CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet article entend questionner les discours et les pratiques autour de l’« authenticité identitaire » et les enjeux qui leur sont sous-jacents à travers la construction de la musique « rom » comme objet patrimonial. Au début des années 2000, une agglomération de province française [1] connaît un mouvement migratoire de plusieurs centaines de Roms originaires de la région de Pazardzhik en Bulgarie qui viennent tenter leur chance en France. Cette nouvelle population est assez visible, du fait de l’habitat en squat, de la pratique de la mendicité et du recours massif aux associations locales d’aide sociale [2].

2Le squat de X est l’un des plus anciens et emblématiques squats de migrants roms bulgares de l’agglomération, existant depuis 2008. Il est ancré dans la proche périphérie de la ville principale de l’agglomération comptant environ 850 000 habitants [3]. Regroupant entre cent et deux cents personnes en fonction des périodes et des modalités de comptage, ce squat voit naître fin 2011 un « orchestre rom » qui fait l’objet d’un fort engouement localement : de multiples dates de concerts sont programmées, précédées de nombreux articles de presse enthousiastes ; le groupe est également salué tant par les grandes figures de la scène culturelle locale que par les membres du public qui s’en font le relais sur les réseaux sociaux.

3C’est en effectuant des observations longues et régulières dans ce squat, côtoyant de près certaines familles en France comme en Bulgarie, que j’ai eu connaissance de la création de cet orchestre impliquant une poignée d’hommes. Sans suivre pas à pas l’orchestre en tant que tel, j’ai pu recueillir des données intéressantes à ce sujet, tant du côté du média presse que du côté des migrants de ce squat. A priori, deux éléments retiennent l’attention. D’une part, cet orchestre a été créé par deux acteurs de la société civile évoluant déjà dans la scène culturelle locale et découvrant les Roms. D’autre part, les membres du groupe sont présentés dans la presse comme des Roms vivant en squat et jouant une musique « traditionnelle des plus authentiques » (Extrait du programme du festival Welcome In Tziganie, 2014) ou comme un orchestre qui « enracine son répertoire dans les traditions villageoises et communautaires de sa région d’origine, au sud-est de Sofia » (Extrait du dossier de presse d’un festival de musique régional, 2013).

4À la lumière des contextes migratoire et sociopolitique dans lesquels se trouvent ces migrants, il est donc intéressant d’analyser la construction de ce dispositif musical en lien avec l’identité ethnique de « Rom » ici superposée à la notion d’« authenticité ». Dejan Dimitrijevic [2004, p. 10] souligne que « le lien, et ses conséquences, entre le politique, l’économique et l’idéologie sont particulièrement visibles quand la notion d’“authenticité” est interrogée ». Les mobilités actuelles de ces Roms bulgares vers la France sont à la croisée de ces différentes dimensions que je propose de questionner à partir de l’analyse de la construction de l’orchestre. La notion d’« authenticité identitaire » ici mobilisée renvoie à l’ambivalence et à la négociation entre, d’une part des représentations sociales, des identités assignées, et d’autre part des identités autodéfinies et des stratégies d’acteurs.

5Il s’agit précisément de discuter en filigrane les mobilisations de « l’identité rom » et de l’« authenticité » pour penser le rapport entre patrimoine et identité, afin de comprendre ce que recouvre ce processus de patrimonialisation de la « culture rom » dans ce contexte de mobilités transnationales. Partant du fait que « le patrimoine se construit dans la dialectique des représentations croisées de soi-même et des autres » [Rautenberg, 2007, p. 4], il convient d’interroger la dynamique de perception de la différence et de rapport à l’autre. Michel Rautenberg précise que celle-ci est particulièrement accrue en contexte migratoire : « la “question de l’immigration” nous renvoie à la question plus ancienne et plus générale de l’altérité, à la manière dont nous pensons et construisons la différence » [2007, p. 8]. En d’autres termes, il s’agit d’aborder les discours sur les migrants roms bulgares de cette agglomération, à partir du cas de ce groupe de musique. La fabrique de l’orchestre rom dont il est ici question révèlerait alors un certain regard exogène sur ces migrants – mais un regard se voulant proche de leur culture. Ainsi l’analyse que l’on peut en faire apportera un éclairage sur l’appréhension de l’Autre, en tant que migrant rom bulgare dans la société française, mais également sur les conséquences de cette appréhension. Je commencerai par analyser les dessous de la création de l’orchestre rom en termes de fabrique de l’altérité, puis interrogerai les motivations et objectifs autour de la patrimonialisation de cet objet culturel. Enfin, il s’agit d’en sonder l’adhésion et les effets auprès des migrants roms bulgares impliqués dans l’orchestre.

(Re) présenter les Roms bulgares : médiatisation de l’orchestre et fabrique de l’Autre

6En quoi peut-on parler de patrimonialisation concernant la formation de cet orchestre rom en contexte migratoire ? Tout processus de patrimonialisation s’appuie en premier lieu sur la désignation et l’authentification d’une pratique sociale dans une société, puis sur le passage de la pratique au savoir reconnu, communicable, soit médiatisable. C’est ce premier mouvement qu’il convient donc d’analyser concernant les migrants roms bulgares en question, et plus précisément la musique jouée par eux dans le cadre de l’orchestre, qualifiée de « rom » et d’« authentique ». L’étude des représentations de ce qui est ici donné comme « autre » permettra de discuter le lien entre attribution d’une valeur patrimoniale et « authenticité ».

7Quelles sont les logiques qui participent de ces représentations de l’Autre ? Les processus de désignation et d’assignation identitaires jouent ici un rôle fondamental. Leur étude a permis de mettre à jour une réflexion critique questionnant la patrimonialisation comme fabrique d’une identité homogène et comme canal de diffusion d’un certain « imaginaire » [Hobsbawm, 1983 ; Dimitrijevic, 2004 ; Rautenberg, 2007]. Les mécanismes de sélection et de transmission des savoirs sont à replacer dans des rapports de dominations existants, dans lesquels persiste bien souvent une logique de culture dominante. Cet « orientalisme » [Saïd, 1980] peut se traduire aujourd’hui par « l’exploitation politique ou commerciale délibérée des aspects sélectionnés ou construits du passé (l’“héritage” ou le “patrimoine”) et par la “labellisation” » [Hobsbawm, 2004, p. 8]. Il convient donc d’interroger finement comment celui qui est donné comme « autre » est présent, présenté et représenté [De L’Étoile, 2007].

8Il est intéressant d’interroger comment l’orchestre dont il est question ainsi que ses membres, identifiés comme Roms, sont présentés dans les médias. En effet, l’opinion publique et la presse s’alimentent réciproquement pour fabriquer une identité et des représentations sociales fortes, et ce particulièrement en ce qui concerne la « figure de l’étranger » comme l’ont notamment montré Ralph Schor [1895] et Denise Jodelet [1989]. Lorsque le média presse local évoque ce groupe de musique en question, la plupart du temps sont mentionnées les deux personnes françaises qui se sont attachées à construire l’orchestre. Dès lors, l’aspect construit de cet objet culturel est clair, et les médias participent tout aussi clairement de sa qualification comme objet patrimonial et de sa valorisation en jouant sur le registre de l’« authenticité ». Ces derniers se rejoignent tous autour d’une même trame de présentation de l’orchestre et mettent en avant les mêmes éléments, que je propose de restituer en les analysant.

9En 2011, deux entrepreneurs culturels travaillant dans le milieu institutionnel de l’agglomération entrent en contact avec des habitants du squat de X avec l’objectif premier de réaliser un film documentaire : « Ils assistent à la destruction [4] et découvrent ces artistes d’exception. Ils décident de consacrer leur film à ce groupe et les encouragent à se structurer. L’Orchestra Akana [5] naît. » (Extrait d’un article du quotidien local, 26 juillet 2012, consulté le 26 juillet 2012.) Ce groupe de musique que ces deux Français s’attachent à fabriquer puis à manager est présenté ainsi : « Composé de musiciens d’exception issus de la communauté rom, l’Orchestra Akana (Bulgarie) enracine son énergie musicale dans les traditions festives villageoises et communautaires de leur région d’origine, au sud-est de Sofia. Au-delà de l’aspect artistique, cette programmation s’inscrit dans une démarche d’entraide et de solidarité : la misère et le racisme ont conduit ces musiciens à quitter leur pays et à s’installer avec leurs familles dans des conditions précaires à [la ville]. » (Extrait du site internet d’un festival de musique régional.)

10Il s’agit donc d’un groupe de musique présenté comme Rom, qui s’inscrit alors dans le répertoire de la musique « ethnique » ou « world music » – ce qui est à mettre en lien avec le processus de marchandisation par la musique [Mallet, 2002]. Dans la presse et les espaces de communication des festivals ou des lieux dans lesquels se produit ce groupe de musique, les caractéristiques de ces musiciens sont toujours mises en avant pour fonder leur « originalité » : la vie en squat est systématiquement rappelée et associée à la précarité et la survie des habitants. Ces caractéristiques économiques et sociales renvoient clairement à l’appréhension des migrants roms dans la société française, et plus avant, fondent en quelque sorte leur identification exogène, leur image sociale [Avanza, Laferté, 2005]. Mais ici, le parcours présenté comme ascendant des musiciens, permis par la rencontre avec les deux Français, est de plus très souvent souligné : « De nos rues à la scène du [grand lieu de concert de l’agglomération] c’est un grand premier pas que font ces musiciens roms qui survivent sur [la Ville]. Violon et accordéons, chants et percussions font vibrer le public à l’unisson. » (Extrait d’un site internet d’informations sur les concerts ayant lieu dans la ville, 25 juillet 2012.) Cette présentation des migrants comme habituellement présents dans la rue (sous-entendant la pratique de la mendicité) ou dans les squats ravive l’idée d’exotisme auprès du public qui va alors « voir sur scène des mendiants et des squatteurs », tout en soulignant implicitement la réussite par le mérite.

11En outre, un paradoxe émerge entre la qualification de la musique et des musiciens, dont les talents voire l’« exception » sont souvent loués, et leur qualification en tant que personnes, en dehors de la scène musicale. En effet, ces membres du groupe sont souvent présentés de façon infantilisante, par les médias comme par les services de communication des lieux où ils sont programmés (dossiers de presse, sites internet, etc.). C’est notamment le cas en ce qui concerne l’intérêt des répétitions, les durées des morceaux ou la rigueur qui est attendue des musiciens professionnels. C’est ce qu’on perçoit dans cet extrait d’article en ligne : « Mais tous les musiciens ne peuvent pas être présents à chaque rendez-vous. Parfois, il faut faire la manche ou aller travailler. Et il n’est pas toujours évident de se déplacer jusqu’à [quartier où se trouve le lieu de répétition]. “Les orchestres roms jouent sur des moments festifs, mais ne répètent jamais, détaille [un des deux Français]. Ils sont habitués à jouer en étant payés. Donc, pour eux, ce n’était pas facile de comprendre qu’il fallait répéter pour être meilleur et jouer dans de gros festivals. Les orchestres chez les gitans et les Roms se composent et se décomposent. On leur a dit qu’il était important qu’ils aient le même orchestre permanent pour qu’ils évoluent ensemble. En répétant à l’européenne, ils ont appris à travailler les uns avec les autres et ils ont progressé.” » (Extrait d’un blog recensant divers événements du quartier de X, 8 août 2012, consulté le 23 novembre 2012.) L’explication sous-jacente de ces comportements s’inscrit clairement dans le registre identitaire et précisément ethnique : c’est parce que les membres sont roms que ce groupe a été constitué ; c’est aussi parce qu’ils sont roms que le groupe se vend.

12Cela implique donc la fabrique d’une identité figée, essentialisée, mais qui semble précisément faire recette dans le milieu culturel puisque l’étiquette ethnique, avec toutes ses caractéristiques jugées atypiques, devient l’argument vendeur du groupe. Les membres du groupe sont donc valorisés dans la presse au regard de leur identité leur conférant une légitimité dans le domaine musical. Cette présentation par les médias de l’orchestre comme relevant de la musique « ethnique » ainsi que ce discours sur l’« authenticité » sont les ingrédients d’un processus de patrimonialisation qui à la fois prend appui et fabrique clairement une identité homogène.

13Ce faisant, il faut toutefois préciser qu’il ne s’agit pas à proprement parler de la construction d’un patrimoine national de l’immigration [Rautenberg, 2007], mais bien plutôt de patrimonialiser la « culture rom » à partir de la migration de ces derniers et des représentations de leur identité. On peut notamment le comprendre de cette façon par l’insistance fondamentale sur une forme d’extériorité et d’extranéité dans les discours sur les migrants roms, tantôt assez limpide, tantôt sous-jacente. Concernant l’immigration, Michel Rautenberg analyse ainsi la construction de notre « imaginaire national […] en regard d’un imaginaire des migrations et de la mondialisation qui réduit l’immigré à être membre d’une “communauté”, c’est-à-dire à n’appartenir pas entièrement à la nation » [2007, p. 4]. Il s’agit donc d’une forme de patrimoine d’une « communauté imaginée ». En effet, même si les membres du groupe sont présentés comme vivant dans cette ville, ils sont toujours de « là-bas » et apportent quelque chose de « là-bas » à travers la musique. Cela renvoie à la question de la place de ces migrants roms dans la société française actuellement, qu’il convient de questionner par le biais des motivations sous-jacentes à la construction de l’orchestre et des rôles des différents acteurs de ce processus.

La création de l’orchestre rom à la croisée de différentes motivations

14Les acteurs impliqués dans cette patrimonialisation de la culture rom matérialisée par la création de l’orchestre sont multiples : ayant déjà souligné le rôle des médias dans la présentation du groupe, je propose d’interroger maintenant l’implication des deux fondateurs et managers français. Les objectifs et les motivations des médias comme des managers sont intimement liés au contexte migratoire et sociopolitique au cœur desquels se trouvent les Roms.

Valoriser les Roms pour modifier leur image sociale

15Les deux acteurs culturels ont rapidement créé une association qu’ils identifient comme étant un « collectif », dont les statuts permettent de clarifier leur rôle, mais surtout donnent à voir leurs motivations. Créée en 2012, l’association vise à valoriser, promouvoir et diffuser la culture rom, changer le regard des personnes sur cette minorité et « favoriser l’intégration » des populations roms en Europe. L’association a également pour objet de produire et de soutenir des groupes de « musique rom » et notamment le groupe Orchestra Akana « dont elle est à l’origine de sa création » [6]. Il est intéressant de s’arrêter sur l’objectif de valorisation de ces migrants à travers leur culture pour leur permettre d’être mieux acceptés, car cela entre particulièrement en résonance avec le contexte sociopolitique. Ce contexte est à la fois le cadre et le moteur de la création de l’orchestre, comme en atteste un texte des deux Français publié sur le net pour expliquer leur démarche : « Au commencement, un premier pas vers l’autre, vers l’étranger, franchir un mur pour pénétrer dans un squat rom, un monde que l’on connaît mal, ici en France, à [la ville]. La destruction de ce même squat a alors tout déclenché, tout comme l’absurdité des discours officiels, la peur de l’autre, l’ignorance. Il fallait faire quelque chose avec nos propres armes, avec celles des Roms. L’idée de créer un orchestre, qui a pris le nom de Akana, est née de cette violence, de la nécessité de montrer une autre image de la communauté rom. » (Extrait de la page de présentation d’un site internet de financement participatif rédigée par les fondateurs du groupe.)

16En effet, les discours sur ces migrants se multiplient, émanant à la fois des associations, des institutions, des médias, de l’État, mais aussi de la sphère académique [Olivera, 2011]. En l’espace de quelques années, tout citoyen s’est forgé une image et une opinion des Roms, à partir de la visibilité de la présence de ces migrants dans l’espace public, comme des expériences de chacun, dans leurs vies personnelles ou professionnelles. La présence des migrants roms sur le territoire inquiète, faisant surgir de multiples peurs, de l’invasion, de la mafia, du trafic et de la déchéance qui guette les victimes de la « crise » économique de 2008. La réception de ces migrations s’inscrit dans une continuité de la crainte de « l’invasion de l’Occident par des pauvres de l’Est » [Morokvasic, 2003]. Cette rhétorique est alors redoublée par l’identification des nouveaux migrants en tant que Roms, catégorie foisonnante d’un imaginaire à la fois exotique et négatif.

17Outre ce contexte sociopolitique ambiant, les migrants roms connaissent en France un statut migratoire particulier en tant que ressortissants bulgares et roumains. En effet, la Roumanie et la Bulgarie adhèrent à l’Union européenne qui s’élargit alors en 2007, mais leurs ressortissants peuvent être placés, par les pays de l’Union qui le souhaitent, comme la France, sous un « régime transitoire » [7]. Celui-ci limite notamment l’accès à l’emploi pour ces ressortissants, en dehors de la liste des métiers dits « en tension » (autour de 150 métiers jusqu’en 2012, puis élargie ensuite à 291). La procédure à suivre pour se faire employer est extrêmement lourde, nécessitant d’abord de trouver un employeur acceptant de faire la demande auprès de la préfecture de région. En outre, les ressortissants bulgares et roumains sont soumis au dispositif de libre circulation et de séjour « classique » mis en œuvre par la France en direction de tout ressortissant d’un pays de l’Union européenne : s’ils n’ont pas besoin de visa, les ressortissants bulgares et roumains ne peuvent pas rester plus de trois mois sur le territoire sans apporter la preuve qu’ils ne sont pas une « charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale français » (Article L 121-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Vivre en squat, bidonville ou tout habitat illégal les place de fait dans cette catégorie. C’est en s’appuyant sur cette loi que les pouvoirs publics peuvent expulser ces migrants du territoire, en délivrant des obligations de quitter le territoire français (OQTF), mesure administrative d’éloignement des étrangers (Article L 511-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Par ailleurs, le discours de Grenoble prononcé le 31 juillet 2010 par le Président de la République Nicolas Sarkozy, à la suite d’un fait divers impliquant des gens du voyage français à Saint-Aignan, a des conséquences directes sur l’image sociale de ces migrants. D’une part, il participe du renforcement idéologique et politique de cette stigmatisation de l’étranger en mêlant politique migratoire et politique sécuritaire, appuyant alors ces mesures d’évacuations des squats et de reconduites à la frontière. D’autre part, ce discours comporte un amalgame important entre les migrants d’Europe de l’Est identifiés comme Roms et les Gens du voyage français – largement repris dans les médias. Une véritable violence symbolique s’est déchaînée à partir de ce discours, pendant l’été 2010, sur les migrants roms, un tel positionnement de la part du plus haut représentant de l’État légitimant nécessairement des propos similaires. Jean-Loup Amselle [2011, p. 70] l’explique par le fait que ce discours mêle des sentiments « anti-migrants » aux sentiments « anti-gitans d’une bonne partie de la population française ». Dès lors, les migrants roms, pouvant être appréhendés comme un « mélange » des deux, deviennent une cible parfaite, prêtant le flanc à des discours de rejet parfois extrêmes, occupant ainsi la position de boucs émissaires.

18Les fondateurs de l’orchestre rom de la ville se positionnent de façon critique face à cette posture de rejet, et plus précisément face aux opérations d’évacuation du squat de X (la création de l’Orchestre faisant directement suite à l’évacuation d’une partie du squat). Mettre en place cet orchestre permet donc, pour eux, de montrer une autre image de ces migrants en France en légitimant la « culture rom », et par là, la présence de ces migrants sur le territoire. Dans cette perspective s’opère une certaine affirmation de leur « identité ethnique » par la mise en avant de caractéristiques présentées et globalement perçues comme positives et qui trouvent une légitimité dans le domaine artistique. Avec la création de l’orchestre, on passe donc d’une image sociale des migrants roms « négative » à la fabrique d’une image sociale « positive », mais toujours essentialisée. Cela n’est pas sans rappeler l’analyse effectuée par Dejan Dimitrijevic au sujet des traditions inventées dans la perspective des dominés : « L’invention est ici utilisée pour changer les rapports sociaux, et cela passe bien souvent par un travail de renversement des stigmates négatifs en images positives. Les traditions inventées sont une ressource pour le règlement des conflits, des oppositions et pour l’intégration. » [2004, p. 13]. Dans le cas de l’orchestre rom, plus qu’une invention, il semble plus juste de parler plutôt d’une réactivation d’une « tradition » imaginée, d’une image sociale relevant du folklore : celle associant les Roms à la musique, comme si le fait d’être rom ferait nécessairement d’eux des musiciens. De plus, en mettant en avant des Roms musiciens, il s’agit de souligner, si ce n’est leur utilité sociale, du moins leur potentiel de distraction pour la population, ce qui éloigne alors de fait leur image sociale négative. Dès lors, les représentations sociales sur ces migrants roms en France associent diverses caractéristiques tantôt jugées négatives et contribuant alors à les stigmatiser, tantôt jugées « exotiques », mais les enfermant dans une identité figée.

L’« intégration » comme objectif sous-jacent

19Les deux fondateurs et managers de l’orchestre présentent leur action en mettant en avant l’aspect altruiste, dans une perspective de solidarité et de lutte contre l’exclusion qu’ils allient à leur domaine de compétence, dans le champ de la culture. Parallèlement, l’agglomération en question mène une politique d’accueil de ces migrants, face à ce « problème public », que les mesures prises au niveau national ne parviennent pas à résoudre. En effet, les migrants roms bulgares ne semblent pas enclins à retourner ou à rester chez eux, la majorité des personnes revenant dans l’agglomération après une expulsion du territoire. C’est à partir de ce constat partagé que la Préfecture, la ville et la communauté urbaine ont mis en place en 2010 une maîtrise d’œuvre urbaine et sociale visant à résorber les squats et permettant l’« intégration » de certains migrants préalablement sélectionnés sur la base de critères précis. Ainsi régularisés, un accompagnement social et vers l’emploi leur est alors dispensé, ainsi qu’un relogement [8]. Si ce dispositif prenant en charge certains migrants représente la voie institutionnelle pour accéder à des conditions de vie pensées et présentées comme meilleures, ce que recouvre précisément l’utilisation de cette notion d’« intégration » par les pouvoirs publics, d’autres migrants ne correspondent pas aux critères attendus et en sont alors exclus [Clavé-Mercier, 2014].

20Les deux fondateurs et managers de l’orchestre n’ont pas de lien avec les acteurs professionnels de ce dispositif institutionnel, mais s’inscrivent toutefois dans une logique a priori similaire : il s’agit d’aider les migrants roms bulgares, sans verser dans une forme d’assistanat. Mais ils vont plus loin en décidant de partir de ce qu’ils savent et peuvent faire, en cherchant à les appréhender comme des acteurs. Le titre d’un article de presse cité précédemment est en ce sens éloquent : « la musique pour exister ». On peut alors se questionner sur cette affirmation : la musique serait-elle nécessaire pour exister en tant que Rom ? Ou en tant que sujet ? Pour ces migrants eux-mêmes ou aux yeux des Français ? En d’autres termes, cette affirmation est empreinte d’une forme d’essentialisation de ces migrants par leur ethnicité qui, appréciée dans la sphère artistique, y reste cantonnée. Cela peut être en partie envisagé comme une forme de reconnaissance, mais nécessairement associée à une forme d’essentialisme. Plus avant, c’est l’idée d’« intégration » qui semble clairement sous-jacente à l’utilisation de ce terme « exister » concernant les migrants roms bulgares. Comme si les Roms ne pouvaient exister que par la musique d’une part, et comme s’ils ne pouvaient exister qu’en étant « intégrés », d’autre part. On retrouve donc ici la logique de la politique locale qui à la fois fonde la spécificité du public et produit « l’injonction à l’intégration » [Hajjat, 2012], mais dans une forme non-institutionnelle, donc plus informelle.

21Cette idée que la musique peut servir à l’« intégration » est soulignée par les deux acteurs culturels qui ont monté ce groupe. Elle est reprise également par des journalistes : « Au-delà de l’amitié qui rassemble les membres du groupe, la musique sert à s’intégrer. Le regard que portent les [citoyens de la ville] sur le squat de [X] change peu à peu. La reconnaissance, aussi, du talent des musiciens leur permet de voir l’avenir différemment. Pour [un des deux Français], “ce sont des musiciens qui, il y a un an, n’étaient absolument pas dans une optique de construction. Aujourd’hui, même s’ils vivent encore au jour le jour, ils sont différents : ils ont progressé en français, les enfants vont à l’école… Le fait d’avoir un projet, ça nous structure, ça nous construit. Et ils ont des amis français, c’est important, ils ne restent pas qu’entre eux. C’est tout ça qui fait qu’ils se construisent dans notre pays, à [la Ville]. Ils prennent aussi conscience que ce sont de bons musiciens, qu’ils ont une carte à jouer. Ils s’en sont rendu compte quand ils ont vu que 200 ou 300 personnes répondaient à leur musique.” » (Extrait d’un blog recensant divers événements du quartier de X, 8 août 2012, consulté le 23 novembre 2012.)

22Leurs conditions de vie dans les squats, ainsi que leur statut migratoire sont également soulignés, l’objectif des deux fondateurs du groupe étant de leur faire obtenir une régularisation par le statut d’intermittent – ce qui nécessite un certain nombre de dates de concerts. Cet objectif coexiste toujours avec celui de la reconnaissance des migrants roms par la population locale, précisément en leur donnant à voir leur « culture », comme c’est clairement précisé dans un autre article de presse : « L’idée : sortir enfin des galères de la rue, constituer un groupe véritablement professionnel regroupant quelques-uns des meilleurs musiciens roms de la ville, pouvoir vivre de leur talent avec toutes les garanties légales… Et aussi, voire surtout, changer le regard de la population indigène sur la communauté rom, en lui faisant partager sa culture. » [Ibid.]

23Ainsi cette patrimonialisation de la « culture rom » à travers la création de l’orchestre de migrants est en adéquation avec l’affirmation de Dejan Dimitrijevic selon laquelle « l’invention des traditions est un processus d’intégration dans le monde environnant et d’adaptation aux valeurs dominantes » [2004, p. 18]. Si la culture est aujourd’hui transformée en produit exploitable, le cas de ces migrants roms bulgares montre que cette exploitation peut prendre différentes formes, de la politisation (attirer l’attention sur la situation « dramatique » des Roms et tenter de leur permettre d’avoir des papiers) à la marchandisation (faire gagner de l’argent aux membres du groupe), sans oublier un objectif sous-jacent fortement présent qu’est l’« intégration ». Comment ces motivations initiales et extérieures aux migrants roms bulgares se traduisent-elles en actes et sont perçues par les migrants eux-mêmes ?

La patrimonialisation de la musique : quels effets pour les migrants du squat ?

24Au regard des éléments analysés précédemment qui permettent de cerner les logiques et enjeux sous-jacents à ce processus spécifique de patrimonialisation, il apparaît pertinent de s’interroger alors sur ses effets. De façon générale, si la patrimonialisation est actuellement envisagée et mise en œuvre de façon à permettre la constitution des publics en sujets agissants, de par le souci de reconnaissance sociale, culturelle et politique, qu’en est-il dans le cas de ces migrants roms bulgares ? Je propose d’aller au-delà des objectifs affichés pour questionner les conséquences de cette fabrique culturelle du point de vue des migrants en question.

Les dessous de l’adhésion des membres du groupe au processus de patrimonialisation

25Le fait que des migrants roms du squat prennent part à l’orchestre n’était pas une évidence, en premier lieu parce que la plupart n’avaient pas de pratique musicale a priori. Seul l’un des membres du groupe était auparavant musicien dans les rues de la ville, en pratiquant la mendicité. Les autres ne sont pas considérés comme musiciens dans l’entre-soi des migrants roms bulgares en question ; ce ne sont pas eux à qui l’on demande de jouer pour des événements importants comme les mariages. Pourtant, ils ont finalement répondu à l’appel lancé par les deux fondateurs français de l’orchestre, pour des raisons qui ont rarement été verbalisées par eux et qu’il est intéressant de mettre à jour [9].

26Le rapport des Roms à l’économie est une première dimension à prendre en compte. Concernant les activités économiques, le terme le plus usité est celui de « faire quelque chose » plutôt que « travailler » chez les migrants côtoyés [10]. L’idée partagée est donc celle de faire quelque chose qui produit de l’argent, ou plus largement, un bénéfice matériel. Cette largesse dans la représentation de l’activité économique n’est pas sans renvoyer aux contextes structurels contraignants en termes d’emploi. Dans cette perspective, on comprend que la musique est une activité économique qui convient. Le fait que la musique jouée dans l’orchestre n’est pas la même que celle écoutée quotidiennement par les membres du groupe, et que ces derniers (et leur entourage) sont loin de s’accorder sur l’attribution du caractère traditionnel des morceaux du répertoire confirme l’aspect économique et plus largement stratégique au fondement de leur implication dans l’orchestre.

27Les logiques migratoires des Roms bulgares s’inscrivent également dans cette optique, les principes pouvant être résumés par la volonté de « faire de l’argent », « faire quelque chose », tenter sa chance ou vivre mieux. Faire partie de cet orchestre est donc appréhendé comme une nouvelle opportunité économique dans l’espace migratoire, qui voit le jour grâce à la rencontre et à l’idée de ces « Français ». L’adhésion des migrants à ce projet est aussi fortement corrélée au contexte sociopolitique vu précédemment. Certains migrants y voient la possibilité d’obtenir de l’aide pour avoir un emploi, et d’autres pour avoir un logement – notamment par le biais des relations interindividuelles nouées de fait avec les deux managers et potentiellement avec tous ceux rencontrés dans ce cadre. Le lien entre constitution de l’orchestre et obtention d’une carte de séjour est largement partagé par les musiciens et ceux qui les entourent.

28En effet, les contrôles de police sont fréquents et génèrent une crainte quotidienne chez les migrants. De la même façon, les évacuations de squat, bien que faisant partie de ce quotidien migratoire, demeurent des expériences difficiles et parfois douloureuses pour eux, en ce qu’elles bouleversent leur organisation du quotidien et favorisent l’incertitude de leur situation. Ces deux obstacles dans la vie quotidienne en migration se rejoignent dans l’imaginaire des migrants roms bulgares autour de la question de la carte de séjour. En outre, cette légalisation du séjour sur le territoire est également perçue par les migrants comme apportant nombre d’opportunités, que ce soit en termes d’emploi, d’accès aux droits sociaux ou de logement. En effet, beaucoup de migrants sont persuadés que s’ils avaient une carte de séjour, ils n’auraient plus à affronter ces problèmes et seraient donc plus « tranquilles ». Dans ce contexte, les dispositifs mis en place en leur direction sont appréhendés par ces derniers comme une possibilité d’échapper aux contraintes de ces conditions de vie – et non pas à leurs conditions de vie en tant que migrants dans l’agglomération française, en général. La nuance est de taille : pour eux, il ne s’agit pas de transformer en profondeur leurs vies quotidiennes en passant du statut de migrant perçu comme « très précaire » au statut d’immigré dont on améliore les conditions de vie pour atteindre le standard de la société française, se conformant ainsi à l’« intégration » attendue d’eux par les pouvoirs publics. Pour la plupart, la dynamique migratoire expérimentée prend la forme d’une inscription transnationale entre la Bulgarie et la France, sans désir actuel d’une installation durable dans la seule société française. A priori, le dispositif que représente l’orchestre, plus informel qu’institutionnel, ne vient pas contrecarrer ces logiques migratoires, du moins dans un premier temps, ce qui explique que les membres du groupe s’en saisissent volontiers.

Quels changements pour les membres de l’orchestre et leurs familles ?

29Quels sont alors les changements induits par l’engagement dans ce dispositif qu’est ce groupe musical, pour les migrants roms concernés ? Peut-on aller dans le sens de l’article de presse précité en affirmant que la participation à l’orchestre constitue une possibilité d’exister autrement ? Pour y répondre, il convient d’identifier les changements apportés par cet engagement musical. Il est clair que cela fait sortir les membres du groupe du squat et leur permet de rencontrer plus de « Français », dans le cadre des répétitions et des concerts. En outre, ils ont également une certaine assurance (quoique toute relative) d’un revenu tiré de la musique par le biais de leurs prestations scéniques. Toutefois, les répercussions (autres que financières) ne concernent pas les autres migrants roms bulgares du squat ou de l’agglomération qui se tiennent loin de l’orchestre, qu’ils ne vont pas voir en concert et dont ils ne se préoccupent pas, raillant même parfois l’engouement des habitants de la ville à ce sujet.

30Une semaine après le premier passage sur scène du groupe dans un gros festival de musique régional, il est intéressant de souligner que les journalistes locaux reviennent dans le squat d’où sont issus les musiciens pour traiter des injustices subies (expulsion prochaine, coupure d’électricité par la ville entraînant une perte de nourriture dans les réfrigérateurs…) – ce qui n’était que rarement effectué précédemment. La presse locale ne se cache pas de ce fil conducteur qu’elle met en avant, comme dans cet article, partant de ces musiciens que « tout le monde connaît » pour en arriver aux coulisses de leurs vies quotidiennes. C’est bien ce fossé entre la perception des migrants roms bulgares dans leur quotidien et celle d’eux dans leurs costumes de scène qui est mis en avant, sans être pour autant vraiment questionné : « Et le contraste entre la reconnaissance, lors de l’ouverture de la 21e édition du festival, et la vie sur le camp de Roms est plus que saisissant. » (Extrait d’un article du quotidien local, 8 août 2012, consulté le 15 août 2012.) Le but sous-jacent de ces propos journalistiques, qui reprennent largement les arguments développés par les deux fondateurs de l’orchestre, semble être de souligner avec force la transformation des migrants roms du groupe grâce à ce dispositif informel que l’on peut qualifier de prise en charge culturelle. Comment ces derniers se positionnent-ils à ce sujet ? On va voir que publiquement, ils se situent sur la même ligne, en portant la voix qui est attendue d’eux.

31Lorsqu’ils communiquent sur leur groupe, les musiciens réécrivent entièrement leur histoire et leurs identités, comme c’est le cas de Nayden cité ici dans un article de presse : « Travailler ensemble, c’est aussi créer un esprit de groupe, se lier d’amitié, comme le décrit [Nayden] : “J’ai chanté avec un grand groupe en Bulgarie et, une fois arrivé en France, je me suis retrouvé tout seul. Je croyais que le chant, c’était fini pour moi. Après [les deux Français] m’ont récupéré dans la rue alors que je faisais la manche. Aujourd’hui, si je dois repartir en Bulgarie, je pars avec mon groupe.” » (Extrait d’un blog recensant divers événements du quartier de X, 8 août 2012, consulté le 23 novembre 2012.) D’après ce que je sais de Nayden, par lui comme par ses voisins du quartier rom d’où il vient en Bulgarie, cette carrière de chanteur débutée dans ce pays puis avortée à son arrivée en France, comme sa pratique de la mendicité dans les rues de l’agglomération ne sont pas avérées. Il s’agit donc, de sa part, d’une présentation de soi victimisante qui présente les deux managers comme des sauveurs à qui l’on doit tout – et dès lors, de qui l’on peut tout attendre. De plus, Nayden se conforme à « l’injonction à l’intégration » en passant sous silence les multiples allers-retours qu’il effectue en Bulgarie, étant donné que la politique locale en direction de ces migrants en squat présente l’arrêt des circulations migratoires comme une condition à l’« intégration ». Présenté par les fondateurs de l’orchestre comme « un chef de famille respecté et craint » (Extrait de la page de présentation d’un site internet de financement participatif rédigée par les fondateurs du groupe), il se coule entièrement dans cette nouvelle image vis-à-vis de l’extérieur, alors qu’il se situe plutôt au bas de la hiérarchie sociale dans l’entre-soi des migrants roms du squat de X, notamment en raison de ses autres activités économiques jugées par ses pairs comme étant à la frontière de l’immoralité.

32Il faut souligner qu’à l’époque de ces interviews journalistiques, les membres de l’orchestre sont en attente de cartes de séjour par le biais de leur nouvelle activité musicale et de l’intermittence, pouvant permettre une régularisation de leur présence sur le territoire. Ils s’engouffrent donc dans cette voie, jouant le jeu des managers en faisant le maximum pour correspondre au profil et donc aux attentes qui sont les leurs et plus largement celles de la société à leur égard. Cela revient alors à se présenter comme des migrants pauvres, dénués de toute possibilité d’agir avant d’avoir rencontré ces deux Français, ainsi que la sphère musicale dans laquelle ils peuvent avoir une place et un rôle.

33À travers ce dispositif informel de prise en charge culturelle, c’est encore une fois l’« intégration » des migrants roms bulgares qui est visée – sans demander l’avis aux premiers intéressés ni leur donner voix au chapitre. Par le biais de l’orchestre, ses membres peuvent avoir accès à une forme d’« intégration » fondée sur une certaine reconnaissance culturelle, les managers partant du principe qu’au regard de la situation de ces migrants dans les squats, les Roms ne peuvent que s’en réjouir et partager ces objectifs et désirs. En ce sens, ce dispositif est un tremplin vers cette « intégration » qui se décline certes d’une autre manière que dans le cadre des dispositifs étatiques (puisque l’étiquette « rom » est ici promue), mais partage finalement avec eux l’absence de considération des Roms comme sujets au-delà de leur identification en tant que musiciens, migrants et Roms. C’est donc un essentialisme commun qui est sous-jacent à tous ces acteurs des dispositifs, quel que soit leur position idéologique ou leur projet politique [Le Marcis, Lurbe i Puerto, 2012].

34En conséquence, les musiciens en question peuvent s’en saisir comme d’une opportunité permettant l’« accès à », mais au-delà de cet aspect stratégique, cela ne constitue pas pleinement pour eux un espace de réalisation de soi en tant que sujets au-delà de l’appartenance ou de l’identification dont ils font l’objet. Les migrants en question restent par là fortement catégorisés en tant que Roms. Si cette catégorisation connaît une orientation positive à travers le domaine artistique, cela ne leur permet pas d’être appréhendés comme des sujets en se positionnant, se présentant et s’identifiant comme ils le souhaitent, sans être nécessairement rattachés à une étiquette ethnique leur permettant finalement soit d’être acceptés parce qu’ils présentent certaines caractéristiques folkloriques, comme ici, soit d’être exclus, comme c’est le cas habituellement.

35Les membres du groupe ont effectivement reçu une carte de séjour d’un an. À l’heure actuelle, la majorité d’entre eux vit toujours en squat et leurs vies, en dehors de l’espace-temps musical professionnel qu’ils expérimentent de temps à autre, n’ont pas beaucoup changé. Certains continuent à mendier, d’autres à revendre la ferraille. Tous sont engagés dans d’autres activités économiques informelles. La transformation attendue d’eux par le biais de ce dispositif de prise en charge culturelle n’a donc pas eu lieu, puisqu’on ne peut pas parler d’« intégration » effective avec seulement un changement de statut juridico-administratif pour un temps. Toutefois, l’engagement de ces quelques migrants dans ce dispositif leur a permis de s’ouvrir plus avant à la société française, et donc de faire de nouvelles rencontres dans le cadre des concerts. Ils augmentent ainsi leur capital relationnel pouvant favoriser de nouvelles opportunités, tout en continuant de mener leurs vies quotidiennes dans l’entre-soi transnational des migrants roms bulgares. L’engagement dans l’orchestre ne les empêche pas, dans les faits, d’effectuer des allers-retours en Bulgarie, les dates de concerts n’étant pas nombreuses. On peut donc affirmer que les migrants roms bulgares se saisissent de ce dispositif sans atteindre les objectifs qui ont été définis pour eux par ce biais, mais en les détournant, en s’appuyant sur leur inscription transnationale dans les marges, basée sur la famille et la débrouille. Leur participation à cet orchestre est donc envisagée comme un outil leur permettant d’asseoir et de légitimer leur présence en France, ce qui souligne l’« autonomie » [De Gourcy, 2005 ; Ma Mung, 2009] et les stratégies d’acteurs mises en œuvre par les migrants dans leurs parcours migratoires, parfois en contournant et exploitant les ressources des dispositifs mis en œuvre à leur égard [Legros, Olivera, 2014].

Conclusion

36Cette patrimonialisation de la culture rom, à travers la création de l’orchestre rom auquel prennent part des migrants roms bulgares vivant en squat dans une agglomération française, revêt donc à la fois une forme d’essentialisation et constitue un « outil » servant les parcours migratoires et l’insertion non-institutionnelle de ces migrants. En effet, d’une part, l’analyse effectuée permet de souligner l’essentialisation existante, par la réification d’une « identité rom » et d’une culture définie principalement par la musique et jugée « authentique ». D’autre part, la participation à cet orchestre est à comprendre comme révélant les stratégies des acteurs migrants en soulignant les nouvelles opportunités, la création de liens sociaux qui vont de pair. De plus, la visibilité désormais plus « positive » de ces migrants sur scène permet une forme de reconnaissance également nouvelle. Cet orchestre « rom » est donc révélateur des « malentendus » [Olivera, 2016] déroulés entre les acteurs en présence, se situant à la croisée entre des discours sur ces migrants révélant une assignation identitaire et une injonction à l’intégration d’une part, et des stratégies d’acteurs envisageant ce groupe comme une modalité d’insertion en fonction de leurs dynamiques migratoires, sociales et économiques d’autre part.

37C’est effectivement en ce sens que ce dispositif de prise en charge culturelle peut permettre une forme d’insertion qui soit réellement effective. Cette insertion ne correspond pas nécessairement aux objectifs des fondateurs du groupe ou des médias. Si elle ne correspond pas non plus au dispositif politique visant l’« intégration » de ces migrants, on a pu voir que l’opération de transformation des migrants roms reliée à une injonction à l’intégration dans la société française était le dénominateur commun. Cependant, les différences de ce dispositif informel sont fondamentales pour ces migrants : la reconnaissance de l’identité et parfois du sujet est primordiale, ainsi que l’aspect collectif et la volonté de compréhension des dynamiques migratoires. Malgré un certain enfermement « identitaire » inhérent à cet orchestre, sa souplesse de fonctionnement est à souligner : les migrants roms bulgares concernés s’en saisissent comme d’un outil leur permettant de tendre vers une forme d’insertion, au sens de création de liens sociaux et de participation à la vie sociale, qui détourne et transcende in fine l’injonction à l’intégration dont ils sont la cible.

Notes

  • [*]
    Docteure en anthropologie, Centre Émile Durkheim, UMR 5116, université de Bordeaux.
  • [1]
    Ce terrain de recherche est anonymisé volontairement pour des raisons liées au respect des enquêtés.
  • [2]
    Cet article s’appuie sur une ethnographie menée entre 2011 et 2014 auprès de migrants roms bulgares dans l’agglomération et dans leur pays d’origine, comme auprès des acteurs institutionnels locaux, dans le cadre de ma thèse de doctorat [Clavé-Mercier, 2014].
  • [3]
    Source INSEE, selon le dernier recensement en date de 2011.
  • [4]
    Il s’agit en fait de l’évacuation partielle du squat, qui a lieu le premier septembre 2011.
  • [5]
    Dans une volonté d’anonymisation, le nom de l’orchestre a également été modifié, tout en conservant la langue utilisée pour sa nomination, « akana » étant un terme romanès signifiant « maintenant ».
  • [6]
    Statuts de l’association, tirés du Journal Officiel (juin 2012).
  • [7]
    Il faut attendre le 1er janvier 2014, date ultime fixée par l’UE, pour que la France abroge ce statut migratoire spécifique.
  • [8]
    Voir Legros [2010] ; Legros, Vitale [2011] ; Olivera [2016].
  • [9]
    C’est tout le temps passé au sein de ces familles, dans les squats et dans leurs quartiers en Bulgarie, qui me permettent d’y avoir accès.
  • [10]
    Cela renvoie au terme « napravi neshto », qui signifie en bulgare « faire quelque chose ». C’est l’aspect économique que sous-entend ce terme, englobant seulement en partie l’idée de « travailler » (« rabota »).
Français

Cet article entend questionner les discours sur l’« authenticité identitaire » et les enjeux qui leur sont sous-jacents à travers l’analyse de la construction de la musique « rom » comme objet patrimonial. Dans une agglomération française, un orchestre réunissant des migrants roms bulgares a été mis en place par deux acteurs de la société civile. Les membres de l’orchestre étant présentés dans la presse comme des Roms vivant en squat et jouant une musique « traditionnelle des plus authentiques », il est intéressant d’analyser les discours sur ce dispositif en lien avec l’identité ethnique « rom ». Sont également interrogées les motivations des différents acteurs participant à cette construction d’objet culturel, en soulignant l’importance des contextes migratoire et sociopolitique et notamment la fortement présente « injonction à l’intégration ». Les effets de cette construction culturelle et les changements qu’elle entraîne pour les membres du groupe sont ensuite analysés. L’article montre in fine que la création de l’orchestre cristallise les ambiguïtés entre une assignation identitaire et les stratégies d’acteurs qui s’en saisissent à leur façon.

Mots-clés

  • migration
  • Roms
  • identité
  • authenticité
  • musique
  • patrimonialisation
  • catégorisation
  • intégration
  • stratégies

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Alexandra Clavé-Mercier [*]
  • [*]
    Docteure en anthropologie, Centre Émile Durkheim, UMR 5116, université de Bordeaux.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/09/2017
https://doi.org/10.3917/autr.078.0039
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