CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Juin 2016 en Argentine, sous la bannière Ni una Menos (Pas une de moins), les Argentines dénoncent les homicides dont elles sont victimes. Août 2016, les Péruviennes se mobilisent à leur tour pour dénoncer ces meurtres, qui sont les conséquences de la violence sexiste, tolérée, voire permise par les systèmes patriarcaux et machistes (machistas).

2Si les morts violentes des femmes, entendues ici comme des morts non naturelles ou non accidentelles, sont un phénomène mondial ­ l'initiative diplomatique Geneva Declaration on armed violence and development recensait, chaque année, entre 2007 et 2012, en moyenne 60 000 femmes victimes [2015, p. 90] ­, le continent latino-américain fait face à des chiffres particulièrement accablants. En Colombie, entre 2009 et 2014, plus de 8 000 femmes ont été assassinées [Jolin, 2016, p. 375]. Au Pérou, selon les statistiques nationales officielles, entre 2009 et août 2015, plus de 700 femmes ont été tuées [Human Rights Watch, 2017, p. 483].

3Pour commencer à analyser et comprendre ces morts, les termes de « fémicide » (femicidio) et « féminicide » (feminicidio) émergent dans les milieux académiques, politiques et militants. Le phénomène revêt des formes mouvantes et évolutives, rendant l'identification de ses contours d'autant plus difficile qu'il a lieu sur différentes « scènes » [Lapalus, 2015, p. 97]. Souvent et historiquement commis dans le cadre des relations de couple ou familiales, il l'est aussi dans le cadre de la prostitution, de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation, ou encore de la migration [Devineau, 2012, p. 82].

4Par ailleurs, ces termes ont aussi été utilisés pour désigner des phénomènes létaux divers en fonction des contextes régionaux. Ainsi, ont pu être qualifiés de fémicides/féminicides les avortements sexo-sélectifs ou les meurtres des filles à la naissance en Inde et en Chine, les assassinats des femmes accusées de sorcellerie en Afrique, en Asie ou dans le Pacifique [Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, 2012, p. 10], les crimes d'honneur ou liés à la dot [Organisation mondiale de la Santé, Organisation panaméricaine de la santé, 2012, p. 1-3], les morts liées au VIH/Sida transmis par le viol en Afrique [Russell, 2014], ou encore les morts liées à l'interdiction ou à la difficulté d'accès aux services de santé sexuelle et reproductive en Amérique latine [Granelli, 2011] et ailleurs...

5Quel que soit le continent, l'élément commun à tous ces phénomènes est le résultat : la mort d'une femme, quel que soit son âge, parce qu'elle est une femme, causée de manière directe ou indirecte [Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, 2012, p. 5], passive ou active [ONU Femmes, Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations Unies ­ Bureau de l'Amérique Centrale, 2014, p. 15], individuelle ou systématique [Commission générale de terminologie et de néologie, 2014].

6En Amérique latine, le meurtre d'une femme parce qu'elle est une femme prend de telles proportions que certains États ont décidé de mobiliser leurs appareils législatifs et judiciaires pour tenter d'y mettre fin. D'ailleurs, ils y sont contraints, notamment en raison de leurs engagements régionaux, tels qu'entérinés le 9 juin 1994 dans la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l'élimination de la violence contre la femme, dite « Convention de Belém do Pará ». Cette dernière, dans son article 3, affirme que « [t]oute femme a le droit [...] au respect de la vie » et corrélativement, dans son article 7, oblige les États signataires à « condamne [r] toutes les formes de violence contre la femme et [...] adopter par tous les moyens appropriés et sans délai injustifié, une politique visant à prévenir, à sanctionner et à éliminer la violence ». Cette obligation est à nouveau mise en exergue dans l'affaire Gonzáles et autres (« Champ de coton ») du 1er novembre 2009. La Cour interaméricaine des droits de l'homme juge le Mexique responsable de plusieurs violations des droits de l'homme, notamment du droit à la vie proclamé dans l'article 4 de la Convention américaine des droits de l'homme, des trois femmes victimes de disparition et de meurtre, retrouvées dans un champ de coton près de Ciudad Juárez. La Cour affirme à cette occasion l'obligation internationale des États de prévenir ces « meurtres en raison du genre, autrement appelés fémicides » (§ 163) [Abramovich, 2010, p. 168].

7Dès lors, comment les États s'acquittent-ils de leurs obligations en matière de sanction, de prévention et d'élimination des fémicides/féminicides ?

8Globalement, à l'échelle du continent, la réponse pénale, autrement dit la pénalisation de ces phénomènes létaux, semble avoir été considérée comme le « moyen approprié », au sens de la Convention de Belém « do Pará », pour lutter contre les fémicides/féminicides.

9Cependant, malgré l'adoption de ces arsenaux législatifs, force est de constater que le phénomène des fémicides et des féminicides tend à s'accentuer ces dernières années dans la région. Au Salvador, un des États comptant le plus d'homicides violents de femmes, entre janvier et juillet 2016, les statistiques officielles ont dénombré 338 femmes tuées, contre 249 en 2015 sur la même période [Amnesty International, 2017, p. 399]. Au Honduras, entre 2011 et 2012, le nombre de meurtres de femmes a augmenté de 270 % [Geneva Declaration on armed violence and development, 2015, p. 97]. Au Brésil, une hausse de 24 % des cas de violences mortelles contre les femmes a été enregistrée pendant les dix dernières années [Amnesty International, 2017, p. 123].

10Afin de commencer à expliquer ce paradoxe d'un point de vue juridique, cette étude propose une analyse des différentes législations et politiques de pénalisation mises en  uvre par les États à travers quatre axes : l'intégration du crime de fémicide/féminicide, sa définition, sa répression et, enfin et surtout, sa prévention. Pour chacun de ces axes, ces États ont élaboré des stratégies diverses, chacune ayant leurs avantages et leurs inconvénients.

Intégrer le fémicide/féminicide

11L'analyse du mode d'intégration d'une nouvelle infraction est essentielle du point de vue juridique, elle permet de comprendre comment celle-ci va interagir avec celles qui existent déjà. Elle est aussi déterminante d'un point de vue politique et symbolique, car elle permet de déterminer sa gravité par rapport à d'autres crimes. Par ailleurs, le mode d'intégration d'une infraction dans le tissu normatif existant a parfois même une influence sur sa définition. Pour ce qui est du continent latino-américain, l'émergence juridique du fémicide/féminicide dans les législations nationales est contrastée. Il est possible de distinguer quatre modes d'intégration différents.

12Le premier consiste à faire du fémicide/féminicide une circonstance aggravante d'un crime déjà existant, en particulier l'homicide, comme au Venezuela ou en Argentine [Jolin, 2016, p. 385]. Le problème de ce type d'intégration est qu'il ne nomme pas directement le fémicide/féminicide, et le rend donc peu visible en tant que tel. Toute la dimension performative et transformative de la promulgation d'une infraction nouvelle ­ lutte contre la misogynie, la culture de la violence machiste, les rapports de domination et de pouvoir, et les stéréotypes de genre ­ est alors sous exploitée [Correa-Corredor et al., 2013, p. 97].

13Le deuxième mode d'intégration consiste à faire du fémicide/féminicide une variation sémantique d'un crime déjà existant, comme au Chili, où le crime de parricide (article 390 du Code pénal) a été reformulé, de manière à ce que « [s]i la victime du délit décrit dans le paragraphe précédent est ou a été la conjointe ou la cohabitante de son auteur, le délit sera nommé féminicide ». Par cette fusion, le champ du crime de féminicide est limité à la sphère intime et familiale, dans le cadre de relations conjugales ou quasi conjugales. Ce type de modification législative permet l'intégration des nouveaux crimes dans une mécanique normative et procédurale déjà pratiquée par l'appareil judiciaire au sens large et garantit le respect de certains principes essentiels [Corn, 2015, p. 197]. Cependant, ils perdent en spécificité et en gravité. Les justifications juridiques et sociales à la criminalisation du parricide, crime ancien en voie d'extinction, ne sont pas assimilables à celles avancées pour criminaliser le féminicide, ce qui rend la relation entre les deux confuse [Toledo, 2016, p. 83]. Politiquement, le fait qu'au Chili, le féminicide soit inséré dans un paragraphe final suggère que la lutte contre ce crime n'est pas prioritaire. L'intégration sémantique est dès lors essentiellement formelle [Corn, 2015, p. 194].

14Le troisième mode d'intégration consiste à faire du fémicide/féminicide un crime autonome, mais intégré dans le Code pénal national. Cette approche a été retenue par la Colombie, la Bolivie ou encore le Honduras, où le décret no 33092 du 6 avril 2013 a permis l'insertion d'un nouvel article 118-1 consacré au « fémicide ». Cependant, il suit l'article 118 consacré au parricide. L'autonomisation conceptuelle du crime est donc relative. Le fait que la définition du crime vise essentiellement le fémicide privé/intrafamilial (article 118-A, 1. et 2.) corrobore ce constat. Pourtant, au Honduras, statistiquement, les homicides des femmes sont perpétrés à 40 % dans l'espace public, contre 28 % dans l'espace privé [Geneva Declaration on armed violence and development, 2015, p. 97]. Malgré tout, ce type d'intégration permet de rendre compte de la gravité symbolique du crime, celui-ci étant considéré comme aussi « atroce » que les crimes « communs » [Toledo, 2009, p. 93], au risque néanmoins que celui-ci soit mis en échec par les autres dispositions d'application générale du Code [Toledo, 2009, p. 93].

15Enfin, le quatrième et dernier mode d'intégration consiste à criminaliser le fémicide/féminicide en dehors du Code pénal, dans une loi autonome, comme au Costa Rica ou au Guatemala. Pour ce dernier, seul le décret spécial no 22-2008 intitulé loi contre le fémicide et d'autres formes de violence contre la femme définit le féminicide et en permet la répression, notamment à travers la mise en place d'un système parallèle de tribunaux spécialisés, qui ne jugent que les crimes définis par cette loi [Musalo, Bookey, 2013, p. 287]. Ces lois dites globales ou intégrales ont pour avantage de souligner à la fois la spécificité du crime de féminicide/fémicide et son inscription dans un continuum de violences, dont il est le point culminant. Elles permettent dès lors une approche holistique et systémique des violences contre les femmes, avec une dimension non seulement punitive, mais aussi transformatrice et rééducative [Lagarde, 2006, p. 97].

16Cependant, elles peuvent créer une confusion, liée à l'adoption d'une nouvelle culture pénale, tant sur le plan théorique que processuel, au stade de la répression du crime de fémicide/féminicide, au risque de créer un « ghetto juridique » [Toledo, 2009, p. 92]. D'ailleurs, au Guatemala, se pose la question de savoir si les cours ordinaires peuvent ou doivent utiliser et appliquer les dispositions de la loi de 2008, avec des conséquences sur leur implémentation effective [Musalo, Bookey, 2013, p. 287]. De plus, en particulier quand les peines sont équivalentes, il est possible que les acteurs juridiques (magistrats, procureurs ou encore avocats) préfèrent utiliser les crimes classiques (homicides, assassinats) plutôt que les crimes spécifiques de fémicide/féminicide [Toledo, 2016, p. 83].

17Enfin, ces lois complexes ayant un large périmètre, elles sont souvent accompagnées de règlements d'application pour les mettre en  uvre. Ces règlements peuvent s'avérer imparfaits. Au Nicaragua, si la loi no 779 de 2012 paraissait prometteuse, son règlement d'application, adopté par décret deux ans plus tard, marque un certain recul. Entre autres, l'objectif originel de la loi, « lutter contre la violence qui s'exerce contre les femmes », devient « garantir le renforcement des familles nicaraguayennes » (Considérant II du règlement de la loi 779, décret no 42-2014). Le féminicide, défini dans l'article 9 de la loi comme un délit « misogyne » commis par « [...] l'homme qui, dans le contexte des relations inégales de pouvoir entre les hommes et les femmes, donne la mort à une femme », que le contexte soit public (camaraderie/compañerismo, travail, éducation...) ou privé (tutelle, rites de gangs ou de groupes...), est désormais commis par un homme « contre une femme dans le contexte des relations interpersonnelles de couple » (articles 2 et 34 du décret). Ces relations sont entendues comme celles qui naissent des relations ou d'anciennes relations affectives de mariage, de couple, de cohabitation entre un homme et une femme (article 2 du décret). La dimension d'inégalité de pouvoir a disparu. Ainsi, de l'objectif de répression d'une infraction globale, l'État se limite plus ou moins à la répression du seul féminicide intime.

Définir le fémicide/féminicide

18« Nommer, c'est dévoiler. Et dévoiler, c'est déjà agir. » [1]

19La définition légale d'un phénomène est importante, car même si l'introduction d'une infraction nouvelle est symbolique ou formelle, elle permet sa reconnaissance légale, sociale et culturelle [Devineau, 2012, p. 88 ; Lapalus, 2015, p. 86], ce qui favorise dès lors l'engagement de l'État dans ses fonctions statistiques, répressives, préventives, etc. De plus, les victimes, la société civile ainsi que le public au sens large disposent alors des outils pour débattre, médiatiser et demander justice.

20De manière générale, la détermination d'un nouveau crime est complexe : il faut prendre en compte les cultures et les pratiques légales et judiciaires nationales, ainsi que les facteurs du phénomène visé par la nouvelle infraction. De surcroît, cette définition légale du fémicide/féminicide est d'autant plus complexe que le phénomène a été observé et théorisé d'abord et surtout dans la sphère universitaire, en particulier sociologique et anthropologique, et dans la sphère militante [Toledo, 2016, p. 89], avant d'être transposé dans le domaine du droit.

21Ainsi, en Amérique latine, les deux traductions du terme anglophone femicide [Radford, Russell, 1992], modelé sur le terme homicide, sont concurrentes : le fémicide (femicidio) et le féminicide (feminicidio), terme qui mettrait plus l'accent sur les négligences des États et l'impunité [Lapalus, 2015, p. 94], selon ses défenseurs. Il existe aussi en parallèle la notion de « violence fémicide/féminicide » (violencia femicidia/feminicidia), qui soulignerait davantage le fait que la mort est inscrite dans un continuum de violences contre les femmes [Bejarano Celaya, 2014, p. 15]. Dès lors, quand certaines lois ne mentionnent ni l'un ni l'autre et ne tranchent pas le débat sur le plan juridique, comme en Argentine, d'autres adoptent soit le terme féminicide, comme en Colombie, soit le terme fémicide, comme au Costa Rica. D'autres encore, comme la Bolivie, mentionnent tant le féminicide (article 84 de la loi intégrale pour garantir aux femmes une vie libre de violence, no 348 du 9 mars 2013) que la violence féminicide, celle-ci étant définie comme « [...] l'action de violence extrême qui viole le droit fondamental à la vie et cause la mort de la femme pour le fait de l'être » (article 7, 2.).

22Cette difficulté à traduire juridiquement un concept sociologique et politique se remarque aussi au stade de l'analyse de la portée de la définition du crime fémicide/féminicide, portée qui n'est pas toujours liée au mode d'intégration du crime dans l'ordonnancement juridique.

23En effet, si le Costa Rica a adopté le crime de fémicide dans le cadre d'une loi globale, la loi no 8589 de 2007 sur la pénalisation des violences contre les femmes [Devineau, 2012, p. 88], celui-ci est limité dans l'article 21 au « meurtre de l'épouse ou de la concubine » [Lapalus, 2015, p. 100], puisque l'auteur doit maintenir « [...] des relations de mariage » ou une « union de fait déclarée ou non » avec la victime. Cette définition laisse alors de côté de nombreux meurtres, notamment ceux commis à la suite d'une rupture, qui représentaient pourtant, entre 2004 et 2014, 20 % des crimes [Rueda et al., 2014]. Ainsi, peu d'éléments nouveaux sont apportés dans ce crime de « fémicide » par rapport à certains crimes déjà existants ou « classiques », tel l'homicide aggravé en raison des relations entre l'auteur et la victime. Plus encore, en n'évoquant que « les relations de couples » (article 1er), et non de « pouvoir et de confiance », la loi a été « vidée de sa dimension critique » [Lapalus, 2015, p. 100].

24Parfois, certains éléments essentiels sont même supprimés. Toujours au Costa Rica, l'article 8 de la loi de 2007 précitée exclut expressément du champ du fémicide certaines circonstances aggravantes comme le fait pour la victime d'être en situation de handicap, âgée ou enceinte. Il s'agit seulement d'une féminisation (feminización) des crimes communs [Toledo, 2009, p. 94], débouchant alors sur la transformation ­ contestée et contestable du point de vue de la neutralité de principe de la justice pénale ­ du droit pénal de l'acte en droit pénal de l'auteur [Toledo, 2009, p. 76-78].

25D'autres États ont pris en compte le fait que le fémicide/féminicide pouvait être un crime commis tant dans la sphère privée/intime que publique, comme au Pérou, où l'article 108-B criminalise le féminicide lié à la violence familiale, à la coercition, à l'abus de pouvoir, à la discrimination, à la violence sexuelle précédant le meurtre, ou encore à la traite des personnes, etc.

26D'autres États ont cherché à mettre l'accent sur le fait que le fémicide/féminicide est le point culminant des violences contre les femmes, comme la Bolivie, où la Loi intégrale pour garantir aux femmes une vie libre de violence de 2013 précitée incorpore au Code pénal l'article 252 bis. Au-delà du fait qu'il retient la qualification de féminicide pour de nombreuses circonstances (meurtres rituels, dans le cadre des relations de travail, dans la sphère intime, etc.), cet article couvre les infractions complexes dans lesquelles le féminicide est le point culminant d'une série de violences de toutes sortes, perpétrées par le même auteur.

27Certains États, comme l'Argentine, ont accentué la dimension intersectionnelle du crime de fémicide/féminicide, à la croisée des facteurs de discrimination et de violence. En effet, bien que la loi no 26791, adoptée en décembre 2012 modifiant l'article 80 du Code pénal, n'introduise pas expressément le terme de fémicide/féminicide, elle permet d'interpréter de manière large la définition tant de la victime de fémicide/féminicide ­ toute personne qui se perçoit avec une identité féminine ­, que des motifs du crime ­ pour haine de genre, d'identité de genre ou de son expression ­. Sont dès lors criminalisés les fémicides/féminicides lesbophobiques et transphobiques [Racca, 2015, p. 9]. De même, en Colombie, les articles 104A et 104B consacrés au féminicide et ses circonstances aggravantes, adoptés par la loi no 1761 de juillet 2015, sanctionnent le féminicide, défini comme le meurtre d'une femme « en raison de sa condition de femme ou en raison de son identité de genre » (article 2), motivé par des préjugés liés à l'orientation sexuelle, l'origine ethnique ou encore les conditions socio-économiques (article 3) [Human Rights Watch, 2016, p. 193]. L'avantage de ces définitions est qu'elles permettent d'éviter les critiques liées à « l'essentialisation » ou « la sexualisation » des femmes comme victimes [Corn, 2015, p. 199].

28Enfin, d'autres États ont cherché à inscrire explicitement dans la loi pénale le fait que le fémicide/féminicide était l'expression létale des rapports de domination. La Colombie définit le féminicide comme le meurtre commis « dans le cadre de l'exploitation des relations de pouvoir exercées sur la femme, exprimée par la hiérarchisation personnelle, économique, sexuelle, militaire, politique ou socioculturelle » (article 2 C de la loi du 6 juillet 2015 « Rosa Elvira Cely »). Au Guatemala, pour que l'infraction de fémicide, envisagée comme le « meurtre violent d'une femme », soit caractérisée, le féminicide doit s'inscrire dans « le contexte des relations inégales de pouvoir entre les hommes et les femmes » (article 3 E), dans certaines circonstances telles la misogynie (article 6 F), ce qui pose indirectement la question de la reconnaissance des crimes de haine dans l'ordre juridique guatémaltèque [Toledo, 2009, p. 108]. Si ce type de définition rend compte des mécaniques sociales dans lesquelles se perpétue le féminicide/fémicide, il peut ­ puisque clairement inspiré des concepts en perpétuelle évolution des sciences sociales ou des sciences politiques ­ s'avérer inopérant sur le plan juridique et pratique, en particulier pour ce qui est des preuves que devront fournir tant l'accusation que les victimes, et s'avérer peu appliqué dans la pratique en raison de son imprécision [Toledo, 2009, p. 93-94].

29Ainsi, le choix d'une définition d'un crime n'est pas neutre, il a un impact sur la répression et sur la prévention de celui-ci.

Réprimer le fémicide/féminicide

30La répression est le c ur du processus et du dispositif pénaux, il s'agit de poursuivre les auteurs du crime afin de susciter un effet dissuasif et satisfaire au besoin de réparation des victimes.

31À cet effet, la nature et le quantum de la peine sont cruciaux, tant dans leur dimension symbolique que dissuasive.

32Si la nature de la peine ­ emprisonnement/réclusion ­ est commune, le quantum varie considérablement d'un État à un autre. Au Paraguay, depuis la loi de décembre 2016, le féminicide est passible d'une peine minimale de 10 ans d'emprisonnement [Amnesty International, 2017, p. 357]. En Bolivie, selon l'article 252 bis du Code pénal, la peine est de 30 ans de prison. Au Pérou, à la suite de l'adoption en 2017 du décret législatif no 1323 qui renforce la lutte contre le féminicide, la violence familiale et la violence de genre, l'auteur du crime de féminicide est passible d'une peine de réclusion à perpétuité quand deux circonstances aggravantes ou plus sont réunies (article 1er du décret, modifiant l'article 108-B du Code pénal). En Argentine, selon les termes de l'article 80 du Code pénal, en cas d'homicide aggravé, donc de féminicide, la réclusion est à perpétuité.

33Cependant, au plan national, quand bien même le féminicide est un crime autonome, sa peine est souvent alignée sur celle des infractions communes, tel l'homicide [Toledo, 2016, p. 82]. Par exemple, au Costa Rica, la peine du fémicide est calquée sur celle de l'homicide aggravé (article 112, no 1 du Code pénal). Par conséquent, l'homme ou la femme qui tuent leur conjoint sont passibles de 20 à 35 ans de réclusion. Outre la perte en gravité spécifique du féminicide, cet alignement des peines est l'objet de controverses quand la femme auteur du crime d'homicide est victime de violences perpétrées par le conjoint [Toledo, 2009, p. 100].

34La répression du fémicide/féminicide en Amérique latine, malgré les lois en place, s'avère difficile. Au Pérou, en 2016, 108 meurtres de femmes par leur conjoint, et 222 cas de femmes victimes d'une tentative de meurtre ont été dénombrés, mais, dans le même temps, peu d'affaires ont fait l'objet d'une enquête. Le cas échéant, la condamnation s'est limitée à une peine d'emprisonnement avec sursis [Amnesty International, 2017, p. 361]. Au Nicaragua, si 44 féminicides ont été relevés par un observatoire de défense des droits des femmes entre janvier et octobre 2016, 30 d'entre eux n'avaient toujours pas été l'objet de poursuites [Amnesty International, 2017, p. 327]. En Argentine, sur les 235 féminicides reportés en 2015 par le Registre national des Fémicides, administré par la Cour suprême, 7 condamnations ont été obtenues [Human Rights Watch, 2017, p. 87]. En Bolivie, 147 cas de féminicides ont été enregistrés entre janvier 2015 et juin 2016 par le Bureau du Procureur général, mais les procureurs ont obtenu des condamnations pour seulement 4 d'entre eux [Human Rights Watch, 2017, p. 131].

35En préférant au terme « fémicide » le terme « féminicide », qui, dans sa définition, insiste sur la responsabilité de l'État dans la persistance des homicides des femmes, ou en mentionnant explicitement le problème de l'impunité ­ bien que parfois circonscrit, comme au Mexique, à la seule impunité sociale de l'État [Toledo, 2009, p. 87] ­, certaines lois tentent d'assurer la condamnation des auteurs ou des complices des crimes de fémicide/féminicide. Cependant, la répression du féminicide fait toujours face à, d'une part, l'impunité factuelle, et d'autre part, l'impunité normative [Toledo, 2009, p. 83].

36Concernant l'impunité factuelle, qui est un concept qui recouvre l'ensemble des facteurs pouvant empêcher une enquête et qui met en avant les problèmes d'indépendance et d'impartialité des organes judiciaires [Toledo, 2009, p. 83], force est de constater qu'en Amérique latine, ces derniers souffrent de nombreuses défaillances.

37Au Mexique, des cas de complicité entre procureurs (ou défenseurs publics), criminels et fonctionnaires ont été observés [Human Rights Watch, 2017, p. 428]. Au Honduras, des juges sont menacés et empêchés d'exercer leurs fonctions [Human Rights Watch, 2017, p. 310]. Au Guatemala, malgré des avancées en matière d'enquête sur les crimes violents ou sur les assassinats extrajudiciaires, la violence, l'extorsion, la corruption et les menaces, émanant d'organisations criminelles puissantes, minent les travaux des juges et des procureurs [Human Rights Watch, 2017, p. 295]. En Bolivie, malgré la mobilisation du gouvernement et de la société civile, des réformes visant les délais d'attente et la corruption se font attendre [Human Rights Watch, 2017, p. 128]. En Argentine, en novembre 2016, sur 969 postes de juges de première instance, 254 n'étaient pas pourvus [Human Rights Watch, 2017, p. 85].

38De surcroît, les victimes ne peuvent se sentir en sécurité, si les agents publics auxquels la sécurité de la population a été confiée se rendent coupables des pires exactions ou les nient. Au Honduras, la police militaire et l'armée, chargées de la lutte contre les crimes violents, sont elles-mêmes soupçonnées d'être impliquées dans des affaires de meurtres, de disparitions, de tortures, de vols et de viols, selon le rapport 2015 de la Commission nationale des droits de l'homme [Human Rights Watch, 2017, p. 310]. Au Mexique, spécifiquement en matière de féminicide, selon l'Observatoire citoyen national du Féminicide (Observatorio Ciudadano Nacional del Feminicidio), l'obstacle à la répression du féminicide n'est pas tant la corruption au sens classique du terme que le fait que celle-ci soit doublée d'une misogynie institutionnelle. Celle-ci renforce les préjugés discriminatoires faisant obstacle à la bonne conduite des enquêtes, des poursuites et des jugements [2014, p. 201].

39Pour éviter certains des écueils précités, tant les cours que les lois veillent à ce que les agents publics ne se rendent pas coupables de la perpétuation de la violence par leurs actions, leurs inactions ou leurs omissions. Au Mexique, la Cour suprême a obligé les autorités à enquêter sur toutes les morts violentes de femmes en vue de déterminer s'il s'agissait de féminicides [Jolin, 2016, p. 398]. En Bolivie, l'article 154 bis sanctionne de 90 à 120 jours de travaux communautaires ou d'une interdiction d'exercer des fonctions publiques d'une à quatre années, tout fonctionnaire qui faillit, par ses actes ou ses omissions, à ses devoirs de protection envers les femmes victimes de violence, qu'il favorise l'impunité ou fasse barrage aux enquêtes.

40Toujours pour lutter contre l'inertie, voire la complicité gouvernementale, des États se sont dotés de systèmes judiciaires parallèles, pour renforcer les capacités et l'expertise en matière de répression des violences contre les femmes, y compris le fémicide/féminicide. En Bolivie, l'article 53 de la loi de 2013 instaure une Force spéciale de lutte contre la violence (Fuerza especial de lucha contra la violencia), comme organisme spécialisé de la police. En Colombie, une unité spéciale rattachée au Bureau du Procureur général a été mise en place pour poursuivre toutes les violences fondées sur le genre, y compris les féminicides [Human Rights Watch, 2016, p. 193]. La Bolivie, dans la loi de 2013 précitée, est allée encore plus loin en instaurant des procureurs spécialisés, avec une Direction spécialisée au sein de l'Institut d'enquêtes médico-légales (article 67), des juges d'instruction (article 72) ainsi que des cours spécialisées (article 72 ter) sur les violences de genre [Human Rights Watch, 2016, p. 122].

41Ces innovations, bien que positives, soulèvent à leur tour des problématiques propres. Pour que deux systèmes de cours parallèles (spécialisées et régulières) agissent de manière harmonieuse et coordonnée, le rôle du Procureur est central et la phase d'enquête préliminaire fondamentale, puisqu'elle détermine quelle cour sera compétente pour juger les faits. Au Guatemala, si un cas a été qualifié d'homicide au lieu de féminicide par les procureurs, les avocats peuvent demander aux cours ordinaires de transférer l'affaire aux cours spécialisées [Musalo, Bookey, 2013, p. 276]. Se pose également la question de la mise en  uvre effective de ces systèmes spécialisés, quand les ressources sont rares. En Bolivie, si les besoins en ressources humaines, matérielles et financières de la Force spéciale de lutte contre la violence dépendant de la loi de la sécurité citoyenne « Pour une vie sûre » (Ley de Seguridad Cuidadana « Para una vida segura ») sont légalement prioritaires (article 60), il est difficile d'évaluer dans quelle mesure ceux-ci seront couverts, en l'absence de chiffres, de pourcentages ou d'indicateurs précis. Ces problèmes de ressources s'inscrivent plus généralement dans la problématique du budget alloué et de l'attention accordée aux initiatives en matière de genre. Au Brésil, par exemple, des changements dans la structure gouvernementale ­ dissolution du ministère des Droits des femmes, de l'égalité raciale, des jeunes et des droits humains, « rétrogradé » en simple département du ministère de la Justice ­ ont eu pour effet une diminution des moyens et des programmes concernant les droits des femmes, alors qu'en 2016, était célébrée la première décennie d'entrée en vigueur de la loi contre les violences domestiques [Amnesty International, 2017, p. 123].

42L'impunité normative peut résulter de conflits avec certaines normes juridiques préexistantes [Toledo, 2009, p. 83]. Ainsi, certains États ont explicitement écarté certaines normes qui peuvent mettre en échec l'infraction de fémicide/féminicide, alors que celle-ci est constituée. Les normes relatives aux accords préliminaires ne peuvent pas être appliquées en Colombie. En Bolivie, les normes relatives à la grâce (indulto) ne peuvent bénéficier à un auteur de féminicide selon les termes de l'article 252 bis, la grâce totale ou partielle permettant respectivement la non-exécution d'une peine prononcée ou la non-exécution d'une partie de la peine.

43Au stade du procès, les normes relatives aux défenses et aux circonstances atténuantes permettent à l'auteur présumé d'un crime soit de ne pas être condamné (défense totale), soit de minimiser le quantum de la peine (circonstances atténuantes), soit de requalifier les faits en un crime moins sévèrement réprimé (défense partielle). Si les droits de se défendre et de bénéficier de tels mécanismes sont indiscutables, dans un système souvent en proie à des biais machistes, certaines défenses peuvent nier le fondement même de l'infraction de fémicide/féminicide. La Bolivie a évité ce risque dans sa législation. L'article 254 de son Code pénal condamne le crime d'« homicide en raison d'une émotion violente » d'une peine d'emprisonnement allant de deux à huit ans. Cet article permettrait à la défense de jouer la carte du « crime passionnel », qui est précisément un des phénomènes motivant l'introduction du féminicide. Par conséquent, parallèlement à l'introduction du crime de féminicide par la loi de 2013, cet article a été amendé pour que cette défense ne soit ni invocable ni applicable dans les cas où l'accusé fait l'objet d'un procès pour féminicide. Au Guatemala, l'article 6 du décret de 2008 précise que « la personne responsable [du] délit [de fémicide] [...] ne pourra se voir concéder une réduction de peine pour aucun motif que ce soit », et « [l]es personnes poursuivies pour avoir commis ce délit ne pourront jouir d'aucune mesure substitutive ».

Prévenir le fémicide/féminicide

44

« Le féminicide est seulement la pointe de l'iceberg. » [Bejarano Celaya, 2014, p. 13].

45Enfin, la prévention permet d'éviter en premier lieu que de nouvelles personnes soient victimes. Outre les actions visant plus globalement à renforcer l'égalité et l'équité au sein de la société entre les femmes et les hommes, à lutter contre la discrimination, ou à réduire la violence en général ­ essentielles, mais dépassant largement le cadre de cette étude ­, certaines initiatives peuvent influer directement sur certains facteurs de perpétration du fémicide/féminicide.

46À cet effet, il convient tout d'abord d'étudier le fémicide/féminicide, et donc de recueillir des données, des statistiques sur celui-ci. Collecter des données est essentiel pour, d'une part, comprendre l'ampleur du phénomène, ses facteurs, ses causes et ses conséquences, et d'autre part, adopter une réponse appropriée à la suite de leur analyse. Certains États ne le font pas, comme le Honduras, qui, en 2016, n'avait toujours pas mis en place des mécanismes visant la collecte de données sur les homicides des femmes [Amnesty International, 2017, p. 223]. Cependant, quand les autorités nationales procèdent à la collecte de données, ces dernières sont forcément tributaires de la définition adoptée (ou non) par l'État du fémicide/féminicide. Ceci est particulièrement problématique quand le féminicide est limité au contexte intrafamilial, comme au Chili ou au Costa Rica, par exemple. Dès lors qu'une loi adopte une définition, « [...] les statistiques officielles ne comptabilisent comme féminicide que ce qui a été établi par la loi » [Devineau, 2012, p. 89]. Ainsi, l'adoption d'une définition globale de ce phénomène paraît nécessaire, au moins dans un premier temps, quitte à la modifier selon les résultats de ces enquêtes, tout en restant attentif aux évolutions probables des facteurs et des circonstances de commission de cet acte criminel. Afin d'harmoniser et de lisser ces recherches, des guides pratiques internationaux ont été édités par l'Organisation mondiale de la Santé [Ellsberg, Heise, 2005].

47Par ailleurs, le fémicide/féminicide étant inscrit dans un continuum de violences, les meurtres des femmes succèdent à d'autres crimes graves, comme les disparitions forcées, les violences sexuelles ou corporelles, entre autres. Au Mexique, en 2016, 7 503 femmes étaient portées disparues selon les autorités, alors que ces chiffres ne prenaient pas en compte les affaires survenues avant 2014 [Amnesty International, 2017, p. 309]. Au Honduras, entre janvier et juin 2016, 1 498 agressions contre des femmes étaient recensées [Amnesty International, 2017, p. 222] et, en 2011, 66 % des meurtres de femmes présentaient des signes de brutalité [Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, 2012, p. 19].

48Par conséquent, la prévention du féminicide en tant qu'ultime crime passe par la pénalisation, la répression et la prévention d'autres violences ou modes opératoires criminels. Au Mexique, à la suite de l'adoption de la loi de 2008 (articles 22, 23 et 24), les États de Morelos et México en 2015, puis Jalisco et Michoacán, se sont dotés de mécanismes d'alerte liés au genre [Amnesty International, 2017, p. 310]. Toutefois, les États ne sont pas toujours très vigilants et les femmes ne sont pas protégées de manière adéquate, à tous les stades.

49En matière de violences sexuelles, au Honduras, entre janvier et juin 2016, 1 375 cas de violences sexuelles ont été dénombrés [Amnesty International, 2017, p. 222]. En Équateur, selon les statistiques officielles, une femme âgée de plus de 15 ans sur quatre a été victime de violences sexuelles [Human Rights Watch, 2016, p. 223]. En Colombie, le manque de préparation et de formation des services médicaux aux protocoles de soins empêche les femmes victimes de violence d'accéder à une prise en charge rapide et de qualité [Human Rights Watch, 2017, p. 204-205]. Cependant, depuis juin 2016, cet État s'est doté d'un protocole spécifique aux enquêtes portant sur ces violences sexuelles [Amnesty International, 2017, p. 156].

50La peur d'une « revictimisation » par le système judiciaire ne permet ni d'identifier ni de prévenir efficacement les violences sexuelles et de genre [Human Rights Watch, 2016, p. 223]. Au Mexique, les lois actuelles ne protègent toujours pas suffisamment les femmes et les filles contre la violence, en particulier sexuelle, car la sévérité de la peine dépend toujours de la « chasteté » de la victime [Human Rights Watch, 2016, p. 405].

51La régulation des armes à feu est aussi un enjeu majeur de la lutte contre le féminicide. À Ciudad Juárez au Mexique, 80 % des assassinats de femmes ont été commis par des armes à feu [Garita Vílchez, 2013, p. 15]. Au Guatemala et au Honduras, en 2010, l'utilisation des armes à feu était présente dans respectivement 90 % et 79 % des féminicides [Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, 2012, p. 19]. Au Salvador, en 2011, des armes à feu auraient été utilisées dans 60 % des homicides de femmes [Geneva Declaration on armed violence and development, 2015, p. 103]. Le Guatemala commence à mettre en  uvre effectivement la loi sur les armes et les munitions adoptée en 2009, qui en réglemente la possession et le port, et s'appuie sur des programmes contre la violence armée menés par des acteurs de la société civile. Ces deux actions combinées ont eu pour conséquence directe la baisse des homicides tant d'hommes que de femmes impliquant des armes à feu [Geneva Declaration on armed violence and development, 2015, p. 105].

52Au-delà, il convient de briser le cycle de la violence, en particulier pour enrayer les fémicides/féminicides intimes. Certains États ont développé des outils juridiques et concrets pertinents en la matière. Au Paraguay [Amnesty International, 2017, p. 357] et en Bolivie (en vertu de la loi de l'organe judiciaire [Ley del ÿrgano Judicial]), la conciliation entre les victimes et leurs agresseurs a été interdite, afin d'éviter de nouvelles situations de violences et de risques pour leur vie. Le gouvernement bolivien, à travers la loi de 2013 [Human Rights Watch, 2016, p. 122], et le gouvernement péruvien, à travers la loi adoptée en septembre 2015 [Human Rights Watch, 2016, p. 455], ont pour obligation de créer des centres d'accueils pour les femmes victimes de violence et de subvenir à leurs besoins. Si cette tactique est également adoptée par le Venezuela, le manque de ressources allouées à la mise en  uvre de la loi de 2007 a eu pour conséquence qu'aucun centre d'accueil n'avait été mis en place fin 2016 [Amnesty International, 2017, p. 474]. Les mesures de protection ou de restriction à l'encontre des auteurs de violences sont également indispensables à la protection des victimes et à la garantie de non-répétition de celles-ci. Même si ces mesures existent dans l'ordre normatif, elles ne sont pas toujours mises en  uvre concrètement. Au Venezuela toujours, en 2015, sur 121 168 plaintes pour violences de genre déposées, seuls 19 816 cas ont fait l'objet de poursuites pénales. Parmi ceux-ci, seuls 50 % ont débouché sur la mise en  uvre de mesures de protection [Amnesty International, 2017, p. 474].

Conclusion

53L'intégration, la définition, la répression ainsi que la prévention du crime de fémicide/féminicide, non sans difficulté, ont fait l'objet de stratégies diverses dans les différents États du continent latino-américain. Ces réponses, que nous pourrions penser comme uniquement locales et liées au contexte particulier en matière de fémicide/féminicide dans cette région, ont pourtant fait leur chemin jusque dans les sphères internationales.

54Enrayer la violence fémicide/féminicide est désormais un objectif de la communauté internationale [Comité d'experts sur le mécanisme de suivi de la Convention Belém do Pará de l'organisation des États américains, 2008 ; Commission pour la prévention du crime et la justice pénale des Nations Unies, 2015], si bien que les États doivent, en raison de leurs engagements en droit international, lutter contre ce phénomène, voire le criminaliser. Ils sont d'ailleurs invités par les milieux académiques [Roman, 2014, p. 6] et militants [Osez le féminisme, 2014] à se tourner vers ce laboratoire juridique fécond qu'est l'Amérique latine.

55Sur la question stricto sensu de l'homicide des femmes, les États latino-américains, par leurs innovations juridiques, permettent d'ouvrir le débat sur l'opportunité d'une législation visant spécifiquement cette violence meurtrière.

56Cependant, cette étude a mis en avant certains facteurs expliquant l'échec de cette stratégie ­ le fémicide et le féminicide continuant de faire des victimes ­, notamment les disparités entre les différentes dispositions pénales élaborées, ainsi que leurs imperfections, et surtout les carences des États en matière de répression et de prévention. Il convient donc de retenir de ces expériences qu'une politique de pénalisation, quand bien même elle serait exemplaire, ne suffit pas à empêcher la violation des droits les plus fondamentaux des femmes.

57À tout le moins, nous pouvons espérer que ces expériences contribuent à une meilleure appréhension et compréhension de cette violence par tous les acteurs politiques, juridiques et sociétaux, et frayent la voie vers un monde où les femmes vivent « dans un climat libre de violence » (article 3 de la Convention de Belém).

Notes

  • [1]
    Citation attribuée à Simone de Beauvoir lors de l'introduction du mot « sexisme » dans le dictionnaire du Petit Robert en 1978.
Français

Les termes fémicide/féminicide désignent généralement les meurtres des femmes en Amérique latine. Cette violence meurtrière est telle que certains États mobilisent leurs appareils législatif et judiciaire pour tenter d'y mettre fin. Cependant, le phénomène semble s'accentuer. Afin d'expliquer ce paradoxe d'un point de vue juridique, cette étude analyse les différentes législations à travers quatre axes : l'intégration dans le tissu normatif existant du crime de fémicide/féminicide, sa définition, sa répression et sa prévention, en mettant en lumière leurs avantages et leurs inconvénients.

Mots-clés

  • Fémicide
  • féminicide
  • législation
  • répression
  • prévention
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Victoria Bellami
Doctorante contractuelle, Centre de recherche sur les droits de l'homme et le droit humanitaire (CRDH), Université Paris II Panthéon-Assas.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/01/2020
https://doi.org/10.3917/autr.085.0133
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