CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Région de Picinguaba, Ubatuba, São Paulo (Brésil), Jorge Calvimontes.

1Depuis le début du xixe siècle, on observe une prise de conscience globale en faveur de la protection de la nature. Dans ce contexte, l’idée de « parc national » telle que nous l’entendons aujourd’hui a pour origine le processus politique qui a abouti à la création du parc national de Yellowstone, aux États-Unis. Depuis lors, et suivant des processus historiques complexes, les aires protégées se sont multipliées à travers le monde, sous différentes modalités. Elles se présentent aujourd’hui comme la pierre angulaire de la quasi-totalité des stratégies nationales et internationales pour la conservation de la biodiversité [Dudley, 2008]. Or, un peu partout, la création de ces territoires s’effectue dans des contextes marqués par des conflits sociaux, des injustices et des abus de pouvoir aux conséquences directes.

2Aujourd’hui, la plupart des régions du monde sont habitées ou exploitées par des groupes sociaux, de sorte que la mise en œuvre des politiques de conservation de la nature ne peut être dissociée de la question de la présence humaine. Dans ce contexte, il est important de s’interroger sur la relation entre les aires protégées et les groupes humains qui habitaient les régions où elles ont été créées, des territoires et des écosystèmes dont ils dépendaient pour leur reproduction sociale. Historiquement, les communautés locales et autochtones ont souvent été considérées comme des intrus dans un paysage que l’on souhaitait préserver sous une forme « originelle ». La société dominante ne tenait alors pas compte de l’action des populations en tant que sociétés sur l’environnement [1]. Selon Beck [1998], l’opposition entre nature et société est une construction du xixe siècle qui a eu pour double objectif de maîtriser la nature et de l’ignorer en tant qu’agent. Dans ce divorce, les groupes autochtones seraient plus proches de l’état de nature que de celui de société ; ils devraient au mieux être protégés – non comme des citoyens, mais comme des minorités exclues de la réalité nationale – et ce dans des espaces « naturels » remarquables, conçus comme un « patrimoine » devant être transmis aux générations futures.

3Les aires protégées ont ainsi été choisies pour leurs particularités écologiques prisées par les gestionnaires et les scientifiques [Cormier-Salem, Roussel, 2002], souvent sans tenir compte des besoins des groupes humains qui les habitaient. Les processus de démarcation ont alors provoqué des expulsions et des amputations des territoires utilisés par les communautés [Boutrais, Juhé-Beaulaton, 2005], attisant des conflits au sujet de l’utilisation des ressources naturelles, à la suite de l’apparition d’un grand nombre de nouveaux acteurs aux intérêts divergents [Ferreira et al., 2001]. La situation des groupes sociaux partie prenante des aires protégées a varié au fil du temps (et selon les contextes nationaux), mais elle reste problématique [Adams, Hutton, 2007].

4Récemment, plusieurs stratégies ont été mises en œuvre afin de gérer les conflits entre les multiples acteurs liés aux aires protégées, en particulier entre les résidents et les gestionnaires. L’élaboration d’une nouvelle conception de ces processus de patrimonialisation, fondée sur le dialogue entre ces acteurs, se révèle utile pour créer un espace de négociation dans des situations de frictions caractérisées par des rapports de pouvoir fortement asymétriques.

5Comme le montre Guillaud [2015, p. 9], « le patrimoine envahit toutes les sphères, du politique à l’économique, du naturel au culturel, et la notion est invoquée par une multiplicité d’acteurs, promoteurs de la culture, hommes politiques, gestionnaires de la nature, fonctionnaires internationaux, populations locales », chacun avec ses propres attentes et stratégies. Le « patrimoine » est en effet un concept polysémique qui intègre des perspectives différentes et des contradictions manifestes. La notion se heurte à ses propres contradictions : façonnée par les modes de pensée occidentaux contemporains, la mise en patrimoine a tendance à « congeler » les objets classés au patrimoine, désormais figés dans le rôle qu’une société spécifique leur a octroyé à un moment donné. En d’autres termes, la patrimonialisation a tendance à « muséifier » des objets extrêmement dynamiques (par exemple des paysages, des pratiques, des systèmes de pensée, des artefacts, etc.), afin de les immortaliser à la postérité, pour la satisfaction d’un public qui, souvent, méconnaît la réalité à partir de laquelle ils ont été construits [Hirsch, 2002].

6Bien que l’usage de la notion de « patrimoine » représente un défi, elle reste intéressante pour analyser des situations de transition et de médiation entre différents mondes sociaux et culturels, dans des contextes politiques spécifiques [Gonçalves, 2005]. Dans cette perspective, le « patrimoine » devient un support privilégié pour construire une mémoire collective. Il permet d’inscrire les références identitaires des populations dans l’espace, au-delà des crises et des changements.

7Dans cet article, le patrimoine est conçu comme un vecteur privilégié d’accès à la conservation d’espaces où sont en jeu l’affirmation et la quête de légitimité de groupes sociaux [Veschambre, 2007] souvent vulnérables, historiquement opprimés et dont les modes de vie et l’accès à la terre sont menacés.

8À partir d’une étude de cas – la création et la gestion du parc d’État [2] de la Serra do Mar, au Brésil –, cet article analyse le processus de construction d’un « patrimoine », à la fois culturel et naturel, dans un contexte où le conflit entre les différents acteurs et leurs intérêts divergents est central. Nous observerons à différents niveaux de l’action politique les contradictions et les particularités du processus de patrimonialisation, ainsi que la relation imbriquée entre identité et territoire.

La patrimonialisation : des processus qui convergent

9En général, la mise en patrimoine est loin d’être harmonieuse, libre de conflits et d’intérêts divergents. En effet, si d’un côté la notion de « patrimoine » est associée à l’idée de bien commun, de l’autre, sa construction, rarement consensuelle, est encouragée par des groupes spécifiques qui cherchent à faire valoir un point de vue particulier, au mépris de l’intérêt collectif [Veschambre, 2007]. Dès lors, les groupes dominants orientent la construction patrimoniale en fonction de leurs intérêts et de leur vision du monde. Les positions à partir desquelles chaque groupe est témoin de l’histoire, de ses enjeux ainsi que ses perspectives d’avenir structurent le processus de patrimonialisation. Celui-ci repose donc sur un équilibre précaire entre reconnaissance et altérité [Duval, 2007].

10Considérant la polysémie de la notion de « patrimoine », Guillaud [2015, p. 16] affirme qu’il est « utile de considérer le patrimoine non dans sa nature, mais dans les processus qu’il implique et les opportunités qu’il procure ». En ce sens, il existerait deux types de mouvement aux directions opposées. Le premier concerne les processus du haut vers le bas (top-down), c’est-à-dire la patrimonialisation institutionnelle qui prend forme aux niveaux national et international. Le second se réfère à des processus du bas vers le haut (bottom-up), dont l’initiative est locale, et aux formes spécifiques de transmission [ibid.]. Bien que les processus top-down aient été dominants au cours de l’histoire, les dynamiques bottom-up ont récemment trouvé une nouvelle voie pour leur mise en œuvre, grâce à l’appui d’acteurs externes alliés aux populations locales. Hirsch [2002, p. 11] affirme ainsi qu’« il ne s’agit plus de considérer le patrimoine comme la seule résultante d’une action officielle, nationale ou internationale, et généralement consensuelle, mais de suivre les processus de construction patrimoniale au niveau local ».

11Les enquêtes de terrain ont montré que les asymétries de pouvoir entre les acteurs à différents niveaux informent la réussite ou l’échec des trajectoires de patrimonialisation. Les processus bottom-up présentent des défis sociétaux et des difficultés d’ordre structurel. Même lorsque les processus de patrimonialisation viennent de la base (bottom-up), ils ont nécessairement besoin d’être validés par une institution (entraînant une action top-down) pour être en mesure d’émerger et de se pérenniser [Guillaud, 2015]. Il résulte que les deux types de processus, top-down et bottom-up, convergent : « Pour résumer la patrimonialisation en une métaphore, on peut situer le processus qu’elle représente sur un curseur qui va du global au local, et du local au global, la patrimonialisation se situant à un moment de la rencontre entre ces deux niveaux, ce qui désigne ce phénomène comme étroitement lié à la mondialisation, et explique son explosion récente » [ibid., p. 17].

12Dans notre cas d’étude, le patrimoine résulte à la fois de l’action des communautés locales et de son institutionnalisation selon une vision plus fixe et immuable qui imprègne les discours et les lois étatiques ; les deux dynamiques sont en constante négociation.

La construction du patrimoine, des identités et des territoires

13Les pratiques culturelles, les savoirs locaux et les institutions sont essentiels pour identifier le patrimoine naturel [Cormier-Salem, Roussel, 2002]. Il est ainsi impossible de détacher ces éléments de l’espace où ils sont produits et ils constituent ensemble le territoire. La patrimonialisation de la nature porte simultanément celle du territoire qui lui est associé. Nature et territoire sont mélangés à tel point que le territoire lui-même « fait » patrimoine [Boutrais, Juhé-Beaulaton, 2005] et qu’il porte les pratiques culturelles produites par des groupes sociaux qui y vivent. Dès lors, on peut considérer que le patrimoine naturel, le patrimoine culturel et le territoire sont intimement et inextricablement liés. En outre, la territorialisation des patrimoines naturels réduit les droits des populations locales sur les espaces appropriés par l’appareil étatique. Ainsi, plus que la patrimonialisation de la nature, c’est sa territorialisation qui entraîne de la violence contre les populations [ibid.].

14Les processus de mise en parc des territoires légitiment des actes de répression (par exemple l’expulsion des habitants des lieux) et des interdictions liées aux nouvelles règles d’usage des ressources naturelles. Aussi, les populations locales s’adaptent de différentes façons. Par exemple, certaines pratiques, devenues illégales, perdurent ; les populations revendiquent des droits d’accès à la terre et la restitution des biens [ibid.] ; les organisations communautaires s’émancipent ; les dirigeants communautaires se forment, participent aux processus politiques et nouent de nouvelles alliances pour tirer profit des nouvelles situations juridiques nationales et internationales, en particulier celles liées aux questions identitaires [Rancan, 2016 ; Boyer, 2015 ; Simões, 2015 ; Calvimontes, 2013 ; Mendes, 2009 ; Ferreira et al., 2001].

15Le territoire, qui auparavant était un espace physique arbitrairement découpé en fonction des pratiques, des besoins d’espace, des formes d’utilisation et des significations attribuées par les groupes sociaux locaux, devient un espace de dialogue entre différents acteurs, politiquement constitués dans la région, qui réclament la reconnaissance de territorialités spécifiques [Esterci, Schweickardt, 2010]. Ainsi, la question identitaire et la lutte pour le territoire se rétroalimentent dans un processus historique de conflit entre les habitants des aires protégées et les acteurs liés à la gestion des ressources naturelles. Il est, en outre, important de souligner que la relation entre l’espace et le patrimoine sert d’entrée pour réinterpréter les questions foncières [Boutrais, Juhé-Beaulaton, 2005]. La propriété foncière est un aspect très important pour les habitants de ces régions, en particulier ceux pour qui l’expropriation violente, la spéculation immobilière et les vides juridiques font partie du quotidien. Tel est le cas à Picinguaba, le long de la côte littorale du nord de l’État de São Paulo, qui fait partie du parc d’État de la Serra do Mar.

La mise en patrimoine du parc d’État Serra do Mar : un exemple brésilien de construction asymétrique

Le patrimoine et la conservation de la nature au Brésil

16Au Brésil, le début des politiques du patrimoine remonte aux années 1930 [Carvalho, Souza, 2015] lorsque, en 1933, la ville d’Ouro Preto a été classée « patrimoine culturel national ». L’année suivante, la création de l’Inspection des monuments nationaux (Inspetoria de monumentos nacionais) a infléchi la gestion du patrimoine par le gouvernement selon la perspective de la monumentalité [3] [Funari, Pelegrini, 2006]. À la même époque, les débats sur le patrimoine historique et culturel ont été étendus aux questions environnementales. Dès lors, le patrimoine naturel a obtenu le même statut que le patrimoine culturel [Carvalho, Souza, 2015]. Ce faisant, le patrimoine naturel a également été influencé par la perspective de la monumentalité. En effet, inspirées par les valeurs qui ont présidé à la création du parc national Yellowstone, les politiques environnementales du Brésil ont été fondées sur la séparation entre l’homme et la nature, ce qui a conduit à la création d’aires protégées libres de toute présence humaine [Vianna, 2008].

17Dans l’État de São Paulo, le Conseil pour la défense du patrimoine historique, archéologique, artistique et touristique (Condephaat), créé en 1968, fonde ses actions sur la valorisation de l’histoire et de l’architecture de cette région, fondée sur la monumentalité, mais avec une tonalité novatrice de préservation écosystémique [Carvalho, Souza, 2015]. En 1977, suivant cette orientation, le Condephaat a classé un complexe montagneux de la forêt atlantique [4] connu sous le nom de Serra do Mar qui deviendra parc d’État Serra do Mar (PESM) la même année.

Le Plan de gestion du Parc : vers un classement patrimonial de la culture locale ?

18Au Brésil, la mise en œuvre des premières aires protégées (principalement pendant les années 1970 et 1980) a été accompagnée de pratiques répressives par l’État qui ne voulait pas reconnaître les droits territoriaux des populations qui habitaient à l’intérieur des frontières du parc avant sa création. Les discussions sur la gestion des aires protégées et les droits des populations locales n’ont en effet commencé sérieusement qu’après la promulgation de la Constitution de 1988 et de la Convention sur la diversité biologique de 1992 (Sommet de la terre de Rio de Janeiro). Les réflexions sur le lien entre la diversité culturelle brésilienne et la préservation de l’environnement ont donné lieu à la création de la catégorie légale comunidade tradicional[5] (communauté traditionnelle), attestant l’alliance fructueuse des droits des peuples et de la protection de la biodiversité [Carneiro da Cunha, 2014 ; Mendes, 2011]. Évidemment, ce processus dynamique n’est pas exempt de dysfonctionnements, de revendications et de résistances de la part des populations locales.

19C’est dans ce contexte que commencent les discussions de préparation d’un plan de gestion du parc d’État Serra do Mar, finalement achevé en 2006. Ce plan a une signification historique importante en raison de l’intégration de la population humaine dans les politiques de gestion. Bien que ces aspects aient déjà été largement discutés dans d’autres régions du Brésil, l’importance de ce débat pour les aires protégées de la forêt atlantique et de l’État de São Paulo, liées historiquement à la protection intégrale impliquant l’exclusion de la population, est incontestable. Cependant, il est encore possible d’observer une forte influence de la perspective monumentale du patrimoine dans ses lignes directrices : « C’est un grand défi : donner à cette vaste zone de la forêt atlantique [...], une cohésion, l’unité et le sens, sans perdre de vue les vocations culturelles régionales présentes, proposant une équation qui permet que le parc d’État de la Serra do Mar soit un grand “écomusée” en plein air » [São Paulo, 2006, p. 101].

20D’une part, assimiler les « ressources culturelles » à des « écomusées en plein air » (ecomuseu a céu aberto) nous semble être la réadaptation de l’ancien discours qui préside au classement patrimonial. D’autre part, l’un des objectifs du plan de gestion était d’établir des politiques de participation sociale dans la gestion du parc, en même temps que, par le biais de divers mécanismes, on essayait de faire face au dilemme lié à la présence de populations humaines au sein du parc. Pour cela, un des mécanismes utilisés a été la définition de politiques de zonage en fonction des caractéristiques des habitants qui y vivaient, et pas seulement selon les caractéristiques de l’environnement naturel, comme c’était le cas jusqu’à présent. La création de zones historico-culturelles anthropologiques (ZHCAn) et de zones d’occupation temporaire (ZOT) est l’expression de cette dynamique.

21Les zones historico-culturelles anthropologiques se caractérisent par l’inclusion de territoires occupés principalement par des résidents reconnus comme « traditionnels » et qui habitaient des villages qui existaient avant la création du parc d’État de la Serra do Mar. Cette mesure permet aux résidents de rester dans la région et autorise certains usages du territoire. Les gestionnaires du parc considèrent comme « traditionnels » les « résidents permanents dont les familles occupent les mêmes lieux depuis plusieurs générations et dont l’occupation ou la survie est directement liée aux activités agricoles de subsistance, à la pêche artisanale, à l’artisanat et à d’autres technologies du patrimoine ainsi qu’aux activités qui contribuent à l’autonomisation socioculturelle de la communauté ou aux alternatives économiques compatibles avec le développement durable » [São Paulo, 2006, p. 278]. Ceci inclut les catégories légales « populations traditionnelles » et « quilombolas » [6] et la catégorie sociale caiçara[7]. Ces zones adoptent comme paramètre le plan d’usage traditionnel (PUT), dans lequel sont définies les règles d’utilisation du territoire et des ressources naturelles, qui sont négociées uniquement avec les résidents considérés comme « traditionnels ».

22Des zones historico-culturelles existaient déjà avant la construction du plan de gestion de 2006, mais la question « anthropologique » les a réactualisées en intégrant la question des populations locales. Néanmoins, cette question reste liée à l’idée selon laquelle le rôle social des groupes humains qui habitent ces régions est limité à celui de gardiens d’une histoire passée, ce qui les assigne à correspondre à un imaginaire prédéterminé [Ferreira, 1996].

23Outre cette dimension d’immuabilité, le zonage lui-même s’est montré arbitraire. Les résidents classés comme « temporaires », qui ne sont pas considérés comme « traditionnels » par les gestionnaires du parc, sont autorisés à utiliser les territoires qui composent les zones d’occupation temporaire [8]. Ces résidents ont été exclus d’une gamme d’avantages tels que la possibilité d’installer l’énergie électrique ou de modifier les bâtiments existants. Certains d’entre eux habitaient la région avant même la création du parc. Ils vivaient parfois dans les mêmes villages que les résidents aujourd’hui labellisés comme « traditionnels » par la gestion du parc et partageaient les mêmes activités de production. Pourtant, ces résidents « temporaires » ont été exclus des négociations. Selon Calvimontes [2013], le degré d’arbitraire dans le choix des assignations (« traditionnels » ou « non traditionnels ») peut être discuté, mais l’existence de l’arbitraire est incontestable. Cependant, les catégories identitaires constituent bien le pilier de l’accès aux ressources du territoire du parc. Dans la pratique, les zones historico-culturelles anthropologiques et les zones d’occupation temporaire ne délimitent pas des territoires, mais plutôt des personnes ; elles sont définies sur la base de qui les habite.

Identités et territoires dans la fabrication du patrimoine à Núcleo Picinguaba

24Le parc est subdivisé en dix unités administratives appelées « Núcleos ». L’une d’entre elles est Núcleo Picinguaba [9], où nous avons réalisé notre recherche de terrain. La particularité de Núcleo Picinguaba est qu’elle a été incorporée au parc en 1981, quatre ans après sa création. En effet, cet espace était occupé par des populations caiçaras et était menacé par la spéculation immobilière. Cet exemple est intéressant, car il s’agit de la seule unité du parc où ont été effectivement implémentées des zones historico-culturelles anthropologiques, à la suite du plan de gestion de 1996 [Simões, 2015]. Une fois la permanence territoriale des populations reconnue, les habitants de deux villages (Sertão da Fazenda et Cambury) se sont identifiés comme quilombolas et ont demandé la création d’un territoire quilombola, superposé au parc. À Cambury, une partie des habitants n’a pas souhaité s’identifier comme quilombola, ce qui aurait impliqué un régime territorial collectif, et non individuel. Cette scission est source de conflits au sein du village [Calvimontes, 2013].

25En réponse aux politiques de l’État, les populations de Núcleo Picinguaba ont développé leurs propres stratégies pour faire face aux conflits territoriaux. La question de l’identité, articulée autour des catégories de caiçara, quilombola et comunidade tradicional, a été favorisée par la conjoncture et est devenue l’enjeu principal des revendications territoriales, car outre le fait d’exprimer la résistance et les luttes des populations, elle est le produit de discussions à différents niveaux de l’État, ainsi que dans les arènes environnementales, depuis les années 1980. Elle a été le résultat d’une convergence.

26La création de Núcleo Picinguaba en 1981 a été marquée par un autoritarisme intense, et les habitants ont donc vu leurs droits au travail et à poursuivre leurs activités productives et culturelles délégitimées [Calvimontes, 2013] :

27

« [...] le parc a été classé, et tout un conflit a commencé, une guerre, n’est-ce pas ? [...]. S’ils ont trouvé une forêt préservée, c’était parce que ceux qui étaient ici il y a 150 ans l’ont préservée. [...] Puis ils sont venus et ont dit que pour qu’ils puissent préserver la forêt, nous, les destructeurs, on devait la quitter » (résident, 2012).

28À l’origine pêcheurs et agriculteurs, ces résidents ont déclaré que leur propre reproduction sociale et leurs activités productives avaient été condamnées, qu’ils avaient été considérés comme des « bandits » :

29

« Ça donne l’impression que l’on va travailler comme si l’on était un bandit, en se cachant, en regardant partout » (agriculteur, 2010).

30De plus, l’asymétrie du pouvoir entre le « parc », comme les résidents appellent la gestion (les gestionnaires et les règles d’usage du parc), et les résidents était très grande. De nombreux résidents ont déclaré se battre, sans armes bien définies, contre une entité très puissante :

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« [...] il [un agent de surveillance] est venu et a dit : “vous savez que vous devrez quitter cette maison, n’est-ce pas ? [...] cette maison appartient à l’État maintenant, elle n’est plus à vous, et vous devez partir parce que nous allons démolir votre maison”. [...] Ils étaient là, ils ont saccagé mon champ [...]. Ils sont revenus chez moi et m’ont menacé : “Si [...] tu replantes, tu vas en prison”. À ce moment-là, je suis devenue un bandit [...]. Ils étaient puissants et moi j’étais le bandit. Puis j’ai commencé tout un combat » (dirigeant communautaire, 2011).

32En réponse à la violence, certains des résidents de Núcleo Picinguaba se sont unis dans des associations communautaires pour faire face à cette « entité toute-puissante » :

33

« L’association a commencé par le parc [...]. La solution était de s’unir [...] avoir la force de se battre pour nos droits » (dirigeant communautaire, 2012).

34Il est important de souligner que certaines associations communautaires existaient déjà avant la création du parc d’État de la Serra do Mar, même si elles se sont développées à partir de ce moment-là. D’autres ont été créées à cette période pour soutenir la lutte des populations locales face aux gestionnaires du parc. Par exemple, l’Association des habitants et amis de Cambury (AMAC), créée il y a plus de 40 ans, est un acteur de lutte politique historique. Aujourd’hui, l’AMAC représente principalement les habitants qui s’identifient comme caiçaras. D’autres habitants de ce même village ont créé l’Association des remanescentes de Quilombo de Cambury (ARQC) [10] au début des années 2000, alors qu’ils décidaient de s’identifier non plus comme caiçaras, mais comme quilombolas, pour obtenir la propriété de leur territoire. La Société des amis du quartier de Picinguaba (SABP), fondée en 1996, réclamait la construction d’immeubles et la rénovation du parc immobilier, ainsi que la remise en état de l’autoroute d’accès à la communauté, parmi d’autres services publics. L’Association du Sertão d’Ubatumirim (ASU) a été créée afin de garantir le droit à la possession de la terre, à la modification des habitations, à l’accès au réseau électrique, à la permanence des plantations et aux activités agricoles traditionnelles.

35Ainsi, les villageois se sont organisés politiquement pour gagner le droit de rester sur leur terre, en s’identifiant à des catégories identitaires [Calvimontes, 2013]. Ce combat a été renforcé grâce à l’échange constant avec d’autres acteurs de la région : des élus, des chercheurs, des touristes, des ONG et des membres de la société civile. Ensemble, ces acteurs ont influencé les discussions et ont pu faire avancer quelques-unes des revendications des habitants, mais ils ont aussi renforcé l’institutionnalisation des politiques qui assuraient les droits des populations dans les aires protégées.

36Ainsi, la possibilité de démarcation des deux territoires quilombola mentionnés ci-dessus (à travers des ARQF et ARQC) est apparue comme une tentative de libération des conditions restrictives imposées par le parc : « Le quilombo est venu nous donner plus de liberté, nous serions libérés du parc » (quilombola, 2014) ; « La communauté se sentait si opprimée [...] qu’elle devait trouver une solution pour survivre. Et être quilombola c’était ouvrir une porte » (dirigeant quilombola, 2011). Il est intéressant que dans les deux villages quilombola (Cambury et Sertão da Fazenda), cette « porte ouverte » ait été encouragée par les politiciens locaux :

37

« À l’époque [11], un homme [...] est allé voir le maire [...] afin que nous puissions avoir plus de sécurité sur nos terres. Nous avons dû former une association de résidents de Quilombo pour que le parc ne fasse rien contre nous. Pour que les organismes gouvernementaux puissent nous aider à rester sur les terres [12] » (femme quilombola, 2015).

38Être reconnu comme quilombola permet diverses utilisations du territoire qui seraient interdites dans une aire protégée de protection intégrale, et permet la propriété collective des terres. Ainsi, la stratégie identitaire apparaît comme un outil de lutte émancipatrice quand elle associe la lutte pour le territoire, la lutte pour l’utilisation des ressources et l’identité. En ce sens, on peut considérer l’identité et la lutte pour la terre comme les deux faces de la même médaille [Little, 2002 ; Castro, 2000 ; Jolivet, Léna, 2000]. Renforçant ce point, l’ancienne directrice de Núcleo Picinguaba, dont l’administration a mis en place la planification régionale actuelle, a déclaré :

39

« La question de la terre est au centre de leurs discussions [des résidents], associée à la question de l’autonomie [...]. Alors, c’est le quilombo qui a cette approche. L’identité est construite à partir de là, à mon avis » (ancienne directrice de Núcleo Picinguaba, 2012).

40Bien qu’elles soient aussi le résultat d’échanges et de discussions constantes, les catégories locales caiçara et comunidade tradicional n’ont pas la même puissance institutionnelle que celle – légale – de quilombola. Elles ne garantissent pas la propriété de la terre, seulement l’usufruit sous certaines conditions.

41Pourtant, elles tirent leur légitimé de l’arène environnementale régionale, ainsi que dans la Convention de diversité biologique (CBD) et dans la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Ces conventions internationales, ratifiées par le Brésil, prévoient la participation directe des communautés à la gestion des aires protégées qui se superposent à leurs territoires, ainsi que le contrôle sur les politiques qui les affectent. Par ailleurs, d’autres mécanismes institutionnels vont dans ce sens : le Plan stratégique national des aires protégées (PNAP), créé en 2006, a pour but principal de favoriser la participation sociale à la gestion des territoires ; et le Décret 6.040 de février 2007 institue la politique nationale de développement durable (PNPCT) [Mendes, 2011, 2008].

42Par conséquent, ces catégories identitaires sont présentées par les habitants du parc comme une garantie du maintien des ressources naturelles dans ces territoires et de leur accès par les populations locales : « J’ai des droits, je suis caiçara » ; « Nous sommes protégés par la loi » ; « Seuls les natifs ont des droits » (résidents, 2014). En ce sens, la lutte pour le territoire et le maintien du mode de vie caiçara sont à la fois influencés par les processus d’identification et par l’apparat institutionnel issu de l’action politique [Mendes, 2009].

43Dès lors, les stratégies bottom-up de patrimonialisation à Núcleo Picinguaba incorporent les ressources naturelles, les identités et le territoire comme des éléments qui se renforcent mutuellement et donnent un sens aux mouvements sociaux des résidents, bien plus qu’une simple réponse aux processus top-down également à l’œuvre. Ces derniers s’ajustent également aux dynamiques bottom-up que nous venons de décrire. C’est dans la confluence dynamique de ces processus que la gestion du parc et les associations communautaires créent, redéfinissent et négocient leurs stratégies pour faire face aux conflits.

44D’autre part, bien que les questions liées au patrimoine culturel ou identitaire soient au cœur de la gestion de Núcleo Picinguaba, cela dénote un raffinement de la logique de l’État qui intègre désormais le village (ou comunidade) comme unité administrative discrète. On pourrait dire, alors, qu’il s’agit seulement d’une adaptation de l’ancienne vision stratégique territoriale (lorsque les aires protégées ont été créées sous le total monopole de l’État). En effet, dans le cas du Núcleo Picinguaba, l’État continue à maintenir un contrôle légal sur le territoire (ce n’est pas le cas des territoires quilombolas). Suivant ce raisonnement, on remarque que les zones historico-culturelles anthropologiques ont émergé comme une stratégie de planification et d’institutionnalisation de la présence humaine dans le parc dès le niveau de la gestion locale vers l’extérieur [13]. Une des directrices de Núcleo Picinguaba a ainsi déclaré :

45

« Certes, c’était [une stratégie de gestion vers l’extérieur]. Mais c’était ce qui leur permettrait de rester [sur leur terre] et d’avoir accès aux ressources [naturelles] » (ancienne directrice de Núcleo Picinguaba, 2012).

46En raison de la façon arbitraire dont les gestionnaires du parc assignent des identités aux habitants (« traditionnel » ou « non traditionnel »), les populations locales ne semblent pas s’être véritablement approprié les zones historico-culturelles anthropologiques comme catégorie d’action politique. Par conséquent, elles représenteraient plutôt une planification et un ensemble de règles imposées pour la gestion davantage qu’un processus identitaire émanant des populations. Il est intéressant de voir que dans les territoires quilombola il en va autrement. Les résidents se sont approprié une identité et ont revendiqué les droits qu’elle leur confère pour obtenir la propriété foncière des territoires qu’ils occupent. Bien qu’instruments de gestion novateurs et utiles, les zones historico-culturelles anthropologiques ne sont pas utilisées par les populations locales comme un moyen d’atteindre leurs objectifs d’autonomie et de développement.

47Il est donc évident que les identifications aux catégories identitaires se présentent comme une arme de lutte politique et territoriale et qu’elles sont en constante reconstruction et en négociation permanente entre tous les acteurs de la région. Elles offrent également une possibilité de coordination entre les processus de fabrication du patrimoine culturel provenant de la gestion du parc (top-down) et les populations locales (bottom-up). Avec le Plan d’usage traditionnel, par exemple, être caiçara permet la négociation des zones d’utilisation, en plus d’obtenir des autorisations de réformes dans les constructions déjà existantes et d’autres exigences locales. L’identité (et par conséquent la question patrimoniale) semble avoir le potentiel pour fabriquer du lien et établir un consensus, même momentané, entre les parties.

48Par conséquent, à travers la question de l’identité liée au territoire, nous voyons encore une fois la rencontre entre deux processus de patrimonialisation marchant en sens inverse. Cette convergence donne lieu à des possibilités de négociations, d’accords, et ouvre de nouvelles perspectives et de nouveaux apprentissages, en plus de mettre en évidence les contradictions et les difficultés intrinsèques aux rôles sociaux de chacun des acteurs concernés, en particulier en ce qui concerne l’appropriation et la revendication des patrimoines en cours de fabrication.

Un espace de contradictions : une farine de manioc faite de sable

49Comme indiqué ci-avant, l’organisation du territoire du parc d’État Serra do Mar, fondée sur l’identité culturelle, a connu deux processus parallèles, mais de sens opposé. D’une part, l’État a fait des efforts concrets pour inclure les populations dites « traditionnelles » dans les négociations sur leur permanence et sur l’utilisation des ressources naturelles des aires protégées [Simões, 2015] (processus top-down). De l’autre, les populations locales et leurs alliés se sont organisés collectivement et se sont identifiés à des catégories légales pour accroître leur pouvoir et leur autonomie (processus bottom-up), une stratégie encouragée par la conjoncture [Calvimontes, Ferreira, 2016 ; Rancan, 2016 ; Calvimontes et al., 2015]. Les deux processus, top-down et bottom-up, ont eu plus ou moins de force, de succès et de pertinence au fil des ans.

50La patrimonialisation de la nature, incluant les espaces pouvant être classé dans la catégorie « écomusée », a abouti à la création d’aires protégées à l’image du parc d’État Serra do Mar, selon un processus historique cheminant du national vers l’international. Le plan de gestion du parc de 2006 et quelques nouvelles mesures concrètes (comme le plan d’usage traditionnel) ont constitué une tentative d’inclure les enjeux actuels dans la gestion de l’aire protégée, principalement par le biais des zones historico-culturelles anthropologiques et du plan d’usage traditionnel. Dès lors, il devenait possible de prendre en compte les collectifs et leurs pratiques, ce que ne parvenait pas à faire la vision monumentale antérieure. Cependant, la façon dont ces initiatives ont été mises en œuvre au cours du temps montre que l’idée de « ressource culturelle » associée à l’aire protégée porte encore en elle l’idée d’un bien immuable, une vision que l’on pourrait également qualifier d’« archéologique », mais du présent.

51La gestion du parc d’État Serra do Mar a permis de bâtir deux points de vue sur le patrimoine culturel associé au patrimoine naturel. D’une part, le point de vue des populations découle des actions et des négociations à l’intérieur du parc. D’autre part, le point de vue de l’extérieur du parc reprend celui des visiteurs et des acteurs externes. Cette divergence de points de vue montre combien le « patrimoine culturel » bâti par la direction du parc, fondé sur l’idée du « traditionalisme », entre en conflit avec les stratégies locales de patrimonialisation qui visent principalement l’accès à la propriété de la terre et les droits liés à l’utilisation directe des ressources naturelles. Ainsi, l’État aurait construit une stratégie de patrimonialisation locale dans laquelle la forme semble avoir plus d’importance que le contenu ; le résultat visible compte davantage que le processus de sa production ; le produit commercialisable est plus valorisé que les pratiques, les modes de vie et les connaissances qui le constituent.

52Un exemple frappant de cette contradiction est la reconstruction et la mise en valeur de la Casa da Farinha (une structure où le manioc est transformé en farine) dans le village Sertão da Fazenda, au sein d’un des territoires quilombola. Selon une dirigeante de la communauté :

53

« Ils [les gestionnaires du parc] ont restauré la Casa da Farinha [...] en disant que [...] ça générerait des revenus pour la communauté. [...]. Puis, ils l’ont restaurée et ils nous ont retiré le droit de planter [du manioc] ! [Rires] Donc, qu’est-ce que ça devient ? C’est pour l’utilisation touristique, pour prendre des photos, parce que si les gens ne peuvent pas planter leur manioc, qu’est-ce qu’on mangera ? Du sable de la plage ? » (Dirigeante quilombola, 2011.)

54Une ancienne dirigeante du même village ajoute :

55

« Je suis obligée de vivre du tourisme parce qu’il n’y a plus de pêche artisanale comme on la faisait, plus d’agriculture. Il y a une Casa da Farinha, mais on a besoin de planter quelque chose ! » (Dirigeante quilombola, 2012.)

56Les résidents des villages de Núcleo Piciguaba ont dû s’adapter à l’utilisation indirecte des ressources naturelles, telle que le tourisme, les services ou le commerce pour pouvoir continuer à gagner de l’argent. Selon eux, la gestion du parc privilégierait les usages indirects [14], qui favorisent les acteurs non communautaires, issus de l’extérieur :

57

« Ils nous parlent du tourisme durable qu’ils veulent faire dans les communautés. Mais c’est quoi cette idée de durable ? [...] Vous devez comprendre comment nous vivons ici. Durable doit être ce qui nous donne, à nous les résidents, la nourriture » (résident, 2015).

58La confrontation des perspectives et des positions est évidente dans cette discussion. Alors que les gestionnaires et d’autres acteurs, comme les chercheurs, voient la réalité du parc à partir d’un point de vue qui met l’accent sur le patrimoine naturel, les résidents n’ont pas la possibilité d’avoir une perspective extérieure simplement parce que cette région est leur lieu de travail et de reproduction sociale.

59Ainsi, nous constatons que les processus qui viennent de la population locale entrent en contradiction et en conflit avec ceux des gestionnaires. Les résidents se définissent également à partir de leurs activités, même si les acteurs non communautaires ne les perçoivent pas dans toute leur complexité. Non seulement ils s’organisent ou mettent en place des stratégies de lutte pour avoir le droit de vendre de la farine ou des bananes. Mais aussi, ils se battent pour le droit d’être producteurs de manioc et de banane, de continuer d’exercer leurs activités, pour le droit au travail [Calvimontes, 2013]. La mise en patrimoine des cultures locales est liée aux modes de vie et aux connaissances locales de l’environnement naturel, mais s’inscrit dans le territoire et son organisation.

60Apparemment, les politiques de l’État et des acteurs qui le représentent n’ont pas encore pris la mesure de l’imbrication étroite des aspects identitaires, économiques et environnementaux, comme l’exemplifie l’anecdote de la Casa da Farinha. Ce divorce entre l’utilisation de cet élément culturel et son existence elle-même est une démonstration de l’écart entre les deux points de vue et positions, celui de l’État et celui des communautés. Toutefois, bien qu’ils se présentent souvent comme contradictoires, ces deux processus de patrimonialisation convergent et se rétroalimentent mutuellement, au gré de la conjoncture et des forces de négociation des acteurs.

Le patrimoine : une approche qui intègre ?

61Depuis les débuts des aires protégées pour la conservation de la biodiversité, le patrimoine naturel a été l’objet de l’attention et des travaux des chercheurs. La perspective dominante cherchait à préserver ces lieux et écosystèmes pour le bien-être des générations futures. Cependant, la méthode consistait à les envisager comme des objets immuables et à les placer « sous cloche », dans des conditions où ils pourraient être gardés intacts. Dans ce contexte, les populations locales et leurs pratiques culturelles ont été ignorées, considérées comme faisant partie du paysage, voire même comme les agents responsables de la dégradation des écosystèmes à préserver. Cette approche a déterminé le point de vue institutionnel de l’État jusqu’à la fin du xxe siècle. La culture et la nature étaient alors considérées comme des biens patrimoniaux appartenant à des domaines d’action différents. Ceci est contradictoire, car la gestion du territoire et de ses ressources naturelles était déjà un objet de savoirs et de négociations parmi les sociétés qui habitaient les régions où les aires protégées ont été créées. En effet, l’utilisation des ressources naturelles et la circulation au sein du territoire font partie intégrante des pratiques sociales, des savoirs écologiques et des savoir-faire techniques des sociétés locales. Ou, pour le dire autrement, ils sont la culture et l’identité des habitants du parc.

62Il n’est donc pas étonnant que le processus de création du parc d’État Serra do Mar ait engendré de nombreux conflits sociaux et institutionnels. À l’heure actuelle, les discussions autour de ces questions tiennent pour acquise la relation entre le patrimoine culturel et le patrimoine naturel, tout en reconnaissant que l’un n’existe pas sans l’autre. En réponse au mépris du cadre historique de leurs conditions de vie et surtout à la dépossession territoriale, les sociétés locales ont développé des stratégies de lutte et de résistance. L’une d’entre elles, la principale sans doute, est associée à la mise en patrimoine des identités des personnes, permettant juridiquement d’actionner le levier territorial. Dans ce contexte, les processus de patrimonialisation top-down, qui ont pour origine l’État national ou les instances internationales, rencontrent les processus bottom-up qui ont vu le jour au niveau local, détenteurs de beaucoup moins de ressources en matière de pouvoir.

63Dans le cas de Núcleo Picinguaba du parc d’État Serra do Mar, le renforcement des catégories caiçara et quilombola a permis d’associer les modes de vie des résidents et leur connaissance de l’environnement naturel à la gestion du territoire. La question de l’identité est centrale dans les deux processus, top-down et bottom-up, et les territoires qu’ils définissent sont concurrents en ce qui concerne la légitimité institutionnelle, l’appropriation par les acteurs, et en particulier pour ce qui est du succès des outils concrets de gestion des conflits liés à la présence des communautés humaines dans cette aire protégée de protection intégrale.

64Bien qu’ils soient encore très différents, les deux processus de patrimonialisation (top-down et bottom-up) montrent qu’il existe des brèches qui offrent des opportunités de dialogue, d’ajustement des points de vue et, fondamentalement, de création d’espaces de négociation. C’est dans cette oscillation entre contraires que l’approche patrimoniale peut montrer son plus grand potentiel. Les processus de construction du patrimoine, comme approche intégrée et point de départ commun, peuvent être l’occasion de négocier des accords facilitant la convergence de positions initialement opposées, l’obtention d’un consensus (même partiel et temporaire) et la valorisation des éléments qui concernent toutes les parties prenantes, du global au local.

Notes

  • [1]
    Pour casser le mythe de la forêt originelle, William Ballée a par exemple démontré qu’une grande partie de la forêt amazonienne était d’origine anthropique, résultant d’une gestion raisonnée des plantes sur le très long terme.
  • [2]
    Au Brésil, les aires protégées peuvent être créées et gérées par chacun de ses niveaux politiques-administratifs : l’Union fédérale, les États et les communes. Le parc de l’État de la Serra do Mar est sous la juridiction de l’État de São Paulo. S’il était géré par l’Union fédérale, il correspondrait à la catégorie de parc national.
  • [3]
    Nous comprenons ici la « monumentalité » en tant que perspective de l’État brésilien marquée par une équivalence des concepts de patrimoine et de monument. Cette orientation sémantique « monument = patrimoine » a été inscrite dans la Constitution fédérale brésilienne de 1934 et a marqué la gestion du gouvernement fédéral pendant plus de 40 ans [Carvalho, Souza, 2015].
  • [4]
    La forêt atlantique est l’un des 25 hotspots de la biodiversité mondiale. En raison de son indice élevé de dévastation, sa superficie en gamme de forêts a été réduite à environ 7 % du territoire d’origine [Tabarelli et al., 2005].
  • [5]
    Selon le décret 6.040, de février 2007, qui institue la politique nationale de développement durable (PNPCT), les peuples et communautés traditionnels sont : « des groupes culturellement différenciés et reconnus qui ont leurs propres formes d’organisation sociale qui occupent et utilisent les territoires et les ressources naturelles comme condition de leur reproduction culturelle, sociale, religieuse, ancestrale et économique, en utilisant le savoir, les innovations et les pratiques générées et transmises par la tradition ».
  • [6]
    Quilombola est une catégorie identitaire légale prévue par la Constitution de 1988 qui désigne les descendants d’esclaves noirs en fuite. Selon le décret 4.887, de novembre 2003, qui réglemente la procédure d’identification, de reconnaissance, de délimitation, de démarcation et de titrage des terres occupées par les vestiges de communautés quilombolas, il s’agit de groupes ethniques auto-identifiés comme tels, avec leur propre trajectoire historique, dotés de relations territoriales spécifiques, avec présomption d’ascendance noire liée à la résistance à l’oppression historique subie. Aujourd’hui, de nombreuses communautés quilombolas vivent dans des enclaves communautaires, souvent d’anciennes fermes abandonnées par leurs anciens propriétaires [Diegues et al., 2000].
  • [7]
    Les caiçaras sont décrits comme le produit du miscégénation des populations autochtones, noires et européennes. Cette culture s’est développée principalement dans les régions côtières des états de Rio de Janeiro, São Paulo et Santa Catarina [Diegues, Arruda, 2001].
  • [8]
    Les zones d’occupation temporaire sont tous les secteurs principalement occupés par des populations apparemment non traditionnelles [São Paulo, 2006].
  • [9]
    Núcleo Picinguaba contient quatre villages : Sertão da Fazenda, Cambury, Vila de Picinguaba et Ubatumirim.
  • [10]
    À partir des années 1980, le mouvement noir brésilien s’est positionné comme organisation politique ; et dès la fin de la dictature militaire, les revendications territoriales de ceux qui ont été désignés par l’expression de remanescentes de quilombos (restantes de quilombos) ont acquis une véritable visibilité juridique et politique [Mota, 2017].
  • [11]
    Le début du processus au Quilombo de Cambury date de 1996 [Da Silva, 2004].
  • [12]
    Il est intéressant de remarquer ici l’évidence de l’État en tant qu’acteur non monolithique.
  • [13]
    Lorsque nous utilisons, ici, le terme « vers l’extérieur » nous voulons discuter la possibilité que ces zones aient été créées non pas pour établir un dialogue direct avec la population locale, mais pour faciliter les négociations avec les plus hauts niveaux de la gestion et avec d’autres acteurs qui ont les moyens d’influencer les processus de prise de décision. Grâce à l’intégration de résidents dans le parc (ce qui était interdit par la loi), la gestion a institutionnalisé un espace de dialogue, de négociation et de revendication qui n’existait pas auparavant.
  • [14]
    Il est important de souligner de nouveau que dans le parc d’État de la Serra do Mar la présence des communautés et, beaucoup moins, l’utilisation directe des ressources naturelles n’est pas autorisée par la loi. Nous faisons cette analyse sachant qu’il y a des conditions particulières en ce sens à Núcleo Picinguaba. Nous ne voulons pas non plus nier l’importance des alternatives économiques pour les résidents grâce à l’utilisation indirecte des ressources. Notre objectif est de mettre l’accent sur la contradiction entre la portée de la patrimonialisation venue de l’État par rapport à celle qui a son origine dans les communautés.
Français

Résumé

L’objectif de ce travail est de discuter les processus de patrimonialisation de la culture et de la nature dans le parc d’État de la Serra do Mar, situé sur la zone côtière de l’État de São Paulo, à partir de l’histoire de sa création et de sa gestion. La question identitaire chez les populations, en particulier à travers l’usage des catégories caiçara et quilombola, joue un rôle central dans les processus locaux de patrimonialisation et de zonage de ces espaces littoraux. La légitimation institutionnelle et l’appropriation de ces territoires par divers acteurs sont à l’origine de luttes sociales acérées qui se déploient dans la mise en œuvre d’outils de gestion des conflits destinés à arbitrer la présence de communautés humaines dans le parc. Dans cette région, plusieurs problématiques liées à la création du parc se croisent, comme les questions relatives à l’usage des ressources naturelles, à l’identité, au droit à la terre et à la présence d’acteurs aux origines diverses. Dès lors, les enjeux associés sont parfois antagoniques et s’entrechoquent.

Mots-clés

  • Aires protégées
  • patrimonialisation
  • conflits sociaux
  • communautés locales
  • identité
  • territoire
  • forêt atlantique
  • Brésil
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Jorge Calvimontes
Biologiste, docteur en environnement et société, Centre d’études et de recherches environnementales, NEPAM, Université de Campinas, Brésil.
Gabriella Almeida Rancan
Biologiste, master en sociologie, Université de Campinas, Brésil.
Lúcia da Costa Ferreira
Docteure en sciences sociales, Centre d’études et de recherches environnementales, NEPAM, Université de Campinas, Brésil.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 05/09/2019
https://doi.org/10.3917/autr.084.0091
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