reconnaître que derrière ces consensus terminologiques équilibristes, l’impact des incitations à modifier des pratiques non souhaitées reste à l’heure actuelle très dépendant de l’engagement d’acteurs militants et de personnes engagées situées à différents niveaux dans les institutions, jusque dans les écoles. Leur marge de manœuvre effective dépend aussi de la nature consensuelle des termes utilisés – dont ceux qui font office de référence, car ils émanent des acteurs internationaux. Les définitions laissant place à des acceptions différentes posent des problèmes pour mener des recherches sur les VGMS, et pour concevoir des projets de lutte contre les VGMS pertinents, rendant les démarches de suivi et d’évaluation de ces projets complexes. Toutefois, les discussions sur les terminologies sont en soi des éléments clés d’un processus de conscientisation dont la portée est non-négligeable : réfléchir sur ce que veut dire VGMS, sur les actes désignés, est sans doute une première étape sine qua non pour une analyse des causes, pour une mobilisation contre et enfin pour déclencher ou renforcer des changements en faveur d’une école comme un espace sûr pour tous les enfants.

Notes

  • [1]
    L’agentivité est la traduction du terme anglo-saxon agency qui fait référence à la capacité et à la puissance d’agir sur une situation.
  • [2]
    L’offre d’écoles privées est certes globalement en croissance, mais il n’y a pas d’évidence que le sujet de la crainte de VGMS joue un rôle dans le choix d’un type d’école plutôt que d’un autre (dans la mesure où les auteurs des VGMS peuvent aussi être des enseignants ou d’autres adultes, les écoles privées non mixtes [souvent confessionnelles] ne représentent pas une réponse à ce problème de VGMS).
  • [3]
    L’UNGEI (United Nations Girls’ Education Initiative, http://www.ungei.org/), soit l’Initiative des Nations unies pour l’éducation des filles est un partenariat de différentes agences onusiennes sous l’égide de l’Unicef, de la Banque mondiale, d’autres partenaires techniques et financières et d’ONG. Ces organisations coordonnent leurs efforts de réduire les inégalités entre les filles et les garçons dans l’éducation primaire et secondaire, par exemple dans le cadre du programme Éducation pour tous et de l’initiative Fast Track.
  • [4]
    Il s’agit du projet VGMS de Genre en Action (www.genreenaction.net) qui comportait un travail de lobbying et de renforcement des compétences des acteurs de la lutte contre les VGMS en matière de recherche et de collecte de données (avec la conception d’un « vademecum » [Hofmann, 2013b]).
  • [5]
  • [6]
    À titre d’exemple, dans différents pays d’Afrique francophone (Bénin, Burkina Faso, Sénégal, Cameroun, Guinée…), nous avons pu constater que des questions sur les VGMS suscitent des réponses liées aux « grossesses précoces » d’élèves filles.
  • [7]
    En Afrique subsaharienne, notamment à la campagne, il n’est pas inhabituel qu’un enseignant convoque des élèves chez lui pour des tâches domestiques ou des « cours de soutien », créant de fait une situation de vulnérabilité potentielle pour ces élèves.
  • [8]
    À titre d’exemple, lors d’une observation en classe dans une école rurale au Bénin en janvier 2014, nous avons été témoins d’une scène où l’institutrice, dans un élan spontané, a frappé avec une longue règle en bois toute une rangée d’enfants bruyants. La série de coups touchait apparemment de manière indifférenciée les têtes des élèves filles et garçons. Même en considérant que les filles vivent cette expérience de châtiment corporel sans doute différemment que les camarades garçons, une distinction en termes de violences de genre n’est pas justifiable a priori (du moins pas sans recueillir les perceptions des enfants concernés).
  • [9]
    La taille des différentes sphères ne représente nullement une importance quantitative ou qualitative des différents champs représentés.
  • [10]
    Baux et Lewandowski citent l’entretien d’une fille de 12 ans (Burkina Faso) : « – et les maîtres ? – ils m’aiment très bien – comment as-tu pu savoir qu’ils t’aiment très bien ? – surtout mon maître-là, si je m’amuse, il me frappe, et dit : “c’est comme ça vous faites et vous êtes nuls. Tu vas redoubler encore !” » [Baux, Lewandowski, 2009, p. 49] Ces travaux sont issus du milieu rural burkinabè. Il est fort probable qu’un clivage urbain-rural existe en la matière (et peut-être aussi des différences entre écoles publiques et privées), mais sans pour autant invalider le constat de base. Pour le Bénin, des travaux en milieu urbain et rural ont confirmé la fréquence du recours à la violence verbale et physique et sa banalisation [Fichtner, 2013 ; Hohner Ayeh, 2013].
  • [11]
    Lors d’un entretien avec une fonctionnaire du ministère des Éducations secondaires au Cameroun en 2014 au sujet des VGMS, mon interlocutrice évoque spontanément « les filles qui mettent des tenues provocantes et rôdent autour des bureaux des professeurs à l’approche des examens leur menant la vie très dure ».
  • [12]
    Voir par exemple les thématiques des communications lors du colloque Genre et violence dans les institutions scolaires et éducatives qui a eu lieu à Lyon (France) les 3 et 4 octobre 2013, et le double numéro de Recherches et Éducation consacré à ce thème [Joing-Maroye, Debarbieux, 2013].
  • [13]
    Laurence Proteau a présenté lors d’un colloque en 1995 des éléments d’analyse d’entretiens menés pour sa thèse (soutenue en 1996), donnant lieu à une publication dans un ouvrage collectif en 1998 [Proteau, 1998].
  • [14]
    Par exemple, par la critique de leur tenue vestimentaire (dans les écoles où il n’y a pas d’uniformes).
  • [15]
    C’était un argument fréquemment mis en avant par des répondants masculins et féminins au Bénin.
  • [16]
    Cette admission n’est pas généralisée, dans des discours et positions plus officiels pour des syndicats d’enseignants ou des directeurs d’école, comme le souligne Leach [2015].
  • [17]
    À titre d’exemple, cette perception a été exprimée lors des débats autour de la présentation d’une étude commanditée par Unicef Burkina Faso en 2013 (non publiée) lors d’un atelier sous-régional sur les VGMS à Ouagadougou en novembre 2013.
  • [18]
    État d’une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la conduite de l’humain et assurent l’ordre social [Bouju, De Bruijn, 2013].
  • [19]
    La langue de travail de ce groupe étant l’anglais, nous avons choisi de laisser la définition dans cette langue afin de ne pas perdre des nuances des questions soulevées.
    Voici une traduction (par nos soins) : Les violences de genre liées au milieu scolaire (VGMS) sont définies comme des actes ou des menaces de violence sexuelle, physique ou psychologique ayant lieu dans ou autour des écoles et des structures éducatives et qui sont des conséquences de normes de genre et de la dynamique de pouvoir inégale entre genres. Cela inclut les actes d’intimidation, le harcèlement sexuel ou verbal, la violence physique, le châtiment corporel, le contact non consensuel, le viol et l’agression et la violence structurelle, parmi d’autres. Bien que filles et garçons puissent être les cibles de VGMS, les filles sont les plus vulnérables.
  • [20]
    Pour des exemples de projets engagés pour lutter contre les VGMS, voir [Greene et al., 2015 ; Parkes, Heslop, 2011 ; Plan Canada, 2012] et les sites des ONG comme Plan international, Action Aid, FAWE, Save the Children, etc., ainsi que l’Unicef et l’Unesco.
Français

Les violences de genre en milieu scolaire (VGMS) ont fait leur entrée sur l’agenda international de l’éducation et font l’objet d’une attention particulière en Afrique subsaharienne. Parmi un certain nombre d’acteurs internationaux, une dynamique de prise d’influence sur les acteurs nationaux et locaux est en cours afin de les engager dans la lutte contre les VGMS. Une des dimensions centrales de ce processus concerne l’enjeu définitionnel : la signification de VGMS est a priori déterminée par ses éléments constitutifs – violence, genre, école –, mais il s’agit de termes multidimensionnels. Sur la base de recherches en Afrique francophone et plus particulièrement au Bénin, il s’avère que la variation des acceptions du terme VGMS est un obstacle à la production de données probantes et à une plus forte mobilisation pour réduire ces pratiques qui sont néfastes pour les victimes et les autres élèves.

  • genre
  • violence
  • école
  • filles
  • définition
  • sexualité
  • Afrique de l’Ouest
  • Bénin
English

School-related gender-based violence in Francophone Africa: terminological challenges behind the instigation to fight harmful trivialised practices

School-related gender-based violence (SRGBV) entered the international education agenda and is the object of a particular attention in sub-Saharan Africa. Among a number of international actors, a dynamics of influence on national and local actors is underway with the objective to commit the latter to address the problem of SRGBV. One of the central dimensions of this process concerns the definitional challenge : the meaning of VGMS is a priori determined by its constituent elements – violence, gender, school –, but those are multidimensional terms. Based on research in francophone Africa and more particularly in Benin, it becomes clear that the variation of the meanings of SRGBV is an obstacle for the production of reliable data and for a stronger mobilization to reduce these practices which are harmful for the victims and the other pupils.

  • gender
  • violence
  • school
  • girls
  • definition
  • sexuality
  • Western Africa
  • Benin

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Elisabeth Hofmann
Maîtresse de conférences, Université Bordeaux Montaigne (IATU/STC), LAM (UMR CNRS 5115), Chaire Unesco sur la formation de professionnel/-les de développement durable, Association Genre en Action.
LAM/IEP, 11 allée Ausone, 33607 Pessac cedex
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/06/2021
https://doi.org/10.3917/autr.087.0035
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