CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les Touareg occupent un territoire immense qui traverse le Sahara du nord au sud en s’appuyant sur des massifs montagneux (Tassili, Hoggar, Aïr et Adrar). Ils se désignent eux-mêmes comme Kel tamasheq, « ceux qui parlent la langue touareg », montrant que leur dénominateur commun est une même culture et avant tout une même langue. Ils partagent également une organisation sociale qui distingue trois strates principales : les Imajeghen (nobles), les Imghad (tributaires) et les Iklan (serviteurs). Il faut aussi mentionner l’existence de deux autres strates secondaires : les Ineslemen (marabouts) et les Inaden (Enad au singulier) (forgerons) [Bernus, 1987]. Dans cet article, il sera question de deux grands groupes touareg nigériens : les Iullemmeden (Kel Attaram vivant à l’ouest du pays dans la région de Tillabéry et les Kel Dinnik localisés à l’est dans la région de Tahoua) et les Touareg Kel Aïr, vivant dans le massif de l’Aïr situé au nord de la ville d’Agadez qui est une zone que j’ai particulièrement fréquentée lors de mes recherches de terrain au Niger dans le cadre d’un doctorat (2003 à 2006, 2007) et où les exemplaires de la croix d’Agadez (figure 1) sont omniprésents dans les lieux touristiques et artisanaux de cette zone.

Figure 1 – Croix d’Agadez

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Figure 1 – Croix d’Agadez

Source : Audrey Boucksom, photo prise dans la boutique de Mamane Sani Dan Jouma, antiquaire au Petit Marché de Niamey en 2008.

2Ce pendentif formé d’un losange surmonté d’un cercle orné de deux petites « antennes », et dont les trois autres extrémités se terminent par un bouton conique est aujourd’hui le bijou touareg le plus connu au monde ; sa forme est passée dans le domaine de la culture populaire, puisqu’elle est reproduite dans différentes parties du globe par des Touareg et des non-Touareg (bijoutiers wolof, balinais, florentins, etc.) [Loughran, Seligman, 2006, p. 261]. L’idée est ici de tenter de rendre compte que la récupération de motifs iconographiques locaux par des acteurs étrangers a contribué à populariser la croix d’Agadez auprès d’un public européen (et au-delà) et que les Inaden se sont ensuite adaptés à cet intérêt nouveau, avec les résultats qu’un bijou qui devrait être assez banal au départ soit devenu un emblème du monde touareg, et accessoirement du Niger. Derrière ces changements de statut de la croix d’Agadez émergent les bouleversements socioculturels qu’a subis la société touareg et les sociétés africaines dans leur ensemble dans le cadre de la colonisation, puis de la mondialisation.

La croix d’Agadez, un objet énigmatique

La croix d’Agadez et ses mystérieuses sœurs

3Avant d’évoquer la croix d’Agadez à proprement parler, il est nécessaire d’aborder l’ensemble des pendentifs touareg qu’en français on appelle « croix » et qui ont en commun leur technique de fabrication et un aspect formel assez proche (figure 2). Auparavant, une partie de ces « croix » étaient réalisées en pierre tendre (stéatite) et appelées en tamasheq : Talhakim, pendant que d’autres étaient faites en argent, et nommées : Tayit (sing. Tanayilt). Contrairement à la plupart des autres bijoux Kel Aïr en argent, les Tayit étaient réalisées à l’aide de la technique de la cire perdue (matrice taillée dans la cire et insérée dans un moule en argile). De nos jours, ces bijoux réalisés dans leur grande majorité en métal (argent ou nickel) sont au nombre de vingt-deux dont dix-neuf sont (devenus) des emblèmes de localités ou de massifs montagneux du Niger (Aïr, Bagzan). Les trois croix qui ne sont pas présentées aujourd’hui comme des symboles territoriaux sont celles de « Mano Dayak », nom d’un chef et personnalité touareg actif lors de la première rébellion des années 1990, la croix Karagha qui veut dire « lit » en Haoussa, et la croix Bartchakea qui signifie « très décoré » en Tamasheq d’Agadez [1].

4Il n’existe, à ma connaissance, aucune étude cherchant à établir les datations de ces croix (à part pour celle d’Agadez comme on le verra plus bas). Néanmoins, en faisant une recherche sur la base de données du musée du quai Branly, il est apparu que des exemplaires de sept d’entre elles ont été collectés avant la première moitié du xxe siècle : la croix Karagha (deux modèles collectés par Foureau avant 1902 dans l’Aïr, dont l’un est appelé « boucle de sangle pour méhari »), la croix Bartchakea (un exemplaire ramené de l’Aïr par Yves Urvoy et inventorié en 1934),

Figure 2 – Tableau des vingt et une croix du Niger

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Figure 2 – Tableau des vingt et une croix du Niger

Source : photo de l’auteure prise dans la boutique de Mamane Sani Dan Jouma, antiquaire au Petit Marché de Niamey en 2016.

5la croix d’In Gall appelée en tamasheq Tanfouk n’agraf (un exemplaire appelé Tebratou, collecté à Agadez par Henri Lothe et inventorié en 1941), la croix de Timia appelée Zakkat (un exemplaire en argent collecté par Urvoy à Agadez et inventorié en 1934 sous le nom de Tanfouk, et un autre en pierre, ramené d’Agadez par Henri Lothe et inventorié en 1941), la croix de Zinder appelée Tchineletin (trois exemplaires collectés à Agadez par Urvoy, et inventoriés en 1934), la croix d’Iférouane appelée Tariselt (un exemplaire en provenance d’Agadez et inventorié en 1934), la croix de Tahoua, appelée Teneghelt tan Tahoua (un exemplaire d’Agadez inventorié en 1934).

6Cinq autres croix existent depuis au moins les années 1950. Il s’agit des croix de l’Aïr, d’In Abangaret, de Bilma, de Crip-Crip et de Madaoua présentes dans les deux notes de B. Dudot [1955 ; 1966], mais qu’il nomme sous des appellations différentes (voir infra). Deux autres « croix » évoquées par Dudot, mais qui n’existent plus aujourd’hui : la croix des Kel Gress et la croix dite Tawinast (« chevreaux » en Tamasheq) dont les formes sont proches de la croix de Takaden et de celle de Tchintabaraden. La croix de Tawinast est d’ailleurs un modèle de pendentif touareg ancien porté dans la région de Gao avant 1940 (voir les deux exemplaires collectés par Henri Lhote) et dans la zone de Tahoua avant 1935 (voir un exemplaire collecté par Urvoy). La croix de « Mano Dayak » est, quant à elle, la plus récente des vingt-deux croix du Niger. Elle a été créée en 1996, par un Enad nommé Assaghid [interview de El Hadji Agack, 2009] et est achetée en majorité par des étrangers occidentaux [2].

7Au moins huit de ces croix étaient en revanche des bijoux portés principalement par les femmes touareg de la région d’Agadez. Il existe des informations photographiques et écrites attestant de cette utilisation locale à propos des croix : d’Agadez (voir supra), Karagha (texte sur l’usage accompagnant les exemplaires de « croix » conservés au musée du quai Branly), Bartchakea (musée du quai Branly) ; d’In Gall (musée du quai Branly, [Gabus, 1982] ; de Timia (musée du quai Branly, [Gabus, 1982]) ; de Tchintabaraden (musée du quai Branly) ; de Tahoua (musée du quai Branly, [Gabus, 1982]) ; d’Iférouane (musée du quai Branly, [Gabus, 1982]) ; de Zinder (musée du quai Branly, [Le Rumeur, 1961 ; Gabus, 1982]). On peut aussi souligner à propos de la croix des Bagzan, qu’elle serait, selon Jean Gabus, un modèle ancien de bijou (Tassekbilt) répandu parmi les Ioullemeden, qui trouverait son origine chez les Kanouri [3] de la zone de Fachi-Bilma où il était porté sur la nuque [Gabus, 1982, p. 448]. Concernant les onze autres croix (Aïr, Takadenden, Bilma, Crip- Crip, In Abangaret, Madaoua, Abalak, In Wagar, Taghmert, Thimoumoumene, Tilya), je n’ai pu trouver de documents écrits ou visuels prouvant qu’elles aient pu servir dans un contexte autochtone, mais cinq d’entre elles (Aïr, d’In Abangaret, de Bilma, de Crip-Crip et de Madaoua) existaient avant l’indépendance du Niger, ce qui peut laisser croire qu’elles aient été utilisées (principalement) par des hommes ou des femmes touareg.

8Il apparaît donc que l’histoire de ces « croix du Niger » est difficile à établir, mais on peut retenir qu’elles sont, du moins pour quatorze d’entre elles, des bijoux de plus de cinquante ans d’âge, probablement utilisés par la population touareg elle-même (croix Karagha, Bartchakea, d’In Gall, de Timia, de Zinder, d’Iférouane, de Tahoua, croix de l’Aïr, de Takadenden, de Tchintabaraden, de Bilma, de Crip-Crip, d’In Abangaret, de Madaoua, croix des Bagzan).

La croix d’Agadez, une forme énigmatique

9Le terme tamasheq pour désigner la « croix d’Agadez » est Teneghelt. Ce mot est issu du mot enghel, c’est-à-dire « s’écouler », ce qui s’écoule pouvant être de l’eau ou tout autre liquide, tel un métal en fusion. Ce terme fait ainsi référence à la technique de fabrication de la cire perdue utilisée dans la confection de la croix d’Agadez [Beltrami, 1994, p. 2 ; Lounghran, Seligman, 2006, p. 253 ; Gabus, 1982, p. 443]. La Teneghelt serait née en Aïr, et de là, se serait propagée dans le reste de la zone d’influence touareg suivant trois directions : au nord pour atteindre les Ihaggaren du Hoggar, à l’ouest pour arriver dans l’Adrar des Ifoghas, en passant dans l’Azawak chez les Ioullemeden, et au sud jusqu’en pays Haoussa (sud du Niger) où résident les Kel Gress [Gabus, 1982 ; Arkell, 1939 ; Rodd, 1935].

10Si son origine géographique ne fait plus débat, il existe en revanche de nombreuses hypothèses concernant son origine stylistique. Je propose ici de faire un résumé des plus connues d’entre elles. La première consiste à voir dans la croix d’Agadez une version touareg du signe pharaonique Ankh de la xviiie dynastie [Rodd, 1926, p. 284-85 ; Palmer, 1934, p. 282 ; Killian, 1934, p. 168 ; Gabus, 1982, p. 444]. Mais cette thèse semble peu plausible selon Liu [1977, p. 20] étant donné le manque de cohérence stylistique et l’absence de formes intermédiaires permettant d’expliquer l’évolution formelle entre le Ankh et la Teneghelt. Une deuxième hypothèse envisage d’éventuelles origines carthaginoises de la croix d’Agadez [Mauny, 1954 ; Gabus, 1982, p. 445], à la suite de la découverte par Maurice Reygasse en 1926 de la tombe dite de la reine Tin Hinan à Abalessa dans le Hoggar et dont les bijoux aux influences byzantines ressemblent selon Kristyne Lounghran [2006, p. 257] aux modèles touareg que nous connaissons. Une dernière supposition considère que la croix d’Agadez a un lien formel avec le Tanfouk [Arkell, 1939, p. 187 ; Mauny, 1954, p. 76 ; Liu, 1977, p. 18-22 ; Gabus, 1982]. Ce bijou de pierre rouge serait originaire de Cambay en Inde occidentale, et aurait été importé par les marchands indiens qui commerçaient avec La Mecque et Médine, et de là, serait arrivé en Afrique il y a plusieurs siècles par l’intermédiaire des pèlerins Haoussa [Gabus, 1982, p. 451-452].

11Toujours selon Arkell, Mauny, Liu et Gabus, à partir de la forme du Tanfouk serait né le Zakkat ou « croix de Timia ». En procédant à une étude iconographique comparée entre le Zakkat, le Tanfouk n’azraf, ce qui signifie « le Tanfouk d’argent » (croix d’In Gall), la Tenalit (croix de Zinder), la Tariselt (croix d’Iférouane), la Teneghelt (croix d’Agadez) et la Teneghelt tan Tahoua (croix de Tahoua), ces auteurs avancent l’idée que : la croix d’In Gall pourrait être une reproduction du Zakkat, sertie d’une agate [Gabus, 1982, p. 450-451] ; la croix de Zinder serait un modèle plus ouvragé du Zakkat [Urvoy, 1955, p. 19] ; et les croix d’Iférouane et d’Agadez en seraient des versions complexifiées [Mauny, 1954, p. 71 ; Urvoy, 1955, p. 19].

12Ces auteurs n’expliquent toutefois pas, la présence d’excroissances décoratives sur les croix d’Iférouane, d’Agadez, et de Tahoua qui sont absentes du Zakkat (et par extension du Tanfouk). Ces embouts épurés en forme de cônes sont disposés sur trois des extrémités de ces croix à la manière des boutons décoratifs coniques ou arrondis qui ornent la croix de « Jeannette » [4]. Ces boutons décoratifs rappellent aussi ceux, arrondis, ornant l’extrémité de certains pendentifs berbères et maures en forme de losanges, et réalisés suivant la technique de la granulation. Il faut néanmoins remarquer que les bijoux touareg datant de la première moitié du xxe siècle pourvus de ces excroissances coniques sont rares, mais on peut tout de même citer le cas de l’Eguru dont il existe un exemplaire ancien collecté avant 1902 par Fourreau à Agadez (musée du quai Branly). Il s’agit d’un bijou réalisé à l’aide d’un moule comme les Tayit, et non par martelage comme la majorité des objets en métal touareg.

13L’histoire de la Teneghelt est donc aussi difficile à établir que pour les vingt autres croix du Niger les plus anciennes. Néanmoins, on peut affirmer que ce bijou touareg est vieux de plus d’un siècle, puisque deux exemplaires ont été collectés par l’explorateur français Fourreau, entre 1898-1900 : l’une a été ramenée de Zinder (sud du Niger), l’autre d’Agadez et sont aujourd’hui toutes deux conservées au musée du quai Branly.

La croix d’Agadez, une symbolique ambiguë

14Concernant l’interprétation de la symbolique de la croix d’Agadez, de nombreux auteurs tels que Diertelen et Ligers [1972], Rodd [1935 a, 1955], et Arkell [1935 a, b] ont suggéré qu’elle représentait le statut social et le groupe d’appartenance de son porteur. Pour Lhote [1955], elle serait une épargne et, par extension, un symbole de richesse. Mauny [1954] et Gabus [1982] ont, quant à eux, posé plusieurs hypothèses : elle pourrait être un talisman porte-chance ou un symbole sexuel ou de fertilité à l’image du signe carthaginois de Tanit ou d’Astarté chez les Phéniciens. Mais Mauny conclut : « Si la croix d’Agadez dérive d’un modèle méditerranéen à la symbolique sexuelle ou d’un prototype africain lié à la protection, il semble que les Touaregs en aient perdu la valeur symbolique, peut-être sous la pression de l’Islam et que cet ornement survit en dehors des habitudes uniquement grâce à son indéniable valeur esthétique. » [1954, p. 76] Et je serais tentée d’ajouter : ou peut-être parce qu’elle n’a jamais possédé de symbolique particulière au sein de la société touareg. En effet, les ethnologues précités ont, semble-t-il, voulu trouver à tout prix une explication symbolique liée à cette parure. Or, un bijou n’a pas forcément une symbolique précise, il peut simplement servir à embellir ou à avoir un rôle utilitaire, comme la clé de voile par exemple.

15Concernant le genre du porteur, là encore c’est la confusion qui règne. Plusieurs auteurs ayant conduit des études sur les Touareg et leur art en Algérie, au Niger et au Mali (Jean Gabus en 1972 et en 1978, Nancy Mickelsen de 1974 à 1975, Mark Milburn de 1976 à 1978 et Thomas Seligman de 1971 à 2005) ont noté auprès d’informateurs locaux que la croix d’Agadez était donnée par le père à son fils pubère [Loughran, Seligman, 2006, p. 257]. Diertelen et Ligers ont même retranscrit les mots qui accompagnaient le rituel de présentation de la croix du père au fils : « Fils, je te donne les quatre directions du monde, car nous ne savons où tu mourras » [1972, p. 42]. Ainsi, lorsqu’on interroge des interlocuteurs touareg, certains prétendent que les gravures autour de la croix d’Agadez représentent les constellations et qu’en son centre sont dessinés un puits et des troupeaux qui s’y abreuvent. Alors que d’autres, comme Ghissa-forgeron d’In Gall interrogé dans les années 1970 par Gabus [1982, p. 442], expliquent que les quatre points ciselés au centre sont appelés « les yeux du caméléon » et que l’autre motif symbolise les « traces du chacal ». Cette dernière explication semble la plus plausible puisque ces motifs font partie de la gamme décorative utilisée par les Inaden ; les noms de ces décors ciselés ou poinçonnés font généralement référence à des animaux (faon, pintade, scarabée, caméléon, etc.), à des éléments de la nature (lune, étoile) ou à des objets du quotidien (peigne, panier, etc.) [Seligman, 2006, p. 222].

16À ce flou symbolique s’accole le problème de l’absence de preuves (écrites ou photographiques) qui atteste du port de la croix d’Agadez par des hommes, alors qu’il en existe de nombreuses concernant son utilisation par les femmes. En 1899, Fourreau prend une photo d’une femme de la région de Maradi (sud du Niger) portant une croix d’Agadez au cou [Creyaufmüller, 2006]. En 1909, René Chudeau évoque un pendentif en forme de croix porté au cou d’une femme Kel Akara, Imghad des Kel Ferwan. Une photo prise dans l’Adrar (région de Tahoua) dans les années 1920 représente trois femmes touareg (Kel Tacriza et Kel Rharous) toutes parées d’une ou de plusieurs croix d’Agadez et de colliers Eguru et Shat shat [Abadie, 1927]. Une photo datant des années 1950-1960 [Le Rumeur 1961] représente une jeune femme touareg portant autour du cou deux croix d’Agadez entourées de croix de Zinder. Seligman [Lounghran, Seligman, 2006, p. 257] précise de son côté que depuis sa première recherche en 1971 dans l’Aïr, il a constaté le port de la croix d’Agadez par les femmes, mais non par les hommes. Diertelen et Ligers [1972] ont également fait état du port de ce bijou par les femmes touareg de la zone d’Ayorou (région de Tillabéry, au sud du Niger) accroché à la coiffure au niveau du front, ou comme pendants d’oreilles, ou encore attaché autour du cou. Il est à noter que de nos jours, il est extrêmement rare de rencontrer des femmes touareg portant la Teneghelt. Lors de mes séjours au Niger (entre 2003 et 2011), je n’ai jamais vu de femmes touareg porter la croix d’Agadez que ce soit en Aïr ou plus au sud, j’ai en revanche vu une photo prise lors du festival de l’Aïr 2014, représentant une femme touareg portant autour du cou : une croix d’Agadez, deux croix de Tahoua, un Eguru et plusieurs colliers Shat Shat. Il faut également souligner le fait que de jeunes citadins nigériens, touareg ou non-touareg – plutôt des hommes, cette fois – peuvent porter la croix d’Agadez en pendentif, mais cela est loin d’être systématique.

17La confusion sur le sexe du porteur de la croix d’Agadez a semé le trouble parmi les auteurs qui ont ainsi souvent opté pour une explication du type : la croix d’Agadez a longtemps été un « bijou traditionnel » d’homme avant d’être (aussi) portée par les femmes [Rodd, 1935a ; Étienne Nugue, Saley, 1987 ; Ligers, Diertelen, 1972]. Or, il pourrait y avoir une autre explication : la croix d’Agadez n’a peut-être jamais été anciennement portée par les hommes touareg et les histoires cherchant à justifier son port par la gent masculine seraient de pures inventions pour répondre à un imaginaire occidental du monde touareg.

La croix d’Agadez, un objet mondialisé

18De nos jours, la sphère de diffusion de la croix d’Agadez ne se limite plus au monde touareg ni aux pays sahélo-sahariens, mais s’étend à la planète tout entière. Seligman, lors d’une recherche conduite en mai 2004 sur Internet a pu répertorier plus d’une centaine de sites – touareg et non-touareg – mettant en vente des modèles de la croix d’Agadez [Loughran, Seligman, 2006, p. 261]. Comment la croix d’Agadez a-t-elle pu devenir aussi populaire de par le monde ? C’est ce dont je vais tenter à présent de rendre compte.

Les militaires français et la croix d’Agadez

19Les militaires français qui ont fait partie des premiers Occidentaux en contact durable avec le monde touareg ont aussi été les premiers à s’approprier la croix d’Agadez. Elle fut utilisée sur nombre d’insignes militaires des troupes sahariennes qui étaient réalisés en France par des fabricants d’insignes homologués comme Drago. Il est à noter que la réflexion qui va suivre ne prétend nullement être une étude approfondie de l’utilisation de la croix d’Agadez par l’armée française, mais elle a pour vocation de poser l’hypothèse : du rôle des militaires français dans la popularisation de la Toneghelt en dehors du monde Touareg. Entre août et novembre 2013, j’ai pu répertorier une bonne trentaine d’insignes militaires utilisant la croix d’Agadez, dont plus d’une vingtaine en lien avec les unités sahariennes de l’armée française d’Afrique et en particulier celle de l’Afrique du Nord.

20C’est à la veille des indépendances que la croix d’Agadez semble avoir été adoptée de manière croissante sur les insignes militaires des unités sahariennes. Ce serait à cette époque que la Compagnie Méhariste de Tidikelt-Hoggar, basée à Tamanrasset, adopta comme base de son insigne la croix d’Agadez [Loughan, Seligman, 2006, p. 259], de même concernant certains insignes des compagnies de transport et du matériel, par exemple l’insigne non homologué de la 1re Compagnie saharienne de transport (1947-1952) celui de la 11e Compagnie saharienne du matériel, homologué G 1484 en 1957. À partir de 1961 furent créées cinq Compagnies sahariennes portées de la Légion étrangère (CSPL) qui utilisèrent le motif de la Teneghelt comme base aux insignes de la 2e, 4e, et 5e CSPL.

21On peut supposer que le choix de la croix d’Agadez par les militaires français au détriment des autres bijoux touaregs, ait été guidé par la mise en avant de cette parure par les premiers auteurs européens à avoir écrit sur les Touaregs. La Teneghelt a été décrite pour la première fois dans l’ouvrage D’Alger au Congo par le Tchad [1902] de l’explorateur français Fernand Fourreau dans lequel il décrit son périple à travers le Sahara au sein de la mission Fourreau-Lamy. La croix d’Agadez a ensuite suscité un intérêt croissant parmi les Européens qui se sont intéressés aux Touareg avec, pour commencer, le géologue français René Chudeau [1909], suivi du géographe anglais Francis Renell Rodd [1926], puis de l’ethnologue français Fr. De Zeltner [1931] et de l’archéologue anglais Anthony John Arkell [1935 a ; 1935 b ; 1939]. Durant les années 1930-1940, la collecte de ce type de croix augmente de manière remarquable : sur les vingt-deux croix d’Agadez que j’ai pu répertorier au musée du quai Branly, vingt ont été collectées aux alentours de cette époque. Puis, dans les années 1950, elle fait l’objet de plusieurs études scientifiques [Dudot, 1955 ; de la Roche, 1955 ; Urvoy, 1955 ; Mauny, 1954]. On peut ainsi supposer que ces divers écrits à propos de la croix d’Agadez considérés comme éminemment techniques ou scientifiques par le grand public ont fait de ce bijou un « authentique » objet touareg aux yeux des soldats français qui l’auraient choisi comme symbole des territoires sahariens, ce symbole se serait ensuite diffusé au sein des institutions internationales. La croix d’Agadez a, par exemple, été utilisée dans les années 1990 par les Nations Unies pour orner l’insigne militaire des observateurs de la Minurso (Mission des Nations Unies pour le référendum au Sahara occidental) [Loughren, Seligman, 2006, p. 259]. En choisissant, la croix d’Agadez comme symbole des compagnies sahariennes, les militaires français ont, semble-t-il, participé à la populariser comme symbole du monde saharien et de ses habitants.

22À en croire le nom donné aux insignes militaires français en forme de croix d’Agadez et présentés sur les sites Internet, le motif de la Teneghelt était plus connu au sein des compagnies sahariennes sous le nom de « croix du Sud ». Cela peut s’expliquer par le fait qu’en Algérie où étaient basées la plupart de ces unités militaires, elle est considérée comme ayant un lien avec la constellation du même nom (aussi appelée la « boîte à bijoux »). Ce nom pourrait aussi faire référence à l’origine géographique de ce bijou issu de l’Aïr, massif situé au sud du Maghreb. De nos jours, la Teneghelt continue d’être appelée « croix du Sud » dans les différents pays du Maghreb, et notamment au Maroc, où les commerçants d’objets touristiques et les artisans tentent de la reprendre à leur compte en expliquant que cette constellation sert aux Berbères pour se diriger dans le désert, sans préciser qu’en réalité, ils en utilisent de nombreuses autres pour leurs déplacements de nuit. Cette évocation symbolique de la croix d’Agadez n’est pas sans rappeler celle se référant aux « quatre directions du monde », et racontée cette fois au Niger (voir supra). Il est tout à fait possible que, dans les deux cas, ces histoires racontées localement cherchaient en réalité à répondre aux attentes des interlocuteurs occidentaux (touristes ou autres). Elles seraient, en d’autres termes, des évocations d’un imaginaire touristique du monde saharien. Dans ces deux mythes, on retrouve, en effet, tout ce que l’univers saharien a de plus typique, voire « stéréotypique » : les étoiles qui orientent l’infatigable Touareg/Berbère dans le désert, les troupeaux, qui figurent parmi les biens les plus précieux pour les Touareg/Berbères ; et l’eau, si rare dans les étendues désertiques du Sahara. Si au Maroc, la Teneghelt est utilisée comme symbole des Berbères, au Niger elle symbolise les Touareg et la ville d’Agadez, présentée comme la cité aux portes du désert. L’attrait qu’exerce la croix d’Agadez sur les Occidentaux d’aujourd’hui s’explique par le fait qu’elle est devenue, par sa récupération par l’armée française, le symbole de l’univers saharien.

Les Inaden Kel Aïr dans la mondialisation

23Si le rôle de l’armée française a eu un impact non négligeable sur la renommée internationale de la Teneghelt, celui des forgerons touareg, et en particulier ceux issus de la confédération des Kel Aïr, est également à souligner.

24Il convient de rendre compte du contexte socio-économique dans lequel la bijouterie touareg a évolué depuis la période coloniale, en particulier chez les Kel Aïr. Les informations présentées ici s’appuient sur des données récoltées lors de ma recherche de terrain de doctorat, basée principalement sur des interviews informelles d’Inaden Kel Aïr que j’ai pu côtoyer, grâce à l’aide précieuse d’un forgeron de Teghazer, El Haji Agack. Ces informations orales ont été complétées et replacées dans leur contexte à l’aide de données écrites trouvées dans des documents de l’époque coloniale et conservées aux Archives du Niger et dans des écrits scientifiques, en particulier ceux de Seligman [2006] et de Grégoire [1999].

25Dans les années 1930, les Inaden de l’Aïr, dont les nobles maîtres affaiblis par la pression du pouvoir colonial ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins, commencèrent à migrer en ville notamment à Agadez [Boucksom, 2015 a]. Cet exode rural s’accrut entre les années 1970 et 1980 à la suite des famines et des sécheresses à répétition. Mais, alors que leur ancien maître survivait difficilement grâce à l’aide humanitaire, les forgerons des villes profitèrent des retombées économiques de l’afflux d’expatriés venus travailler dans les organisations humanitaires, en réalisant des commandes pour eux. De plus, d’autres étrangers se mêlèrent à cette clientèle : les touristes venus en voiture par l’Algérie et ceux des agences de voyages, puis à partir de 1983 ceux participant au Rallye Paris-Dakar qui jusqu’en 1991, s’arrêtèrent chaque année à Agadez [Grégoire, 1999]. À partir de là, les forgerons Kel Aïr comprirent qu’ils ne pouvaient plus fonctionner uniquement selon le système des commandes. Aussi constituèrent-ils des stocks pour répondre à la demande des touristes qu’il fallait satisfaire rapidement, car leur séjour au Niger était de courte durée [Boucksom, 2015 a].

26Si dans les années 1960-1970, les forgerons Kel Aïr commercialisaient leurs productions essentiellement dans les villes du Niger fréquentées par les Occidentaux (Niamey, Agadez et Arlit), à partir des années 1980, ils ouvrirent l’aire de diffusion de leurs produits à l’Afrique de l’Ouest et au Maghreb en participant, et souvent avec succès, à divers salons internationaux (salon international de l’artisanat de Ouagadougou) ou foires commerciales (Alger, Accra, Dakar, Cotonou, Abidjan, etc.). Ils commencèrent ainsi à assurer la promotion de leurs produits dans différentes capitales africaines [Grégoire, 1999]. Puis, pendant la première rébellion touareg au Niger au début des années 1990, un petit groupe d’Inaden Kel Aïr qui cherchait à transférer ses activités à Niamey pour pallier la désertion des touristes au nord du Niger s’installa dans le secteur du Château I. Ce quartier de la capitale nigérienne a toujours été un quartier résidentiel qui a d’abord accueilli les colons français, puis à partir des années 1960, des expatriés de diverses origines. Leur nombre croissant attira dans les années 1980 quelques antiquaires et artisans, puis les forgerons touareg de la région d’Agadez qui tissèrent rapidement des liens avec les Occidentaux habitant ou venant visiter le quartier [Boucksom, 2015 a]. Vers le milieu des années 1990, le nombre de forgerons se multiplia, ce qui entraîna une surproduction locale de bijoux et une saturation du marché. À ce moment-là, les forgerons issus de la première vague commencèrent à voyager en Europe occidentale, puis en Amérique du Nord pour écouler une partie de leur production, car ils purent profiter des liens privilégiés qu’ils avaient établis avec les Occidentaux et de l’épargne qu’ils avaient pu se constituer au fil des années [Grégoire, 1999]. Ils furent imités dans les années 2000 par les Inaden du Château I issus de la deuxième vague qui participèrent, eux aussi, à faire connaître les produits artisanaux touareg et leurs savoir-faire aux habitants d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, et non plus uniquement aux touristes venus visiter le Niger [Boucksom, 2015a].

27Dans ce contexte, les savoir-faire des Inaden ont pu être sauvegardés tout en se diversifiant. C’est ainsi que les deux principales techniques de l’art de la forge touareg (martelage et cire perdue) sont toujours pratiquées, alors que parallèlement de nouvelles techniques sont apparues (le filigrane et l’incrustation de pierre et de bois noir) [Boucksom, 2015 a]. De même, et bien que les décorations gravées ou poinçonnées soient aujourd’hui utilisées plus pour leur aspect stylistique que pour leur sens historique et symbolique, elles continuent d’être présentes dans l’ensemble de la bijouterie, lui conférant d’ailleurs son cachet touareg [Seligman, 2006, p. 221-222]. En outre, une grande quantité de nouvelles formes a vu le jour au sein de la bijouterie touareg, comme la série des « médaillons agates » inspirés de parures asiatiques [Boucksom, 2016, p. 163] pendant que d’autres comme la croix d’Agadez (et les autres croix) conservaient leur forme et leur technique de fabrication originelle. Dans ce cas, c’est le mode d’utilisation qui s’est transformé : si au départ la croix d’Agadez était portée par les femmes touareg en clé de voile, en pendentif, en pendant d’oreille ou accrochée à la coiffure, elle est aujourd’hui réalisée principalement pour des non-touareg toujours comme pendentif, mais aussi sous forme de petites boucles d’oreilles, de porte-clés, de décapsuleurs, ou encore de broches, de barrettes à cheveux, de bagues ou de bracelets [Boucksom, 2015 b, p. 91].

28En adaptant une bonne partie de leur production à la demande de leurs clients occidentaux, les forgerons Kel Aïr ont été les principaux acteurs dans la reconnaissance de leur savoir-faire de par le monde. Par ce biais, ils ont largement participé à populariser la croix d’Agadez ainsi que ces sœurs en leur conférant un statut privilégié d’émissaires visuels du monde touareg.

Les croix du Niger, émissaires visuels du monde touareg

Les transformations symboliques des croix du Niger

29Si les changements stylistiques et techniques des croix touareg ont été faibles, il n’en va pas de même en ce qui concerne leurs transformations symboliques. En effet, les croix les plus anciennes comme le Tanfouk n’azraf (croix d’In Gall), le Tenalit (croix de Zinder), le Tariselt (croix d’Iférouane) ou encore le Zakkat (croix de Timia) ont changé de nom pour être communément appelées « croix ». Ce mot est d’ailleurs passé dans le langage courant des Inaden en référence à un terme technique (« crwa », au pluriel « crwatän »), et au détriment du terme « Tanayilt » évoqué en amont. D’autre part, elles ont acquis un nouveau nom propre les liant à une localité du Niger, de même que les cinq autres « croix » citées par Dudot, à savoir : celle dite de l’Aïr, qui était appelée dans les années 1950 croix de « Piproun » (noté ainsi par Jean Gabus, mais il est plus probable qu’il s’agisse de « Firhoun ») en référence à un ancien chef Ioullemeden de Menaka ; l’actuelle croix d’« In Abangaret » était connue comme la croix « Tagarei-Garei », nom d’une tribu maraboutique de la région d’Abalak ; celle de « Bilma » était appelée « Koufan Galabi » en référence à un village en ruine (Koufan veut dire « ruine » en haoussa) ; celle de « Crip-Crip » était la croix de « Koufan Tagwan » également nom d’un village détruit ; et celle de « Madaoua » était la croix de « Samia », mot haoussa qui signifie « Tamarinier » [Gabus, 1982, p. 441]. Selon Gabus, « ces rappels par le nom de petits événements locaux, d’un chef de tribu, d’une fraction, d’un site, restent dans la tradition de la toponymie saharienne » [1984, p. 441-442]. Quoi qu’il en soit, ces cinq croix ont acquis au fil du temps une nouvelle symbolique (toponymique) en matérialisant un (autre) lieu du Niger [5].

30La croix d’Agadez a suivi une évolution symbolique du même ordre, mais plus complexe : de bijou appelé Teneghelt, elle est devenue « croix » alors assimilée à la ville d’Agadez, et ce, probablement au moment où les écrits scientifiques se multipliaient à son sujet. Ainsi, c’est dans les années 1950 que le terme « croix d’Agadez » semble être apparu dans les ouvrages [Dudot, 1955 ; Mauny, 1954 ; de la Roche, 1955 ; You, 1955], alors que dans les écrits antérieurs on parle de Teneghelt (écrit avec différentes orthographes). Parallèlement à ce nouveau statut allégorique évoquant la ville aux portes du désert, elle a acquis une symbolique qui transcende la société touareg, pour devenir un symbole mondial du monde saharien. En tant que bijou touareg le plus connu au monde, son nouveau caractère symbolique saharien a été renforcé par la création de légendes telles que celle des « quatre directions » évoquée plus haut. D’autre part, et par un « effet boomerang » du mythe mis en place en Occident, les forgerons Kel Aïr se sont servis de son aura pour en faire leur principal émissaire visuel.

31Parallèlement, et cette fois par un « effet miroir » du mythe, la croix d’Agadez est devenue un symbole de l’identité nationale nigérienne. Comme le soulignent Loughran et Seligman, le gouvernement de la République du Niger utilise la croix d’Agadez comme pièce maîtresse sur la décoration de l’Ordre national du Niger et sur l’Ordre des palmes académiques. La croix apparaît aussi sur la couverture de l’annuaire téléphonique de la République du Niger de 1989, en tant qu’insigne des projets du gouvernement, sur les timbres-poste et sur les monnaies [2006, p. 259]. Dans ce cas de figure, la croix d’Agadez est érigée par le gouvernement nigérien non plus comme symbole spécifiquement touareg, mais comme celui de la nation tout entière. De plus, cette récupération de la Teneghelt par les pouvoirs et institutions publiques du Niger peut aussi être considérée comme une forme de reconnaissance nationale des savoir-faire touareg, participant là aussi à leur sauvegarde.

Le tableau des vingt et une croix du Niger

32Aujourd’hui, les vingt et une croix les plus anciennes – dont la croix d’Agadez – constituent ce que les Nigériens appellent les « croix du Niger » ; elles sont souvent disposées par les Inaden dans des tableaux vitrés dont le cadre est recouvert de cuir, afin de matérialiser cet ensemble qui serait né dans les années 1960-1970 au sein du musée national du Niger (figure 2). En effet, si l’on se réfère au témoignage de feu Mohamed Agack, ancien président de la coopérative du centre artisanal du musée national du Niger, on apprend qu’un groupe de travail composé d’un ingénieur français, d’un avocat, et du premier directeur du musée s’était constitué pour collecter des modèles de bijoux touareg en provenance du nord du Niger ; « c’est l’ingénieur français qui était dans la région d’Agadez, qui cherchait les modèles et qui a envoyé vingt et un modèles au musée » [Bondaz, 2009, p. 378].

33Sachant que Mohamed Agack est un forgeron né dans les années 1930 à Agadez-ville, et qu’il est arrivé en 1963 au centre artisanal du musée, soit un an après sa création [interview de Mohamed Agack par Saley, 1984 et par Boucksom, 2009] on peut supposer que son témoignage est assez fiable. D’autre part, on sait que le premier directeur du musée national du Niger, Pablo Toucet (1959-1974) a eu un rôle non négligeable dans l’importation de nouvelles techniques artisanales au Niger, ainsi que dans l’introduction de nouveaux thèmes, comme la série des bustes de femmes des quatre principales « ethnies » du Niger. Il est donc concevable que l’initiative de constituer un tableau de vingt et une croix touareg, et donc la systématisation de leur affiliation régionale actuelle, soit liée à l’influence dans les années 1960-1970 de cet expatrié français. En tant que directeur du musée national du Niger, l’un des objectifs de Pablo Toucet était d’appuyer les artisans du musée dans la création d’objets représentatifs de la jeune nation nigérienne, et attractifs pour la clientèle du centre artisanal qui était (et, est toujours) principalement occidentale [Boucksom, 2016, p. 168-170].

34Les Inaden du musée (puis d’autres à leur suite) issus pour la majorité d’entre eux du groupe touareg des Ioullemeden [interview de Déré Bermo, 2016 ; Saley, 1984, p. 61] auraient alors reproduit en quantité cette collection de croix du nord du Niger pour leurs clients occidentaux et, par là même, auraient contribué à sa mise en tourisme, comme ils l’ont fait dans les années 1970 avec certains pendentifs portés par les Ioullemeden Kel Attaram de la région de Tillabéry (sud du Niger) dont ils firent des reproductions améliorées [Boucksom, 2015 a].

35Bien que la croix d’Agadez soit de plus en plus reproduite ailleurs par des non-touareg dans le cadre de la mondialisation où les formes sont amenées à voyager de manière exponentielle, elle reste pourtant, de même que ces vingt et une sœurs, une ressource identitaire, économique et touristique majeure pour la société touareg d’aujourd’hui, grâce à un processus complexe qui l’a fait passer « de produit d’une documentation réifiée à un élément recréé par les groupes mêmes » [Bortolotto, 2011, p. 7]. La croix d’Agadez est ainsi devenue à partir de la période coloniale le produit d’une discipline et d’une démarche scientifique qui l’a élevée au rang de symbole touareg par excellence. Ce produit scientifiquement construit a ensuite été réutilisé par le monde militaire occidental qui en a fait un symbole de l’univers saharien aux yeux du monde. Dans les années 1960-1970, vingt autres bijoux touareg ayant en commun leur technique de fabrication et une certaine ressemblance formelle avec la Teneghelt ont été hissés au statut de symbole de la nation nigérienne dans le cadre d’une mise en tourisme menée au sein du musée national du Niger par différents acteurs : locaux et étrangers. Ces imaginaires ont parallèlement fait l’objet d’une réinvention par les Inaden du musée (Ioullemeden) et du Château I (Kel Aïr) qui ont fait de ces vingt et une croix des émissaires visuels du patrimoine culturel matériel et immatériel touareg et plus largement nigérien. On peut donc conclure que la croix d’Agadez et ses sœurs, dont l’apparence et les techniques de fabrication n’ont que peu ou pas changé depuis plusieurs décennies, possèdent en revanche de multiples identités, elles-mêmes en perpétuelle mutation. Ces multiples facettes mouvantes reflètent en définitive une « construction d’images (artisanale ?) de soi et des autres » [Bondaz, 2009, p. 386].

Notes

  • [1]
    Internet regorge de photos et de dessins de ces vingt-deux croix. Il est ainsi très facile d’en avoir des illustrations de bonne qualité.
  • [2]
    Concernant les six croix restantes (Abalak, Bagzan, In Wagar, Taghmert, Thimoumoumene, Tilya), je n’ai pu trouver d’informations chronologiques à leur sujet.
  • [3]
    Les Kanouri vivent à l’est du Niger.
  • [4]
    Il s’agit d’une croix chrétienne qui appartient à la série des cinq croix provençales qui se sont répandues en Europe comme bijoux à partir du xviie siècle et qui est par la suite devenue – comme les croix du Niger – des symboles territoriaux.
  • [5]
    Concernant les onze autres croix (Abalak, Bagzan, In Waga, Karaga, Tagmert, Bartchakea, Tchimoumenene, Takadenda, In Abangaret, Tchintabaraden, Tilya), je n’ai pu trouver d’informations attestant d’une variation de leurs noms propres.
Français

Résumé

La récupération de motifs iconographiques locaux par des acteurs étrangers a contribué à populariser les vingt et une « croix » du Niger en particulier la croix d’Agadez auprès d’un public occidental (et de nos jours bien au-delà puisqu’elles sont reproduites jusqu’à Bali en Indonésie). Les forgerons touareg du Niger se sont également adaptés à cet intérêt nouveau, avec les résultats que des bijoux qui devraient être assez banals au sein de la population touareg soient devenus des emblèmes du monde saharien, et plus largement du Niger. Derrière ces changements de statut des « croix » du Niger émergent les bouleversements socioculturels qu’a subis la société touareg, et les sociétés africaines dans leur ensemble dans le cadre de la colonisation, puis de la mondialisation.

Mots-clés

  • croix
  • Touareg
  • forgerons
  • mondialisation
  • militaire
  • musée
  • Agadez
  • Sahara
  • Occident
  • Niger
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Audrey Boucksom
Chercheuse indépendante, docteure en histoire de l’art, université de Paris I.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/06/2019
https://doi.org/10.3917/autr.083.0073
Pour citer cet article
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