1Chez les Yucuna [1] d’Amazonie colombienne, les anciens ont aujourd’hui beaucoup de mal à faire valoir les raisons de leurs traditions et de leurs pratiques ancestrales. La majorité des autres adultes se sont détournés très tôt de la culture traditionnelle pour acquérir les enseignements des Blancs (yuc. kariwa) qui souvent sont incompatibles avec elle [Fontaine, 2008a]. Largement dominés par des discours idéologiques étrangers constamment repris par les leaders indigènes de leur propre communauté, les « anciens » (yuc. pheñawaní) se plaignent de cette perte d’autorité qu’ils subissent et discutent souvent de la manière dont ils devraient argumenter en réunion pour être mieux écoutés. Comment a pu s’installer une telle domination sur les anciens qui autrefois représentaient les autorités les plus respectées et écoutées de leurs clans ? Comme l’a bien montré Max Weber [1971 ; 2013], les formes de domination sont extrêmement diverses et varient dans le temps. Si l’on reprend sa terminologie des types de domination [1971, p. 289], les Yucuna ont terminé leur transition d’une « domination traditionnelle » (reposant sur la croyance au caractère sacré des traditions) à une « domination rationnelle légale » (reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés) en moins d’un siècle. Comment a pu se produire un tel changement de forme de domination ? Quelles sont les étapes qui ont progressivement permis de passer d’un type de domination à un autre ?
2Les assemblées indigènes constituent de nos jours de nouveaux espaces publics qui, parce qu’ils sont ouverts sur la société englobante, engendrent régulièrement des changements dans les communautés [Fontaine, 2013]. Les anciens essaient d’y maintenir une certaine autorité par des paroles qui ont pour finalité de convaincre leurs auditeurs de la nécessité de les respecter et de suivre leurs recommandations. Or ils ont non seulement des arguments pour légitimer leur statut au sein des communautés, mais ils ont aussi une certaine rhétorique. Peut-on alors parler d’une conception yucuna spécifique pour penser la rhétorique ? Une « ethnorhétorique » ?
3Avant de traiter des paroles des anciens, je commencerai par exposer le système de domination en place chez les Yucuna. Je rappellerai tout d’abord brièvement trois grandes étapes qui ont caractérisé les différentes façons dont les Blancs ont imposé leur domination depuis le début du xxe siècle. Ensuite, j’exposerai comment, face aux assemblées, les veillées des anciens tendent à maintenir les conceptions, les règles et les valeurs traditionnelles. Puis je présenterai une conversation se déroulant à l’une de ces veillées, au début d’une beuverie d’alcool d’ananas. Plusieurs anciens se donnent des conseils sur les façons d’apporter des arguments en faveur du respect des soigneurs et de leurs savoirs. L’analyse de leur argumentation montre que la parole des anciens est essentiellement métaphorique, que ce soit dans sa façon de penser la rhétorique ou dans ses arguments.
Les grandes étapes de la domination blanche sur les Yucuna
4La domination des Blancs sur les Yucuna commença brusquement et violemment avec l’arrivée des premiers exploiteurs de caoutchouc au début du xxe siècle [Van der Hammen, 1992, p. 30-37 ; Fontaine, 2008a, p. 117-120 ; 2013, p. 87-88 ; Schackt, 2013, p. 42-45]. Sans exposer en détail l’histoire des interactions entre Yucuna et Blancs [Fontaine, 2008a, p. 117-133 ; 2008b, p. 32-40, 136-223 ; 2013, p. 86-92], je distinguerai ici plusieurs étapes qui caractérisent les changements de la domination des Blancs sur les Yucuna :
5Entre 1903 [2] et 1933, les exploiteurs de caoutchouc (caucheros en espagnol) dominèrent les Indiens par les armes, interdirent et sanctionnèrent toute forme de violence à leur encontre et instaurèrent le travail forcé (réprimé à coups de fouet) pour « payer » les délits (de meurtre ou de vol) [3]. Commença alors l’exploitation par endettement (endeude) dans laquelle les caucheros avançaient des marchandises et comptaient à leur guise des « dettes » aux Indiens sans que ces derniers ne les comprennent ou ne puissent les rembourser même après des décennies de labeur. Les patrons du caoutchouc nommèrent des « capitaines » parmi les chefs locaux [4] pour assumer le rôle d’intermédiaire entre eux et les autres Indiens ; ce faisant, ils s’arrogeaient le privilège de distribuer les statuts de commandement au service de leurs intérêts. Cette forme de domination s’exerçait uniquement par la contrainte physique (par exemple, les armes). Aucune acceptation ou adhésion indigène ne soutenait cette domination. Celle-ci pouvait donc être renversée à la moindre baisse de vigilance, à la moindre faiblesse de la force armée.
6De 1934 à 1973 : après la guerre Colombo-Péruvienne (1930-1933) dans laquelle les exploiteurs de caoutchouc prêtèrent main-forte à l’armée colombienne en mobilisant « leurs Indiens », deux nouveaux types d’acteurs s’installèrent dans la région : les représentants de l’État (corregidores) et les missionnaires de l’ordre capucin. Les corregidores contrôlaient les excès des exploiteurs de caoutchouc en interdisant le travail forcé et les obligeaient à montrer leurs cahiers de compte pour vérifier que le travail des Indiens était bien comptabilisé. Quant aux missionnaires catholiques, ils scolarisèrent de force un maximum d’enfants indigènes dans leurs internats et leur enseignèrent à utiliser la monnaie ; ce qui, d’un côté, leur permit de défendre leurs intérêts marchands face aux Blancs, mais qui, d’un autre côté, nuisit gravement à la reproduction du savoir des anciens. En plus de dévaloriser ce savoir et le mode de vie traditionnel au profit des connaissances et des modes de consommation de la société englobante, les missionnaires interdirent non seulement de parler en langue indigène à l’internat, mais aussi les rites d’initiation (c’est ainsi que la divinité Yurupari fut diabolisée). Jamais auparavant des acteurs étrangers ne s’étaient attaqués aussi directement au type de domination traditionnel en place parmi les Yucuna, en sabrant ses racines les plus profondes [Jacopin, 1972]. Cette nouvelle manière de dominer est une forme transitoire dans laquelle la domination par la force est relayée par l’inculcation progressive d’une nouvelle idéologie au sein des communautés indigènes et par le sapement de leur culture. Peu à peu, et malgré une indiscipline maintes fois sanctionnée par les missionnaires, les jeunes Indiens apprirent une bonne part des connaissances des Blancs, comprirent leurs idées et acceptèrent leurs règles et leurs valeurs. Ils s’identifièrent à eux en valorisant le mode de vie urbain et eurent toujours plus de besoins en termes de marchandises. Même si la contrainte physique restait omniprésente (répression et sanction lorsque les règles sont transgressées), l’adhésion d’un nombre croissant d’Indiens soutenait de plus en plus la domination des Blancs au grand dam des anciens ou « gardiens de la tradition orale » [5].
7Après une brève période d’abondance pour les Indiens lors de l’exploitation des fourrures [6], l’année 1974 fut marquée par l’interdiction de l’exploitation du latex et des peaux par INDERENA [7], directement liée à l’action des anthropologues (Martin Von Hildebrand, entre autres) qui s’opposèrent à l’extraction incontrôlée des richesses naturelles et à la perte d’autorité des Indiens sur leurs terres ancestrales. En organisant les premières assemblées indigènes, les anthropologues firent valoir l’autorité du premier grand leader indien reconnu auprès du ministère colombien : Faustino Matapi, qui fut nommé garde forestier pour surveiller et éradiquer l’exploitation des caucheros [Von Hildebrand, 1987]. Paradoxalement, cette action politique des anthropologues, en privant les Indiens de travail au sein de leur milieu forestier, incita une bonne partie de ces derniers à aller chercher du travail ailleurs. Beaucoup de Yucuna délaissèrent leur mode de subsistance ancestral principalement basé sur la chasse et l’horticulture pour travailler dans la pêche commerciale à La Pedrera [8], favorisée par la construction d’une piste d’atterrissage en 1975. D’autres mannes d’enrichissement provisoires comme l’exploitation de l’or à partir de la fin des années 1980 ou l’exploitation des poissons ornementaux à partir du milieu des années 1990 ne feront qu’accentuer cet exode des Yucuna vers La Pedrera. Une nouvelle vague d’acculturation se fit donc dans ce village de colons, où les Indiens non seulement travaillaient avec ces derniers, mais cohabitaient avec eux et participaient à l’ensemble de leurs activités citadines. Les années 1970 furent aussi marquées par la construction d’un centre de santé à La Pedrera, dans lequel les Indiens recevaient gratuitement des soins médicaux concurrençant les cures des guérisseurs et les rendant moins dépendants de ces derniers.
8Quarante ans après le début de cette ultime période de parachèvement de la domination des Blancs, les anciens dotés d’un statut et d’un savoir de maître de maloca, danseur-chanteur ou guérisseur sont devenus minoritaires (moins de 10 % de la population yucuna). Non seulement les anciens ne sont plus remplacés par les jeunes, mais ces derniers ne s’assoient quasiment plus avec eux pour les écouter [Fontaine, 2013b] ; bon nombre d’entre eux ne savent pas parler la langue de leurs parents ou partent travailler à Leticia ou Bogota. La dernière génération a abandonné une bonne partie des idées, règles et valeurs de sa culture d’origine pour se soumettre à celles de la société englobante. Comme dirait Pierre Bourdieu [1979], elle a incorporé dans la structure de son habitus la domination symbolique des Blancs, si bien que la force est devenue inutile pour l’imposer.
9La domination blanche a toujours été très forte, depuis son commencement, mais elle a pris des formes différentes qui laissent plus ou moins place à la parole des dominés pour y participer ou s’y opposer. Si l’on veut prendre en compte le rôle de la parole, la domination peut être définie comme une situation dans laquelle un sujet, une catégorie ou un groupe social impose ou fait admettre ses idées (qu’il s’agisse de « croyances » ou de prétendues « vérités »), ses règles, ses valeurs et ses actes. Au vu des différentes formes de domination blanche qu’ont subies les Yucuna, je distinguerai deux manières idéales-typiques de dominer, opposées, mais non nécessairement exclusives :
- Par « la manière forte », les dominants obligent ou contraignent les dominés à obéir, sanctionnent leur désobéissance, interdisent et punissent toute parole critique ou dévalorisante à l’égard de ce qu’ils font ou apportent. Les dominés ne sont pas convaincus de l’intérêt collectif d’obéir aux dominants, même s’ils peuvent se laisser persuader de participer à la domination des puissants par nécessité, contrainte ou intérêt personnel.
- Par « la manière douce », les dominants convainquent les dominés d’adhérer à leurs idées, leurs règles, leurs valeurs et leurs actes et produisent certains moyens (du moins, en principe) de participer à leur domination. Les dominés se soumettent de plein gré à la domination, la font valoir par des actes et des paroles ou critiquent ce qui pourrait s’y opposer.
10Dans la première étape de la domination des Blancs sur les Yucuna, les exploiteurs du caoutchouc ont principalement employé la manière forte. Dans la seconde étape, les corregidores et les missionnaires ont clairement employé les deux manières (la force et la rhétorique). Dans la dernière étape, la manière douce est arrivée à son apogée, et la manière forte n’a plus lieu d’être ; les Indiens ont adhéré au nouveau type de domination rationnel légal des Blancs et délaissent de plus en plus le type de domination traditionnel des anciens qui leur paraît trop contraignant ou inadapté à la modernité.
11Lorsqu’au moins deux cultures de domination s’opposent (celle des Yucuna contre celle des Blancs), plusieurs types d’actions antagoniques peuvent être distingués selon la façon d’employer ou non la parole comme moyen de conviction :
- Les conflits qui s’exercent par des actions violentes ou armées (par exemple, lors des premières rébellions indigènes à l’encontre des premiers caucheros esclavagistes) ;
- Les actes manifestes d’insoumission ou de provocation qui violent délibérément les règles, rites et autres protocoles, en mettant à l’épreuve la force des dominants, voire leur capacité à les contraindre d’obéir et à sanctionner (par exemple, l’indiscipline des jeunes Indiens dans les internats des missionnaires) ;
- Les paroles qui critiquent les idées, règles, valeurs et actes du groupe dominant, ou en font valoir d’autres ; elles ont pour effet de délier l’adhésion en place, lorsqu’elle existe, au profit de celle d’un autre groupe (généralement celui qui émet ces critiques).
12Les Yucuna critiquent sans doute les Blancs depuis les premières tentatives de ces derniers d’installer leur domination. Mais depuis que les assemblées indigènes ont été organisées en tant qu’espaces privilégiés pour discuter publiquement des règles et programmes des dominants, les intégrer aux communautés et développer les relations avec les organisations extérieures, les anciens n’ont plus été en mesure d’y participer ou de s’y faire valoir suffisamment pour freiner les transformations de leurs communautés.
Les veillées des anciens face aux assemblées des leaders
13Organisées à l’origine pour défendre les intérêts des natifs, les assemblées instaurent souvent des changements allant à l’encontre des positions conservatrices des gardiens de la tradition ; les conséquences peuvent parfois être regrettables pour n’importe quel membre des communautés concernées [9]. À la différence des contextes traditionnels, les assemblées indigènes fonctionnent principalement selon des règles empruntées à la société englobante [Fontaine, 2013a, p. 92-95]. Ces règles leur donnent non seulement les moyens de prendre des décisions à propos de leurs relations avec les organisations extérieures, mais encore de légiférer sur leurs propres règlements internes de communautés, associations ou entités territoriales [10]. En tant que lieu de débats, les assemblées suscitent constamment des discussions (animées) entre indigènes pour rivaliser d’influence et ceux-ci en ressortent plus ou moins dominants ou dominés selon l’approbation de leurs arguments par le public. Les rapports de domination engendrés sont d’autant plus forts que les paroles aboutissent à des votes collectifs créant sans cesse de nouvelles règles qui transforment les conditions sociales et institutionnelles [Searle, 1998 ; Fontaine, 2008, p. 35].
14Pour participer aux programmes de développement que les organisations gouvernementales et les ONG leur proposent, bénéficier de leurs aides et subventions, les communautés indigènes doivent sans arrêt rédiger des documents administratifs pour les informer de leur fonctionnement et de leurs projets ; ce qui finit toujours par évincer les anciens des postes de leader au profit des jeunes diplômés (généralement des instituteurs indigènes tout juste dotés d’un baccalauréat). Les assemblées sont alors devenues des centres de décision des communautés dirigés par des leaders indigènes qui, même s’ils sont prêts à tout [11] pour bénéficier au maximum des avantages de la société blanche, sont jugés plus compétents et efficaces que des anciens illettrés, comprenant mal l’espagnol et encore moins les complexités politiques et administratives de la société moderne.
15Même si les règles et les programmes discutés dans les assemblées rencontrent des oppositions, la question est toujours de décider de leur acceptation, en les adaptant si nécessaire, par un vote public pris à la majorité, à égalité de statut entre tous les membres adultes présents des communautés. Par opposition à ces assemblées, les veillées traditionnelles ne sont pas publiques, mais privées ; elles n’ont aujourd’hui ni les moyens ni la fonction de changer aussi rapidement les règles [12] ; leurs participants ne sont pas tous égaux pour parler. En effet, chaque soir est un moment rituel dans lequel les hommes doivent mâcher la coca et écouter en priorité la parole des anciens, qui vise toujours à faire valoir les savoirs et les règles des ancêtres, généralement en les illustrant d’un récit biographique ou mythique explicitant les maux susceptibles d’être entraînés par ceux qui ne s’en soucient guère.
Une offre d’alcool d’ananas chez Milciades Yucuna (20 juillet 2002)
16Les extraits de la conversation qui va suivre sont tirés d’un enregistrement vidéo que j’ai réalisé, transcrit et traduit avec l’aide de Rey Yucuna, l’un des participants [13].
17De groupe de filiation Je’rúriwa, Arturo est de passage à La Pedrera. Il est hébergé plusieurs semaines chez son beau-frère classificatoire Milciades. Avec Wamé et Penapu, des jeunes également de passage au village, il participe à la plupart des tâches quotidiennes de son hôte. Un soir, la famille de Milciades organise une beuverie d’alcool d’ananas pour célébrer la venue de leurs invités. Milciades, son fils Rey et Arturo parlent sérieusement d’un côté, Ruben (le beau-fils de Milciades), Wamé et Penapu plaisantent entre eux de l’autre. Rita, la femme de Milciades, écoute à l’écart des hommes sans intervenir dans leurs conversations.
18Dans les premiers extraits présentés ici, Rey se montre préoccupé à propos des « vilaines paroles sur Mario » (s. 85). Avant cela, Milciades racontait qu’un jour où il était malade et n’avait pas pu se rendre à une réunion nocturne organisée chez les Miraña, Mario Matapi (l’autre guérisseur important de la communauté) n’y était pas non plus allé parce que Ya’ikí Tanimuca lui avait faussement dit qu’il n’y aurait pas de coca à mâcher [14].
19Depuis lors, le capitaine Abraham Miraña et son frère Hernán avaient plusieurs fois répété que Mario ne remplissait pas son devoir de membre de la communauté ; ils ne semblaient donc plus disposés à coopérer avec lui pour son projet de construction de maloca (grande maison plurifamiliale traditionnelle). Rey sait bien qu’un tel projet est important, alors il tente de rallier Arturo pour le faire parler à la prochaine réunion, en espérant que son savoir lui permettra de mieux faire admettre les arguments des anciens.
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Métaphores sur la façon d’argumenter à une réunion
20Les locuteurs ont tous une position critique par rapport à la domination qu’ils subissent dans les réunions de leur communauté, particulièrement celle des leaders Miraña ne parlant que l’espagnol [18], mais qui, parce qu’ils utilisent le langage politique et administratif des Blancs, maîtrisent la parole des dominants au sein de leur communauté. Les locuteurs sont donc des dominés et des opposants n’ayant pas d’autre choix que de respecter les règles institutionnelles du système de domination imposé par les Blancs pour reprendre de l’autorité.
21Mais même si ces règles sont respectées, encore faut-il que les locuteurs soient capables de convaincre leurs auditeurs de la nécessité de leur obéir ou de suivre leurs directives. Les Yucuna gardiens de la tradition orale emploient alors un langage très métaphorique.
22Pour le montrer, je n’analyserai évidemment pas toutes les métaphores présentes dans les extraits de cette conversation, mais uniquement celles employées pour penser la rhétorique et pour argumenter.
23Comme l’ont bien indiqué Lakoff et Johnson, « les métaphores nous permettent de comprendre un domaine d’expérience dans les termes d’un autre » [1985, p. 127]. Peu importe que les sociétés étudiées conçoivent ou non ce qu’est une métaphore puisqu’il s’agit, selon les auteurs, d’un invariant cognitif universel. Les Yucuna n’ont pas dans leur langue de terme pour désigner une métaphore, mais cela ne les empêche pas de projeter certains domaines fondamentaux structurés d’expérience, immédiats et fréquents, sur d’autres domaines d’expérience plus abstraits (moins clairement définissables) pour les appréhender, c’est-à-dire pour concevoir une structure et des propriétés communes à ces domaines d’expérience [Op. cit., chap. 19].
24Les métaphores que nous allons examiner sont souvent ontologiques [Op. cit., p. 35-41], car elles traitent des entités intangibles en tant que choses concrètes (discrètes et limitées par une surface). Ainsi, le procédé le plus employé consiste à concevoir un domaine abstrait sous l’aspect d’un domaine concret, par exemple lorsque les paroles et les idées (immatérielles ou non palpables) sont considérées en tant que choses matérielles ou substances.
25Dans les premiers extraits, Rey utilise des verbes, des adjectifs et des substantifs qui, littéralement, s’appliquent à des choses concrètes. Parfois, il ne mentionne pas explicitement ce dont il parle, mais il s’agit précisément de choses abstraites matérialisées par son langage métaphorique :
- Dans la séquence 68, en parlant implicitement de la parole, Rey la considère comme quelque chose que l’on peut « couper » (mata’a), c’est-à-dire <interrompre> [19] ;
- Séquence 69, Rey parle implicitement d’un différend (entre Mario et les leaders Miraña). On peut l’« arranger » ou le « réparer » (lama’ta) comme un objet palpable. <L’idée> telle que nous la concevons abstraitement dans nos sociétés n’existe pas en langue yucuna. Selon Lakoff et Johnson, le concept d’<idée> est un bon exemple d’expression suscitant nécessairement toutes sortes de métaphores conceptuelles possibles pour l’appréhender, car aucun domaine d’expérience ne permet de la saisir directement sans métaphore [Op. cit., p. 55-57].
26Pour parler de ce qu’ils pensent, les Yucuna emploient le mot pechu qui signifie à la fois « pensée », « esprit » ou « âme ». Rey dit « Il y a probablement pour toi une pensée sur “comment est-ce que ça peut être ?” » (s. 83) La pensée est envisagée comme une chose pouvant se trouver à portée (Re « il y a »), et se positionner métaphoriquement dans l’espace. En langue yucuna, pour expliciter ce qu’une personne pense, on dit « avoir une pensée sur “…” » (s. 83), « sa pensée dessus [est] : “…” » (s. 164, 171, 205). Une autre métaphore ontologique employée est celle de la pensée comme conduit ou axe de cheminement (s. 70, 208). En langue yucuna, on utilise une métaphore lexicalisée (catachrèse) signifiant littéralement « aller par la pensée » (i’jná pechu-wá), qui peut se traduire par <réfléchir>. Cette pensée caractérise aussi le voyage chamanique des incantateurs lorsqu’ils énumèrent et visualisent mentalement des longues suites d’entités (naturelles et surnaturelles) dans les incantations par des milliers de vers invocatoires [Fontaine, 2010 ; 2013 ; 2014a].
27Dans la suite des propos de Rey, la métaphore ontologique traitant des idées et des paroles ne consiste pas uniquement à les matérialiser, mais aussi à leur faire subir un anthropomorphisme [20] ou un zoomorphisme plus ou moins implicite. Séquence 84, <l’idée> ou « la pensée » pourrait « s’asseoir » (yá’a) dans la tête des gens comme un chef trônant sur son siège traditionnel dans la maloca, et contrôlant cette dernière par ses incantations. [21] Pour Rey, les paroles des Miraña sont « vilaines » (pu’waré) et doivent « disparaître » comme si elles étaient des êtres visibles (s. 85). En se référant aux paroles que pourrait dire son père à la prochaine réunion (s. 86), Rey imagine qu’il pourrait y avoir « un morceau manquant » (ri-wa-mi), un terme qui s’applique aussi bien aux choses qu’aux animaux pour désigner une partie de leur corps. Une fois la pensée assise dans la tête des gens (s. 84), il n’y a plus qu’à « refermer sur eux [le trou] pour qu’ils n’écoutent plus d’autres personnes » (s. 94). La pensée apparaît ici en tant qu’entité animée, transportée par une autre entité animée : la parole. Selon la métaphore de Rey, la parole pourrait refermer le passage par où elle est passée, afin de ne pas être menacée par d’autres paroles. Ici, le domaine d’expérience directement appréhendable projeté sur celui de la rhétorique (inconcevable sans métaphore, si l’on suit Lakoff et Johnson) est clairement celui de la prédation : une proie facile (humaine ou animale) doit refermer le souterrain ou le terrier dans lequel elle s’est réfugiée pour éviter qu’un prédateur n’y entre pour la dévorer.
28« Puisque tu sais déjà à ce propos » (s. 101) est une allusion de Rey au savoir incantatoire d’un soigneur comme Arturo. Quand il dit « tu la prendras [la pensée des gens] » (pi-ña’je), il se réfère implicitement à une procédure incantatoire qui consiste à saisir « la pensée » ou « l’esprit » (pechu) des entités ennemies. L’onomatopée répétée (ta ke, ta ke) laisse entendre que « l’esprit » ne forme pas un tout indissociable ; il se recueille par petites parties.
29L’allusion aux incantations (s. 102) permet à Rey de préciser ce qu’il entendait par « asseoir la pensée », car ceci correspond à une autre procédure utilisée dans les incantations, par exemple, pour préparer chamaniquement un enfant [Fontaine, 2014a, p. 108-113]. En disant « Ensuite leur pensée dessus se libère bien » (s. 103), Rey assimile à nouveau la pensée à un humain ou un animal.
30En résumé, l’action rhétorique proposée par Rey consiste pour le rhéteur à « couper » (interrompre) toute parole véhiculant une pensée concurrente (comme un serpent dangereux), pour introduire et asseoir dans la tête des auditeurs son propre « esprit » ou sa propre « pensée » en la faisant fusionner avec leurs esprits et en se débarrassant des pensées nuisibles. Ensuite, le passage par où s’est introduit l’esprit du rhéteur doit être refermé pour éviter toute nouvelle infiltration de pensée nuisible, et l’esprit de la personne ainsi manipulée peut ensuite être relâché, car l’esprit du rhéteur est installé en lui et le dirige.
31De même que la notion d’<idée>, celle de <rhétorique> n’a pas d’équivalent dans la langue des Yucuna. Mais cela ne les empêche pas d’avoir des domaines d’expérience spécifiques à leur culture, qui sont en partie appréhendés dans nos sociétés par de telles notions. Or ces domaines d’expérience, en raison de leur abstraction même, sont souvent exprimés au moyen de concepts se référant à leurs façons d’appréhender directement leurs réalités (en l’occurrence, la prédation).
32Le domaine d’expérience abstrait spécifique à leur culture, en partie chevauché par ce que nous appelons <la rhétorique>, est ici l’« action chamanique » (lawicho’jona). L’une des finalités principales de ce type d’action est de contrôler les esprits, une forme d’agentivité qui se fait toujours au moyen de certaines paroles performatives et sous certaines conditions rituelles [Fontaine, 2010a ; 2013b ; 2014a]. Par exemple, la présence de coca à mâcher est, selon les anciens, absolument nécessaire pour « asseoir leur pensée » dans l’esprit de leurs auditeurs, au même titre que dans certaines procédures incantatoires. Ce que j’ai appelé la « manière douce » d’imposer sa domination n’est certainement pas ici un processus à sens unique infligé à des dominés passifs, mais un processus interactif complexe dans lequel les dominés ont également leur propre conception de la façon de réaffirmer leur domination, même s’ils sont contraints de le faire pacifiquement. Les anciens ont leur propre méthode pour résister à la domination des Blancs par la parole et sans violence et cette méthode est intégrée à leur « travail » [22] chamanique, de façon plus générale, vis-à-vis de tout type d’entité.
33Arturo, lui, n’expose pas de conception pouvant être traduite en tant que <rhétorique>, mais il répond aux requêtes implicites de Rey (s. 83-84 ; 92-93) en énonçant les <arguments> qui justifient le choix de recourir aux anciens, donc de les consulter et de coopérer avec eux.
34Comme Rey, Arturo n’énonce pas toujours explicitement ce dont il parle, surtout lorsqu’il s’agit de choses abstraites. Quand il dit « Sinon il n’en sortira rien de bon » (s. 106), il se réfère au <résultat> d’une action qui ne se conformerait pas à ses conseils. Là encore, l’emploi du verbe « sortir », s’appliquant normalement à des entités matérielles ou animées, est un procédé métaphorique de zoomorphisme ou d’anthropomorphisme.
35Plus loin, Arturo critique les adolescents et les hommes yucuna qui n’ont pas appris les incantations, en expliquant les conséquences à long terme du mauvais choix qu’ils ont pris. La parole est à nouveau traitée en tant qu’entité animée par l’emploi du verbe « arriver » (ipha) : « ce qu’on dit leur arrive mal [dans les oreilles] » (s. 163). Le fait de dire « il n’y a rien à l’intérieur de lui » (s. 169) ou qu’il est « sans rien » (s. 172) est une hyperbole (figure de l’exagération) qui signifie qu’il n’a pas de savoir chamanique assimilé à une chose concrète. Cet énoncé est en fait lié au concept même du guérisseur, qui en langue yucuna se dit : lawichú ra’rú (s. 152), littéralement : « contenant du chamanisme ». Le corps même du guérisseur est conceptualisé en tant que contenant pour l’esprit chamanique et les incantations.
36Arturo anthropomorphise « le monde » (eja’wá) en disant « c’est lui qui va les ennuyer » (s. 175). Dans « l’incantation du monde » (eja’wá maná), on manipule le monde justement pour éviter qu’il « ennuie », par des accidents ou des catastrophes naturelles. Une telle manipulation chamanique présuppose que la plupart des entités animées et inanimées sont dotées d’un esprit, donc d’une conscience et d’une volonté propres. Mais le présupposé que ces entités sont dotées d’un esprit n’est pas seulement une cause possible de leur méfait, il est aussi ce qui permet aux incantateurs de penser et d’affirmer qu’ils ont la possibilité d’agir (par exemple, une agentivité) sur elles, en les invoquant, en leur disant de manière performative ce qu’ils leur font subir, ou en leur donnant des ordres [Fontaine, 2014a, p. 76-113].
37Ajoutons que « le monde » (eja’wá) désigné en tant que « faiseur d’ennui » est aussi une métaphore du temps. En langue yucuna, il n’y a pas de concept particulier pour traduire ce que nous appelons <le temps>. Mais beaucoup de mythes expliquent que le monde est toxique et dangereux [23], y compris pour les divinités célestes (les Karipú Lakena, Kari) qui, pour cette raison, ne souhaitent pas y rester trop longtemps. Le temps pour les Yucuna est perçu comme un monde qui corrompt tout ce qui s’y trouve et dont les effets nuisibles doivent quotidiennement être neutralisés ou amoindris par des rituels [Jacopin, 1977].
38Arturo envisage une autre métaphore du temps par des déplacements de personnes (s. 176, 177, 207). Comme dans les métaphores temporelles analysées par Lakoff et Johnson, « Le temps est stationnaire et nous nous déplaçons à travers lui » [1985, p. 53]. En fait, pour Arturo le temps stationnaire est « le monde » dans lequel « nous allons de nouveaux lieux en nouveaux lieux, nous avançons, avançons. » (s. 176) Quand Arturo dit « Il n’y a pas qu’un seul endroit immédiat où aller » (s. 177), nous traduisons par <il n’y a pas que le seul objectif présent>. Les métaphores de la corruption et du déplacement se complètent pour concevoir le temps et la tactique à adopter : dans un monde où tout s’effondre peu à peu, mieux vaut toujours prévoir plusieurs lieux pour se réfugier, plusieurs chemins de sortie pour se faufiler.
39Pour Arturo, <l’avenir>, concrètement, c’est la possibilité d’avoir une descendance : « beaucoup d’enfants » qui vont à leur tour avoir des enfants (s. 181-183 ; 185-186). Mais ceux-ci risquent de mourir prématurément si personne ne peut les soigner (s. 186-189 ; 192-193). Après cela, l’avenir n’est plus que « douleur » se traduisant par <le regret> : « Pourquoi n’ai-je pas interrogé à ce propos ? » (s. 199)
40Arturo signale aussi que les jeunes pleins de force pensent que « rien ne peut leur arriver » (s. 205). Ils assimileraient l’expérience de leur sensation de vitalité présente à celle qu’ils auront toujours à l’avenir. Leurs objectifs de vie se réduiraient à des objectifs à court terme comme ceux de boire de la cachaza, un alcool qui, lorsqu’il est bu, intensifie cette sensation de toute-puissance et d’invulnérabilité.
41Devant cette assimilation métaphorique illusoire d’une sensation provisoire à une sensation immuable, Arturo décrit l’avenir en dressant le tableau métaphorique opposé : celui de la désolation et de l’impuissance, un monde dans lequel les Yucuna n’auront plus leurs anciens (s. 207), « plus aucune force » (s. 210) et plus aucun moyen de soigner leur famille (s. 210-212). Cette impuissance à laquelle les Yucuna sont condamnés se traduit par une métaphore grammaticalisée qui assimile l’impossibilité logique à de l’inexistence dans l’espace. En langue yucuna, il n’y a pas de verbe <pouvoir> comme en français. <Tu ne pourras pas les rétablir avec ta force> se dit « tu ne les rétabliras nulle part avec ta force » (s. 212). [24]
42L’intervention de Wamé critiquant le « capitaine » repose également sur des procédés rhétoriques analysés précédemment. Il prononce deux hyperboles dévalorisantes en affirmant que le « capitaine ne sait rien » (s. 145) et qu’« il est comme ça sans rien » (s. 146). Dans la seconde affirmation, nous retrouvons une assimilation de la pensée chamanique à une chose concrète, dès lors qu’elle est caractérisée par son absence. Dans la phrase suivante (s. 147), Wamé ajoute une plaisanterie qui est clairement une métaphore zoomorphique, une caricature qui signifie que l’activité du capitaine est inutile s’il ne se rend pas compte de la perte de ses biens les plus précieux.
43Le tableau suivant récapitule les principaux types de métaphores rencontrés pour chaque terme étudié dans les argumentations des anciens.
Les différents types de métaphores selon les termes employés
![Tableau 1](./loadimg.php?FILE=AUTR/AUTR_073/AUTR_073_0157/AUTR_id9782724633924_pu2015-01s_sa10_art10_img010.jpg)
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Les différents types de métaphores selon les termes employés
Conclusion
44Après avoir présenté les grands changements historiques de la domination des Blancs sur les Yucuna, nous avons vu que les seuls lieux dans lesquels les gardiens de la tradition orale bénéficient encore d’un certain privilège pour s’exprimer restent les veillées des anciens. De tels cadres contextuels ne permettent pas à leurs paroles de changer aussi efficacement les règles sociales de leurs communautés que dans les assemblées, mais ils constituent néanmoins des espaces de concertation essentiels pour préparer les arguments qui y seront discutés.
45Les extraits de conversation présentés montrent que les anciens prennent bien en compte le fait que leur parole peut avoir des effets sur leurs auditeurs, notamment en revalorisant leur statut et leur savoir. Ils ont donc une certaine conception de ce que nous appelons <la rhétorique>, même si ce terme n’existe pas dans leur langue. La rhétorique est pour eux indissociable de leur agentivité chamanique, un domaine d’expérience abstrait, qu’ils conçoivent métaphoriquement par des termes se référant au domaine de la prédation. Par conséquent, que les anciens se trouvent dans une veillée ou dans une assemblée, leur parole doit toujours, pour être efficace, être dans certaines conditions rituelles. C’est pourquoi ils tiennent absolument à mâcher la coca pour espérer avoir l’impact qu’ils recherchent sur les auditeurs.
46Mais au-delà de la conception que les Yucuna peuvent avoir de l’agentivité chamanique, c’est aussi l’essentiel de leur argumentation qui est métaphorique. Dans les discussions des derniers gardiens yucuna de la tradition, la métaphore est incontournable pour dominer ou, du moins, résister aux dominants.
Notes
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[*]
Docteur en anthropologie, membre du laboratoire des langues et civilisations à tradition orale, Lacito, UMR 7107, CNRS.
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[1]
On estime généralement entre 800 et 1 000 la population des Indiens yucuna, locuteurs de la langue yucuna. Cette population est composée de cinq groupes de filiation patrilinéaire et exogamique : les Kamejeya (considérés comme « vrais Yucuna »), les Jimíkepi, les Je’rúriwa, les Jurumi et les Jupichiya (plus connus en tant que Matapi).
-
[2]
L’exploitation du caoutchouc dans le Bas Caqueta commence plus tardivement que celle initiée depuis 1850 sur le Haut Caqueta et le Putumayo [Dominguez, Gomez, 1990 ; Pineda Camacho, 1987]. Comme le signale Van der Hammen, son commencement sur le Bas Caqueta est « étroitement lié à la formation de la fameuse Casa Arana ». 1903 est l’année où elle s’organise officiellement sous le nom de Casa Arana Hermanos ; elle dispose alors de lieux d’extraction sur le fleuve Igará-Paraná, le Cahuinarí et d’autres affluents du Caqueta [Van der Hammen, 1992, p. 31].
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[3]
Les Indiens devaient payer la mort des premiers caucheros esclavagistes qu’ils avaient tués pour se venger de leurs mauvais traitements, sans savoir combien un mort pouvait valoir [Rodriguez, Van der Hammen, 1993].
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[4]
Chaque chef dirige son clan au sein d’une grande maison collective, appelée maloca (yuc. pají).
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[5]
Cette expression reprend les termes de Schackt qui parle de « custodians or caretakers of an oral tradition and general heritage of knowledge » [2014, p. 28].
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[6]
En raison de la valeur des fourrures et de la forte demande, celles-ci étaient chèrement négociées par les chasseurs de fauve. Cette hausse momentanée du pouvoir d’achat les rendit d’autant plus dépendants des marchandises des Blancs.
-
[7]
INDERENA : Instituto Nacional de los Recursos Naturales y del Ambiente (Institut national des ressources naturelles et de l’environnement).
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[8]
Il s’agit d’un village colombien doté d’un corregimiento (centre administratif géré directement au niveau du département). Il se situe sur la rive sud du Bas Caqueta, à une quinzaine de kilomètres de la frontière brésilienne.
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[9]
Par exemple, beaucoup de vieux Yucuna regrettent amèrement que l’interdiction de l’exploitation du latex et des peaux en 1974 les aient privés de la meilleure source de revenus qu’ils soient parvenus à avoir (voir le témoignage de Milciades Yucuna) et [Fontaine, 2008b, p. 202-203]. Certains Yucuna ne supportant pas l’autorité qu’ils subissent dans les assemblées décident de quitter définitivement leur communauté [Fontaine, 2013b].
-
[10]
Ces droits font partie de ce qu’on appelle la « démocratie participative » en Colombie. Ils furent pleinement acquis avec la Constitution Colombienne de 1991. Par exemple, la communauté de Camaritagua a dû rédiger elle-même le statut juridique de son resguardo (sa réserve indigène) [Fontaine, 2008c].
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[11]
Un bon nombre de subventions et de projets pour les communautés se perdent à cause des soûleries, vols de fonds et autres gaspillages des leaders indigènes. On ne compte plus les plaintes des communautés vis-à-vis de leurs leaders.
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[12]
Avant l’arrivée des Blancs, les réunions d’anciens pouvaient, il est vrai, entraîner des changements sociaux radicaux, mais principalement sur un mode belliqueux [Fontaine, 2013a], c’est-à-dire dans les conflits entre clans. Mais je considère que d’une manière générale les veillées d’anciens tendent à maintenir les règles du clan, car celles-ci sont en permanence rappelées dans les paroles rituelles (mythes, récits de lignage, discours cérémoniels) et cela, indépendamment des références aux assemblées indigènes, comme a pu l’observer Pierre-Yves Jacopin [1981] au tout début des années 1970, c’est-à-dire avant leur apparition. C’est dans les assemblées, lors des interactions entre anciens et leaders que sont discutés les changements dans les communautés. Mais le matériel présenté ici ne se prête pas vraiment à ce genre d’analyse. Je prévois d’examiner des discussions en assemblée dans un autre article.
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[13]
L’intégralité de la conversation transcrite et traduite, ainsi que le film contenant l’extrait vidéo, sont disponibles sur mon site [Fontaine, 2014b].
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[14]
Le soir, la coca est jugée indispensable par les anciens dès lors qu’il s’agit de parler sérieusement et encore plus s’il s’agit de faire du chamanisme. Pour eux, une soirée sans coca ne peut produire que des jacassements inutiles, voire nuisibles.
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[15]
ADJ : Adjectivisateur ; ATTR : Attributif ; BUT : Finalité ; CAUS : Causatif ; ÉTAT : marqueur d’état ; EMPH : Emphase ; f : féminin ; FUT : Futur ; INTER : Interrogatif ; LMT : Limitatif ; m : masculin ; NEG : Négation ; NP : Nom propre ; PAS : Passé ; p : Pluriel ; POL : politesse ; POSS : Possessif ; PROG : Progressif ; PTL : potentialité ; ONOM : Onomatopée ; REV : Révolu ; SUBJ : Subjonctif ; SUBS : Substantivisateur ; p : pluriel ; REFL : Réflexif ; SPR : Spécificateur ; SUJ.VD : Sujet vide ; 1 : 1re personne ; 2 : 2e personne ; 3 : 3e personne.
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[16]
Le verbe wicho’okajo signifiant « se relâcher » ou « se libérer » n’implique pas nécessairement un sujet intentionnel.
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[17]
Les Yucuna comme bon nombre d’ethnies indigènes d’Amazonie considèrent que beaucoup de maladies sont liées aux animaux tués pour être consommés [Hugh-Jones, 1996 ; Fontaine, 2010].
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[18]
Du point de vue des anciens de langue yucuna de Camaritagua, ces Mirañas prennent trop en compte l’idéologie occidentale pour faire valoir les intérêts de la communauté, sans consulter ou respecter suffisamment les anciens [Fontaine, 2008c ; 2013b].
-
[19]
Par opposition aux termes métaphoriques indigènes mis littéralement entre guillemets, nous mettons entre < > nos interprétations qui n’ont pas d’équivalent en langue yucuna.
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[20]
Un autre terme employé par Lakoff et Johnson est celui de « personnification ». D’un point de vue anthropologique, je préfère celui d’anthropomorphisme, surtout lorsqu’on veut le distinguer du zoomorphisme.
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[21]
La maloca est également anthropomorphisée (par métaphore), car elle est supposée être dotée d’une conscience ; elle est donc « dangereuse » (ñáta’pe), ce qui signifie qu’elle peut avoir la volonté de nuire. Les incantations de fondation et d’inauguration ont pour but de maîtriser sa « pensée ».
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[22]
Les anciens traduisent souvent leurs activités incantatoires et rituelles (lawicho’jona) par le terme « travail » (trabajo).
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[23]
Par exemple, dans le mythe des Karipú Lakena, à l’origine du monde [Jacopin, 1988 ; Fontaine, 2014a ; 2014b ; 2014c), dans le mythe de Kari [Fontaine, 2014d] et dans le mythe de Kawáirimi [Jacopin, 1981 ; Fontaine, 2013c ; 2013d].
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[24]
Unká me ño’jó (« nulle part ») + sujet + verbe conjugué = sujet + « ne peut pas » + verbe à l’infinitif