CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le dossier proposé dans ce numéro a pour objectif d’analyser les processus d’intégration des savoirs autochtones dans les projets de développement durable. Ce questionnement s’est imposé au cours des travaux menés dans le cadre du projet Bekonal (Building and exchanging « knowledges » on natural resources in Latina America) [2]. Il est donc important de rappeler ici les grandes lignes de ce projet.

2Alors que l’on se trouvait dans un contexte de mise en place de nouvelles institutions et de normes environnementales dans la plupart des pays d’Amérique latine, l’objectif de Bekonal était de comprendre les interactions entre les différents types de savoirs et leur légitimation politique dans les processus de prise de décision sur la protection et la conservation de l’environnement. Bekonal a dû, pour cela, identifier et caractériser les dynamiques de construction des savoirs (du point de vue de leurs représentations, perceptions, pratiques, usages et normes) principalement chez deux groupes d’acteurs – « paysans et autochtones » et « scientifiques et techniciens » – à partir de leurs usages symboliques et matériels de l’environnement depuis les années 1970. Ce travail a été possible grâce à l’appui d’une équipe pluridisciplinaire (sociologues, historiens, anthropologues, biologistes, ethnobotanistes, bibliomètres) et au partenariat avec plusieurs institutions d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Équateur et Mexique) et d’Europe (Espagne, Norvège, Pays-Bas). Nous avons pu ainsi construire un dialogue à la fois entre ces différentes disciplines et entre l’Amérique latine et l’Europe autour du triptyque nature/savoirs/société. D’une part, un travail sur le terrain a été mené avec plusieurs études de cas portant sur la production agricole et l’usage des plantes médicinales au Brésil et au Mexique. D’autre part, une recherche bibliométrique – à partir de deux bases de données internationales, le Web of Sciences (Sciences Citation index), et Redalyc, qui porte sur toute l’Amérique latine – a permis de renseigner l’évolution des débats académiques sur les questions abordées par le consortium à partir des mots-clés « environnement », « savoirs autochtones/locaux/traditionnels », et « gouvernance ».

3Un des résultats marquants de ce projet est le décalage observé entre les dynamiques des savoirs autochtones et des paysans, celles des savoirs scientifiques, et les débats in situ sur l’environnement dans les deux pays étudiés, le Brésil et le Mexique ; nous avons pu en souligner à la fois l’existence de formes d’hybridation, d’échange et de traduction entre savoirs scientifiques et savoirs autochtones et paysans sur le terrain et l’absence de dialogue entre savoirs autochtones et paysans/savoirs traditionnels et savoirs scientifiques. Il semble que si les questions d’identité et de pauvreté ont marqué les mobilisations pour la défense de l’environnement et ont ouvert les débats sociétaux et politiques sur le développement durable et les spécificités de la question environnementale en Amérique latine, la question de la pluralité des savoirs n’a pas retenu l’attention du monde académique  [3].

4Ce dossier souhaite donner plus de place à ces débats à partir de la question des rapports entre savoirs autochtones et développement durable.

5Si l’article 8J de la Convention et l’Unesco donne une définition des savoirs autochtones, il reste que toute entreprise scientifique qui aborde les savoirs autochtones, ces « savoirs autres » – comme les a définis Manuela Da Cuhna dans sa leçon inaugurale de la Chaire Pauvreté au collège de France en 2012 – passe par une remise en cause de notre vision du monde [Carneiro Da Cunha, 2012]. Cette remise en cause nous pousse à aller chercher les traces, les zones d’ombre, les faces cachées de ce que nous avons mis en lumière, en particulier par les travaux académiques. Ce cheminement passe d’abord par un rappel du contexte qui a fait émerger la question de la contribution des savoirs autochtones au développement durable. À ce rappel, je joindrai quelques éléments permettant de comprendre comment, par ailleurs, les savoirs autochtones sont devenus un objet d’étude pour les sciences humaines et sociales. Je formulerai ainsi l’apport heuristique du croisement entre « savoirs », « savoirs autochtones » et « développement durable » [4]. Enfin, je présenterai quelques clés de positionnement théorique pour la lecture de ce dossier, avant de présenter les mises en situation des savoirs autochtones analysées par les contributeurs. L’expression renvoie ici aux moments et aux lieux choisis par les contributeurs pour observer les dynamiques de construction des savoirs autochtones en rapport avec d’autres savoirs et leurs effets sur les capacités d’agir des acteurs, la construction de nouvelles normes et plus généralement, de configurations sociales nouvelles. Trois mises en situation des savoirs autochtones ont été privilégiées par les contributeurs : 1) les constructions du monde ; 2) les requalifications par les savoirs experts ; 3) les relocalisations des savoirs experts. Ces mises en situation permettent de comprendre en sciences humaines et sociales comment la question de la pluralité des savoirs est abordée. Ainsi, les contributions ne seront pas présentées de façon linéaire, mais en spirale.

Les savoirs autochtones entre levier du développement durable, émancipation des marges et savoirs-mondes

6Depuis plus de vingt-cinq ans, de nombreux accords internationaux, conventions (article 8j de la Convention sur la biodiversité, 1992), protocoles internationaux (Protocole de Nagoya, 2010), sommets sur la sécurité alimentaire (Forum alimentaire mondial, 1996 ; Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale), déclaration sur la médecine (Stratégie de l’Organisation mondiale de la santé pour la médecine traditionnelle, 2002 et 2014), le patrimoine (Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, 2003), les droits des peuples autochtones (Déclaration sur les droits des peuples autochtones de l’ONU, 2007), définissent et positionnent les savoirs autochtones comme éléments clés pour le développement durable. Il ressort de ces accords que les savoirs autochtones sont convoqués comme leviers pour sauver la planète de la famine, de la pollution et affronter les changements climatiques. Dans ce contexte, les pays dits de mégadiversité – dont la plupart sont des pays en développement ou émergents, qui avaient jusqu’alors placé la question du transfert technologique au centre de leur politique de développement – ont commencé à requalifier un certain nombre de pratiques traditionnelles d’accès aux ressources naturelles, en particulier dans les domaines de l’alimentation, de la santé, de l’habitat et de l’environnement, alors que celles-ci avaient été exclues des grands projets modernisateurs du xxe siècle. Dans ces pays où de larges couches de la population n’ont jamais eu accès « aux bienfaits du progrès » que ces projets étaient censés leur apporter, et pour lesquelles l’environnement reste le pourvoyeur principal des nécessités de la vie quotidienne, on assiste à des processus multiples et variés d’intégration des savoirs locaux dans les programmes de développement durable. Ces programmes, basés sur l’extrativisme agricole et minier et la construction de monopoles industriels, touchent non seulement le domaine agricole et celui de l’élevage extensif, mais aussi le secteur de l’énergie, des médicaments et plus généralement, les biens de consommation divers. La mise en place de ces programmes a lieu dans un contexte de mondialisation des échanges toujours plus inégaux (asymétriques et polarisés par les pays riches) [Martinez Alier, 2005].

7Depuis la fin des années 1990, les échanges inégaux sont dénoncés par des mouvements alternatifs ou altermondialistes, pour lesquels le Forum social mondial de Porto Allegre en 2001 et le Forum des peuples rassemblé lors de la négociation de l’Accord pour le climat à Paris en 2015 ont représenté des temps forts. Ils ont attiré l’attention sur l’insuffisance de protection des savoirs des peuples autochtones et paysans par les organismes intergouvernementaux et les gouvernements nationaux et ses conséquences, à savoir un accroissement de l’exode rural, des migrations et même des famines dans les pays pourtant les plus riches en diversité biologique. Sur le terrain, ces groupes alternatifs sont constitués d’une diversité d’acteurs : mouvements sociaux et associations d’usagers, consommateurs, porteurs de projets basés sur les savoirs autochtones, traditionnels, ancestraux. On peut citer à cet égard le mouvement transnational Via Campesina qui lutte contre l’extension rapide de l’agriculture intensive, souvent associée à la monoculture d’organismes génétiquement modifiés et à l’élevage extensif ; contre les biocarburants, l’accaparement des terres et des ressources végétales (notamment les essences forestières et plantes médicinales), l’extraction minière, la standardisation des pharmacopées et des pratiques alimentaires locales, du fait de l’industrie agroalimentaire. Formés sur la base d’ancrages locaux et en lien avec des réseaux transnationaux – Forum social mondial, Forum tiers-monde, ATTAC –, ces groupes opposent des résistances à la mise en économie des savoirs traditionnels, autochtones, locaux et paysans, et proposent des réponses volontaristes pour préserver ces savoirs comme biens communs capables d’assurer la sécurité alimentaire, la santé et le bien-être (buen vivir) du plus grand nombre. Ces résistances sont un véritable défi politique, mais aussi épistémique : revendiquant une place pour les savoirs autochtones et paysans dans les réseaux des savoirs sur le monde, ils constituent un véritable défi à l’exclusive légitimité dont s’étaient emparés les savoirs scientifiques conventionnels. Ceux-ci sont de plus en plus considérés comme étrangers, soupçonnés d’avoir été importés de force, et pas plus experts qu’un savoir local implanté de longue date.

8Pour comprendre ce défi, il est nécessaire de rappeler que la question de la définition des savoirs autochtones reste historiquement liée à celle de leurs relations aux savoirs scientifiques et techniques, tant par le fait que ces derniers se sont construits en opposant leur universalité à tout autre type de savoirs, que parce qu’ils sont à l’origine de la manière dont sont perçus tous ces autres types de savoirs, dont les savoirs autochtones. Cependant, depuis la Déclaration de 2007, le qualificatif « autochtone » confère aux droits des peuples une reconnaissance juridique spécifique qui peut se traduire en termes économiques et politiques. Sur le terrain, l’expression « savoirs autochtones » demeure interchangeable avec les expressions « savoirs locaux », « savoirs traditionnels », « savoirs ancestraux », voire « savoirs paysans » [5]. Ce pluralisme des termes, plutôt que de souligner la diversité des savoirs et donc la richesse de leurs apports épistémiques, les réduit aux liens particuliers qu’ils entretiennent avec un contexte social, une culture, un espace et une époque donnée, et auxquels ils restent rattachés de façon permanente. Ces savoirs sont ainsi définis par leurs dimensions : locale, par opposition aux savoirs scientifiques et techniques considérés comme universels ; ancestrale, pour montrer leurs liens au passé, par opposition aux savoirs scientifiques ancrés dans la modernité ; traditionnelle, soulignant leur ancrage à des cultures restées en dehors des projets de modernisation des sociétés du xxe siècle. Cette polyphonie de termes interchangeables ne les ouvre pas sur la pluralité, mais les réduit à une reconnaissance en tant qu’expériences vécues des populations dans leurs usages des ressources naturelles. Tous ces savoirs resteraient donc, contrairement aux savoirs scientifiques, intrinsèquement liés à des expériences non extrapolables et ne pourraient jouer un rôle dans le progrès des sociétés qu’une fois requalifiés et légitimés par les savoirs experts. C’est cet état de fait qui provoque à la fois des luttes et des négociations dans des affaires de justice, d’ordre aussi bien politique, qu’économique, social ou épistémique, impliquant des acteurs aux visions du monde et aux pratiques variées.

9Ainsi l’intégration des savoirs autochtones aux objectifs du développement durable (ODD, 2015) s’inscrit aujourd’hui dans des processus de reconnaissance de ces « savoirs autres ». Cela passe par leur circulation dans de nouveaux dispositifs, l’émergence de nouveaux acteurs et leur traduction en outil opératoire mis en œuvre dans l’action courante, en véritable levier politique mobilisateur, en argument juridique pour la défense de communautés opprimées ou marginales, lors de demandes de la justice saisie par les peuples autochtones et les associations paysannes et ceux qui les représentent ; en une niche d’opportunité pour le marché, mais aussi en un thème de recherche particulièrement mobilisateur pour les communautés scientifiques. Les savoirs autochtones sont accaparés par des réseaux d’acteurs interdépendants et sont pris dans des dynamiques de recomposition permanente et concurrente des savoirs. Ils sont reconfigurés par les jeux des acteurs et par la construction de nouvelles normes, qui vont du protectionnisme (conservation) du patrimoine naturel, à l’usage rationnel et équilibré des ressources, entre performance technique et diminution de la pression sur les écosystèmes fragiles.

Anthropologie, études sociales des sciences et études du développement

10En sciences humaines et sociales, traiter des rapports entre savoirs autochtones et développement durable amène à mettre en regard des domaines de recherche, des méthodologies et des objets qui sont rarement croisés  [6]. En effet, en questionnant la manière dont sont mobilisés les savoirs autochtones dans les projets de développement durable, nous entrons dans un débat plus général sur les savoirs. La question des savoirs autochtones et la question du développement se divisent en deux grands domaines de recherche. Les savoirs autochtones ont relevé longtemps du domaine de l’anthropologie, autour de la question de l’altérité. Les chercheurs de ce domaine ont interrogé la question de l’identité à travers les pratiques sociales et culturelles et à partir de l’observation locale des acteurs. Plus spécifiquement, l’anthropologie de la nature a montré que le dualisme entre nature et culture relevait d’une distinction essentiellement occidentale et moderne, s’appliquant difficilement aux populations locales. De leur côté, les études sociales des sciences ont importé les méthodes ethnographiques dans les laboratoires pour analyser la dépendance de la production scientifique au contexte social de production. On a ainsi pu montrer que le dualisme était très prégnant dans les représentations entre des savoirs objectivant et naturalisant, d’une part, et une politique subjective et sociale, d’autre part. Cependant, chacun de ces domaines d’étude a construit ses propres lieux de savoirs sans avoir à créer jusqu’à aujourd’hui un véritable dialogue avec les autres savoirs. Par ailleurs, les études sur le développement, principalement basées à l’origine sur l’économie, les sciences politiques, des disciplines connexes comme l’agronomie, la sociologie, ainsi que des thématiques ciblées, telles que la santé publique, l’agriculture, l’éducation et plus récemment les sciences de l’environnement, ont offert des possibilités de croisements féconds. C’est en particulier le cas de l’anthropologie du développement qui a ouvert durant les années 1990, avec les travaux de l’APAD (l’Association pour l’anthropologie du changement social et du développement) et du LASDEL (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local), le champ de l’anthropologie à la question des interactions entre développeurs et développés, grâce à l’analyse des jeux des acteurs. Cependant, l’anthropologie du développement ne s’est intéressée ni aux structures ni aux savoirs [7].

11Ce dossier est précisément centré sur les mises en relation des savoirs autochtones avec les projets de développement durable, les circulations, pour ce qui est des acteurs et des dispositifs institutionnels et les différentes situations de savoirs qu’elles produisent comme moments et espaces de reconfigurations sociales et d’imaginaires collectifs. Les auteurs de ce numéro ont répondu à cet appel en analysant des études de cas comme mises en situation des savoirs autochtones – leur dynamique historique, leur encadrement juridique, leur lien avec des projets de développement, leur traduction par les experts et les scientifiques, la manière dont les populations autochtones relocalisent les savoirs experts – pour comprendre comment les savoirs autochtones se composent et se recomposent, en les situant par rapport aux opérations de développement durable.

12Cependant, ce dossier ne pourra atteindre son objectif que s’il est considéré dans son ensemble : chacune des contributions décrit la méthodologie proposée et apporte, de façon approfondie, un éclairage particulier sur une étude de cas, avec la volonté d’une argumentation de portée plus générale.

13On remarquera que les auteurs s’appuient sur une connaissance de terrain longue, basée, dans la grande majorité des cas, sur des recherches collaboratives. Soit plusieurs chercheurs de disciplines différentes ont été impliqués dans l’étude de cas qui a donné lieu à une contribution ici, soit le contributeur a participé à plusieurs projets collaboratifs pluri – voire trans – disciplinaires, ce qui lui a permis de positionner son étude au regard d’un collectif. Cette vision plurielle a été bénéfique pour comprendre les rapports entre savoirs traditionnels et développement durable, du fait de :

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  • – la multidisciplinarité (sociologie, anthropologie, histoire, géographie, économie, avec des croisements dans les sciences de la nature, puisque les sciences agronomiques et les sciences environnementales, en particulier, ont aussi été associées) ;
  • – l’intervention de multiples acteurs (populations paysannes, populations autochtones, acteurs de développement, scientifiques, agents gouvernementaux) ;
  • – la multiscalarité (local, régional, national, international), montrant ainsi comment circulent et s’échangent les savoirs entre les organismes internationaux (Unesco), États (assemblées constituantes, politiques agricoles, ministères de l’Agriculture, de l’Environnement), experts et acteurs locaux, même si un acteur, une institution, un lieu ont été parfois privilégiés par la méthodologie proposée.

15Comme annoncé, je proposerai ici une lecture du dossier, non pas par regroupement des articles selon leurs thématiques ou les objets abordés, mais en m’arrêtant sur trois mises en situation des savoirs autochtones observées par les contributeurs quand ils sont embarqués dans des projets de développement durable.

Des savoirs autochtones qui produisent régulent et construisent le monde

16Cette première mise en situation est peut-être celle qui a fait l’objet des travaux de recherche les plus nombreux dans le domaine de l’anthropologie. La perspective méthodologique choisie par les contributeurs montre le positionnement de chacun concernant la ou les dimensions par laquelle ou lesquelles les rapports entre savoirs traditionnels et développement durable sont appréhendés. Tout en ne prétendant pas limiter la diversité à partir de laquelle sont abordés les savoirs traditionnels comme objet par les chercheurs, qui débordent largement le cadre de l’anthropologie – en tant que discipline qui a historiquement porté un intérêt aux sociétés non occidentales dans leurs dimensions non modernes – ce dossier permet de rendre compte de la polyphonie des usages des termes « savoirs autochtones, savoirs locaux, savoirs... » en géographie, sociologie ou encore en agroéconomie. Sans revenir sur l’apport factuel de chacune des contributions, je soulignerai la mise en exergue, dans ce dossier, des dimensions productives politiques et spirituelles ou idéologiques des savoirs locaux, comme si ces derniers étaient encapsulés ou circonscrits à ces trois sphères.

17Cette mise en situation des savoirs autochtones inclut premièrement les savoirs comme modalité productive d’accès aux ressources du territoire. Ainsi C. López Garcés, S. Fréguin-Gresh, E. Lazos Chavero, G. Michon et al., T. Ghodbani et al. reviennent respectivement sur le rôle des savoirs agroforestiers des Ka’apor au Brésil, des Miskitos au Nicaragua, sur les savoirs agricoles des paysans Ñuu Savi au Mexique, sur les savoirs sylvo-agro-pastoraux des populations berbères du sud du Maroc, ou sur les foggaras comme systèmes d’irrigation ancestraux dans le Sahel algérien. Les savoirs autochtones sont assimilés à des techniques en liens avec les pratiques productives des acteurs locaux, ce qui permet aux auteurs de souligner leur « ingéniosité ». Ces articles montrent que les savoirs agro-sylvo-pastoraux, agropastoraux, agroalimentaires ou agroforestiers sont des manières de vivre basées sur l’utilisation de la nature. L’arganeraie est une forêt domestiquée suivant des pratiques permettant l’équilibre entre la culture des céréales, l’élevage et la collecte des fruits de l’arganier au niveau du terroir. Par ailleurs la valorisation marchande de la fumure organique chez les paysans burkinabés est décrite par M. Blanchard et al. comme une source d’innovation technique et sociale, parce qu’elle est enchâssée dans des pratiques d’agriculture et d’élevage. Par ailleurs, ces manières de vivre sont liées à un espace qui est à la fois contraint et offre des possibilités et des modalités d’usage de la nature pour l’alimentation des populations et la construction des habitats. L’enclavement de la côte atlantique nord du Nicaragua, « l’isolement » du Sahel algérien, les zones géographiques propices à l’arganier, ou la Mixteca Alta du Mexique ont forgé des savoirs autochtones et paysans contraints et protégés par la morphologie sociospatiale.

18La deuxième modalité aborde l’organisation de l’accès aux ressources naturelles. Cet accès est certes du ressort des institutions politiques, mais aussi des rituels. Dans le dossier, les analyses à la fois de dynamique des institutions politiques traditionnelles et de la manière dont les représentants des peuples autochtones interviennent dans les institutions politiques nationales nous informent sur les savoirs autochtones. L’analyse des institutions qui régulent l’usage des ressources naturelles, que ce soit les assemblées communautaires en Amérique latine ou les djamaât en Afrique du Nord, met en avant la dimension politique des savoirs autochtones : droits et pratiques de contrôle de l’accès à l’eau et à certaines ressources forestières – selon les saisons et les systèmes de parenté comme dans le cas de l’Agdal, ou selon les positions hiérarchiques des acteurs dans les communautés. T. Ghodbani et al. signalent ainsi que les statuts de chorfas et de harratines ne donnent pas le même droit d’accès à l’eau des foggaras dans le Sahel algérien.

19Cependant, les contributions de T. Ghodbani et al. et de C. López Garcés montrent respectivement que l’espace sahélien et la forêt amazonienne qui sont des lieux historiques de circulation des acteurs, sont devenus l’objet de convoitises commerciales et de politiques publiques, ce qui a un impact sur les modalités d’usage de la nature dans ces zones. Ces changements participent à la recomposition des savoirs autochtones. Les sociétés sahéliennes sont fortement stratifiées et les institutions communautaires comme la djamaâ sont des lieux de pouvoir imposant une certaine vision du monde, tout en jouant un rôle important dans le développement de techniques d’irrigation qui ont permis de maintenir, au cours de l’histoire, la fertilité de zones sahéliennes très arides. Ce pouvoir s’exprime dans la répression subie par certains acteurs – notamment les harratines – et l’existence de véritables « castes » sociales maintenant un système inégalitaire.

20Le gouvernement brésilien a mis en place de nouveaux encadrements juridiques qui reconnaissent les populations amazoniennes, en délimitant le territoire de l’Alto Turiaçu comme territoire politico-administratif des Ka’apor. C. López Garcés montre que ces populations doivent pourtant continuer à lutter contre les projets d’expansion de zones d’extraction sélective du bois qui conduisent à l’épuisement des ressources et donc, à l’érosion et à l’abandon de ces zones comme dans l’État de Maranhao au Brésil. La protection des savoirs agroforestiers des Ka’apor n’est donc pas assurée de façon systématique par l’État.

21L’ethnographie réalisée par D. Landivar et E. Ramillien, dans les assemblées constituantes d’Équateur et de Bolivie montre comment les savoirs autochtones ont été sortis de leur ancrage territorial et de la sphère productive par les acteurs eux-mêmes. En suivant leurs rituels dans les assemblées constituantes d’Équateur et de Bolivie et en étudiant sur le terrain l’application des lois qui en sont issues pour rendre la justice à la nature, D. Landivar et E. Ramillien, montrent que les savoirs autochtones dépendent de la manière dont les peuples autochtones conçoivent l’invisible ou le monde immatériel, non seulement par la manière dont les accès aux ressources naturelles s’organisent, mais aussi par la manière dont se règlent les rapports à ces ressources. Cette étude montre que politique et idéologie/rituel sont intimement mêlés.

22Certes, les quelques dimensions productive, politique, idéologique développées ici par les contributeurs n’épuisent pas toutes les dimensions qui permettent d’analyser les savoirs autochtones, mais elles montrent, dans la polyphonie des usages des savoirs autochtones, des logiques multiples et variées, parfois intimement liées. Au-delà de la remise en cause des savoirs autochtones comme réserve d’informations inertes ou comme uniquement dépositaires d’une mémoire collective, les savoirs autochtones débordent, du fait de leurs dimensions multiples, les sphères productive, politique et idéologique. Elles sont généralement encapsulées par les acteurs – politiques, scientifiques, experts – qui les rendent visibles, et nous obligent à faire le lien entre des dimensions que nous avons pris l’habitude de considérer séparément, notamment entre instances de régulation et rituels. Dans ce contexte, les projets de développement durable comme mises en situation des savoirs autochtones dans des enjeux, des objectifs et des contraintes nouvelles entraînent-ils aujourd’hui les savoirs locaux dans des reconfigurations inédites ? C’est la deuxième mise en situation que ce dossier aborde en présentant trois modalités : les dispositifs juridiques mis en place au plan national et international, les programmes de développement durable, et les actions de développement.

Des dispositifs juridiques, des programmes et des actions de développement durable qui requalifient les savoirs autochtones

Les dispositifs juridiques

23Depuis la Convention sur la diversité biologique (CDB), un certain nombre d’États ont mis en place des encadrements juridiques ajustant les normes internationales de protection et de valorisation des savoirs traditionnels à un cadre législatif propre. Les savoirs traditionnels peuvent alors être ancrés à la définition d’un territoire donné et l’échange de toute ressource localisée sur ces territoires fait, dans ce cas, l’objet d’un partage des bénéfices. C. López Garcès souligne que c’est l’arsenal législatif mis en place par l’État brésilien, visant la préservation des ressources naturelles des peuples autochtones, des communautés traditionnelles, des savoirs traditionnels associés à la biodiversité, qui rend légitime la lutte des Ka’apor pour la défense de leur territoire. Au Nicaragua, chez les Miskitos, la création d’assemblées communautaires « aux compétences renforcées » pour la gestion des forêts a amené à un manque de transparence et à des avantages pour l’extraction forestière destinés uniquement à une minorité d’acteurs. Les savoirs agroforestiers des communautés Miskitos et Ka’apor sont occultés, ces communautés étant avant tout reconnues comme des gardiens de la forêt pour les services rendus à l’environnement. P. Didier montre que les dispositifs juridiques de reconnaissance des thérapeutes traditionnels sont au centre de la valorisation de la médecine traditionnelle à Madagascar. Ce statut ne reconnaît pas les savoirs magico-religieux (« sorcellerie ») et le thérapeute traditionnel est exclu du corps médical, qui lui assigne une nouvelle fonction, celle d’auxiliaire de veille sanitaire. Il en est de même des modèles d’indications géographiques protégées (IGP) qui permettent aux États d’inscrire sur les registres et les bases de données internationaux certaines ressources naturelles ou produits qui en sont issus, et de construire des dispositifs territoriaux comme les aires naturelles protégées, les réserves de biosphère, les parcs naturels régionaux et les dispositifs marchands valorisant les produits dits « de terroir ». C’est ainsi que la labellisation IGP protège dorénavant l’huile d’argan qui est ainsi devenue une spécificité locale. L’arganeraie est aujourd’hui uniquement destinée à la production d’huile d’argan et de ses dérivés, et les arganières sont affectées au concassage des noix en tant que salariées des coopératives, alors qu’historiquement, ces femmes spécialistes étaient responsables de l’ensemble du processus de fabrication de l’huile d’argan.

24On constate alors que la mise en place de cadres juridiques de reconnaissance et de protection des savoirs autochtones apporte une légitimation aux savoirs traditionnels qui sont en lien avec les usages des ressources naturelles pouvant être compris par les systèmes de savoirs scientifiques et techniques et plus généralement, les savoirs experts incluant les savoirs gouvernementaux, tout en excluant tous les autres. Les experts qualifient les « bonnes pratiques » et disqualifient ce qui ne rentre pas dans leur vision du monde. Les modalités juridiques d’incorporation des savoirs autochtones aboutissent ainsi à une nouvelle division internationale du travail, dans laquelle les savoirs autochtones sont universalisés par un processus juridique qui les rend subordonnés.

25Quels sont alors les rapports entre cette subordination des savoirs autochtones dans les dispositifs juridiques et la construction de programmes et d’actions de développement durable ? Comment les savoirs traditionnels se situent-ils aujourd’hui dans la chaîne ou les réseaux des interdépendances où se fabriquent les savoirs des développeurs historiquement basés sur une spécialisation des espaces ?

Savoirs autochtones, programmes et actions de développement durable

26Les auteurs de ce numéro ont suivi la mise en place d’un certain nombre de programmes de développement portant sur la valorisation économique, sociale et culturelle des savoirs autochtones comme la patrimonialisation, la labellisation, ou la certification. Ils se sont intéressés en particulier aux processus de patrimonialisation au Brésil, au Nicaragua, au Maroc, en Algérie. Pour G. Michon et al., les programmes de patrimonialisation sont devenus des outils d’aménagement du territoire. Ainsi, l’inscription en 2014 de l’arganeraie au patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’humanité de l’Unesco devient une stratégie de valorisation patrimoniale de l’huile d’argan à travers la création de coopératives féminines et la constitution de l’IGP « argane » en vue de construire une filière et une protection de l’origine (nationale) du produit. Dans ce programme, les savoirs locaux en amont de la collecte des fruits, les savoirs agro-sylvo-pastoraux, ne sont pas visibles et la surévaluation des savoirs liés à l’extraction de l’huile ne s’articule pas avec les savoirs locaux des femmes qui en sont détentrices. Les savoirs autochtones sont morcelés selon un processus double de reconnaissance, de marginalisation et d’exclusion, basé sur leur intelligibilité par les normes des marchés internationaux (européens ou étatsunien) demandeurs. Il en résulte un nouveau produit marchand, l’huile d’argan labellisée. De plus, comme dans les cas d’exploitations forestières non durables, que ce soit celui du territoire des Ka’apor, ou le projet des forêts communautaires dans la Miskita, l’État permet la marchandisation de biens, pourtant reconnus comme des biens communs par les populations qui en vivent. La forêt, lieu de vie des Ka’apor est transformée en marchandise circulant illégalement sur les marchés internationaux de bois sans que les communautés et même l’État brésilien puissent en tirer de bénéfices. À Madagascar, la reconnaissance statutaire des thérapeutes traditionnels s’inscrit aussi dans une dynamique de nouvelles formes de standardisation, de circulation où la pharmacopée traditionnelle s’industrialise, ce qui transforme, en retour, la médecine traditionnelle qui ne mobilise plus les mêmes objets ni les mêmes savoirs.

Les savoirs autochtones dans les sciences humaines et sociales

27Entrer dans la complexité de l’analyse nécessite de comprendre aussi comment les recherches en sciences humaines et sociales, comme savoirs experts, donnent à voir ou rendent visibles ces mises en situation. Nous avons signalé brièvement au début de cette introduction l’intérêt de la thématique proposée pour plusieurs domaines de recherche. Nous avons voulu dans ce dossier participer à la construction de ponts entre ces différents domaines, études sociales des sciences, anthropologie de la nature/savoirs locaux, anthropologie du développement, études sur le développement pour tenter de comprendre la contribution des savoirs autochtones aux projets de développement durable et plus généralement, à la construction du concept du développement durable. Comme nous l’avons également signalé, ce travail serait incomplet s’il ne passait pas aussi par une analyse de ce qu’impliquent ces mises en relation entre savoirs autochtones et développement durable dans la sphère académique. Il s’agit certes de la réflexivité que chacun d’entre nous peut s’engager à rendre visible quand il rend compte de son travail dans le monde académique, mais pas seulement. Il s’agit de comprendre dans quelle mesure les savoirs traditionnels historiquement exclus, puis intégrés dans les espaces académiques peuvent aujourd’hui faire bouger l’assurance cognitive et la légitimité, autrement dit, l’expertise des savoirs scientifiques et techniques. C’est pourquoi ce dossier donne la place à la mise en situation des savoirs autochtones avec les champs scientifiques.

28Rappelons que dans le monde académique, l’expression « savoirs autochtones » [8] renvoie au plaidoyer de chercheurs et de vulgarisateurs agricoles qui ont commencé à réévaluer, dès les années 1980, les savoirs techniques locaux et leur intérêt potentiel. Ils faisaient ainsi revivre les observations détaillées et les vigoureuses recommandations exposées jadis par quelques grands experts coloniaux (géographes en particulier, comme Labouret ou Gourou, en France). Cette expression est certes devenue plus militante à partir de 1990, car elle mettait souvent en avant la dépendance et la marginalisation des peuples « autochtones ». Elle visait à soutenir la lutte pour leur juste participation aux bénéfices du développement (bataille juridique) ou plus radicalement, pour leur émancipation. Les études environnementales et les anthropologues se sont finalement approprié l’expression, surtout à partir des années 2000. Ainsi, en anglais, l’expression indigenous knowledge sert-elle souvent d’argument d’appoint, dans le lobbying d’agronomes ou d’environnementalistes, tout comme l’argument de « savoir scientifique » est celui d’autres communautés (biotechnologues par exemple).

29Certaines contributions du dossier font état de cet aspect. Certains articles portent sur la manière dont les savoirs scientifiques experts sont convoqués directement dans les projets de développement durable, tandis que d’autres abordent de façon directe les rapports entre savoirs scientifiques et techniques et savoirs autochtones (E. Gérard et D. Dumoulin Kervran). G. Michon et al. abordent la question en montrant comment les savoirs scientifiques ont été associés aux politiques publiques depuis la période coloniale au Maroc. On est passé d’une vision forestière de l’arganeraie, où celle-ci était considérée comme réserve de ressources ligneuses, à une vision marchande en vue de la construction d’une filière d’un produit, l’huile d’argan, protégé par l’IGP. La question des savoirs scientifiques est abordée de façon plus centrale dans les contributions de D. Dumoulin Kervran qui analyse l’histoire de l’ethnobotanique au Mexique et d’E. Gérard qui dresse une typologie des acteurs, scientifiques et techniciens, impliqués dans le programme de cartographie des zones d’origine du maïs natif au Mexique. E. Gérard et D. Dumoulin Kervran interrogent respectivement les rapports entre savoirs scientifiques et savoirs traditionnels, dans un domaine où les savoirs traditionnels ont été largement reconnus, telles la sauvegarde et l’amélioration génétique du maïs au Mexique et l’ethnobotanique considérée comme une discipline à la croisée des savoirs scientifiques et des savoirs traditionnels, telles l’agroécologie ou encore les sciences de l’environnement.

30Ces deux textes montrent la difficulté de projeter la cohérence de projets scientifiques dont le champ est bien délimité, qui ont leurs projets intellectuels propres, leur organisation socioprofessionnelle et leur outillage épistémologique, dans des sociétés autres, les sociétés de l’autre, non occidentales. Vouloir écrire une histoire de l’ethnobotanique en s’en tenant strictement aux contours et à la définition de la science d’aujourd’hui a deux conséquences fâcheuses :

31– la première est de rejeter en dehors ce qui échappe à cette définition. Les sciences humaines et sociales projettent des découpages académiques sur des univers culturels régis par d’autres logiques, sur des mondes dont les acteurs pensent avec d’autres catégories. Cependant, en associant les contributions de D. Dumoulin Kervran et d’E. Gérard qui parlent de science, ce dossier souligne l’importance de la prise en compte du contexte social et politique dans la production d’une discipline, l’ethnobotanique. Il met en avant la circulation des savoirs à travers la diversité des statuts professionnels, des lieux, des institutions et des réseaux dans un projet qui porte un intérêt aux maïs natifs sans se préoccuper de ses conditions de production et de ses formes d’existence.

32Considérer les programmes et les actions de développement et les savoirs académiques comme de nouvelles mises en situation des savoirs autochtones permet de suivre la circulation et l’appropriation des savoirs autochtones à plusieurs niveaux et par les différents acteurs impliqués : les organismes internationaux, les États, le marché, les populations locales, les scientifiques et plus généralement, les experts.

33 Les encadrements juridiques, les programmes et les actions de développement et les milieux académiques redéfinissent et requalifient les savoirs locaux des systèmes de traduction et de relocalisation. Quelles sont alors les conséquences de ces opérations qui reviennent à des prises en compte partielles des savoirs locaux ?

Des savoirs autochtones qui relocalisent des savoirs experts

34Le dossier propose la relocalisation des savoirs experts comme troisième situation de savoirs pour comprendre les effets des opérations de développement en tant que savoirs experts sur la dynamique des savoirs autochtones. Les contributeurs ont interrogé les réactions des populations bénéficiaires des projets de développement durable : objectifs du projet ? Quels défis à relever ? Comment le projet a-t-il été introduit auprès des populations ? Comment a-t-il été mis en œuvre ? Les effets sur les populations, sur leurs savoirs, sur leurs rapports au monde : comment les savoirs traditionnels s’en trouvent-ils alors transformés ? Disparition et perte des savoirs ? Émergence de nouveaux savoirs ? Conséquence sur l’émancipation politique des populations traditionnelles (peuples autochtones, paysans, minorités) ? Impacts sur les autres acteurs impliqués dans ces projets ?

35Un ensemble de contributions s’est focalisé sur les réactions d’acteurs particuliers – associations traditionnelles, leaders communautaires, femmes, enfants, harratines, comme dominés dans les institutions communautaires – à de nouveaux encadrements juridiques ; à la protection de la qualité et de l’origine pour les spécificités locales sur les modèles des IGP (inscriptions sur des registres et bases de données internationales) ; aux dispositifs territoriaux (aires naturelles protégées, réserves de biosphères, parcs naturels régionaux) ; aux dispositifs marchands (valorisation des produits du terroir, certification, labellisation) et aux dispositifs politiques (assemblées communautaires, djamaât, assemblées constituantes).

36De façon générale, les contributeurs observent que les projets peuvent entraîner de nouveaux conflits dans l’usage des ressources et en faire ressurgir d’anciens, comme dans le cas de la réhabilitation des foggaras et des forêts communautaires chez les Miskitos. En même temps, ils peuvent amener des reconfigurations des institutions communautaires, la création de nouvelles associations ou de coopératives d’usagers des ressources naturelles. C. López Garcés observe que c’est avant tout l’ampleur des violences entre Ka’apor et exploitants forestiers qui a incité l’État brésilien à fermer les scieries clandestines. L’État semble s’être positionné en fonction des rapports de force qui, au moment du travail de recherche mené par C. López Garcés était en faveur des Ka’apor qui ont obtenu gain de cause : mais pour combien de temps ? Chez les Ka’apor, les conflits et les luttes pour la défense du territoire ont été une opportunité pour les femmes, qui y ont gagné en émancipation. C’est par leur participation aux luttes que leurs savoirs ont été enfin reconnus et que la communauté a commencé à tenir compte de leurs propositions alternatives en faveur du développement de l’artisanat contre l’exploitation du bois de leurs forêts.

37Deux contributions s’interrogent cependant sur l’apport d’une valorisation économique des savoirs traditionnels. M. Blanchard et al. défendent le caractère innovant des diversifications des modes de production de fumure organique dans le secteur agricole en Afrique de l’Ouest comme modèle pour des innovations durables des savoirs paysans. Cette mesure de la durabilité par la productivité a été largement débattue dans les milieux des études du développement agricole (doit-on évaluer la durabilité à l’aune de la productivité des savoirs locaux ?), débats sur lesquels je ne reviendrai pas ici [9].

38La réaction des différents acteurs des communautés oasiennes à l’introduction de pompage par piquage dans les foggaras permet à T. Ghodbani et al. d’interroger l’équité des systèmes traditionnels de gestion des ressources naturelles. En s’intéressant aux jeux des acteurs à l’intérieur des systèmes – les communautés détentrices des savoirs traditionnels –, ils soulignent que l’introduction du forage est allée de pair avec une remise en cause des structures de pouvoir des sociétés sahéliennes. Les installations de pompages et l’appui du gouvernement algérien pour l’installation d’une agriculture intensive ont entraîné la construction d’un nouveau cadre organisationnel dans la gestion des foggaras. Il s’en est suivi à la fois une dégradation et un abandon des travaux de maintien des foggaras, mais aussi un accès à l’eau pour de nouveaux acteurs étrangers aux communautés. Les pompages par piquage dans les foggaras ont aussi créé des opportunités économiques et sociales pour les descendants des harratines, désormais libérés des obligations qui conditionnaient leur accès à l’eau. Celui-ci n’est ainsi plus lié à une hiérarchie de pouvoir conféré par un statut social spécifique, mais par la participation économique de chacun, par la redevance monétaire mensuelle qu’il devra payer à l’État. Les projets de développement durable peuvent parfois permettre de déverrouiller certains systèmes de pouvoirs, mais bien souvent, c’est pour en installer d’autres. L’hybridation technique et organisationnelle des foggaras n’a-t-elle pas ainsi déplacé les inégalités relevant autrefois du statut social à des inégalités basées dorénavant sur le statut économique ? Si les autres contributeurs ne sont pas entrés par le détail de l’analyse des rapports entre savoirs et pouvoirs à l’intérieur des communautés, C. López Garcés souligne que c’est par leur participation à la lutte pour la défense de leur territoire que les femmes ont acquis la possibilité de devenir cheffe de communauté et de proposer des projets d’artisanat comme alternative à l’alliance avec les exploitants forestiers. On pourrait se poser la même question dans l’analyse par G. Michon et al. de l’Agdal au Maroc, auquel l’accès est restreint par des normes dont l’équité peut être interrogée. L’équilibre social des communautés, tel qu’il est décrit de l’extérieur, n’est-il pas souvent et avant tout, un équilibre en tension reposant sur un réseau d’interdépendance et de processus relationnels, qui rendent invisibles les injustices et les exploitations qui sont subies par le plus grand nombre ?

39Cette constatation ne devrait-elle pas aussi être prise en compte par les militants de défense des populations autochtones qui souvent, opposent de façon binaire les projets de développement comme éléments exogènes perturbateurs d’un équilibre et qui seraient à l’origine de la « perte » des savoirs locaux : les perturbations parfois violentes des pratiques sociales ou d’usages des ressources naturelles dites « traditionnelles » ne participent-elles pas aussi aux processus d’émancipation des populations autochtones, paysannes, locales en de nouveaux sujets politiques ? On peut alors se demander si dans certains cas, le terme de « perte » ne renvoie pas à la nostalgie d’une époque fantasmée, mais qui ne permet pas de donner une visibilité à ceux qui ont été réduits au silence. Les études portant sur les savoirs autochtones ne gagneraient-elles pas à prendre davantage en compte les équilibres en tension qui maintiennent la cohésion de groupes d’acteurs dont les attentes et les demandes sociales sont souvent hétérogènes ?

40En s’intéressant, au-delà des structures et des jeux d’acteurs, à ce qui est souvent marginalisé dans les analyses des processus de circulation des savoirs locaux, les auteurs ont repéré les asymétries de la distribution du pouvoir et des savoirs. Les contributions montrent que les projets de développement peuvent réactiver ou exacerber des conflits historiques qui participent aussi à une relocalisation des savoirs scientifiques, techniques et politiques. La modification des usages des ressources naturelles réorganise à la fois les institutions communautaires et les rapports à ces ressources dans les instances intra et extracommunautaires. Ainsi les mises en relation des populations autochtones avec d’autres acteurs que l’État et les entreprises privées ou le marché dans le cadre des projets de développement permettent une analyse plus complexe de la participation des savoirs autochtones à la construction du monde.

41 Aussi, en tenant compte du fait que l’intelligibilité qui a été donnée aux savoirs autochtones par les sciences humaines et sociales les encapsule dans des dimensions et des catégories particulières, ce dossier tente de faire sortir ces savoirs autochtones de leur particularisme et d’une singularité qui les éloignent dans une catégorie de « savoirs autres », « savoirs de l’autre ». Par la présentation de leurs modalités de production et de circulation, de leurs différentes traductions, les contributeurs ont associé les savoirs autochtones à l’ensemble des savoirs sur le monde. Ainsi, en proposant ces mises en situation des savoirs, nous avons initié une cartographie spatio-temporelle des savoirs autochtones et espérons ainsi participer à la mise en place d’une méthodologie de co-construction des savoirs.

Notes

  • [1]
    Historienne, IRD, Paris-Descartes, Ined, UMR 196 du Ceped.
  • [2]
    Ce projet, que j’ai coordonné, a fait parti du consortium européen Engov, Environmental governance in Latin America and the Caribbean : developing frameworks for sustainable and equitable natural resource use (ENGOV/SSH-CT-2010-266710/2011-2015).
  • [3]
    Voir le site Bekonal : http://bekonal.hypotheses.org/presentation et la synthèse des résultats du projet : www.ceped.org/fr/projets-acheves/article/bekonal-o-building-and-exchanging
  • [4]
    Les contributions du dossier provenant de terrains, de contextes nationaux, de disciplines, de domaines de recherche variés, s’appuyant sur des travaux théoriques et empiriques multiples, on fait l’objet de riches débats entre sciences humaines et sociales des Nords et des Suds [Dumoulin, Kleiche-Dray, Quet, 2017]. Le lecteur pourra se référer aux contributions du dossier, et de façon plus générale, au travail d’analyse bibliographique qui a été réalisé dans le cadre du projet Bekonal et qui donne une vision synthétique des contributions académiques dans ces domaines depuis les années 1970 [Waast, Rossi, 2014].
  • [5]
    La plupart de ces termes sont utilisés par la suite, afin de montrer la diversité des usages et de rester en phase avec les contributeurs qui les ont choisis en fonction de leur vocabulaire de recherche.
  • [6]
    Il est important de souligner ici que je ne parlerai qu’à partir du milieu académique situé en France, même si mes réflexions reposent aussi sur de nombreux échanges scientifiques au plan international – auxquels il est largement donné une place par la contribution à ce dossier –, mais qui ne pourraient prétendre donner un panorama général dans la mesure où études de développement, études sur les savoirs, études sur les savoirs autochtones seraient à situer dans des contextes particuliers.
  • [7]
    Il est toutefois important de noter que P. Lavigne Delville et P.-Y. Le Meur (http://hal.ird.fr/ird-01356148/document) ont souligné dernièrement l’importance de réfléchir sur le rôle et les positions institutionnelles de l’expertise dans la mobilisation de catégories et d’acteurs de la recherche en sciences sociales.
  • [8]
    Dans l’étude bibliométrique réalisée dans Bekonal, nous avons noté que la notion d’indigenous knowledge se démarque des notions, plus courantes, de local knowledge et de traditional knowledge. Cette dernière a pour centre d’intérêt la diffusion des savoirs. Elle est présente, à ce titre, dans des travaux concernant l’industrie, mais aussi la santé publique, l’administration et le droit. Les anthropologues étudiant les systèmes de représentations l’ont inclus dans leur jargon, ainsi que les agronomes réhabilitant des pratiques culturales anciennes. L’expression traditional knowledge est davantage liée à des problèmes de mémoire, de cognition, d’adaptation, d’innovation et d’apprentissage (technologique). Cependant, comme nous l’avons mentionné plus haut, nous remarquons que « savoirs locaux », « savoirs traditionnels », et « savoirs autochtones » sont utilisés de façon interchangeable en français, par conséquent, nous ne rentrerons pas dans ce débat.
  • [9]
    Voir L. Busch [2011], Normes gouvernant l’innovation agricole.
  • Busch L. [2011], « Normes gouvernant l’innovation agricole », in Coudel E., Devautour H., Soulard C., Faure G. Hubert B., Apprendre à innover dans un monde incertain. Concevoir les futures de l’agriculture et de l’alimentation, Paris, Quae, p. 19-39.
  • Carneiro Da Cunha M. [2012], « Savoirs autochtones : nature et apports », Leçon inaugurale Chaire Savoirs contre pauvreté. Collège de France : https//www.college-de-france.fr/media/manuelacarneirodacunha/UPL158840485869342552_R1112_Carneiro_da_cunha.pdf (page consultée le 10 janvier 2018).
  • En ligne Dumoulin Kervran D., Kleiche-Dray M., Quet M. [2017], « Les STS ont-elles un Sud ? Penser les sciences dans/avec les Suds », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, no 3, p. 423-454.
  • Kleiche-Dray M. (dir.) [2015], Building and exchanging knowledges on natural resources in Latin America, synthèse du work package 5 bekonal s.l., IRD, CEPED.
  • Lavigne Delville P., Le Meur P.-Y. [2016], Expertise anthropologique et politiques foncières au Sud : http//hal.ird.fr/ird-01356148/document (page consultée le 10 janvier 2018).
  • Martinez Alier J. [2005], L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les petites mains, Institut Veblen.
  • Waast R., Rossi P.-L., Kleiche-Dray M. (coord.) [2014], Les Mots-clés d’Engov : origine et variations de sens, Engov working paper, Bondy, IRD.
Mina Kleiche-Dray [1]
  • [1]
    Historienne, IRD, Paris-Descartes, Ined, UMR 196 du Ceped.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/05/2018
https://doi.org/10.3917/autr.081.0003
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