CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’étude en sciences sociales des mobilités migratoires en provenance du « Nord » vers les pays du « Sud » s’est souvent limitée à l’Europe méridionale [Sintès, Thuillier, 2009 ; Sudas, Mutler, 2006] ou à l’Amérique centrale [Bantman-Masum, 2011 ; Croucher, 2009], c’est-à-dire à des zones limitrophes de pays qui concentrent les plus importants mouvements économiques et démographiques transnationaux [1]. Plus récemment, autour de la Méditerranée, voire en Afrique subsaharienne, des « diasporas » spécifiques et anciennes liées au Liban, à la Grèce, à l’Arménie ou à l’Inde et au Pakistan, ont fait l’objet d’analyses approfondies [Adam, 2009 ; Métaxidès, 2010 ; Adjemian, 2012]. Parallèlement, depuis le début de la crise économique mondiale en 2008, les médias se sont progressivement interrogés sur les phénomènes de mobilité du « Nord » vers le « Sud » à partir de l’Europe, y compris vers le continent africain – ces flux migratoires contrastant avec le durcissement des frontières politiques et géographiques des pays du « Nord » et les drames qu’il suscite.

2Certains pays comme le Maroc ont ainsi été au centre de nouvelles études sur les migrations internationales. Cette destination touristique attire en effet différentes formes de polyrésidentialité européenne, qui animent des processus régionaux de valorisation patrimoniale [Kurzac-Souali, 2007], renouvellent les dynamiques de l’attractivité balnéaire, influencent les parcours classiques de mobilité professionnelle et réinterrogent les modalités d’insertion locale en contexte migratoire [Therrien, 2014]. Dans la logique de ces questionnements, cet article s’intéresse aux mobilités européennes à destination du Sénégal. Ce pays, bien que généralement étudié à partir de ses flux démographiques en direction de l’Europe et de l’Amérique du Nord, fait l’objet de migrations Nord-Sud inversées vers le littoral des régions nord (Saint-Louis) et centre (Petite Côte, Saloum) [Quashie, 2009, 2016]. Il s’agira ici d’analyser en particulier les mobilités du tourisme résidentiel et les migrations professionnelles qui s’y rattachent vers plusieurs localités balnéaires des régions voisines de la Petite Côte et du Saloum.

3Depuis la fin des années 1970, cette partie de la côte sénégalaise constitue la principale destination du tourisme international – notamment européen – en particulier autour de la station balnéaire de Saly-Portudal [Dehoorne, Diagne, 2008]. Dans les années 1980 et 1990, cette région constituait aussi un lieu de villégiature privilégié pour les cadres « expatriés [2] » français et les élites locales sénégalaises et libanaises. Mais ces résidences secondaires étaient bien moins nombreuses par comparaison avec celles dont sont aujourd’hui propriétaires les migrants européens qui s’y installent. La Petite Côte et le Saloum connaissent en effet depuis le début des années 2000 une polyrésidentialité importante, due à l’inscription des touristes dans des projets d’installation permanente ou saisonnière qui favorisent en outre l’urbanisation de ce littoral [op. cit. ; Sall, 2009]. Retraités, préretraités et actifs en majorité de nationalité française, mais aussi belge, suisse ou italienne (à prédominance francophone), profitent de séjours qui oscillent entre loisir vacancier et migration pendulaire, et animent un entrepreneuriat touristique qui s’étend à un nombre de plus en plus important de localités du bord de mer [3]. Comment se construisent ces mobilités qui réunissent une diversité de profils et de parcours individuels et quels types d’activités produisent-elles ? Pourquoi ces mobilités organisent-elles la constitution de microcosmes sociaux, qui reposent sur des phénomènes de ségrégation, d’ethnicisation et de racialisation entre migrants européens et résidents sénégalais ? Comment ces rapports sociaux finissent-ils par se durcir et finalement fragiliser les frontières des mondes de l’entre soi européen ?

Profils et parcours migratoires

Diversité des projets de vie, proximité des acteurs et des activités

4La majorité des résidents secondaires européens de la Petite Côte et du Saloum sont des retraités (55-70 ans) issus de catégories socioprofessionnelles largement dominées par les classes moyennes (employés, techniciens, fonctionnaires), auxquels s’ajoutent en moins grand nombre des professionnels libéraux, ingénieurs et cadres. Ces migrants ont effectué plusieurs séjours en clubs de vacances avant d’acheter ou de faire construire une propriété sur ce littoral. Ils choisissent d’y séjourner quelques semaines à plusieurs mois par an, en dehors de l’hivernage dont ils craignent le climat et les accès palustres. Une minorité d’entre eux est constituée d’actifs en fin de carrière qui envisagent une retraite en tant que résidents permanents, mais peu concrétisent finalement ce projet.

5On rencontre également dans ces régions des entrepreneurs européens plus jeunes (35-55 ans) présents la majeure partie de l’année : ce sont des professionnels reconvertis dans des activités formelles et informelles liées au tourisme. Il leur est relativement simple d’investir ce secteur d’activité que l’État sénégalais laisse ouvert à l’initiative des entrepreneurs étrangers. Ces entreprises nécessitent des capitaux qui sont peu à la portée des résidents sénégalais, d’autant que ni les autorités ni les banques locales ne favorisent l’entrepreneuriat dans ce secteur (souvent, seuls des migrants sénégalais de retour peuvent investir dans de telles activités). Nombre de ces entrepreneurs européens sont accompagnés de leur famille ou en ont fondé une sur place. Parmi les « couples mixtes » dont les conjoints se sont rencontrés en Europe, l’attrait du Sénégal pour les partenaires européens (hommes ou femmes) semble souvent relever d’un imaginaire ethnologisé manifestant un désir très ancré de découvrir la « culture africaine[4] » (certains précisent avoir lu des ouvrages d’anthropologie classique de M. Griaule, M. Gessain, etc.). Une minorité de ces migrants connaît le Sénégal depuis plusieurs années par le biais d’activités professionnelles antérieures, ou entretient un imaginaire rattaché à des souvenirs d’enfance mythifiés (ils se disent « nés en Afrique » – souvent au Maghreb – ou ont passé une partie de leur jeunesse au Sénégal où leurs pères étaient coopérants ou militaires). Leur projet s’est généralement construit à partir d’échanges avec des connaissances déjà inscrites dans une mobilité professionnelle similaire au Sénégal. Comme pour les résidents secondaires, le climat et l’attrait du littoral constituent les premiers critères de leur choix d’installation qui vise un mode de vie proche du rythme et du cadre vacanciers.

6Les frontières entre les catégories « résidents secondaires » et « entrepreneurs » européens tendent à s’estomper : selon les localités, les premiers peuvent user de stratégies informelles pour développer une activité touristique qui leur permet de sortir de l’ennui et de compléter leurs revenus, tandis que l’activité entrepreneuriale des seconds se réduit parfois progressivement pour laisser place à davantage de loisirs. Leurs nouveaux projets de vie s’inscrivent dans des parcours biographiques bouleversés (perte d’un travail, rupture familiale, retraite récente, stress professionnel). Les pratiques de ces deux catégories d’acteurs – que nous désignons sous les vocables « migrants » et « résidents européens » – se rejoignent autour d’entreprises de restauration, de réceptif hôtelier, d’agences d’excursion et d’artisanat touristiques, qui constituent des fonds de commerce transmis facilement à l’intérieur de réseaux d’interconnaissance. Ces activités favorisent des lieux importants de sociabilité qui incarnent un changement de style de vie, et visent pour la plupart une critique généralisée du tourisme balnéaire organisé par les tour-opérateurs. À l’encontre du modèle des formules all inclusive, ces activités encouragent par exemple des relations privilégiées entre les touristes et les résidents sénégalais pour la découverte d’« us et coutumes », refusent la privatisation des plages, ou encore s’inscrivent contre le « tourisme sexuel ». Elles tentent de répondre aux évolutions idéologiques – culturaliste, primitiviste, écosolidaire, humanitaire – du marché international en proposant un tourisme de proximité. Ces migrants européens développent ainsi de nouvelles formes d’excursions « ethniques » tournées vers la ruralité (notamment dans le Saloum), s’investissent dans la construction de villas en lotissement à louer et acheter (pour attirer de nouveaux résidents secondaires), ou encore inventent des produits originaux de parahôtellerie (gîtes, campements, chambres d’hôtes) qui bouleversent les classifications entrepreneuriales du secteur touristique local. À Fimela, Joal ou Palmarin, le développement d’hôtels de charme souvent luxueux, qui joue sur une certaine fascination pour la nature environnante associée à une valorisation des « traditions sérères », est emblématique de tels changements. Nombre de ces réceptifs travaillent en partenariat avec des agences de voyages européennes installées à Dakar et à Saint-Louis, ainsi que des tour-opérateurs français, belges et suisses de moyenne envergure implantés en Europe. Leur clientèle est donc à la fois constituée de touristes internationaux et de résidents « occidentaux » qui vivent au Sénégal [5].

Convergence des motifs migratoires

7Les parcours migratoires des résidents secondaires et entrepreneurs européens se rejoignent particulièrement dans les choix qui ont présidé à leur mobilité et à l’extension progressive de leur installation dans les localités littorales de la Petite Côte et du Saloum.

8Tout d’abord, la proximité géographique du Sénégal avec l’Europe, grâce à la régularité et à la courte durée des vols, oriente fortement ces parcours migratoires. Ce choix est aussi fonction de comparaisons avec d’autres destinations : par exemple, les Antilles françaises, où un certain nombre de migrants européens présents au Sénégal s’est déjà rendu en tant que touristes ou professionnels. Le choix de cette destination a généralement été éliminé en raison de sa distance géographique (durée des vols, décalage horaire) et de la cherté de la vie locale. D’autres régions, telles que l’Amérique latine ou l’Océan indien (Réunion, Madagascar), ont aussi fait l’objet de projets d’installation et d’investissement. Mais ces choix de destinations ont été abandonnés pour des raisons similaires aux précédentes, auxquelles s’ajoutent des barrières linguistiques. Enfin, le sud de l’Europe (Espagne, Italie, Portugal) a également été envisagé par certains de ces migrants, mais le coût d’investissement s’est généralement révélé trop onéreux.

9En revanche, le Maghreb (Maroc, Tunisie), destination proche et moins coûteuse que celles précitées, a souvent constitué un premier choix. Comme la plupart des touristes, la grande majorité des résidents européens au Sénégal a séjourné dans les localités d’Agadir, Marrakech, Essaouira ou Hammamet. Certains s’y sont même précédemment installés : le Maroc et la Tunisie accueillent en effet un nombre important de résidents secondaires et d’entrepreneurs européens dans ces localités. Ceux qui ont finalement choisi de s’établir au Sénégal ou qui y ont déménagé avancent de meilleures conditions climatiques. Ils évoquent aussi un plus grand sentiment de sécurité, des barrières linguistiques moins importantes, ainsi que des pratiques religieuses plus « modérées ». Leurs représentations péjoratives de « l’arabité » et de l’islam ne sont pas étrangères à l’imaginaire qui entoure les attentats en Afrique du Nord ces dernières années, les révolutions politiques récentes des printemps arabes, la médiatisation des réseaux d’AQMI, ainsi que la question de l’immigration – à prédominance maghrébine en Europe francophone.

10Par contrecoup, ces arguments survalorisent la destination Sénégal comme un pays politiquement stable et plus ouvert à la « culture occidentale » (par exemple, en raison de l’histoire de députés et présidents sénégalais connus qui ont évolué entre la France et le Sénégal, ou des footballeurs sénégalais qui ont intégré des clubs français). Bien que la population sénégalaise soit aussi en majorité musulmane, ces migrants européens l’appréhendent initialement à travers une conception primitiviste [Amselle, 2010] de « l’africanité », d’autant que les discours touristiques qu’ils ont entendus durant leurs séjours vacanciers mettent en avant un « islam noir » éloigné des influences du Moyen-Orient. Enfin, la population sénégalaise qui réside sur la Petite Côte et dans le Saloum apparaît, aux yeux de ces migrants européens, moins impliquée dans des parcours migratoires vers le « Nord ». Ces représentations sont bâties sur une appréhension biaisée des localités littorales. En tant qu’anciens villages de pêcheurs, celles-ci sont proches du milieu rural ou se situent en zone périurbaine : elles apparaissent donc de prime abord éloignées des flux mondialisés vers la « modernité » européenne. Or, elles accueillent de nombreuses familles inscrites dans des réseaux transnationaux entre le Sénégal et plusieurs pays du « Nord », dont les migrants européens cernent peu les contours. Un autre aspect tend à valoriser le Sénégal comme une destination plus « accueillante » à leurs yeux : dans ces zones rurales ou périurbaines où ont proliféré différents programmes de l’aide internationale, les activités des résidents européens sont associées à des imaginaires et rhétoriques du développement. Ceux-ci sont aussi nourris par les initiatives solidaires, culturelles et alternatives au loisir balnéaire qui attirent de plus en plus de touristes. L’installation de résidents européens est donc encouragée par leurs voisins sénégalais, en tant que moteur important des dynamiques économiques.

11L’ensemble des migrants européens orientent leurs projets d’installation au Sénégal dans la perspective de faire fructifier leurs propres capitaux. Localement, leurs dépenses en eau, électricité et nourriture permettent des économies non négligeables en jouant sur les différences de pouvoir d’achat au Sénégal et en Europe. Le coût moindre des terrains et des travaux de construction pour les résidents secondaires alimentent aussi ces intérêts économiques. Des arrangements sont négociés avec les communautés rurales pour acheter des terrains ou investir dans la spéculation foncière. Certains résidents secondaires deviennent par exemple les intermédiaires de futurs migrants (des proches ou des connaissances rencontrées dans les clubs de vacances). De plus, leurs villas sont exemptées d’impôts et de taxes (sur les piscines par exemple), et l’État sénégalais n’exige aucun revenu minimum, contrairement aux législations marocaines par exemple. Cette absence de taxation et de contrôle est particulièrement favorable aux résidents secondaires qui transforment leur villa en gîte ou maison d’hôtes. Ces entreprises touristiques, bien qu’elles nécessitent officiellement une association avec un partenaire sénégalais, sont peu inspectées par les autorités sénégalaises, de sorte que beaucoup de ces entrepreneurs développent un partenariat fictif. Enfin, lorsque l’activité est organisée à leur domicile, il leur est aussi plus facile de ne pas déclarer l’ensemble de leurs revenus.

12Différents critères économiques font du Sénégal un pays où les projets de vie et les possibilités d’entrepreneuriat nécessitent peu de fonds initiaux et d’heures de travail. De plus, en cas de cessation d’activité, les entrepreneurs européens perdent rarement leur investissement et trouvent assez facilement l’occasion de revendre ou de placer en gérance leur fonds de commerce auprès d’anciens touristes, attirés comme eux par cette forme de migration. Les régions de la Petite Côte et du Saloum connaissent ainsi une circulation de devises dynamique et un renouveau économique lié à la diversification des activités initiées.

13Dans le cadre de leur installation, de nombreux migrants européens souhaitent s’éloigner de la station balnéaire de Saly et des centres vacanciers en général, même s’ils ont fréquenté ces hôtels-clubs durant plusieurs années. Ils instaurent un processus de distinction sociale avec les touristes de passage, dont ils critiquent l’enfermement dans des bulles sociales artificielles. Les communes et les villages aux alentours de Saly et Ndangane, tels que Somone, Warang, Palmarin ou Soukouta, sont par exemple valorisés en tant que localités plus tranquilles et « authentiques », malgré l’augmentation continue du nombre de résidences secondaires. La présence de lagunes, de la mangrove et de la « brousse » à proximité de ces localités, où la population sénégalaise est démographiquement supérieure à la population touristique, renforce leur attractivité aux yeux des nouveaux habitants. Cependant, les migrants européens de la Petite Côte et du Saloum reproduisent eux aussi un schéma social similaire à celui des bulles touristiques dont ils cherchent à s’éloigner. On constate par exemple des formes de regroupement par nationalité (réseau de résidents belges à Toubacouta ou Soukouta, de résidents suisses à Palmarin). Quels mécanismes tendent à construire ces configurations de repli social qui contrastent avec l’ouverture économique induite par leurs activités sur le littoral sénégalais ?

Fracture sociale et distinction ethnoraciale

14Nos enquêtes ont montré l’existence d’une base récurrente de jugements sociaux entre résidents européens et sénégalais, fondés sur des imaginaires essentialisés et des crispations identitaires. La distance qui en résulte pérennise un phénomène d’étiquetage ethnoracial [Becker, 1963].

Constructions d’un clivage socioculturel

15De nombreuses communes où sont installés des migrants européens sont divisées selon des modalités résidentielles précises. Les résidents européens optent préférentiellement pour des terrains en bord de mer, qui leur sont cédés en raison de leur fort taux de salinité qui les rend peu exploitables pour l’agriculture. Cette division spatiale des lieux de vie participe à la visibilité de quartiers toubabs[6], qui deviennent une expression d’appartenance à des classes supérieures et étrangères. Cette division spatiale contribue à une immersion restreinte des résidents européens dans le tissu social local, ce qui renforce, par ricochet, une certaine stéréotypisation de la société sénégalaise et des modes de vie occidentaux. Ces derniers sont souvent imaginés en opposition à des quotidiens sénégalais précaires, familiaux, solidaires, chaleureux, et animés avant tout par une quête de tranquillité, d’isolement et de confort. Les représentations des résidents européens tendent réciproquement à reprendre des clichés essentialistes sur les modes de vie locaux, qui renvoient aussi à un âge d’or des sociétés européennes.

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« Ici, on vit comme en France dans les années 1950. J’ai grandi en Savoie et c’était pareil : accueillant, convivial. En montagne, les gens appréciaient leur petite vie tranquille. Les Sénégalais ont de la chance de ne pas être encore devenus comme nous en France. […] Avant c’était comme ça en Savoie, en France en général, on était plus ouvert. »
(restaurateur, Saly)

17Ces imaginaires concourent aussi à caractériser les individus : la plupart des résidents européens interrogés soulignent par exemple chez leurs voisins locaux une importante chaleur humaine et une certaine indolence.

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« Ici, il y a la teranga, les gens sont très accueillants. En Belgique, ils sont plus froids, moins souriants. Chez nous, les gens ne prennent pas le temps de discuter, de dire bonjour, ils sont toujours en train de courir, personne n’accorde plus d’importance aux autres. »
(résident secondaire, Warang)

19Ces clichés tendent à exprimer un primitivisme culturalisé, construit en miroir des sociétés européennes actuelles. Ils induisent aussi des jugements sociaux qui transforment par exemple l’« indolence » locale en « nonchalance » et en « paresse », témoignant d’un faible niveau d’interaction entre résidents sénégalais et européens.

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« Le Sénégal est un pays pauvre : y aurait pas mal de boulot pour changer ça, mais beaucoup de Sénégalais sont là à rien faire. Ils sont trop insouciants, ils savent pas ce qu’est le stress ! […] Faut voir mon gardien : il ne peut pas s’empêcher de rester toute la journée assis, le reste, c’est trop dur pour lui ! »
(résident secondaire, Somone)

21Une distance sociale est aussi perceptible du côté des résidents sénégalais, dont les discours catégorisent en retour les pratiques et comportements de leurs voisins européens. Ceux-ci sont par exemple perçus comme peu ouverts aux codes d’interaction locaux les plus élémentaires.

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« Il y a une chose qui frappe souvent les toubabs, c’est qu’on les salue sans forcément les connaître. Eux, ils sont habitués à dire bonjour qu’aux personnes qu’ils connaissent. On a aussi l’habitude de saluer les gens quand on les croise le matin, à midi, le soir, même si on les a déjà vus dans la journée. Les salutations sont des souhaits de paix, c’est pas simplement un “bonjour”. Mais ça, les toubabs ne comprennent pas. Y en a qui répondent : “mais tu m’as déjà salué ! On s’est vu tout à l’heure !” »
(habitant, Somone)

23Les différences « socioculturelles » entre Européens et Sénégalais sont posées de manière si figée qu’elles semblent donc justifier la faible fréquence de leurs interactions.

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« On a une mentalité différente, des coutumes et des croyances différentes. Il y a des cas exceptionnels, mais un toubab, c’est un toubab. Ils ne vivent pas de la même façon que nous, ils ont une culture qui n’a rien à voir. Nous, on remet les choses en Dieu par exemple, on se dit qu’il fera les choses bien. On aide spontanément si on voit quelqu’un galérer. Mais tout ça, les toubabs, ils connaissent pas. Ce qu’ils veulent, c’est leur tranquillité, alors ils ferment leurs portes. »
(habitante, Warang)

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« On n’a pas les mêmes coutumes, les mêmes mœurs, on n’utilise pas les mêmes mots, on n’a pas le même quotidien. Et puis, les Sénégalais sont très famille, la notion de liberté individuelle n’est pas du tout la même. C’est difficile de vivre avec eux, et les relations d’amitié, c’est pas vraiment ça. Par rapport à leur façon de vivre, de se tenir, on est trop différents. On ne peut pas les inviter chez nous. On peut cohabiter dans le même endroit, le même village, mais je ne recommande pas aux nouveaux venus de se mélanger. Les seules relations qu’on peut avoir avec les Sénégalais ici, ce sont des relations professionnelles, et encore. »
(aubergiste, Ndangane)

26Ces processus de distinction n’impliquent pas que tous les résidents européens refusent de s’intéresser à leur environnement local et à ses habitants, mais peu évoquent une volonté d’intégration sociale approfondie, tant la culturalisation de l’autre durcit la frontière établie avec lui. Leurs représentations révèlent plutôt des images essentialistes qui érigent les critères fondamentaux d’une hiérarchisation culturelle en partie paternaliste. Celle-ci s’appuie par exemple sur l’idée que la société sénégalaise reste « en retard » sur le plan des inégalités de genre et que les femmes souffrent particulièrement de leur condition. Parallèlement, les pratiques religieuses locales constituent un autre élément de distinction irrémédiable. Si la mixité entre islam et catholicisme tend à susciter une certaine admiration, elle n’efface pas une frilosité diffuse vis-à-vis de l’islam chez de nombreux résidents européens interrogés – bien qu’au moment de leur installation, ils ne portent aucun regard stigmatisant sur cet aspect de la vie locale. Plus tard, les représentations construites autour de cette religion induisent des comportements moralisateurs, parfois conflictuels. Leurs critiques renforcent une différenciation ethnoracialisée entre Européens et Sénégalais, en considérant principalement l’islam sous l’angle de la contrainte et de l’obscurantisme.

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« Beaucoup de toubabs ne supportent pas le bruit. Ils râlent beaucoup quand il y a des réceptions pour des baptêmes, des mariages, ou des lectures du Coran à la mosquée, ça les énerve ! La cohabitation est parfois un peu difficile pour ça. Un toubab à Saly a fait déplacer une mosquée parce que l’appel à la prière était trop fort pour lui. Alors, il a fait construire une mosquée plus grande, plus loin de chez lui. »
(habitante, Somone)

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« Il faut en finir avec l’école coranique pour les enfants de moins de sept ans et leur apprendre à développer leur potentiel ! Sinon, ça en fait des enfants pas stimulés, flingués par l’école coranique et les marabouts. Ils ne vont pas à la maternelle et quand ils rentrent à l’école primaire à 7 ans, c’est trop tard ! Ils sauront rien faire de vraiment abouti plus tard. Le Sénégal est une république laïque, alors ils devraient repenser tout ça. »
(propriétaire de gîte, Ndangane)

29Enfin, la majorité des migrants européens ne parle aucune des langues nationales pratiquées dans ces régions littorales, leur usage étant rarement considéré comme une stratégie d’adaptation et d’insertion sociale, puisque le français au Sénégal reste qualifié de « langue officielle ». Or, une part importante des résidents sénégalais de ces localités maîtrise celle-ci avec difficulté, du fait de leur appartenance sociale et d’un niveau de scolarisation souvent peu élevé. Dans ce contexte, refuser d’apprendre une langue nationale entérine donc une hiérarchisation de classes. Les imaginaires sociaux des résidents européens font d’ailleurs état d’une autre définition du « fossé culturel » qui les sépare de leurs voisins sénégalais, en le ramenant à un décalage en termes d’instruction et d’ouverture intellectuelle qui illustre concrètement ce rapport de classes.

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« On ne peut pas vraiment échanger avec les gens ici, ce n’est pas très enrichissant. La différence de culture est trop importante, il n’y a pas de discussion possible entre eux et nous. On ne fréquente que des Sénégalais de Dakar, et un à Saint-Louis. Ici, c’est difficile parce que les pêcheurs par exemple ne sont pas vraiment instruits […] C’est pas du racisme, c’est juste qu’on côtoie les très petites gens, donc on ne peut pas du tout parler des mêmes choses. Les gens ici ne sont pas cultivés, ils sont plutôt primaires, alors de quoi voulez-vous qu’on discute ? »
(hôtelier, Joal)

31Une frontière essentialisée entre résidents européens et sénégalais est donc entretenue par de multiples mécanismes de distinction sociale, et celle-ci est d’autant plus ancrée et banalisée qu’elle se rattache à des écarts de niveau de vie importants [Fassin, Fassin, 2006]. Les habitants européens et sénégalais des localités littorales de la Petite Côte et du Saloum appartiennent, pour la majorité, à des classes diamétralement opposées sur l’échelle de stratification sociale, plus que ce que l’on peut observer en milieu urbain (à Saint-Louis et à Dakar, par exemple). Ce contexte tend alors à durcir des pratiques de ségrégation et à limiter les nuances dans les représentations de l’autre.

Prégnance d’un fossé socio-économique

32De fortes distinctions de classe sont matérialisées par les sollicitations récurrentes dont les résidents européens font l’objet de la part de leurs voisins sénégalais. Les premiers se voient fréquemment interpelés vis-à-vis d’une difficulté ponctuelle (facture médicale, frais de scolarisation, transport aller/retour vers la capitale, etc.). La plupart des résidents européens estiment inconcevable d’être approchés comme des « bailleurs de fonds ». En conséquence, ces sollicitations, qu’ils qualifient de malhonnêtes, sont un facteur supplémentaire d’évitement des habitants sénégalais. À l’inverse, ces sollicitations financières peuvent apparaître aux yeux de ces derniers comme un juste retour des choses, puisque les raisons pour lesquelles le littoral attire des migrants européens sont tout à fait comprises localement, notamment en zone touristique. Cependant, la majorité des résidents européens rencontrés considèrent les sollicitations de leurs voisins sénégalais comme partie prenante d’un « racisme anti-blanc », ce qui en retour renforce un processus d’ethnoracialisation envers ces derniers.

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« On limite les relations personnelles avec les gens ici parce que sinon après, beaucoup viennent réclamer de l’aide, de l’argent surtout. On leur tend la main et ils vous prennent le bras ! Ils nous fréquentent juste pour l’argent, les cigarettes, c’est dommage. Parce que du coup, même quand ils ont vraiment de gros problèmes, on fait plus la différence et on les aide pas. »
(ancien gérant hôtelier, Toubacouta)

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« On nous voit comme des vaches à traire ! T’es blanc donc t’as de l’argent ! Tout ce qu’on peut te choper, on te le prend : c’est la mentalité ici. C’est du racisme : t’es blanc, t’es pas comme les autres donc on te traite différemment. »
(promoteur immobilier, Somone)

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« Vous savez, la nature du Sénégalais, c’est de tirer un maximum profit de l’autre. Et il essaie toujours de soutirer le plus possible au Blanc, juste pour faire affaire, c’est à ça qu’on sert. Il y en a toujours un pour venir vous demander de l’argent, ça finit toujours comme ça, dès que vous sympathisez avec eux. Les gens ici sont très chaleureux, conviviaux et partageurs, on nous invite à droite à gauche pour boire du attaya, tout le monde nous salue, c’est très agréable. Ah ! Il y a la solidarité à l’africaine, c’est sûr ! Si vous avez faim, vous n’avez qu’à demander et on ne vous laissera pas sans rien. Mais leur première idée avec nous, c’est l’intérêt ! L’argent ici, ça fausse tout, et le problème des sollicitations, c’est que quand on commence à y répondre, après on s’en sort pas. On dit “qui attache l’âne le nourrit” ! »
(résident secondaire, Ndangane)

36Un point est rarement abordé par les « plaignants » : leur responsabilité dans les dérives de ces sollicitations financières. Il semble en effet que les imaginaires misérabilistes de nombreux résidents européens entretiennent le cercle des requêtes qui leur sont adressées. La plupart ont au moins réalisé un don important, notamment au début de leur séjour, selon le modèle humanitariste des touristes de passage dans ces régions. Ces dons permettent de créer ponctuellement du lien social avec les « populations locales », mais ne semblent présenter un aspect positif que dans le cadre d’un court séjour touristique.

37Les logiques communautaristes qui se dessinent sur fond de différentiel économique et d’imaginaires ethnoraciaux ont aussi des incidences sociopolitiques. Outre le fait que les résidents européens n’ont évidemment aucun droit de vote, nous n’en avons rencontré aucun qui soit impliqué dans des structures de gouvernance locale. Certains affirment en avoir été exclus, ils y demeurent, quoi qu’il en soit, largement extérieurs. Aussi, leurs idées de projets de développement (soins maternels, alphabétisation, construction d’école), lorsqu’elles se matérialisent, renforcent leurs privilèges de classe et conduisent souvent à un investissement limité dans des actions collectives. Nombre de résidents européens se méfient en effet des escroqueries, refusent une logique d’assistanat ou se plaignent d’une absence de reconnaissance.

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« Il y a certaines choses auxquelles on participe pour la vie du village. Mais les populations attendent une certaine assistance, c’est le problème, ça crée des attentes. Je suis d’avis que le plus gros doit venir des Sénégalais : il ne faut pas que les Blancs prennent un rôle directif, seulement un rôle de conseil. Sinon, après, on a que des reproches, et c’est trop facile ! C’est aux Sénégalais d’abord de s’occuper de leur pays. Et s’ils veulent, après, ils peuvent nous demander ce qu’on en pense, et si on peut les aider. »
(hôtelier, Joal)

39Les conceptions caritatives de l’aide véhiculées ici se heurtent à une appréhension locale différente du « développement », où elle est d’abord considérée comme le fruit d’une activité individuelle qui devrait alimenter, par effet de domino, des initiatives économiques collectives. Ces divergences ne favorisent pas une réelle implication des résidents européens dans la gouvernance locale, malgré les ressources et les réseaux dont ils disposent, qui soutiennent parfois les activités du tissu associatif.

40Différentes logiques nourrissent donc un repli social des migrants européens dans un entre-soi qui repose sur des mécanismes importants de distanciation. Ceux-ci résultent, pour partie, de sentiments d’insécurité et de méfiance dans un environnement économique général précaire.

Incidences d’un repli communautaire

41Les comportements locaux qu’ils observent justifient auprès des résidents européens les difficultés de leur insertion sociale. On observe le recoupement des réseaux relationnels des entrepreneurs et résidents secondaires autour d’associations sportives formelles ou informelles, d’activités de loisirs nautiques, sportifs et halieutiques, de repas et d’apéritifs récurrents. L’ensemble de ces cercles sociaux intègre aussi des rapports de voisinage dont la pérennité dépasse la durée fluctuante des séjours de chacun (les villas sont surveillées entre voisins par rapport aux risques de vol ou d’usage frauduleux, les factures sont payées en l’absence des propriétaires, etc.).

Les effets de labellisation sociale

42Le maillage de ces modes de sociabilité donne davantage de visibilité au label identitaire toubab assigné localement aux résidents européens, ce processus étant accentué par une absence d’immersion linguistique. Ces derniers considèrent souvent ce terme comme une étiquette peu péjorative, mais rejettent l’association qui est faite avec leur appartenance de classe et qui implique que les Toubabs seraient nécessairement « riches » (même si c’est ici le cas, par comparaison avec le niveau de vie local). Certains résidents européens établissent un rapprochement entre la dénomination toubab et les problématiques socio-politiques liées aux questions migratoires en Europe : dans la mesure où des labels identitaires y sont souvent construits pour désigner des migrants issus de pays du « Sud », il leur apparaît cohérent d’être étiquetés en retour. Le terme toubab fait d’ailleurs l’objet d’une réappropriation par les résidents européens pour s’autodésigner. Mais derrière ce consensus peut aussi se dévoiler, en contexte conflictuel, un rejet de cette catégorisation alors assimilée à du « racisme anti-blanc » : cet étiquetage renvoie brutalement à un statut d’étranger, une couleur de peau, et un ressentiment que les résidents européens perçoivent comme postcolonial.

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« Au début, j’ai demandé ce que voulait dire le mot toubab, parce que dans la rue, on me le disait tout le temps. On m’a expliqué que c’était parce que j’étais blanc. Mais à force de l’entendre, et à cause des tons sur lesquels on me le dit parfois, j’ai appris à répondre “toi, t’es Noir”, en wolof : bu gnul[7] ! Et souvent, on me renvoie : “T’es un sale Blanc !” Alors, je réponds : “T’es pourtant bien content de me trouver quand t’as besoin !” Ce qu’ils font, franchement, c’est du racisme ! Ils n’ont pas à nous traiter de toubab comme ça, c’est comme si nous, on les appelait “négros” ; d’ailleurs, ils refusent bien qu’on les traite de nuul ! En nous traitant de toubabs, ils vivent encore 60 ans en arrière, on n’est plus à la colonisation, et c’est pas de ma faute s’ils n’ont pas évolué ! »
(résident secondaire, Somone)

44Localement, le racisme est d’abord entendu comme une manifestation de rejet du « Blanc » vis-à-vis du « Noir », ce qu’incarne justement le fait que des résidents européens puissent s’adresser à des Sénégalais en évoquant directement leur couleur de peau [8]. Alors que pour les résidents sénégalais, la dénomination toubab relève d’un principe de désignation qui marque une distinction sociale, mais n’implique pas toujours une catégorisation raciale. Cette étiquette est en effet aussi utilisée pour des Sénégalais(e)s au statut socio-économique élevé. Dans ces zones rurales et périurbaines, le label toubab accompagne l’idée de « progrès » et de « modernité », en opposition au « traditionalisme » et à la précarité. Il relève donc d’un fort ancrage des rhétoriques développementistes. Toutefois, les logiques de distanciation et les imaginaires qui séparent résidents européens et sénégalais ne permettent pas aux premiers de saisir ces nuances. Nombre d’entre eux ramènent la labellisation dont ils font l’objet et la mise en valeur de leur « blanchité » à un contexte plus vaste de stigmatisation, notamment lors d’interactions conflictuelles. Ils y associent les préjudices et formes d’escroqueries dont ils s’estiment victimes dans leur quotidien : les récits d’anecdotes relatant leurs altercations avec des représentants de l’État (officiers de gendarmerie, de police ou des douanes, agents du ministère de l’Intérieur) en sont une illustration.

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« Les flics sont très pénibles ! Chaque fois que je me fais arrêter par un gendarme, je dois donner 1 000 CFA. Par exemple, si j’ai pas ma ceinture, alors qu’aucun Sénégalais ne la met, si j’ai pas d’extincteur dans le coffre, des trucs comme ça. Ils ont toujours quelque chose à vous reprocher et vous devez payer pour partir, même si juste derrière vous, y a un Sénégalais qui se balade dans une voiture sans plaque ! On cède en général, on donne un bakchich pour qu’ils nous laissent partir. […] Une fois, c’était parce que je transportais des fauteuils qui dépassaient de 60 cm à l’extérieur du coffre. J’étais dingue, j’ai dit au flic que c’était n’importe quoi et qu’il le faisait exprès, juste pour avoir de l’argent d’un toubab. Je lui ai dit : “Non, mais vous avez vu tous les camions qui passent avec des bennes surchargées ? Et vous leur dites rien, mais moi, vous m’arrêtez ?” C’était inadmissible et pour pouvoir partir, j’ai payé ! »
(résident secondaire, Nianing)

46La plupart des résidents européens reconnaissent pourtant céder rapidement à cette « corruption » qu’ils entretiennent et inscrivent abusivement dans des « codes culturels africains ». Ce point permet d’illustrer également, à l’échelle de leur quotidien, la façon dont s’établissent les schémas de racialisation qui renforcent l’antagonisme des relations entretenues avec leurs interlocuteurs sénégalais.

L’emploi comme catalyseur de conflits

47Les enjeux sociaux qui opposent résidents européens et sénégalais se cristallisent de manière plus récurrente autour des questions salariales – que ce soit, par exemple, pour des travaux de construction et de rénovation de villas, l’emploi de personnel de maison [Quashie, 2009]. Celles-ci font écho aux difficultés d’accès à l’emploi des résidents sénégalais dans les établissements et réceptifs tenus par des migrants européens (comme dans ceux du tourisme de masse). Ces derniers recrutent en effet leur personnel selon des formations et parcours professionnels spécifiques, qui ramènent souvent les habitants sénégalais des localités balnéaires à des postes d’exécutants non qualifiés (jardiniers, gardiens, chauffeurs, serveurs, piroguiers, ouvriers, femmes de ménage, cuisinières, danseurs). Les entrepreneurs européens ont besoin d’un quota minimal d’employés locaux pour ne pas totalement isoler leurs activités du tissu social auquel ils appartiennent au moins géographiquement. Cependant, leurs critères de recrutement correspondent globalement à ceux des responsables des complexes hôteliers. Ils considèrent toutefois la plupart des reproches que ces logiques inspirent comme injustifiés, s’estimant plus utiles à la croissance économique du Sénégal que les tour-opérateurs. Mais d’un point de vue local, cette croissance du secteur touristique n’apparaît pas profitable aux familles sénégalaises résidentes.

48Ces incompréhensions augmentent le degré de méfiance intrinsèque aux rapports sociaux entre résidents européens et sénégalais et alimentent leur racialisation. Certains entrepreneurs européens évoquent par exemple la nécessité d’un « management à l’africaine » (surveiller constamment le travail des employés, limiter leur liberté d’action et leurs interactions avec la clientèle, ne rien déléguer au prétexte d’un manque de compétence). Leurs employés sénégalais y répondent par exemple en ne déclarant pas leurs pourboires ou en entreprenant des échanges très personnalisés avec les touristes qu’ils informent sur les attitudes de leurs employeurs toubabs (créant ainsi des dissensions entre clientèles et gérants de réceptifs). Quelques entrepreneurs européens adoptent une position plus ambigüe en renonçant à adopter un rôle directif et à formuler des critiques frontales vis-à-vis de leur personnel exécutant. Ils envisagent aussi ce dernier comme une porte d’entrée sur leur environnement local, souvent à l’instar du personnel domestique qu’ils emploient, et visent à ainsi gommer une image d’« ancien colon exploiteur » qu’ils ne veulent en aucun cas refléter. Mais leurs attitudes n’évitent les situations conflictuelles qu’en surface, car elles n’effacent ni les positions hiérarchiques liées au rapport salarial ni la distance sociale instaurée par ces rapports de classe.

49Enfin, l’influence des résidents secondaires sur l’économie touristique informelle augmente la complexité de ces conflits. Nombre d’entre eux louent leur villa à des touristes de passage. Or, cette activité concurrence les grandes structures hôtelières, mais aussi les pratiques locales de logement chez l’habitant. Ces services de location qui s’effectuent par le bouche-à-oreille et sur des sites Internet échappent à tout contrôle. Ils incitent aussi les vacanciers de passage à investir dans l’achat de terrains : les touristes résidents chez lesquels ils ont logé deviennent alors leurs intermédiaires, prenant la place des jeunes acteurs locaux à cette fonction. Aussi, en contribuant à développer le secteur touristique informel et en retirant des revenus substantiels, les résidents secondaires renforcent des asymétries de classe, et par conséquent des conflits sociaux, mais aussi des processus d’ethnoracialisation à leur encontre, en réaction à la concurrence qu’ils représentent localement.

50Le rôle des migrants européens dans les secteurs du bâtiment, du commerce, de la restauration et de l’emploi domestique est considéré comme crucial dans un contexte où l’économie halieutique et agricole ne suffit plus à dynamiser les activités locales. Mais ce renouveau économique s’accompagne de dissensions et favorise l’émergence de nouvelles inégalités sociales qui appuient l’instauration de pratiques et sociabilités en circuit fermé. Plus les rapports de classe entre résidents européens et sénégalais sont douloureux, plus ils alimentent des mécanismes de distinction qui deviennent identitaires. Cependant, les microcosmes européens qui en résultent ne s’en trouvent pas consolidés pour autant et se fragilisent du fait même de leur fermeture.

Fissures des mondes de l’entre-soi

51Bien que la plupart des migrants interrogés admettent préférer un quotidien immergé dans des sociabilités exclusivement européennes, ce repli sur des réseaux d’interconnaissance restreints engendre aussi ambivalences et insatisfactions.

52Par exemple, la méfiance semble de rigueur dans ces microcosmes : l’escroquerie, loin d’être l’apanage de leurs seuls voisins sénégalais, serait également très répandue parmi les résidents européens. Certains d’entre eux ont en effet été associés à des démêlés judiciaires – les actifs sans profession et installés depuis plusieurs années au Sénégal éveillent régulièrement des suspicions. Celles-ci résultent en particulier du peu d’interactions entre ces migrants lorsqu’ils sont en Europe, et de leurs difficultés à connaître certains détails du passé, du parcours professionnel ou du milieu socio-économique d’origine des uns et des autres. Venant de régions et d’horizons souvent très différents, il leur est relativement aisé de s’inventer une nouvelle vie une fois à l’étranger. Or, les sociabilités de ces microcosmes européens étant relativement denses, les réputations se font et se défont très facilement : ces mondes sociaux sont donc paradoxalement très fragmentés, car alimentés par des rumeurs permanentes (fraudes, alcoolisme, pédophilie, prostitution, etc.). De cette configuration découlent aussi des jugements et des médisances à l’encontre des « couples mixtes », notamment ceux qui présentent un écart d’âge important. Le contexte balnéaire sénégalais étant largement associé aux représentations morales du « tourisme sexuel », cette question constitue un autre élément de fragmentation au cœur des réseaux de sociabilité européens. Les relations intimes avec des résidents sénégalais sont souvent perçues comme le fruit d’un rapport de domination croisé en termes de genre, race, classe, qui leur évoque aussi des images coloniales. Mais ces relations suscitent aussi, à l’inverse, de la compassion vis-à-vis des partenaires européens. Les acteurs sénégalais concernés sont à la fois réduits à l’image de victimes du « sous-développement » et du « capitalisme occidental », et soupçonnés de calculs matérialistes. Les discours très sexistes que suscite l’existence de ces « couples mixtes » amènent donc ces derniers, y compris ceux qui ne présentent aucune différence d’âge, à demeurer en marge des réseaux sociaux européens, ce qui n’est pas sans créer des dissensions supplémentaires à l’intérieur de ces derniers.

53Enfin, ces fissures internes se répercutent dans la gestion entrepreneuriale du secteur touristique en favorisant des concurrences, l’accroissement d’activités illégales, et la mise en péril de ces entreprises transnationales qui entraînent parfois l’abandon de projets migratoires. Disposant de capitaux moins importants que les tour-opérateurs et isolés du tissu social local, les activités européennes se trouvent fortement limitées et connaissent un turn-over important. Aussi, ce monde de l’entre-soi ne semble finalement se maintenir que grâce à sa constante recomposition sous l’effet d’arrivées récurrentes depuis l’Europe.

Notes

  • [*]
    Doctorante, Institut des Mondes africains, EHESS, Paris.
  • [1]
    Je remercie Maheba Tonda pour ses conseils et relectures.
  • [2]
    Ce terme est ici employé pour désigner des migrations Nord-Sud qui s’inscrivent dans un contexte salarial, fiscal et institutionnel spécifique, et qui ne concernent pas celles dont il est question dans cet article.
  • [3]
    Parallèlement à des enquêtes socioanthropologiques sur le secteur touristique sénégalais, cette étude a été réalisée entre 2007 et 2013. Ont été retenues pour cet article des notes d’observation réalisées au cours de six séjours dans huit localités littorales (Saly, Nianing, Somone, Warang, Ndangane, Palmarin, Toubacouta, Joal). Sont également incluses des analyses d’entretiens effectués auprès de 39 touristes résidents et 33 entrepreneurs européens, sur leur lieu de travail, à domicile et dans les lieux de sociabilité les plus fréquentés de leurs localités. Une partie de cette enquête a été réalisée en porte-à-porte avec des entretiens plus directifs, permettant de multiplier les profils d’enquêtés. Ont aussi été retenus pour l’analyse des entretiens effectués auprès de 18 acteurs sénégalais investis dans le tourisme (guides, commerçants, chefs de quartier, vendeuses, domestiques, piroguiers) et d’une vingtaine d’habitants. Enfin, ces données ont été complétées par des échanges sur Internet avec 10 résidents secondaires et entrepreneurs européens sur des forums de voyage et des blogs dits d’« expatriés ». Cette partie de l’étude a permis d’approfondir l’analyse de la racialisation des rapports sociaux entre migrants européens et résidents sénégalais. Sur le terrain en effet, mes enquêtés m’ethnicisaient : j’étais perçue tantôt comme Européenne en raison de ma nationalité française, tantôt comme « locale » ou « sénégalo-libanaise » en raison de mon apparence physique « non blanche » (qualifiée d’« Arabe ») et de ma connaissance du Sénégal et du wolof parfois difficile à dissimuler. Ces ambivalences compliquaient la réalisation des enquêtes et notamment mon insertion dans les réseaux sociaux européens. Or, ce phénomène s’estompait avec la distance physique que permet Internet, puisque de nombreux échanges n’avaient lieu qu’à l’écrit ou par le biais d’appels sur Skype sans vidéo, en raison de connexions fluctuantes depuis le Sénégal. Il était alors possible de me présenter comme une Française souhaitant vivre au Sénégal et de demander des conseils qui favoriseraient installation et insertion sociale.
  • [4]
    Les termes en italiques et entre guillemets dans le texte sont des éléments issus d’entretiens.
  • [5]
    Très peu de touristes sénégalais fréquentent ces réceptifs, en raison de leur coût jugé trop élevé par rapport à leur rusticité exotisante, mais aussi parce que leur originalité répond à des fantasmes primitivistes [Amselle, 2010] vis-à-vis des réalités sociales locales. Les touristes sénégalais privilégient à l’inverse les centres hôteliers du tourisme de masse de la Petite Côte. Des observations similaires ont été réalisées dans d’autres pays du « Sud » [Évrard, 2006].
  • [6]
    Nom ou adjectif qui se rapporte génériquement à des individus occidentaux, mais qui déborde la question de l’origine et de la couleur de peau (peut concerner des individus « non blancs », y compris africains).
  • [7]
    L’utilisation de ces termes en wolof est inappropriée : d’un point de vue syntaxique, l’article « bu » ne peut être utilisé que pour désigner des objets et non des personnes (il faudrait dire « ku gnul »). Ces termes accentuent donc la racialisation de l’interaction, évoquant de surcroit l’insulte « bougnoul » utilisée en Europe envers les personnes de phénotypes dits « arabe » et « africain ».
  • [8]
    Contrairement au terme toubab qui fait référence à un imaginaire de l’« occidentalité » et à un certain positionnement social, par différenciation avec le terme « weex » qui désigne la couleur blanche.
Français

Cet article propose d’analyser les mobilités du tourisme résidentiel et les migrations professionnelles qui s’y rattachent, en provenance d’Europe vers deux régions littorales du Sénégal. Ces circulations répondent en partie aux difficultés de la crise économique que rencontrent leurs protagonistes en Europe, retraités comme actifs. Ces mobilités résidentielles et entrepreneuriales renouvellent les dynamiques touristiques à une échelle locale et internationale et favorisent l’ouverture économique de la Petite Côte et du Saloum. Cependant, les activités concernées reposent sur des réseaux de sociabilité bâtis selon des mécanismes de distinction sociale. Des processus de ségrégation, d’ethnicisation et de racialisation s’appuient en effet sur des inégalités de classe entre résidents européens et sénégalais. Les premiers tendent à se replier sur un entre-soi fragile et ambivalent, qui perdure grâce à sa constante recomposition.

Mots-clés

  • tourisme résidentiel
  • migrations européennes
  • entrepreneuriat
  • ethnicisation
  • racialisation
  • Petite Côte
  • Saloum
  • Sénégal

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Hélène Quashie [*]
  • [*]
    Doctorante, Institut des Mondes africains, EHESS, Paris.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2017
https://doi.org/10.3917/autr.077.0125
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