CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Jusqu’à son indépendance, l’Algérie a été le pays d’Afrique du Nord le plus concerné par la présence étrangère en provenance de la rive nord de la Méditerranée. Cette présence, estimée à environ un million d’Européens en 1962 [1], a été documentée par les historiens du fait colonial [Temime, 1987 ; Taraud, 2003 ; Vermeren, 2012], engagés à en cerner les relations avec la société indigène et à nuancer la vision, somme toute manichéenne, de la ségrégation sociale. En contrepoint des mobilités coloniales, les postcoloniales retiennent cependant peu l’attention en dehors des flux relevant de la coopération [Henry, Vatin, 2012]. Aujourd’hui, à la différence de ses voisins, l’Algérie peine à être considérée comme un espace migratoire mixte accueillant une population étrangère, qui plus est, d’origine européenne. Les remarques que suscitait l’annonce de mon terrain en sont un exemple : « Ah bon ? Tu travailles sur l’Algérie ? Il n’y a pas de Français en Algérie… il doit y avoir quelques expats et des enfants d’immigrés qui retournent ». Ainsi serait-il inconcevable qu’en dehors d’une forme de mobilité semi-forcée par des impératifs professionnels et d’un inévitable retour dicté par la prééminence des liens primordiaux sur toute autre socialisation secondaire, des Français puissent s’y rendre ou décider d’y rester ? Or, à partir de l’année 2000, c’est-à-dire à la sortie de la guerre civile qui a violemment secoué le pays dans les années 1990, est inaugurée une nouvelle phase dans la mobilité entre l’Europe, plus particulièrement entre la France et l’Espagne, et l’Algérie. L’orientation libérale qui caractérise l’économie algérienne dans cette période de reconstruction nationale post-décennie noire y contribue largement, de même que la crise économique de 2009 et la saturation des marchés occidentaux. Si un certain nombre de ressortissants français qui avaient été obligés de fuir le pays entre 1993 et 1995 ont pu y revenir, d’autres acteurs, aux profils variés, ont également franchi la Méditerranée, s’installant dans les deux plus grandes villes du pays : Alger et Oran. S’appuyant sur une enquête ethnographique de longue durée menée principalement à Alger [2], cet article souhaite attirer l’attention sur ces nouvelles mobilités : présenter le cadre spécifique, proposer une cartographie rendant compte de la diversité des manières d’être Français en Algérie, et souligner les dynamiques postcoloniales. Il s’agira, en d’autres termes, de répondre aux questions suivantes : qui sont les Français en Algérie ? Pourquoi sont-ils en Algérie ? Quelle est leur expérience de la mobilité ? Comment s’inscrivent-ils dans le tissu local ? Constituent-ils une communauté homogène ?

Les Français en Algérie : une présence diversifiée, difficilement quantifiable

2Au préalable, deux précisions importantes s’imposent : l’une s’intéresse à la morphologie de l’univers français, l’autre à sa mesure. Il s’avère en effet que la présence postcoloniale des ressortissants français en Algérie relève de deux logiques distinctes. D’un côté, une logique d’installation enracinée de longue date concerne les anciens pieds-noirs qui ont fait le choix de l’Algérie après l’indépendance et les individus qui s’y sont rendus postérieurement – entre 1962 et la fin des années 1980 – pour des raisons politiques, professionnelles ou encore amoureuses, indépendamment du fait qu’ils soient restés en Algérie pendant la décennie noire ou qu’ils aient quitté le pays, et y soient retournés après 2002. Pour ces Français, majoritairement à la retraite, l’Algérie est « chez eux » tandis que la France, où ils ont souvent investi dans l’achat d’un bien immobilier, ne représente qu’un lieu transitoire pour passer des vacances en famille, se ressourcer ou se soigner. De l’autre côté, il est question d’une logique d’installation plus récente, post-guerre civile, qui comporte des degrés variables d’enracinement et n’exclut, en aucun cas, la possibilité du retour en France ni celle d’une mobilité dans un autre pays étranger. Ce groupe présente des caractéristiques différentes du premier : il rassemble des personnes âgées de 25 et 60 ans, diplômées de l’enseignement supérieur, en voie d’insertion ou déjà insérées dans le monde du travail, avec pour certaines d’entre elles, une position professionnelle avantageuse et une expérience déjà acquise de la vie à l’international. Parmi ces Français, un nombre important, difficilement quantifiable – à l’échelle de l’enquête, il s’agit d’environ un tiers du panel – a des origines algériennes. Appelons les premiers, Français d’Algérie, et les seconds qui retiendront notre attention, Français en Algérie.

Des enjeux de mesure

3Qu’il s’agisse des Français d’Algérie ou des Français en Algérie, on est cependant confronté aux mêmes difficultés de mesure. Comme le souligne Labdelaoui à propos de l’ensemble de la population étrangère, il n’est pas aisé en Algérie d’obtenir des statistiques nationales à jour, et par conséquent, des estimations sérieuses [2009]. Les chiffres du consulat de France (31 677 inscrits dont 20 622 dans la seule ville d’Alger au 31 décembre 2013), bien qu’actualisés régulièrement, présentent deux biais : le caractère volontaire de l’inscription auprès des services consulaires – démarche que tout ressortissant n’entreprend pas – et l’impossibilité de distinguer les Algériens détenteurs de la nationalité française des Français établis de longues dates et de ceux en mobilité. En dépit d’une connaissance exacte du nombre de ces derniers, un aperçu de leur évolution peut s’obtenir en se fondant sur les données quantitatives du monde scolaire et associatif français [3]. Le lycée international Alexandre Dumas (LIAD) fait par exemple état d’un accroissement, entre 2002 et 2012, des élèves français qui atteignent 35 % des effectifs, dix ans après son ouverture. Comme celles du consulat, ces statistiques incluent, toutefois, les Algériens jouissant de la nationalité française. En revanche, les informations concernant la provenance scolaire des nouveaux élèves en première inscription au LIAD – établissements publics ou privés algériens, établissements en France ou sous-tutelle de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) – permettent d’avoir une mesure de l’augmentation plus fiable : le pourcentage des nouveaux inscrits provenant d’établissements publics français [4] est passé de 7,5 % en 2003 à 38 % en 2012 pour les élèves des classes de la seconde à la terminale. Cette même tendance est constatée pour les classes de la sixième à la troisième, ouvertes à la rentrée 2007. La deuxième structure scolaire française, la petite école d’Hydra (PEH), confirme les tendances observées au LIAD : elle compte aujourd’hui un effectif de 180 enfants français, tandis qu’en 2005, au moment de son ouverture, ils n’étaient que quelques dizaines [5]. Si l’on se tourne vers les associations, l’une d’entre elles « Alger accueil », inaugurée en 2007 à destination des familles expatriées, a vu le nombre de familles adhérentes passer de 100, la première année, à 162 en 2012 et à 281 en 2013 [6].

4Ces données combinées à d’autres, plus qualitatives, recueillies par le biais des entretiens et de l’observation participante permettent de formuler deux constats : l’augmentation ces dix dernières années du nombre de Français en mobilité, accompagnée d’une diversification et d’une féminisation de leurs profils [7]. Les responsables consulaires et associatifs, les gérants des agences de relocation et plus largement tous ceux qui sont en contact avec le milieu français (personnel scolaire, religieux, consultant) font en effet remarquer que depuis environ quatre ans, l’expatrié célibataire géographique n’est plus comme par le passé la figure majoritaire. Il a progressivement été remplacé par des familles, sans ou avec enfants en âge scolaire, ainsi que par de jeunes diplômé(e)s parmi lesquel(le)s se distingue un pourcentage non négligeable, mais difficilement quantifiable, de Franco-Algérien(ne)s.

Des logiques d’installation plurielles et dynamiques

5Avant de présenter les situations de mobilité des Français en Algérie, il convient de souligner les logiques qui ont présidé à leur installation et d’en rappeler la complexité et le dynamisme. Temporaire, ou du moins pensée comme telle au moment du départ, l’installation est initialement motivée par des projets professionnels ou amoureux, et bien plus rarement, identitaires ou religieux. En cela, elle ne s’inscrit pas dans ces expériences connues dans la littérature anglophone sous le terme générique de lifestyle migrations. Définies par Benson et O’Reilly comme des mobilités « d’individus de tout âge, relativement privilégiés, se déplaçant temporairement ou définitivement dans des endroits, qui pour différentes raisons sont en mesure d’offrir la possibilité d’une qualité de vie meilleure » [2009, p. 609], les lifestyle migrations prennent traditionnellement place entre le Nord de l’Europe ou des Amériques et des Suds, qui sont considérés comme des lieux accueillants et authentiques [Williams, Hall, 2002 ; Croucher, 2009]. Or, à la différence d’autres contextes méditerranéens, la quête d’une qualité de vie meilleure, le souhait d’authenticité et de spiritualité ou encore l’héliotropisme [King, Warnes, Williams, 2000 ; Benson, O’Reilly, 2009] ne sont pas des facteurs déclenchant le départ vers l’Algérie. L’image de ce pays à l’étranger, et de surcroît en France, est si profondément associée à des tropes négatifs – l’insécurité, la violence, l’hostilité anti-occidentale – qu’elle rend inconcevable toute installation motivée par des dynamiques récréatives : « Pour cela on ne vient pas en Algérie, on irait au Maroc éventuellement » affirme la presque totalité des personnes rencontrées. À quelques exceptions près, les raisons qui amènent les Français à s’installer en Algérie ne relèvent donc pas d’une volonté de « renaissance » ou de rupture avec un quotidien perçu comme peu valorisant, ce que montre par exemple Therrien [2014] pour le cas marocain, mais semblent davantage répondre à des rationalités pondérées en amont.

Au-delà des lifestyle migrations, des rationalités combinées

6Il s’avère toutefois qu’entre une rationalité purement professionnelle et une rationalité purement identitaire, conduisant aux figures idéal-typiques de « l’expat » [Cohen, 1977 ; Fechter, 2007a] et du « returnee » [Christou, 2006 ; King, Christou, 2011], la majorité des expériences relève plutôt de l’articulation de plusieurs dimensions : le professionnel n’est pas totalement dissocié du personnel et l’instrumental de l’affectif. Pour le dire autrement, en dehors de ceux dont la présence est uniquement liée à des opportunités de travail, qui affirment ouvertement ne pas avoir choisi leur destination, mais y avoir été en quelque sorte « parachutés », et de ceux, minoritaires qui estiment être retournés aux sources – qu’elles soient ethniques ou religieuses –, les deux tiers du panel attirent l’attention sur la concomitance de facteurs les ayant encouragés à partir. Neïla, journaliste dans la trentaine, retrace le choix de s’installer à Alger, où elle vit depuis plus de trois ans, en mettant en parallèle le souhait de connaître le pays d’origine de sa mère et l’envie de progresser dans son métier. N’associant pas son projet à un retour, elle affirme : « J’ai fait ce choix-là, mais je connaissais pas du tout l’Algérie avant. Bon, j’y suis partie pour plusieurs raisons. Je ne voulais pas connaître l’Algérie juste de passage parce qu’on raconte tellement de choses, tellement d’images, tellement de vécu… […] Et donc je me suis dit, la meilleure façon de connaître ce pays, c’est d’exercer mon métier de journaliste. Parce que ça m’ouvrirait, voilà, je connaîtrais la société, plusieurs milieux… donc j’ai cherché du travail. Parce qu’aussi j’arrivais à la fin d’un contrat et j’avais aucune opportunité sérieuse en France. Et j’ai trouvé du travail. Voilà et donc je suis partie, avec un boulot ». L’expérience de Neïla n’est nullement exceptionnelle. Partagée par la plupart des personnes rencontrées, elle illustre bien la complexité des parcours d’installation. Il en résulte que si ceux-là ne répondent pas initialement à un élan hédoniste, ils ne sont pas pour autant déterminés par des logiques simples de développement professionnel ou d’appel des origines. Ces parcours donnent à voir les économies articulées de la mobilité que les catégories traditionnellement utilisées – expatriation, retour, ou migration de loisirs – ne permettent pas d’appréhender.

Des lifestyle migrations aux lifestyle settlements

7Conjointement à la complexité des parcours d’installation, les histoires de vie mettent en lumière leur dynamisme. Que les départs en Algérie s’inscrivent dans un cadre esquissé en amont, laissant peu de places au hasard, à la quête ou au plaisir d’une aventure à inventer sur place, n’implique pas en effet que ce cadre reste figé à jamais. D’où l’importance de privilégier une approche diachronique en mesure de relever les logiques qui interviennent après le départ. Sébastien, 37 ans, a été envoyé à Alger en tant que salarié d’un groupe français détaché en Italie : « J’étais responsable export de la filiale italienne, j’étais basé en Italie et je couvrais la zone Europe de l’Est – Moyen-Orient, et ils m’ont envoyé en Algérie, parce que, justement, personne en France ne voulait venir en Algérie. Au début, c’était pour dix jours. Et après, sur 2005-2006, j’ai fait plusieurs voyages professionnels ici et, en 2006, je les ai amenés à créer une filiale en Algérie. Mais ils ne voulaient pas que je passe plus de temps que ça en Algérie, ils n’y croyaient pas plus que ça, je pense aussi. Et donc, fin 2008, j’ai démissionné et j’ai créé ma société ici ». Le changement de statut qu’opère Sébastien en quittant son poste de salarié pour devenir entrepreneur n’est toutefois pas courant pour les expatriés au sens strict du terme [8]. En revanche, ce phénomène est davantage répandu chez les jeunes diplômés indépendants (journalistes, consultants, métiers de la culture) ou chez les anciens volontaires internationaux en entreprise (VIE) qui, au terme de leurs missions allant de douze à dix-huit mois, préfèrent tenter leur chance sur place. Des opportunités professionnelles, une rencontre amoureuse, une convivialité prononcée, un climat agréable, ou encore, plus simplement, un sentiment de bien-être représentent autant de facteurs susceptibles de reconfigurer les parcours migratoires. Si, à la différence de ses voisins et surtout du Maroc, l’Algérie n’est pas une destination privilégiée par les lifestyles migrants, la perspective adoptée sur place par ceux qui décident d’y rester s’en approche sous plusieurs aspects. La notion de lifestyle settlement [Fabbiano, 2015b] semble ainsi plus appropriée pour décrire les mobilités de la France vers l’Algérie et le dynamisme qui les caractérise. Cette notion contre les stéréotypes les plus courants qui accompagnent l’appréhension des mobilités vers l’Algérie et permet, surtout, de mettre en lumière le processus migratoire dans sa globalité, au lieu de l’arrimer aux seules raisons du départ.

Les mondes des Français en Algérie : entre rhétoriques d’appartenance et pratiques de référence

8Dès lors que les situations de mobilité en Algérie ne sont pas uniquement réductibles au pouvoir exercé par le capital ou par les origines sur les individus, les catégories administratives (l’expatriation) ou ethniques (le retour) ne permettent d’en cerner ni les logiques ni les pratiques. Pour dégager une typologie compréhensive, il est important d’articuler les récits aux conduites, sans s’arrêter au statut, qu’il soit professionnel ou familial, et à ses attributs réels ou supposés. En d’autres termes, pour comprendre qui sont les Français en Algérie, comment ils se définissent et s’ils font communauté, il faut faire dialoguer leurs imaginaires d’identification et de dichotomisation [Barth, 1995] avec leurs modes d’habiter la mobilité et ses espaces – la France, l’Algérie, le territoire urbain – ; leurs rhétoriques d’exclusion ou d’insertion avec leurs réseaux de sociabilité. De ce dialogue émerge une pluralité de façons d’être Français en Algérie que j’analyse à partir de la notion de « monde social ». Emprunté à la tradition interactionniste de l’École de Chicago, le monde social n’est pas ici envisagé du point de vue de l’activité ni de sa production [Becker, 1982], mais à partir de la subjectivité d’acteurs en réseau, de leur regard et de leurs modes de faire.

9Les hommes et les femmes rencontrés ne reconnaissent pas appartenir à une même communauté de référence. Si pour se définir, ils mobilisent en première instance le critère national – être Français – décliné localement – en Algérie [9] –, ils associent ce critère à d’autres marqueurs d’identité – sociaux, ethniques, religieux, genrés, relationnels – qui laissent assez rapidement entrevoir de nouvelles frontières de distinction, gage de rhétoriques d’identification. Se dessinent trois mondes sociaux – « les expatriés », « les installés », « les pionniers » – pourvus « d’une apparente autonomie où règne un certain accord, un arrangement (mundus) » [Bazin, 2008, p. 360-361]. Caractérisés par une reconnaissance mutuelle de leurs membres, par des attitudes, des perspectives, des attentes et des rhétoriques communes, ainsi que par un éventail partagé de normes, valeurs et symboles, ces mondes fournissent un stock d’informations et de représentations qui positionnent les individus sur l’échiquier social, face à la société algérienne, aux autres Français et, plus largement, aux autres ressortissants étrangers.

Le monde des expatriés

10Le monde des expatriés est constitué d’hommes et de femmes, âgés de 30 à 55 ans, souvent en couple, avec de jeunes enfants ou déjà adultes, qui s’attribuent une identité spécifique, ouvertement assumée dans la formule d’usage courant « nous, les expats » [10]. Par cette formule, ils opèrent une distinction claire au sein des ressortissants français en Algérie, et se démarquent également de la société algérienne. Les « expats » se considèrent en effet comme une entité à part, avec ses frontières, ses logiques et ses représentations de la mobilité. Leur économie discursive est une illustration d’un fonctionnement en bulle, déconnecté du reste de la société [Fechter, 2007a]. Articulée autour de marqueurs distinctifs « eux – nous », « ici – ailleurs », la représentation binaire de la réalité oppose, dans la comparaison permanente, une face sombre – l’Algérie et tout ce qui est en relation avec – et une face claire – la France et ce qui en procède. Rappeler que l’Algérie est un pays sale, désordonné, pauvre, irrespectueux envers les femmes, intolérant, agressif et marqué par la violence, que rien n’est pareil – de la farine à la manière de conduire –, donne la possibilité de renforcer le sentiment d’appartenance à une nation dont on apprend de l’extérieur à apprécier, même dans l’ambivalence, la culture et le mode de vie [Fechter, 2007b]. Laure, installée en Algérie depuis 2006, initialement en tant que « femme d’expat », puis en tant qu’entrepreneuse, estime que « quand on est en expatriation, on devient de plus en plus attaché à son pays ». Et continue : « Je suis toujours un peu surprise quand je rentre en France de la morosité des gens parce que j’ai l’impression, depuis que je suis ici, j’ai l’impression que la France c’est un nirvana… [rires] parce que, pour beaucoup de choses quand même… ici, il y a des choses qui sont très compliquées pour moi, notamment la propreté, etc. J’ai vraiment du mal, je ne m’y habitue pas. Quand j’arrive en France, que je vois que tout est propre, que je peux m’asseoir à une terrasse, prendre un verre, etc., bon ben c’est un bonheur, je suis heureuse tout de suite. » La digression opérée par Laure est ordinaire en « milieu expat » : une donnée circonstanciée – l’absence de propreté dans les rues d’Alger – sert ainsi de prétexte pour énumérer ce qui, à ses yeux, pose problème – l’interdiction de l’alcool à l’extérieur, l’impossibilité de profiter de l’espace public… L’accumulation d’éléments négatifs non seulement aboutit à la construction d’une altérité perçue comme infranchissable, mais permet surtout de conforter les individus dans leur capacité à surmonter les difficultés [Fechter, 2007b ; Walsh, 2006b], dans la mesure où vivre en situation de manque – de propreté, de liberté, de denrées alimentaires – implique nécessairement une force d’adaptation et de débrouille. La valorisation de l’image de soi va de pair chez ces Français, souvent conservateurs, avec une critique politique de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Au nom des obstacles auxquels ils pensent être confrontés, dans un environnement qu’ils estiment hostile, ils développent un discours fortement réprobateur envers leurs concitoyens hexagonaux. À l’instar de Laure, frappée par leur morosité, les expatriés déplorent l’attitude plaintive des Français, qui ne savent pas apprécier leurs acquis sociaux ni l’abondance consumériste dont ils disposent.

11Le langage utilisé – « eux ; nous ; ici » – accentue les frontières qui éloignent au quotidien le monde des expatriés de l’environnement local, envers lequel ils ne mettent en place presque aucune démarche d’intégration. Puisque leur présence est dans la grande majorité des cas de courte durée (quatre, cinq ans en moyenne), d’ordre professionnel pour les hommes, et familial pour les femmes qui les accompagnent, elle ne semble pas nécessiter d’enracinement durable ni d’effort spécifique dans l’apprentissage de la culture ou de la langue. La perception de l’Algérie comme un pays dangereux, renforcée par les dispositions prises par les entreprises ou les institutions de référence limitant, au nom de la sécurité, la liberté de circuler dans le territoire, ainsi que la proximité géographique de la France, contribuent à rendre l’installation éphémère. L’expression « Alger est la banlieue de l’Europe » est récurrente et justifie des retours fréquents de l’autre côté de la Méditerranée, qui suivent, pour les femmes et les enfants, le rythme du calendrier scolaire. À la différence d’autres contextes d’expatriation, se dessine dans ce cas un espace-temps de la mobilité qui inscrit l’Algérie et la France dans une sorte de continuité territoriale hiérarchisée, et fait de la vie hors Hexagone une parenthèse transitoire.

12De même que leurs représentations, la pratique urbaine des expatriés est distinctive, opposant le haut et le bas de la ville ; l’intérieur, outre mesure spacieux et bien soigné, et l’extérieur, chaotique et étriqué. Ainsi investissent-ils les « bons » quartiers des hauteurs d’Alger (Hydra, Ben Aknoun, El Biar, Poirson), résident parfois à proximité, voire dans les mêmes rues prisées, dans des villas néomauresques ou dans des lotissements de construction plus récente, avec jardin ou grande terrasse, et parfois avec piscine [11]. Alors que le salaire minimum mensuel algérien équivaut à 180 euros, les entreprises peuvent dépenser jusqu’à 7 000 euros pour loger leurs employés expatriés. Ces Français franchissent rarement les limites de leurs quartiers où ils peuvent facilement accéder aux niches de consommation (restaurants, salons de coiffure, supérettes) réservées à la nouvelle classe supérieure algérienne. Ils se déplacent en voiture et connaissent très mal le centre-ville d’Alger ou d’Oran, qu’ils dépeignent pourtant comme un endroit populaire, voire sale et peu sécurisé. Cette vie désengagée de la société locale, tournée vers la rive nord de la Méditerranée, enferme les expatriés dans une bulle et en limite les contacts vers l’extérieur qui sont le plus souvent filtrés. Entre les expatriés et l’Algérie s’interposent des objets-frontières : murs et clôtures des maisons ou des résidences, jardins, voitures ; des figures-frontières qui assurent l’interface et gèrent le quotidien : chauffeurs, femmes de ménage, intendants, agents immobiliers, guides touristiques ; des lieux-frontières : associations, hôtels internationaux, réceptions.

13En tant que lieu-frontière, les deux associations destinées aux Français en Algérie jouent un rôle central dans la sociabilité des « expats » : une sociabilité féminine [12] [Fechter, 2007 b] et communautaire. Elles proposent des activités ciblées en fonction du public – femmes, enfants, hommes, familles – et encouragent l’entre-soi, tout en représentant une des seules fenêtres ouvertes sur la société locale grâce aux visites culturelles et patrimoniales qu’elles organisent et à la présence, en leur sein, de quelques membres algériens francophones de classe supérieure. Avec l’école et l’Église, ce sont des lieux qui permettent aux femmes nouvellement arrivées de nouer des amitiés et de tempérer le sentiment de solitude et d’étrangeté [Cohen, 1977]. Mais ce sont, aussi et surtout, des lieux où le monde expatrié se raconte, se met en scène et veille à sa cohésion.

Le monde des installés

14En contrechamp du monde des expatriés, le monde des installés est composé de personnes de classe moyenne, aux profils professionnels variés, âgées de 25 à 50 ans : enseignants, journalistes, responsables d’organisations internationales, employés d’entreprises ou d’institutions françaises. Il se définit moins en soi qu’au miroir du premier, sans pour autant se labéliser ouvertement. Le « nous » est rarement employé (à l’exception des couples), tandis que la formule « je ne suis pas comme les expats » est courante, même parmi ceux qui en partagent le statut administratif. Si les installés se définissent le plus souvent à la première personne du singulier, ils reconnaissent toutefois l’existence de concitoyens aux postures et aux attitudes proches des leurs, qu’ils fréquentent par ailleurs assez souvent. Le fait de ne pas se donner un nom collectif, mais de s’identifier en décalage, voire contre les expatriés – associés à la face sombre et néocoloniale de la présence française en Algérie – résulte d’une volonté, parfois purement illusoire, de ne pas se couper du pays dans lequel ils vivent. Ne pas se nommer permet, en effet, de formuler et d’entretenir un mythe d’intégration, qui est à la base de leur représentation d’eux-mêmes. Irène, dont le mari d’origine algérienne jouit d’un contrat d’expatrié pour une entreprise française, insiste sur la distance qui les sépare de ces « Français qui sont dans un schéma super catho, super tradi et tout, et nous, on ne correspond pas du tout à ça, donc voilà. Et puis, on était dans une démarche proactive aussi, on n’a pas voulu que les choses se fassent, moi, très rapidement, quand je voyais qu’on était invités qu’à des dîners chez des Français, ça me soûlait ». Aujourd’hui, précise-t-elle, « on a gardé quelques amis français, mais, à 90 %, nos amis ici sont Algériens ». Dès lors qu’ils soulignent la diversité d’attitudes et de positionnements, les récits des « installés » esquissent deux groupes, séparés par des frontières qui au lieu d’être ethniques, sont morales, voire politiques au sens large du terme.

15Les installés récusent d’abord le préjugé, qui pèse sur les « expats », d’être en Algérie pour s’enrichir, assurer leur carrière et repartir [Cohen, 1977], mais omettent de mentionner que leur niveau de vie est souvent bien supérieur à celui qu’ils pourraient avoir en France. Conscients que l’Algérie n’a pas toujours été leur choix de départ, ils insistent sur le changement de regard intervenu après leur installation, les amenant aujourd’hui à revendiquer leur lifestyle settlement. Ce pays étant devenu celui dans lequel ils ont décidé de vivre, ils ne se projettent pas dans une temporalité post-Algérie sans toutefois envisager un enracinement définitif. Surtout au cours des premières années sur place, ils ne partent pas systématiquement dès qu’ils en ont l’occasion, mais préfèrent découvrir le territoire et être en contact avec leur environnement. Les voyages effectués sont ainsi cités comme un élément de différenciation par rapport au monde des expatriés, qui sont supposés très mal connaître l’Algérie. « Là, ça fait plusieurs étés qu’on passe nos vacances en Algérie aussi. On va à Jijel, donc on ne rentre même pas. On rentre quasiment pas du tout en France » explique fièrement Irène. Mais ce qui, sans doute, leur permet davantage de se distancier des expatriés est le souhait de vouloir « s’imprégner de la société » par l’apprentissage de son histoire, de sa culture, et dans une moindre mesure, de sa langue. La rhétorique de l’insertion sociale vient renforcer ce parti pris. Souligner que leur réseau est majoritairement composé d’Algériens – ce que les observations démentent du moins partiellement – leur permet ainsi de marquer leur différence et de valoriser leur ouverture interculturelle. S’ils peuvent en effet être sévères dans leurs propos vis-à-vis du délabrement social (santé, éducation, place de la femme) qui affecte l’Algérie, vis-à-vis de sa gestion politique et du manque de civisme d’une partie de la population, ils se gardent de véhiculer, à l’extérieur, une image dévalorisante du pays. Au contraire, ils se sentent investis par le devoir de montrer qu’à côté des dysfonctionnements, les richesses – humaines, culturelles, naturelles – sont au rendez-vous.

16Le positionnement des installés est, dans la majorité des cas, bien plus teinté d’ambivalence que celui des expatriés. Oscillant entre la fascination et le désenchantement, le plaisir esthétique (la baie et ses lumières sont un sujet récurrent) et le découragement lorsqu’il s’agit d’entreprendre la moindre démarche administrative, leur positionnement traduit la difficulté de raconter un quotidien, parfois complexe, sans tomber dans les pièges d’un regard néocolonial ou orientaliste. Pauline, arrivée en 2006, mariée à un Algérien, occupe un poste à responsabilités dans le domaine de l’information. La première fois qu’elle se rend à Alger, en vacances, elle tombe « rapidement amoureuse de la ville et des gens. J’ai trouvé qu’il y avait une relation entre les gens qui étaient très riches, quoi. Il y a une relation humaine qui l’emporte sur tout le reste. […] C’est ça qui fait que ce pays reste supportable ». Le ton enchanté avec lequel s’amorce l’entretien se nuance cependant au fur et à mesure de la conversation dès lors que Pauline fait part des résistances rencontrées au plan amical et professionnel, laissant transparaître toute l’ambiguïté qui entoure le désir d’intégration et, dans une certaine mesure, la conscience de son échec.

17Ce désir d’intégration, si mythique soit-il, se retrouve également dans les pratiques urbaines des installés, mentionnées comme un élément ultérieur de différenciation d’avec le monde des expatriés. « Les hauteurs ce n’est pas pour moi » est une exclamation récurrente signifiant que le choix d’habiter à Alger centre (ancienne cité coloniale connue par la blancheur de ses façades Art déco), ou dans les proches environs n’est pas le fruit du hasard. Tous les quartiers du centre-ville ne s’équivalent cependant pas. Les installés investissent, en effet, de préférence un périmètre rénové, estimé ne pas être trop populaire, et par conséquent plus sécurisé. Leurs moyens financiers leur permettent de louer des appartements en bon état, bien situés et bien orientés, avec de préférence une vue dégagée sur la baie. De même, ils font du centre, de ses rues, de ses commerces, de ses marchés, de ses terrasses et de ses restaurants, les espaces privilégiés où se promener à pied, s’approvisionner, boire un verre et sortir dîner. Leur géographie de la ville est en cela totalement différente de celle des expatriés, qu’ils ne croisent dans leur quotidien que très rarement. Elle ne se distingue, en revanche, guère de celle des Algériens issus de milieux favorisés qui habitent les mêmes quartiers.

18Témoignant d’un élan, parfois artificiel, d’ancrage et d’imprégnation locaux, le mode de vie des installés n’est pas tourné vers la France ni vers les lieux et les loisirs des expatriés. Il combine une diversité de réseaux informels, construits sur des affinités communes (professionnelles, amoureuses, intellectuelles, sportives), et se fonde sur une sociabilité non associative et non encadrée par le milieu professionnel. Moins communautaire et moins hétéronormatif [Coles, Fechter, 2007], ce monde est, malgré tout, fortement replié sur lui-même, ce qui assure sa sauvegarde en dépit des départs et des arrivées. Les nouveaux, une fois en relation avec les établis de plus longue date, sont accueillis chaleureusement lors des soirées, dîners ou excursions et informellement accompagnés dans l’apprentissage de l’environnement urbain et social. Il se dégage une tension saillante entre une aspiration à l’intégration et un quotidien qui n’échappe pas à l’entre-soi. En dehors des couples mixtes mieux insérés dans le tissu local, les relations avec la population algérienne sont en effet sporadiques et, le plus souvent, limitées aux milieux intellectuels francophones.

Le monde des pionniers

19Le monde des pionniers réunit majoritairement des hommes plutôt jeunes, entre 25 et 40 ans, célibataires au moment du départ pour l’Algérie, diplômés d’écoles de commerce sélectives, mais non prestigieuses, en début de carrière, ayant pour la plupart déjà effectué des séjours à l’étranger pendant ou après leur formation. En raison de leur âge, leurs trajectoires font preuve d’un grand dynamisme ; leur installation en Algérie s’inscrit dans la moyenne et la longue durée, mais n’est pas vécue comme définitive. La plupart d’entre eux ont initialement débuté en tant que VIE, avant d’obtenir un poste d’expatrié au sein de PME étrangères ou d’ouvrir leur propre entreprise de statut algérien ; rares sont ceux qui ont tenté directement l’aventure en s’implantant à leur compte. Ce n’est cependant pas le statut (expatrié, détaché, contrat local amélioré ou autoentrepreneur) qui détermine la référence collective au monde des pionniers, mais plutôt la croyance partagée que l’Algérie offre des opportunités de réalisation personnelle et professionnelle inexistantes en France, à condition d’accepter de se battre. Actifs dans des secteurs diversifiés, allant du tertiaire (services, communication, consulting), à l’industriel, en passant par le récréatif (restauration, loisirs, équipements sportifs), ils soulignent les « potentialités » du pays et les bénéfices, non seulement économiques qu’ils peuvent en tirer. Hakim, à Alger depuis 2008, ancien VIE, occupe aujourd’hui un poste à responsabilités qu’il doit, dit-il, à sa mobilité en Algérie : « C’est que, finalement, en France, je savais que j’allais être confronté à un problème lié à l’évolution professionnelle et le fait d’évoluer à l’étranger me permettait de grandir plus vite. J’ai aujourd’hui vingt-huit ans, je suis responsable commercial d’une filiale française en Algérie, ce que je n’aurais pas pu avoir comme poste en restant en France. » Au miroir d’une France, et plus largement, d’une Europe dépeinte comme rouillée, bloquée, ne valorisant pas les capacités individuelles, l’Algérie est dès lors présentée comme « un tremplin », « un marché à conquérir », permettant d’évoluer rapidement, où le talent et le mérite sont reconnus. Les récits attirent l’attention sur la combinaison de deux facteurs : le tout à faire en Algérie, « pays qui se développe très fort et qui a des possibilités, des capacités énormes » ; l’ascension sociale rapide que ce « marché vierge » permet à ceux qui possèdent des compétences, des savoir-faire et des capacités d’adaptation. « Évidemment, ceux qui ont un peu l’expérience de l’étranger, qui sont un peu baroudeurs, un peu pionniers, ils aiment l’Algérie » précise Hakim, ajoutant que « l’environnement algérien n’est pas facile pour tout le monde ». Les pionniers s’affirment en tant que self-made-men. S’estimant précurseurs et promoteurs d’une nouvelle économie, ils développent une rhétorique centrée sur la célébration des qualités nécessaires pour détourner les difficultés : la ténacité, la détermination, la ruse. Leur discours traduit ainsi une vision néolibérale et masculine, autant de la réussite sociale que de l’accomplissement individuel, qui trouve dans une Algérie postsocialiste, enrichie par la rente pétrolière, un contexte d’application favorable.

20Si cette success-story les positionne individuellement, elle leur donne, également, des repères collectifs les distinguant autant des expatriés que des installés. Bien que certains d’entre eux partagent le statut administratif des premiers, ils prennent néanmoins des distances vis-à-vis de l’univers qui leur est associé, considéré comme une bulle temporaire aux enjeux spécifiques ; tandis que des seconds ils en ignorent le plus souvent l’existence. Ostensiblement affiché, leur mode de vie est plus proche de celui des nouveaux riches algérois [Côte, 2011 ; Bergel, Benlakhlef, 2011] : des choix résidentiels qui permettent de valoriser la réussite ; des voitures de grosse cylindrée ; un habillement de marque ; des sorties dans des restaurants ou des clubs de standing ; une fréquentation des plages privées ; des excursions haut de gamme et des voyages fréquents en France et à l’étranger.

21À la différence des deux précédents mondes, au sein de celui des pionniers, la distinction émique entre « Français français » d’un côté, et « binats » ou « Français d’origine algérienne » de l’autre est saillante. Ces derniers sont, en proportion plus nombreux, en raison des avantages administratifs liés à leur statut de nationaux. Ils ne sont en effet pas soumis à l’obtention du visa, de la carte de résidence, ou encore de l’autorisation d’accès aux zones pétrolières. Ils ne sont pas non plus soumis à la loi protectionniste votée en 2009, dite « loi 49-51 », qui impose aux investisseurs étrangers d’être associés à des Algériens, détenant la majorité des parts. La proximité culturelle, réelle ou supposée est également parfois invoquée par les PME étrangères comme un atout, surtout dans le cas de projets d’installation de nouvelles filiales ou d’ouverture de nouveaux sites. Si les Français d’origine algérienne partagent les mêmes représentations de la mobilité, les mêmes lieux et parfois les mêmes réseaux que les Français sans ascendance migratoire algérienne, ils s’identifient toutefois comme une sous-entité à part, aux affinités spécifiques. Ils utilisent souvent la formule « nous, les binats » pour se distinguer et faire en même temps référence à une expérience – familiale, mais surtout personnelle – commune. Leur positionnement dans la société locale est ambivalent et parfois inconfortable : ils ne se sentent pas étrangers sans pour autant se vivre comme natifs, ils sont considérés comme natifs par les uns tout en étant renvoyés à leur étrangeté par les autres. Smaïl, né il y a vingt-huit ans dans le sud-ouest de la France de parents algériens, diplômé d’une école de commerce, ancien VIE, considère ne pas être vu « ni comme un Arabe ni comme un Français, je suis vu comme un immigré. C’est une étiquette, elle est pourrie, quoi. Ici, nous, les binats on n’est pas super-bien aimés par les Algériens ». Les « binats » savent qu’ils incarnent un entre-deux, et essaient d’en tirer profit pour leurs activités, alors que le grand écart qui les sépare de la société algérienne contredit les discours politiques, souhaitant depuis quelques années encourager « le retour de la diaspora ». La majorité d’entre eux refuse, en effet, toute lecture associant patriotisme et exclusion sociale. « Il faut casser cette image de l’Algérien qui retourne dans son pays parce qu’il est musulman ou parce qu’il est Algérien à mort, dans son sang, dans son âme, etc. », estime Ryad, 39 ans. En Algérie depuis 4 ans, il a décidé de tenter l’aventure, après la séparation d’avec sa femme, alors qu’en France il jouissait d’une situation professionnelle positive. Remettant en question les logiques propres au transnationalisme réactif [Itzigsohn, Giorgoli- Saucedo, 2005], approche selon laquelle la mobilité vers le pays des racines familiales est une réaction à une situation d’exclusion et de marginalité vécue dans le pays de socialisation à cause des origines culturelles, cette génération affirme ne pas fuir le racisme, les discriminations ou encore l’islamophobie [Fabbiano, 2015a]. Contrairement à celle plus âgée observée par Santelli [2010], elle ne répond pas non plus à l’appel primordial des origines ou au mythe révolutionnaire d’un pays peu, voire pas connu. Si une minorité, assez discrète, décide de s’installer de l’autre côté de la Méditerranée pour des raisons identitaires ou religieuses, le plus grand nombre identifie le moteur de sa mobilité dans l’articulation de la réussite, du challenge et d’une conjoncture économique favorable.

22Les « Français français » et les « binats » ont un mode de fonctionnement en niche. Ils se côtoient sans vraiment entretenir des relations d’amitié et sont insérés dans des réseaux, plutôt homogènes, qui associent affaires, loisirs et networking. En dehors des liens familiaux, directs ou par acquisition dans le cas des couples mixtes, leur sociabilité est peu locale, mais surtout genrée : les rares Algériens qu’ils fréquentent – hormis leurs partenaires, les collègues ou les clients – sont souvent des femmes rencontrées en soirées, francophones, indépendantes et de classe moyenne supérieure. Cet entre-soi n’en fait cependant pas des acteurs totalement isolés du reste de la société, aux transformations de laquelle ils participent en tant que figures importantes de la gentrification et du renouvellement de l’offre récréative, notamment dans les secteurs de la restauration, de l’habillement et du loisir.

Conclusion : le dynamisme des mondes sociaux et leur marque postcoloniale

23Les Français en Algérie ont une existence collective, mais ne constituent pas pour autant une communauté homogène, en ce qu’ils ne se reconnaissent pas appartenir à un même groupe aux valeurs, représentations et pratiques partagées [Weber, 2003]. Les imaginaires de référence, les modes d’habiter la localité, les espaces de la mobilité, les logiques de sociabilité non seulement divergent, mais fournissent aux uns et aux autres des rhétoriques de différenciation et de distinction. Il en résulte un spectre de plusieurs mondes sociaux, dynamiques et sensibles aux mutations de la scène politique locale et globale, qui offre aux individus un inventaire nuancé de façons d’être et de vivre. Toutefois, aucun des trois mondes décrits ne doit être envisagé comme une réalité uniforme et encore moins cristallisée, mais plutôt comme un répertoire de positionnements, de représentations et de situations d’interaction dont tant la composition que l’assemblage peuvent prendre des formes hétéroclites. À l’avenir, la diversification en cours des figures et des trajectoires contribuera à les rendre encore plus composites. Le monde des expatriés connaît en ce moment un rajeunissement en lien avec l’arrivée de nouveaux ressortissants, se déplaçant avec leurs conjointes, souvent actives avant le départ, lesquelles rejettent l’habitus des « femmes d’expat » [Fechter, 2007b] et bricolent des manières d’être alternatives. Le monde des installés accueille de plus en plus de Français et de Françaises aux profils variés, avec ou sans ascendance migratoire, qui en redessinent les contours ainsi que les enjeux d’inscription locale, modifiant les équilibres et les rapports selon, entre autres, le critère de l’ancienneté. Le monde des pionniers est marqué par l’augmentation et la féminisation des binationaux, grâce aussi à l’intensification des chaînes de rappel qui pourrait conduire à l’émergence d’univers investissant ouvertement l’ethnicité comme facteur distinctif. Bien que relativement autonomes et peu en contact entre eux, ces mondes ne sont pas pour autant des réalités ségréguées aux frontières étanches. Des espaces mixtes – l’Église, le lycée international, des soirées ou encore des réceptions officielles – et des individus passerelles, circulant dans des réseaux de sociabilité différents, favorisent aléatoirement la rencontre, l’échange et l’interconnaissance.

24Que les situations d’installation des Français en Algérie soient plurielles, dynamiques, mouvantes et qu’elles demandent, par conséquent, un regard attentif aux agencements diachroniques et aux lifestyle settlements est un fait. Cela ne veut pas pour autant dire qu’elles ne présentent aucun trait commun. La dimension postcoloniale caractérise, en effet, la configuration des mondes observés et nécessite que l’on s’y arrête rapidement en conclusion. Être Français en Algérie, bien plus qu’Italiens ou Espagnols, ou que Français au Maroc et en Tunisie, implique, bon gré mauvais gré, de s’inscrire dans une histoire qui a laissé des traces dont le présent ne saurait en ignorer l’actualité. Ces traces sont saillantes, surtout dans la rhétorique de la « proximité », déployée par l’ensemble des personnes rencontrées. La proximité à laquelle ils font référence n’est pas simplement géographique, linguistique ou encore culturelle, mais aussi généalogique. Indépendamment de leur ascendance, les Français en Algérie, qu’ils soient ou non descendants de pieds-noirs et d’émigrés algériens, se reconnaissent légataires d’une histoire partagée dès lors qu’ils affirment à l’unanimité ne pas pouvoir « faire semblant de rien ». Ce sentiment contribue à façonner une perception globale de familiarité, également alimentée par la présence, importante et établie de longue date, d’Algériens en France. Or, l’Algérie que les Français croient connaître par les récits familiaux ou médiatiques ne correspond pas au pays réel dont ils font l’expérience. La proximité révèle ainsi son caractère illusoire : bien que, d’un côté, elle tempère l’expérience d’étrangeté intrinsèque à la mobilité et au changement de cadre, de l’autre, elle peut être à l’origine d’un rapport filtré, parfois biaisé, qui laisse peu de place à l’étonnement et à la découverte.

25Si les mobilités de la France vers l’Algérie ne peuvent faire l’économie de l’héritage colonial – les espaces de vie, les imaginaires entretenus, les modes de relations interethniques le montrent bien –, elles ne s’y réduisent toutefois pas. Elles rendent en effet possible de nouvelles modalités de rencontre, dont seule une étude longitudinale pourra en présenter les contours, qui travaillent autrement que sous les modes néocolonial ou orientaliste les imaginaires de la distance, de la proximité ou encore de l’altérité.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, post-doctorante, Aix-Marseille Université, CNRS, UMR 7307 IDEMEC, LabexMed – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
  • [1]
    La majorité de la population européenne, dite plus communément pied-noir, quitte l’Algérie en 1962. Selon Pierre Daum, ils seraient 200 000 à être restés en 1963, 100 000 en 1964, 50 000 à la fin des années 1960, et plus que quelques milliers dans les années 1990 [Daum, 2012].
  • [2]
    Dans le cadre de cette recherche, j’ai effectué entre 2012 et 2015 plusieurs longs séjours en Algérie pour un total d’environ 18 mois, adoptant une approche ethnographique immersive d’observation dans les différents milieux, formels et informels, qui ciblent les structures et les espaces accueillant la population hexagonale à Alger : l’Église, le lycée international Alexandre Dumas (LIAD), les associations, les agences de relocation, certains restaurants et autres lieux de loisirs. J’ai également collecté à Alger, et dans une moindre mesure, à Oran et à Timimoun, environ cent cinquante entretiens approfondis et réflexifs, retraçant les trajectoires biographiques des interviewés. Le panel est composé d’individus (hommes et femmes) âgés de 25 à 60 ans, de classe moyenne ou supérieure, dont la durée d’installation est variable, allant d’au moins un an à dix ans, voire plus pour quelques-uns d’entre eux.
  • [3]
    Cinq associations sont destinées à accueillir la population française : l’association de solidarité pour les Français d’Algérie (ASFA), Âge d’or, Alger accueil, l’Association démocratique des Français de l’étranger (ADFE), l’Union des Français de l’étranger (UFE). Si les trois premières s’adressent presque uniquement aux Français d’Algérie, les deux autres accueillent davantage un public en mobilité, plus récemment installé. Il est toutefois à souligner que les Français en Algérie qui prennent part à la vie associative sont en majorité ceux dont l’installation est limitée à des périodes courtes.
  • [4]
    Les informations obtenues auprès du personnel de direction laissent supposer que les élèves provenant d’un établissement français sont très majoritairement des ressortissants français en mobilité avec leurs familles.
  • [5]
    Sous l’égide de la Mission laïque française, la petite école d’Hydra (PEH) a été ouverte en 2005 à l’initiative de seize entreprises pour répondre au besoin de scolarisation des enfants des expatriés.
  • [6]
    Des 281 familles inscrites à Alger Accueil en 2013, les deux tiers sont françaises.
  • [7]
    Si ces constats ne sauraient s’étendre à l’Algérie dans son ensemble, ils s’appliquent toutefois à la capitale où est implanté le plus grand nombre de Français.
  • [8]
    Par « expatrié au sens strict du terme », j’entends ici les individus mandatés par une entreprise ou une institution, dont la mobilité est protégée par des accords contractuels.
  • [9]
    La mobilité n’engendre pas un sentiment d’appartenance diasporique ou globale, même chez ceux qui ont connu plusieurs expériences d’expatriation consécutives. Il n’y a pas, en d’autres termes, la référence, si imaginée soit-elle, à une communauté de Français à l’étranger, de Français au Maghreb ou d’étrangers en Algérie.
  • [10]
    Dans ce contexte d’usage, ce n’est pas la référence à la protection contractuelle qui définit les expatriés, mais leur auto-identification en tant que telle.
  • [11]
    Les consignes sécuritaires des entreprises jouent un rôle non négligeable, interdisant l’installation, voire parfois même la circulation au centre-ville d’Alger.
  • [12]
    Pour des raisons administratives, les femmes ne peuvent pas avoir accès au marché du travail, en dehors de quelques postes rémunérés selon la grille salariale locale dans des institutions françaises (écoles, institut français, ambassade, consulat).
Français

Jusqu’à son indépendance, l’Algérie a été le pays d’Afrique du Nord le plus concerné par la présence étrangère en provenance de la rive nord de la Méditerranée. Aujourd’hui, à la différence de ses voisins, elle peine à être considérée comme un espace migratoire mixte accueillant une population étrangère, qui plus est d’origine européenne. Or, à partir de l’année 2000, le retour de la sécurité après la guerre civile des années 1990, combiné à l’ouverture libérale de l’économie nationale, inaugure une nouvelle phase dans la mobilité en provenance de la rive nord de la Méditerranée, et plus particulièrement de la France et de l’Espagne. Si un certain nombre de ressortissants hexagonaux qui avaient été obligés de fuir le pays entre 1993 et 1995 ont pu revenir en Algérie, de nouveaux acteurs, aux profils variés, ont également franchi la mer, s’installant dans les deux plus grandes villes du pays : Alger et Oran. S’appuyant sur une enquête ethnographique de longue durée principalement menée dans la capitale, cet article souhaite attirer l’attention sur ces mobilités contemporaines : présenter le cadre spécifique et ses dynamiques postcoloniales, souligner les imaginaires et les pratiques quotidiennes dans l’interaction avec la société locale, proposer une cartographie de « mondes sociaux » rendant compte de la diversité des manières d’être Français en Algérie.

Mots-clés

  • mobilités post-coloniales
  • lifestyle settlements
  • expatriation
  • retour
  • monde social
  • appartenance
  • proximité post-coloniale
  • Algérie

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Giulia Fabbiano [*]
  • [*]
    Anthropologue, post-doctorante, Aix-Marseille Université, CNRS, UMR 7307 IDEMEC, LabexMed – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2017
https://doi.org/10.3917/autr.077.0017
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