CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Sur les bases des techniques de jeux décrites dans le Nāṭyaśāstra, le célèbre traité de théâtre de l’Inde Ancienne, neuf acteurs incarnent les navarasa (śṛṅgāra, l’amoureux, hāsya – le comique, karuna – le pathétique, raudra – le furieux, vīra – l’héroïque, bhayānaka – le terrible, bībhatsa – l’odieux, adbhuta – le merveilleux, śānta – l’apaisé). Ils portent une couleur, une gestuelle singulière fonde leur caractère. Deux autres acteurs : un enfant et un vieillard sont les personnages narrateurs. Dans un coin de la scène (jardin), un petit écran de télévision projette des images d’actualité. On dirait un journal télévisé. Il montre les aléas du devenir humain.
Julien Touati

1De tout temps, les artistes ont voyagé, contribuant à déplacer avec eux les frontières des cadres de représentations. À travers leurs œuvres, les dispositifs d’enregistrement, bien que critiqués comme instruments de la fabrique des pouvoirs politiques, n’en sont pas moins utilisés. Depuis la production d’archives aux documents de travail, les artistes contemporains s’approprient les rouages normatifs (figures d’exécutions, icônes, symboles) en vue de les convoquer au sein de nouveaux cadres de pratique. La transformation des signes devient alors l’un des objets constitutifs de leurs entreprises, qu’elles soient narratives ou formelles. Tel est le processus que je vais tenter d’illustrer à travers l’ethnographie du travail chorégraphique de Julien Touati et de sa compagnie AVS Road.

2Julien Touati est danseur-chorégraphe. Il a été formé au théâtre au CND d’Angers (centre national de la danse), puis il est venu s’installer à Paris. Il a dansé dans la pièce d’Alban Richard Et mon cœur présentée à Chaillot à l’hiver 2014. Dix années auparavant, Julien avait décidé de se former au Kathakaḷi. Le Kathakaḷi est la forme de théâtre traditionnelle du Kerala, remarqué par Jerzy Grotowski pour la qualité de ses techniques d’entraînement du corps des acteurs.

3Pendant près de quatre années, Julien a suivi l’enseignement traditionnel de ses maîtres à Kottakkal. Aujourd’hui, et comme pour leur rendre hommage, Julien développe le projet d’une écriture itinérante d’une pièce pour onze acteurs : Eleven.

4Eleven est une pièce en kit. Sa forme est en perpétuelle évolution, car avant d’être une pièce à produire, Eleven se veut un laboratoire pour la pratique de la performance. Le projet comporte onze étapes chorégraphiques au sein de onze compagnies hôtes.

5La pièce est coécrite sur le principe de l’improvisation collective. Le processus de création est à chaque fois filmé. Chaque document représente alors une étape graphique de la vie de la pièce à jouer.

6Avec Julien, nous nous sommes rencontrés à notre « retour de l’Inde », après avoir passé près de dix années à visiter les écoles de pratiques et les maîtres, lui comme danseur, moi comme anthropologue des techniques du corps [1]. Au cours de l’hiver 2014, notre rencontre fut l’occasion de longues heures de discussions. Alors qu’il souhaitait monter une pièce contemporaine où pourrait s’établir un dialogue entre les techniques de jeu classiques des théâtres indiens et les techniques chorégraphiques contemporaines, il me demandait de l’aider à écrire le projet d’Eleven. J’y ai travaillé en tant qu’auteur-concepteur d’un dispositif de captation pour un laboratoire du geste itinérant. J’y ai également travaillé comme metteur en scène [2] en fonction des ateliers.

7Tandis que la démarche de Julien dans Eleven interroge une possible mise en mouvement des archives des arts vivants : comment enregistrer une forme sans la fixer ? La question posée par Bergson dans sa conférence de 1901 (La Pensée et le Mouvant) est ici prise au corps [Bergson, 1934].

8Pour se voir exister, le projet avance de résidences d’artistes (Compagnie Marie DeVillers) en écoles de pratiques (Lokadharmi, Thrissur School of Drama) passant par les CND (Angers, Paris) ou d’autres structures hybrides (tels Les Laboratoires d’Aubervilliers). Julien Touati pousse alors les portes des bureaux et les frontières des catégories administratives, apprend à composer son écriture au cœur d’un réseau d’acteurs dont les dynamiques et logiques d’action sont aussi complexes que les ramifications de ses multiples branches. Ainsi Eleven change-t-elle de forme en fonction des lieux d’accueil, acceptant leurs contraintes, telles les règles d’un jeu en perpétuelle construction. La carrière des objets performatifs produits se trouve alors marquée de la trace des équipes qui ont accueilli son passage.

9L’intérêt d’illustrer la problématique de la revue Autrepart « construire des patrimoines en mobilité » par une pièce « en train de se faire » est non seulement d’interroger la pratique de la mise en patrimoine du Kathakaḷi – tandis qu’elle semble aujourd’hui plus complexe que la simple question de la « mise en folklore » ou « mise en musée » des traditions culturelles locales, habituellement problématisée par l’ethnographie indianiste. Mais il repose également sur la question de l’archive des arts vivants, là où chaque acteur de la chaîne de « mise en culture des arts » est à observer, tel un contributeur potentiel à la création d’une forme nouvelle.

10Cherchant à démontrer que l’enjeu des politiques de patrimonialisation des arts vivants repose sur la conservation de « ce qui fait mouvement », j’espère illustrer ici comment les techniques du travail de Julien Touati permettent d’alimenter certaines réponses quant aux relations nécessaires entre logiques de création et archive des arts vivants.

Petite histoire du Kathakaḷi

11Kathakaḷi est une forme traditionnelle de théâtre héritée du xvie siècle. Elle est originaire du Kerala, État du sud-ouest de l’Inde. Les représentations de Kathakaḷi (de kathā : histoire et kali : danse, jeu) sont traditionnellement données sur les parvis des temples. Les acteurs s’expriment à travers des combinaisons de postures (karaṇa), gestes des mains (mudrā), mouvements des yeux et expressions de visage (navarasa). Le texte est scandé en malayālaṃ (et manipravlam[3]) par les chanteurs, accompagnés des musiciens sur scène. En réponse, les acteurs jouent (dansent) les extraits des épopées (Mahābhārata et Rāmāyāṇa) [4] sur le mode de la pantomime.

12La gestuelle du Kathakaḷi (aussi complexe que raffinée) exige une extrême précision. L’ensemble du jeu d’acteurs est codifié selon des techniques du corps détaillées par les traités de l’Inde ancienne (Nāṭyaśāstra, Hastalakṣaṇadīpikā[5]). Non seulement la pratique du jeu requiert plusieurs années d’apprentissage, mais c’est sur le mode de la dévotion que l’artiste s’engage dans sa pratique.

13Le Kathakaḷi a été remarqué par de nombreux artistes des arts vivants. Jerzy Grotowski (lorsqu’il était titulaire de la chaire d’anthropologie au Collège de France [6]) l’a notamment fait connaître pour la qualité des techniques d’entraînement des acteurs. Le Kathakaḷi a depuis, largement bénéficié des sponsors nationaux et internationaux, ce qui a eu pour effet d’en fixer la pratique selon certaines normes [Dubos, 2013].

Des répertoires de gestes

14Dans les théâtres classiques traditionnels de l’Inde (ce qui vaut également pour certaines danses), on fait usage de répertoires de gestes spécifiques que l’on nomme mudrā. Le terme mudrā signifie « sceau ». Les mudrā sont des images symboliques ou iconiques [7].

15Si les gestes du théâtre traditionnel sont codifiés, organisés en répertoires de figures d’exécution qui permettent à l’auditoire de comprendre quel signe se rattache à quel élément de la narration, le geste n’en est pas pour autant un objet fini. L’acte de création se fait toujours en mouvement.

16Ainsi l’identification de « répertoires de gestes » est-elle de la première importance dans la conception des logiques de patrimonialisation des techniques du corps traditionnel. Comment le répertoire de gestes d’une forme enregistrée auprès des organismes de protection patrimoniale peut-il encore évoluer ? En d’autres termes : la forme une fois patrimonialisée est-elle toujours vivante ? C’est cette question que nous pose le travail de la compagnie AVS Road.

Shatranj : 9 + 2 = 11

17Lorsque je le rencontre pour la première fois, Julien me confie son rêve : « Je voudrais écrire une pièce qui puisse amener les acteurs de Kottakkal à faire autre chose que du Kathakaḷi tout en aidant à faire connaître leur art ». Je lui proposais alors la formule d’une pièce à écrire sur la route, « a work in process » qui fasse usage des techniques de jeu du Kathakaḷi. Je lui proposais également d’éditer d’abord un projet de recherche en onze étapes au sein de onze compagnies hôtes. La dernière serait celle de Kottakkal, avec les onze acteurs de sa compagnie d’origine.

18Puis je lui présentais les premières lignes d’une règle simple, qui agirait tel un moteur de jeu, permettant de générer une certaine cohérence au sein du processus de l’écriture fragmentée. Celle-ci s’inspire du Shatranj, le jeu d’échecs de l’Inde ancienne [8]. On attribue à chaque acteur une couleur, une émotion : un rása (śṛṅgāra, l’amoureux ; hāsya, le comique ; karuṇa, le pathétique ; raudra, le furieux ; vīra, l’héroïque ; bhayānaka, le terrible ; bībhatsa, l’odieux ; adbhuta, le merveilleux ; śānta, l’apaisé). Chaque acteur travaille l’expression d’une émotion par la recherche d’une gestuelle qui la signifie, dans le détail, à travers le temps de l’atelier.

19À chaque initiation d’atelier, la trame de l’action reste encore inconnue des acteurs comme de nous-mêmes. Sont donc expérimentées à travers le théâtre et la danse, les logiques de mise en dynamique des causes, effets, émotions et narrations.

20La recherche pratiquée en résidence est chaque fois documentée sous forme de vidéos, dessins ou partitions chorégraphiques. Elle sert de matériau à l’écriture d’une étape suivante de la pièce. Elle prend corps à travers d’autres corps et se transforme selon un parcours gestuel proposé par les nouveaux interprètes. Chaque document fonctionne tel un élément de la partition que nous souhaitons éditer plus tard, ensemble, de retour à Kottakkal.

Des ateliers itinérants

21Le projet itinérant de l’atelier se construit sur un modèle récursif. On commence par des exercices dont la règle est simple, puis qui se complexifie à chaque étape du processus de création.

22Les étapes d’écritures évoluent entre recherche esthétique et action sociale (impliquée auprès d’enfants migrants, de personnes sans domicile fixe, de personnes âgées, etc.), dont voici un tableau synthétique [9] :

tableau im1
Étape 1 Hiver 2014 Compagnie Lokadharmi, Ernakulam, Kerala (Inde). Étape 2 Printemps 2015 Centre d’accueil pour enfants migrants, Croix Rouge, Kremlin-Bicêtre (France). Étape 3 Hiver 2015 Thrissur School of Drama, Université de Calicut, Kerala (Inde). Étape 4. Hiver 2015 Compagnie de Kathakaḷi de Kottakkal, Kerala (Inde). Étape 5 Printemps 2016 Centre d’Hébergement d’urgence Baudricourt, Paris, (France). Étape 6 Etc. Printemps 2016 Les Laboratoires, Aubervilliers (France),

23S’il s’agit d’extraire les répertoires de gestes du Kathakaḷi de leur cadre de pratique traditionnel pour les faire interpréter par des acteurs amateurs, le travail porté par Eleven met à jour une complexe série de tissages interrogatifs : Qu’arrive-t-il au geste lorsqu’on cherche à faire évoluer les formes fixées par des normes de pratiques [10] ? En quoi cette initiative peut-elle enrichir ou appauvrir une technique gestuelle traditionnelle ?

24Avant de poursuivre avec une description détaillée du projet chorégraphique de Julien, il y a plusieurs choses à dire du travail des navarasa.

Théorie esthétique et Nāṭyaśāstra

25La théorie esthétique indienne a donné lieu à l’écriture de milliers de lignes : celles du Nāṭyaśāstra, puis celles de la gnose, celles des exégètes, puis des traducteurs et des controverses. Pourtant, chaque fois on y développe l’idée selon laquelle l’organisation du théâtre se fait dans le but du plaisir ultime du spectateur que l’on nomme rása (traduit par suc ou sève) [Bansat-Boudon, 2004]. La passation de ce suc s’opère depuis le cœur du poète jusqu’à celui des membres du public à travers la « coupe » qu’est l’acteur. Ainsi, l’avait décrit Diderot avec le Paradoxe sur le comédien[11] : il n’est jamais question pour l’acteur d’éprouver des sentiments, mais bien d’exprimer des émotions.

26Tandis que je travaillais pour ma recherche de doctorat à partir des études classiques de Lyne Bansat-Boudon, son interprétation de l’esthétique indienne, finement détaillée, me permit d’explorer la traduction des rasasūtra[12]. L’ensemble de la théorie esthétique traçant les multiples relations d’implications entre rása et bhāvas [13] me permit d’éditer les premières lignes du travail d’écriture d’Eleven.

27L’auteure y explique comment la théorie des navarasa organise le jeu des émotions humaines à travers huit sentiments permanents que sont les sthāyibhāva. Elle traduit ainsi : rati, le plaisir amoureux ; hāsa, la gaîté ; śoka, le chagrin ; krodha, la colère ; ustāha, la fougue ; bhaya, la peur ; jugupsā, l’aversion ; vismaya, l’étonnement.

28Les choses se compliquent, en ce que les sthāyibhāva (sentiments permanents) ne sont jamais représentés comme tels, mais plutôt signifiés par trois facteurs que sont les anubhāva (les effets ou conséquents), les vibhāva (les causes ou déterminants) et les vyabhicāribhāva (les sentiments transitoires). Chacune de ces trois catégories est de nouveau subdivisée en unités plus fines : les anubhāva (effets du sentiment ou expression des émotions), relèvent du jeu de l’acteur : œillades, jeux de sourcils, démarche, vibrato dans la voix, larmes, etc. ; Les vibhāva se subdivisent en deux sortes : alambanavibhāva (causes substantielles) que sont les êtres animés (les personnes, les animaux, etc.) et uddīpanavibhāva (causes réhaussantes) que sont les actions, les objets, les saisons, les parfums. Enfin, les vyabhicāribhāva se subdivisent en trente-trois sentiments transitoires qui composent les huit sthāyibhāva (sentiments permanents).

29Si cet ensemble complexe est censé représenter la totalité de la vie psychique sur scène, dans la pratique cependant, nous travaillions à partir des sthāyibhāva que Julien nomme navarasa ; et pour cause, l’ensemble développé à partir des rasasūtra est traditionnellement désigné, en Inde du Sud, sous le terme générique de navarasa [14].

Figure 1

Shatranj : 9 + 2 = 11

Figure 1

Shatranj : 9 + 2 = 11

Source : Anne Dubos, schéma de scénographie, archives, 2014.

30« Eleven se présente tel un dialogue entre un vieil homme et un enfant sur l’état du monde, ses dangers, ses attraits. Leurs émotions sont incarnées par neuf interprètes qui incarnent les navarasa ». Leurs discours génèrent des tableaux où les émotions se combinent pour soutenir la narration d’une histoire vive.

31« Mais, alors, pourquoi Eleven ? ». Voilà sans doute la question qu’on nous aura le plus largement posée à travers les discussions tenues sur le projet. S’il s’agit des navarasa, qui se trouvent au nombre de neuf (comme leur nom l’indique, nava : neuf), pourquoi avoir alors choisi le chiffre onze ou Eleven pour titre ?

32La réponse repose sur une règle simple : tout jeu nécessite un principe d’action. Les deux acteurs supplémentaires sont donc agents de la relation dramaturgique. Julien choisit un enfant et un vieil homme (qui peut prendre la figure d’une vieille femme) pour narrateurs de l’histoire. Soit, leurs dialogues génèrent des tableaux d’action, où les acteurs-navarasa incarnent des émotions pour conter l’histoire corporelle énoncée par les personnages narrateurs. Soit, à l’inverse, les narrateurs, tels des témoins au regard omniscient, commentent l’action représentée par les neuf acteurs du plateau.

33Eleven est le chiffre de la rencontre. Il exprime une relation. Et tandis que Julien cherchait à illustrer la question de la passation à travers le contenu de la pièce, Eleven représentait pour moi le lieu d’une étude cybernétique [Dubos, 2013] : un tableau des possibles moyens de communication des émotions. Observant les capacités de jeu proposées par les acteurs, la documentation de chaque atelier me permettait de filer une trame dramaturgique à chaque étape du processus de création.

De l’importance de l’exécution

34« Je suis l’amoureux…, je suis le comique…, je suis le pathétique…, je suis le furieux…, je suis l’héroïque…, je suis le terrible…., je suis l’odieux…, je suis le merveilleux…, je suis l’apaisé… ». Telle fut initiée la restitution du travail de l’atelier du mois de février 2015 à l’École des arts dramatiques de Thrissur [15].

35Le premier tableau s’apparente à une scène de cinéma. L’acteur est assis au centre d’un couloir qui mène à l’auditorium. Une lampe à LED est braquée sur son visage et l’éclaire en contre-plongée. Il déclame son texte qui n’est autre que l’annonce de l’émotion qui se forme sur son visage, suivie d’un silence. Puis l’émotion semble se dissoudre tandis que l’acteur annonce un autre rása.

36Farzin passe d’une émotion à l’autre comme s’il s’agissait d’endosser une nouvelle peau. Comme s’il poussait la porte d’une nouvelle pièce. Il puise pourtant au cœur de son histoire intime pour trouver les racines de son masque. Et c’est précisément là que repose toute la singularité du travail de « mise en corps » que propose Julien à chaque atelier. C’est ce que je m’appliquerai à décrire à présent.

Figure 2

Farzin, les navarasa

Figure 2

Farzin, les navarasa

Source : Anne Dubos, image et scénographie, février 2015.

37Pour chaque atelier, le jeu du Kathakaḷi est d’abord introduit par Julien lors d’une demi-journée de découverte. Julien prend le temps nécessaire pour l’analyse des séquences d’exercices qu’il reprendra ensuite, ajoutant des degrés de complexités, en fonction des étapes de création. Mudrā, karaṇa, navarasa sont mis en séries de démonstration : rester assis, le dos droit, le regard fixe. Découvrir le travail du muscle du visage ou la virtuosité du mouvement des doigts : patience et rigueur sont les premiers compagnons des acteurs débutants.

38Les premiers temps de l’atelier sont focalisés sur la marche. On travaille sur la gradation d’un tempo de 1 à 10. À reculons, en ligne, en cercles, en disposition aléatoire, les acteurs sont invités à éprouver l’espace. Le poids, la vitesse, la poussée ou la qualité de mouvement : le corps entier est lieu d’expérimentation.

39Afin de parfaire la précision du geste, Julien accompagne le corps de ses acteurs, puis les laisse s’échapper pour en appeler d’autres : « śṛṅgāra, l’amoureux, je suis amoureux, mon regard s’évade, mes bras sont légers, mon cœur bat la chamade, j’ai envie de danser, je ris, je souris, mon corps frémit… ».

40Dans le détail des ateliers de création, les séries de jeux d’improvisations sont proposées à la suite de l’initiation. Des exercices, dont la règle demande à chaque acteur la recherche d’une gestuelle singulière relative à une émotion choisie permettent à chacun de s’essayer à une pratique idiosyncrasique. Les jeux se jouent d’abord sur des espaces de traversées de plateau. Au premier acteur qui se lance, Julien donne un exemple afin d’encourager sa performance : « Karuṇa : je suis triste, je suis lourd, mon corps me pèse, mon visage est attiré par la gravité, mon rythme est lent, etc. ». Il donne ensuite une série de consignes de jeux, qui sont autant d’éléments modulables à travailler individuellement ou en cohérence avec le groupe. En couple ou chacun pour soi, les acteurs sont invités à traverser l’espace scénique, incarner l’émotion, l’exprimer et la ressentir au présent.

41Pour ce qui est du groupe, le jeu va en gradation numérique : d’un, on passe à deux interprètes, qui jouent en chœur ou en miroir. Et après chaque passage en couple, on reprend l’émotion en groupe. Par jeu de synchronie ou de contagion [16], les gestes sont repris en vue d’une écriture chorale. Se composent ainsi des scènes en tableaux où l’on double le nombre de participants à l’exercice : à quatre, les acteurs improvisent quelque chose à partir de l’émotion jouée précédemment. L’ensemble file ensuite une saynète à présenter au reste des membres de l’atelier qui se fera public.

42Chacun vient corriger, augmenter la forme de l’ensemble précédent, jusqu’à ce qu’il s’étende à l’intégralité des participants.

43Les jours suivants, les exercices se complexifient de manière à ce que les acteurs parviennent à une certaine maîtrise des techniques de jeu du Kathakaḷi.

44Aux deux dimensions d’expérimentations (espace et corps) sont combinés les cadres d’expérience que représentent les navarasa. Telles des structures d’un récitcadre, les neuf émotions sont ensuite modulées selon des épreuves de qualité de mouvement, définies selon un tempo, une variation d’intensité, des actes de répétitions, de différenciation ou de réinterprétation [17].

45L’enjeu de chaque atelier de création étant de collecter du matériau en vue de l’écriture de la pièce finale, dont personne ne veut savoir trop tôt à quoi elle ressemblera.

Forme et croissance du Kathakaḷi

46Aujourd’hui pourtant au Kérala, rares sont les jeunes malayalis qui sont allés assister à une représentation de Kathakaḷi en entier.

47Milena Salvini [1990] l’avait déjà remarqué à la fin des années 80, l’éclairage électrique des scènes transformait radicalement l’apparence des pièces de Kathakaḷi. L’éclairage électrique des scènes correspond au développement de l’électrification des campagnes à la fin des années soixante [Guillerme, 1999]. Ce théâtre qui était autrefois éclairé par la lumière dansante des lampes à huile, traçant de larges ombres autour des maquillages et des costumes, se trouvait tout à coup éclairé par la stricte blancheur des néons. Sans nécessaire relation de cause à effet, pourtant l’histoire montre que la mise à nu des acteurs sur la lumière d’un éclairage trop franc, s’accompagne d’un certain désenchantement du public villageois. En 2010, la télévision avait gagné pratiquement tous les foyers. Si en 2004, elle n’était présente que dans 48 % des foyers, la télévision en milieu rural indien, elle atteignait 76 % en 2011 (Census of India, 2011). Aujourd’hui, les Kathakaḷi continuent de faire de rares apparitions pour certains programmes télévisés. On aime encore les voir apparaître dans de brefs épisodes publicitaires. L’amour pour le charme désuet des survivances culturelles semble prouver ce que disait Asan l’hiver dernier à la caméra de Julien : « Kathakaḷi is dead ».

48« But why ? This is not possible, Kathakaḷi is beautiful ». C’est contre cette mort imminente du Kathakali que Julien se bat. Et plutôt que de veiller à son ossification, telle qu’elle est entretenue par les organismes locaux dévoués à sa conservation (qu’il s’agisse du Kalamandalam[18] de la Sangheet Natak Akademi [19] ou des Universités) [Dubos, 2013], Julien veille au questionnement de la possible survie de la forme à travers plusieurs types de medias, notamment par la diffusion de son film documentaire : « La table aux chiens », réalisé en 2009 avec Cédric Martinelli [Touati, Martinelli, 2010]. Des cours quotidiens aux spectacles, La Table aux Chiens montre la vie de la troupe de Kottakkal, dans l’un des derniers lieux de l’enseignement traditionnel du théâtre kéralais. Cependant, et comme si cet acte de témoignage n’était pas suffisant, Julien engage une action culturelle « in vivo », car ce qu’il souhaite avant tout, c’est voir jouer les acteurs, pas les donner à voir.

49Enregistrant les acteurs de la compagnie de Kottakkal s’adonner à l’exercice du jeu des navarasa, accumulant un nombre de documents conséquents sur le jeu et ses techniques, Julien contribue, à sa manière, à la patrimonialisation du Kathakaḷi.

Figure 3

Leçon de Kathakali au Kalamandalam

Figure 3

Leçon de Kathakali au Kalamandalam

Source : Anne Dubos, février 2015.

50Installé sur un tabouret sur le parvis de sa maison, āsan (le maître) semble ravi de s’adonner à la démonstration de chacune des émotions pour la caméra de Julien. śṛṅgāra, c’est par l’amoureux qu’il commence. Le maître inspire, ferme les yeux, puis comme par magie, l’espace entre ses paupières et ses sourcils s’élargit. Les commissures des lèvres dirigées vers le bas donnent à la bouche une allure légèrement pulpeuse. Le mouvement de la cage thoracique accompagne un frissonnement qui agite légèrement les sourcils. Les lèvres frémissent tandis que les yeux, parfaitement écarquillés, parcourent le globe oculaire de droite à gauche.

51Entre chaque émotion, le visage du maître passe par une pose neutre. āsan regarde la caméra et demande à Julien « ready ? », puis replonge dans la pratique de son exercice. Il ouvre désormais des yeux encore plus grands que lorsqu’il exprimait le sentiment amoureux. Vīra, la tête légèrement reculée vers l’arrière fait ressortir un petit bourrelet de peau sous le menton. Les sourcils sont étirés au maximum vers le haut, sans pour autant venir plisser le front, la peau du crâne est tendue vers l’arrière. La bouche est révulsée vers le bas, comme par effet de symétrie avec le mouvement exagéré des sourcils. L’œil fixe d’āsan semble regarder au loin, tandis qu’il arbore l’expression du guerrier qui part en guerre.

52Nouveau passage au neutre. Le visage d’āsan semble tout à coup s’affaisser. Cette fois, les yeux suivent le mouvement des lèvres, dont la commissure tombe en direction du sol. Les sourcils viennent marquer l’expression de la tristesse. La peau du front, tendue, repousse les sourcils vers le bas. Les yeux sont à demi clos. Deux fossettes sont creusées, juste à côté de la large ride d’expression qui part des ailes du nez jusqu’au menton. Le visage est animé de micromouvements qui font frémir toute la partie inférieure du visage. Le menton selon une ligne verticale, qui vient comme heurter celui de la bouche, animée des soubresauts que l’on trouve parfois sur le visage des enfants qui s’apprêtent à pleurer, c’est karuṇa, le pathétique.

53Ainsi Ásan poursuit-il le fidèle tableau de pratique des navarasa jusqu’au bout, sans jamais qu’aucun élément extérieur, chaleur, lumière ou croassement des corbeaux, ne semble venir le perturber. Julien en fit de même avec chacun des acteurs de la troupe de Kottakkal. Il les filma s’adonner à la pratique des exercices des navarasa dans diverses pièces de l’école. Cependant, lui qui voulait inscrire sa démarche d’archiviste au sein d’un acte dialogique, procéda également à l’interview des acteurs en vue de recueillir leurs témoignages : seraient-ils d’accord pour s’engager à jouer Eleven ? Comment serait reçue la proposition d’une pièce contemporaine par des acteurs de théâtre classique ?

54Tout dépendait des financements et du budget alloué pour le temps de travail répondirent-ils. Voilà comment Julien Touati en vint à former le projet d’une création transculturelle, cherchant à générer en France, suffisamment de soutien, en vue d’organiser une tournée en Inde.

55Si la démarche de Julien semble s’engager dans le sens de la régénération des formes traditionnelles locales, il n’est pas le seul à jouer en ce sens : nombreux sont les malayālis qui y travaillent. Dès la fin des années 70, G. Shankara Pillai, fondait la Thrissur School of Drama, avec pour vocation non seulement de former un public aux théâtres contemporains, mais également d’initier ses élèves aux formes traditionnelles indigènes.

56À la même époque au Kerala, Kavalam Narayanna Panikkar était porteur d’un mouvement qui traversait toute l’Inde : le Roots Theatre Movement (Théâtre des racines). Avec d’autres metteurs en scène de sa génération, à la fois artistes et membres actifs de l’Académie des Arts (la Saṅgīt Natak Akademi [20]), Kavalam s’inspirait des gestes, techniques et objets de la tradition, afin de composer une dramaturgie qu’il voulait nouvelle. Une grande part de son œuvre se compose ainsi d’éléments puisés au cœur des théâtres dits « rituels ».

57Il s’agissait alors, après les années de colonisation, de dessiner une nouvelle Inde qui ferait concilier la tradition de la Mahā Bhārat (la grande Inde) et celle d’une Union indienne meurtrie par la Partition. La définition d’une identité culturelle articulée autour d’une certaine authenticité de la pratique théâtrale dessinait là le projet d’une « renaissance culturelle » indienne, définie par la politique de Nehru dès les années 50.

58Si plus récemment, Abhilash Pillai, metteur en scène et professeur associé à la National School of Drama de Delhi, monte des pièces dont l’esthétique contemporaine appelle des références à la culture classique, il n’est pas rare que les formes de théâtre contemporain soient accusées « d’instrumentalisation » des patrimoines traditionnels. Dans une stricte logique de séparation du pur et l’impur, telle est la loi des castes hindoues. Le jeu des signes de la tradition du Kathakali hybridé avec d’autres formes (qu’il s’agisse de Nō ou de tragédie grecque) ne peut plaire à tout le monde.

59La pratique du théâtre au Kerala n’est pas simple affaire de passionnés. Elle est un héritage traditionnel qui s’accompagne de modalités de passations tout à fait singulières, désignées par les appartenances communautaires. N’est pas acteur qui veut. La caste dominante du Kerala (la caste des Nayar) fonctionne selon un système à la fois patrilocal et matrilinéaire. Pour des raisons d’ordre rituelles, la plupart des acteurs de théâtre sont d’origine Nayar. On peut donc « hériter » de sa pratique dans un lignage d’oncle à neveu [Tarabout, 1997, 2003]. La distinction de castes étant l’un des premiers motifs du gardiennage de leurs normes, la mise en patrimoine des arts vivants traditionnels engendre de nombreux pièges politiques (lobbying, clientélisme, concurrence, changement de caste, etc.) ; pièges qui sont presque impossibles à démêler autrement qu’au cas par cas.

60Mais, pour revenir à la pratique de Julien, que reste-t-il de la gestuelle enseignée par āsan ? La question est d’autant plus intéressante à poser que la pratique des navarasa ou la tradition du Kathakaḷi est enseignée à travers un corps formé en France. La tradition dans ce cas doit-elle être considérée comme morcelée, recomposée, réinventée, ravivée ou régénérée ?

Dynamique des jeux

61En Inde, la forêt est source de rêverie et d’inspiration pour nombre de poètes et d’artistes. La vie des arbres, des animaux comme des insectes qui les habitent est souvent narrée en Kathakaḷi.

62Lors de la troisième étape du projet, qui se déroulait à l’École d’arts dramatiques de Thrissur (École qui m’avait formée lors de ma troisième année d’étude de « terrain ») en vue de l’écriture d’une de nos scènes, nous décidions de puiser au sein du répertoire des images classiques de l’Inde ancienne : un couple d’amoureux se promène au sein d’une forêt enchantée. Le couple d’acteurs s’avance sur scène. Petit à petit, les autres acteurs se postent autour d’eux, formant de leur corps des arbres, jouant les animaux, mimant la rivière. Jusqu’ici rien d’étonnant si ce n’est adbhuta, le sentiment du merveilleux qui anime la scène. L’ensemble se transforme pourtant en cauchemar, illustrant bhayānaka (le sentiment du terrible). Tandis que la mutation s’opère, se découvrent sur le visage des acteurs, des traits figés : la bouche se révulse, les gestes s’articulent en saccades, les corps convulsent. Les arbres et nos gentils petits animaux se transforment bientôt en chimères monstrueuses. Les deux acteurs sortent de scène, exprimant de tout le corps un sentiment de peur.

Figure 4

Répétition, Thrissur School of Drama

Figure 4

Répétition, Thrissur School of Drama

Source : Anne Dubos, janvier 2015.

63Si Julien n’avait reçu que quatre années d’enseignement, là où il faut compter entre neuf à douze années à un étudiant malayali pour parvenir à la maîtrise de son art, les étudiants de Thrissur ont cependant tous été marqués par l’éducation, ne serait-ce qu’en tant que public aux arts performatifs vernaculaires : ils étaient tous en mesure d’imiter, avec aisance, les premiers gestes du jeu des émotions.

64Si en effet, seuls trois des vingt-deux étudiants de la Thrissur School of Drama avaient auparavant bénéficié d’une formation aux arts dramatiques classiques, les autres avaient été initiés par des maîtres de passage, lors de séances d’ateliers de pratiques, données à l’école. C’est ainsi que fut formé le cursus de la TSD par G. Shankara Pillai.

65Tandis que la technique d’Asan était loin d’être maîtrisée par le groupe d’étudiants, au bout d’une semaine de pratique, au-delà d’une norme esthétique, le cadre de la pratique permettait de filer des raisons pragmatiques à l’action. Le jeu des navarasa permet le tissage d’histoires, mi-biographiques mi-fictives. Ainsi Sathya prenait-elle « un bain d’amour » lorsque Suraj mimait le dégoût suscité par les viols collectifs. S’inscrivait alors, à même le corps, une extension des figures des navarasa.

66Ce qui reste de l’enseignement du maître, au-delà des techniques de jeu, c’est sans doute une philosophie. À travers le jeu de l’exercice technique, il s’agit de questionner le bien-fondé de l’action : comment passe-t-on d’une émotion à une autre ? Par quel enchaînement de situations ? L’esthétique indienne est fondée sur un principe d’efficacité. Toute action est prise au sein d’un système de cause et de conséquences, organisé selon la hiérarchie propre à la philosophie hindoue. Voilà ce que l’on peut assurément dire de la mise en corps du travail de recherche porté par Eleven.

67Aller-retour entre la France et l’Inde, l’itinérance met en jeu la question de la régénération des patrimoines de manière d’autant plus complexe qu’il en hybride les formes et démultiplie les possibles, à chaque arrêt de sa caravane.

68Ce n’est sans doute pas par hasard si Julien, pour la deuxième étape de son parcours, souhaitait travailler avec des enfants en migration. Quand les techniques du corps classique du Kathakaḷi migrent depuis l’Inde à travers le corps d’un danseur professionnel français vers le corps d’enfants d’Afrique de l’Ouest, que voit-on se jouer ?

69Scott de Lahunta, en référence aux travaux de Nicole et Norbert Corsino, parle de « migrating bodies ». Sa remarque distingue le corps nomade du corps migrant en ce dont le corps migrant ne transporte pas sa maison avec lui, mais fait sa maison dans tout endroit où il pose le pied.

70Or, le tālaṃ est un battement. Avec les Enfants du Monde de la Croix Rouge, c’est sur le sol français que Julien Touati fait taper du pied les rythmes indiens aux enfants venus de l’Afrique de l’Ouest.

71Il commence sur deux temps, puis quatre, puis douze. C’est par ce battement de pieds que Julien souhaite initier les quatorze garçons réfugiés au centre de la Croix Rouge qui attendent « des papiers ». Il leur apprend le ditatata : le premier jeu de frappe du pied au sol. En ligne, face à face, les danseurs lèvent la jambe, puis s’avancent pour frapper le sol en petits rythmes percussifs de plus en plus rapides pour revenir au nombre de frappes initiales sur un jeu de variation de tempo. Ainsi, peut-on séparer les pratiquants en groupes de trois tempi pour qu’ils se retrouvent, à l’unisson, en fin de variation.

72L’interprétation du tālaṃ par de jeunes Africains ne s’est pourtant pas faite sans déformation du geste technique. La tradition des danses africaines syncope le mouvement du tronc, là où le bassin des danseurs indiens reste fixe. Et, c’est dans cette relation à la variation que s’exprime la richesse du travail de Julien. Admirateur de Pina Bausch, c’est la singularité de chacun qu’il aime voir s’exprimer. C’est précisément ce qu’il va chercher dans son travail d’approche des techniques de jeu.

73Lors de l’atelier donné au Kremlin-Bicêtre, la tradition du Kathakaḷi sert d’invitation au voyage : il s’agit de sortir du carcan administratif pour aller à la rencontre d’un corps en formation. Les enregistrements vidéo sont là, pour témoigner combien chacun s’essaie à exprimer une émotion selon la représentation du code traditionnel enseigné en début d’atelier par Julien. Sur chaque extrait se lit l’effort de l’articulation des muscles permettant le micromouvement des yeux, des sourcils (corrugateur du sourcil, orbiculaire de l’œil), des pommettes (élévateur de la lèvre supérieure), des lèvres (buccinateur, orbiculaire de la bouche, abaisseur de la lèvre inférieure et de l’angle de la bouche).

74Si l’apprentissage d’un nouveau langage gestuel se fait comme l’ouverture d’un corps sur un autre monde, conditionné par une formation culturelle ou idiosyncrasique, un nouveau geste appris permet de concevoir autrement sa relation au monde, à soi, aux autres, à l’existant [Latour, 2012 ; Descola, 2011]. Sans pouvoir dépasser les limites d’une semaine de pratique, il est intéressant de constater combien le simple exercice des navarasa peut être utile à l’écriture d’une histoire filée dans la matière vive des témoignages de ces enfants en migration. Moussa, sur le thème de la tristesse (karuṇa), récitait un poème au cours duquel il exprimait le manque de sa mère. Fanny elle, sur le thème de śṛṅgāra, l’amoureux, se riait de tous ses prétendants.

75Ainsi, la remarque de Scott de Lahunta à propos du travail des Corsino n’est pas sans intérêt. Malgré un certain nomadisme de la forme, qui peut parfois lui donner une tournure erratique, c’est pourtant du corps migrant qu’il est question au sein du projet Eleven. Et la danse devient cet espace libre, où le groupe de participants est en droit de négocier de nouvelles frontières.

Conclusion

76Le travail de Julien Touati cherche l’émergence de possibles voies de transformations du Kathakaḷi : il vient collecter la richesse de narrativités singulières, portées par tous ses acteurs. Non seulement l’intérêt de la remise en jeu des navarasa porte sur les dynamiques d’action – où comment passer d’un rása à l’autre. Mais la modulation du cadre de jeu de référence (le rása lui-même) et sa variation (d’un rása à l’autre) permettent d’organiser une dynamique de techniques de jeu particulièrement riche.

77Il semble d’ailleurs que ce soit dans le détail de la pratique des ateliers que se situe la singularité du travail de Julien : là où la tradition est ici rejouée (reembodied/re-enacted) par des acteurs de théâtre contemporain, elle recompose les normes et les contraintes d’une forme traditionnelle, à travers leur mise en jeu, dans d’autres corps. La pratique de Julien permet donc de réfléchir aux modalités d’enregistrement d’une écriture en mouvement, sans que l’enregistrement devienne partition de l’œuvre.

78Or, la transmission d’un geste ne peut s’opérer dans le seul apprentissage d’une technique à assimiler. Elle s’organise dans une dynamique de tissage entre acteurs d’un terrain de pratique, logiques de transmissions culturelles héréditaires et effets de territorialisation. Si le problème de la patrimonialisation reste à penser dans le sens de la fixation : patrimonialiser, c’est fixer une situation en lui permettant de perdurer. Il se trouve aujourd’hui que les politiques publiques se doivent encore de normer les situations en vue de les évaluer, de les organiser.

79Le paradoxe de la protection des arts vivants réside en ce que la norme fabrique des objets « finis ». Là où l’on norme quelque chose, qui est à la fois attaché à la pratique, aux objets et aux usages, la question est d’autant plus complexe dans le cadre de la patrimonialisation des formes d’arts performatifs.

80Composée à travers l’œuvre de corps migrants, Eleven est une véritable tentative d’archéologie du geste en mouvement, qui se saisit de ses racines, les rejoue, pour mieux en tracer l’évolution. Et parce qu’elle s’organise dans une dynamique en permanence renouvelée, la pratique de Julien Touati permet de réfléchir aux modalités d’enregistrement d’une écriture en mouvement, sans que l’enregistrement devienne la partition de l’œuvre. Voilà ce que j’espère avoir su démontrer à travers l’écriture de cet article.

Notes

  • [*]
    Anne Dubos, anthropologue, CEIAS, EHESS, Institut d’Études Avancées, Nantes.
  • [1]
    Je fais référence aux Techniques du corps de Mauss [Mauss, 1952]. Avec un bagage de danse contemporaine pratiquée depuis mes plus jeunes années jusqu’à mes 20 ans, en Inde, j’avais eu la chance d’avoir été initiée au yoga et au Kaḷarippayattu. J’avais assisté à de nombreuses représentations de Kathakaḷi, mais n’étais pas initiée à sa pratique ni à aucune autre danse classique indienne.
  • [2]
    J’ai été auteur du dispositif et du concept du projet. J’étais ensuite metteur en scène des ateliers 1, 2, 3, 4. Pour les ateliers 4 et 5, j’étais également l’assistante de Julien. Les derniers ateliers : 6 à 11 sont revenus à Julien seul.
  • [3]
    Le sanskrit n’est utilisé que pour les śloka en début de scène avant les dialogues. Les dialogues sont en malayālaṃ ou manipravalam (langue composée d’un mélange de malayālaṃ et de sanskrit).
  • [4]
    Outre les épopées, les acteurs peuvent aussi danser certains récits des Upanishad.
  • [5]
    Attribué à Bhasa aux ive siècle de notre ère, le Nāṭyaśāstra est le traité, de théâtre, de musique et de danse de l’Inde ancienne. Il est d’ailleurs dit du Nāṭyaśāstra qu’il est le cinquième Véda : « Le Nāṭyaśāstra n’est lui-même que la forme sécularisée du Nāṭyaveda – Le Savoir du Théâtre – cinquième Véda dont Brahma emprunte aux quatre premiers la quadruple matière » [Bansat-Boudon, 2004, p. 139]. L’Hastalakṣaṇadīpikā est un manuel dédié aux mudra, rédigé en sanskrit.
  • [6]
    Grotowski a ouvert un programme de recherche dédié aux « Théâtres des Sources ». Il a alors organisé des missions en vue de traverser le monde à la recherche des « théâtres des origines ». Ce programme porté par l’Unesco inspira de nombreuses actions de politiques culturelles. En Inde, furent notamment labellisées « patrimoine mondial de l’humanité » des formes de théâtre telles le Rāmlīlā et le Kūṭiyāṭṭam. Le Kathakaḷi n’en fait pas partie.
  • [7]
    Voir les remarquables travaux d’Éva Szily [2013] sur la question.
  • [8]
    Les règles du Shatranj sont très similaires aux échecs modernes. Le jeu se joue sur un plateau monochrome. La position initiale des pièces est la même qu’aujourd’hui, à l’exception près que la position du roi n’est pas fixée en fonction de sa couleur, mais par les joueurs.
  • [9]
    Tandis que j’ai quitté l’aventure à la cinquième étape de son développement, Julien poursuit son aventure chorégraphique entre l’Inde et la France. Les prochaines étapes de création sont toujours en cours de négociation avec divers acteurs culturels au moment de la rédaction de cet article.
  • [10]
    Il est intéressant de relever que l’influence des Performance Studies fut très forte en matière de patrimonialisation et conservation des théâtres indiens. Sans l’intervention de Richard Schechner [2001] à la fin des années 80, il n’est pas certain que, le Ramlila fut reconnu comme patrimoine mondial de l’humanité. Si Julien Touati avait siégé à sa place, aurait-on choisi le Kathakaḷi ?
  • [11]
    « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Diderot [1830].
  • [12]
    Le rasasūtra est un chapitre du Nāṭyaśāstra dédié à l’étude des navarasa.
  • [13]
    Du Bhāratānatyaṃ en passant par le Mohinīāṭṭam, kūṭiyāṭṭam ou le NanguiarKuttu, nombreuses sont les formes qui font usage de cet exercice en vue de perfectionner les techniques de jeu des émotions à travers le jeu des émotions (du visage) des acteurs. La pratique des navarasa en Kathakaḷi n’a été introduite que dans les années 1950-1960 par Ravunni Menon. Les acteurs ne montraient auparavant que deux ou trois expressions sur leur visage (Annette Leday, communucation personnelle en 2015).
  • [14]
    Dans la pratique des théâtres du Sud, à chaque rása correspond un bhāva : À śṛṅgāra (l’amoureux) correspond rati (le plaisir amoureux) à hāsya (le comique) correspond hāsa (la gaîté), à karuṇa (le pathétique) correspond śoka (le chagrin), à raudra (le terrible) correspond kodhra (la colère), à vīra (l’héroïque) correspond ustāha (la fougue) à bhayānaka (le terrible) correspond bhaya (la peur), à bībhatsa (l’odieux) correspond jugupsā (l’aversion), et enfin adbhuta (le merveilleux) correspond vismaya (l’étonnement). On dénombre neuf navarasa, là où les sthāyibhāva ne sont présents qu’au nombre de huit au sein de l’esthétique théorique.
  • [15]
    La Thrissur School of Drama fut fondée en 1977, sur le modèle de la National School of Drama de Delhi. L’école est fondée par G. Shankara Pillai, après une série d’ateliers de théâtre, donnés, à travers tout le Kerala, à la fin des années 70. G. Shankara Pillai voulait que l’école devienne un centre d’enseignement relais aux deux traditions tel qu’on en trouve au Kerala, qu’il s’agisse des écoles de théâtre traditionnelles ou des troupes professionnelles.
  • [16]
    En référence aux travaux La contagion des idées [Dan Sperber, 1996] j’ai émis, au cours de ma thèse de doctorat, l’hypothèse selon laquelle le geste pourrait être contagieux [Dubos, 2013].
  • [17]
    Je travaille dans un premier temps à l’écriture brute des émotions dans le corps des acteurs. Julien reprend la matière proposée par les acteurs en vue de la chorégraphier. J’écris ensuite un scénario, une histoire, un texte.
  • [18]
    Célèbre école de Kathakali, le Kalamandalam fut fondé en 1930 par le poète Padmabhooshan Vallathol Narayana Menon, à Cheruthuruthy, dans le District de Thrissur au Kérala. Le Kalamandalam est un centre d’apprentissage renommé pour les acteurs. Il sert également de plateforme d’accueil pour les tournées de Kathakali et autres arts traditionnels du Kérala.
  • [19]
    Agence nationale pour la promotion des arts vivants et de la culture, la Sangheet Natak Akademi fut fondée par Nehru le 31 May 1952, marquant une certaine volonté d’indépendance de la part des élites indiennes des canons esthétiques britanniques.
  • [20]
    En vue de préserver son patrimoine immatériel, dans les années qui précèdent l’Indépendance, le gouvernement indien fondait trois académies au sein du département de l’éducation : Sāhitya (académie des Lettres), Lalit Kalā (académie des arts plastiques et visuels) et la Saṅgīt Natak (académie de théâtre et de danse). Nehru fondait ensuite une politique culturelle de manière à encourager les bases d’une identité nationale et articuler la notion d’Inde comme d’une figure unifiée ou d’une nation unique. Son idée était de « construire une identité culturelle et politique de la Nation » à travers la valorisation des arts de la performance.
Français

Eleven est une pièce en kit. L’écriture dramaturgique fonctionne sur le mode du « work in process ». Elle se travaille étape par étape, tout au long du cheminement de la compagnie. À partir de l’analyse des modalités de transmission des gestes de Kathakaḷi, l’auteure interroge la manière dont les techniques du corps traditionnelles évoluent : qu’arrive-t-il à la forme du geste lorsqu’il est transmis d’un corps à l’autre : de celui d’un danseur contemporain à un acteur amateur ? Et comment cartographier son changement dans l’espace et le temps ? Liée à un laboratoire du geste itinérant, la pièce met en scène l’hypothèse d’une nécessaire mobilité dans la conception de l’architecture des administrations patrimoniales.

Mots-clés

  • transmission
  • Kathakaḷi
  • techniques du corps
  • performance
  • navarasa

Bibliographie

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  • Dubos A. [2013], Quelle voix pour quel théâtre ? Fabrication des corps et des identités. Pour étude du mouvement dans les théâtres contemporains au Kerala, thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS.
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Anne Dubos [*]
  • [*]
    Anne Dubos, anthropologue, CEIAS, EHESS, Institut d’Études Avancées, Nantes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/09/2017
https://doi.org/10.3917/autr.078.0163
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