CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La situation socioéconomique et politique du Cameroun est difficile depuis au moins deux décennies. Après une brève période de croissance soutenue dans les premières années de l’indépendance, le Cameroun a connu une sévère crise économique à partir de 1986 et a subi durement les conséquences des programmes d’ajustement structurel. Aujourd’hui, le secteur primaire se présente encore comme la base du développement économique [INS, 2012, p. 1]. Le pays, qui n’est pas resté autosuffisant (du point de vue des ressources économiques) comme il l’était dans les années 1980, présente selon les estimations officielles un faible taux de croissance oscillant autour de 2-3 % par an [INS, 2011]. Même si les leaders politiques ont initié de multiples programmes de développement dits structurants, ces projets, aujourd’hui en cours, n’ont pas encore de conséquences sur le bien-être des populations. Le Cameroun reste donc un pays pauvre, comme l’attestent plusieurs indicateurs [Kelodjoué, Libité, Jazet, 2012, p. 3]. Selon les Enquêtes camerounaises auprès des ménages (ECAM) réalisées respectivement en 2001 et 2007, deux Camerounais sur cinq (40 %) vivent en dessous du seuil de pauvreté monétaire. Les indicateurs sur l’emploi ont peu varié au cours de la dernière décennie. Les enquêtes sur l’emploi et sur le secteur informel réalisées en 2005 et 2010 respectivement montrent que le taux d’activité de la population de 10 ans et plus, estimé en 2005 à 72 %, est passé à 69 % en 2010 ; 76 % et 70 % de la population active occupée respectivement en 2005 et en 2010 est en situation de sous-emploi, c’est-à-dire de personnes qui travaillent, sans que cela soit un choix de leur part, un nombre d’heures inférieur à la durée hebdomadaire de travail minimale, qui est de 35 heures, ou gagnent moins que le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG), qui est de 28 216 francs CFA [1] par mois [INS, 2012, p. 3].

2Après l’admission du pays à l’Initiative pays pauvres et très endettés (PPTE) au début du millénaire et la mise en œuvre d’un ensemble de programmes approuvés par les institutions de Bretton Woods, les leaders politiques, à travers le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE), envisagent pour les prochaines décennies (vision 2035) une accélération de la croissance, des créations d’emplois formels et une réduction de la pauvreté. Ils proposent de porter la croissance à 5,5 % en moyenne annuelle au cours de la période 2010-2020, de ramener le sous-emploi de 76 % à moins de 50 % en 2020 et de ramener le taux de pauvreté monétaire de 39,9 % en 2007 à 28,7 % en 2020 [INS, 2012, p. 3]. En attendant la réalisation de ce rêve nourri par les « bourgeois compradores » [Ziegler, 1979] qui ont accaparé le pouvoir depuis 1982, une forte majorité, parmi les 20 millions [2] de Camerounais reste en situation de grande pauvreté et le sous-emploi demeure massif [Bucrep, 2011, p. 37]. Ce sont surtout les jeunes qui sont touchés, parce que le « Cameroun de Paul Biya » [Pigeaud, 2011] a une population essentiellement jeune [3]. Une frange minoritaire, dominée par les logiques d’une dictature ethnique et gérontocrate a réussi à maintenir le pays et surtout la jeunesse dans une situation de précarité politique, économique ou sociale. Pendant plus de trois décennies, ces patriarches et gérontocrates politiques ont entrepris une criminalisation de l’État pour en faire une démocratie « manducante » [Bayart, 1989 ; Bayart, Ellis, Hibou, 1997] qui les a aidés à sauvegarder leurs intérêts égoïstes, individualistes ou sectaires. Aujourd’hui, malgré la volonté de redressement ou la « mise en scène » manifestée par cet État camerounais clientéliste, peu rigoureux, les jeunes, dans leur grande majorité, restent sous l’emprise de la pauvreté et d’un chômage massif [4].

3Contrairement aux discours dominants qui ne voient en elle que « “des vagabonds”, “des vandales”, “des irresponsables”, “des contestataires”, “des déracinés”, “des voyous”, “des voleurs”, “des bandits”, “des pyromanes”, “des prostitués”, “des drogués”, “des délinquants”, “des chômeurs” » [Zoa, 1999, p. 236], cette jeunesse désoeuvrée fait pourtant preuve d’une réelle capacité imaginative et entrepreneuriale. Régulièrement perçus comme un problème social et appréhendés à travers les catégories de la déviance, de la marginalité ou de l’exclusion [Manga, 2012, p. 50], bon nombre de jeunes au Cameroun ont appris à braver ces images réductrices qui occultent leur « esprit d’entreprise » [Warnier, 1993]. Dans la quasi-totalité des villes camerounaises, à travers l’activité émergente des motos-taxis, les jeunes benskineurs, par exemple, présentent des ripostes significatives au chômage ou à la pauvreté et manifestent au quotidien leur volonté de se prendre en charge. Face aux contraintes socioéconomiques, à la rareté des commodités de survie, à la violence des acteurs institutionnels au service d’un État autoritaire, les jeunes benskineurs, manifestement, luttent pour glaner les quelques ressources qui leur permettent de survivre ou de « rester debout » [Ela, 1998]. Dans certaines villes comme Douala, où cette activité a pris, depuis plus d’une décennie, une ampleur inquiétante, Konings [2006] a montré que dans un contexte de crise économique, les jeunes du quartier New Bell développent des réponses innovantes à l’exemple des motos-taxis ou « benskins ». Ces transporteurs émergents, de par leur force et leur nombre, s’imposent désormais comme de véritables « masters of the road » ou « masters of the city ». Le présent article apporte, à partir de données de terrain, des éléments d’analyse pouvant permettre la compréhension de l’activité des motos-taxis en tant que stratégies de survie socioéconomiques pour les jeunes au Cameroun aujourd’hui. Ce travail n’insiste pas sur les questions de mobilités urbaines déjà abordées depuis plus d’une décennie, notamment en Afrique de l’Ouest, par des spécialistes tels que Agossou [1979, 2004], Diaz Olvera et al. [2009, 2010, 2012], Diaz Olvera, Plat, Pochet [1999, 2007].

4L’analyse proposée ici repose sur des observations de terrain effectuées depuis quelques années dans l’espace urbain camerounais [Djouda Feudjio, 2008, 2010]. La collecte du corpus analysé s’est faite à partir de données de la presse, de discussions formelles et approfondies avec une trentaine de benskineurs et une vingtaine de clients, avec quelques personnes ressources des mairies et communautés urbaines, des préfectures et sous-préfectures, des commissariats et gendarmeries, et enfin des services de transport urbain. Le profil socio-anthropologique des jeunes benskineurs, population cible de cette analyse, est très complexe. Ils s’agit d’une population fortement hétérogène qui intègre à la fois des célibataires, des personnes mariées et des chefs de famille. Contrairement à la décennie 1990 au cours de laquelle l’activité de moto-taxi était plus souvent exercée par les « déflatés » ou autres « compressés » de la fonction publique, on compte aujourd’hui parmi les benskineurs majoritairement des jeunes [5] hommes désoeuvrés, dont certains sont peu instruits [6] tandis que d’autres sont bien instruits. Les jeunes benskineurs et les clients qui ont participé à cette étude ont été choisis de manière aléatoire en fonction de leur disponibilité. En revanche, les autorités municipales, préfectorales, policières et syndicales qui ont participé à la collecte des données ont été choisies en fonction de leur statut administratif et de la pertinence de l’information qu’elles étaient censées détenir. La saturation des informations recherchées a été retenue comme principe de limitation de la taille des différents échantillons. Les données ont été collectées principalement dans les villes de Douala et de Yaoundé, métropoles où le phénomène de moto-taxi a connu ces dernières années une émergence à la fois originale et inquiétante [7]. D’importantes données ont aussi été collectées dans une ville secondaire, la ville de Dschang. Dans cette ville universitaire où l’on observe une quasi-absence des taxis, les motos-taxis occupent, auprès de la population estudiantine notamment, une place de choix. Le choix raisonné des observations directes, des entretiens formels, informels ou occasionnels [8], justifie la dimension essentiellement qualitative de la présente analyse.

5L’analyse privilégie l’approche « par le bas » et focalise l’attention sur un menu fait de la vie quotidienne. Le phénomène de moto-taxi se présente à première vue comme un phénomène ordinaire, banal ou trivial [Maffessoli, 1979 ; de Certeau, 1980]. Mais, du point de vue de l’analyse sociologique, il revêt un « sens » ou une « puissance » qui mérite d’être décrypté(e). L’analyse fait en premier lieu un aperçu des facteurs structurels et conjoncturels qui ont historiquement structuré l’émergence des motos-taxis au Cameroun. La discussion décrypte ensuite les enjeux construits par les jeunes autour des motos-taxis en tant que stratégie de survie socioéconomique. Finalement, l’article dévoile les interactions et rapports de force existant entre les jeunes benskineurs et les acteurs institutionnels au Cameroun.

Aperçu du contexte d’émergence des motos-taxis au Cameroun

6La naissance et l’émergence de l’activité des motos-taxis ont été favorisées au Cameroun par des causes plurielles, à la fois structurelles et conjoncturelles.

Aux origines lointaines du phénomène des motos-taxis : de la porosité des frontières (Cameroun-Nigeria) aux « villes mortes »

7Faisant une cartographie de l’historique du phénomène des motos-taxis au Cameroun, une équipe de géographes [Kaffo, Kamdem, Tatsabong, 2012] a montré que c’est par le Grand Nord (Extrême Nord, Nord et Adamaoua) que la moto a essaimé l’espace des transports au Cameroun. Dans cette zone septentrionale, la contrebande et la porosité de la longue frontière avec le Nigeria ont favorisé l’importation des motos assemblées dans ce pays. Depuis les années 1980, à la faveur de leur proximité avec le Nigeria, les villes de Maroua, Garoua et Ngaoundéré se sont positionnées comme les premiers foyers des motos-taxis au Cameroun. La porosité des frontières entre le Cameroun septentrional et le Nigeria reste d’actualité. Les populations de cette région du pays ont gardé jusqu’ici la possibilité d’importer, sans contraintes de douanes majeures, des motos assemblées au Nigeria. Ces villes en comptent aujourd’hui chacune des dizaines de milliers en activité quotidienne. Après le septentrion, la région de l’Est, notamment les villes de Bertoua, Batouri et Yokadouma ont joué le rôle de deuxième foyer des motos-taxis au Cameroun. Ce n’est que dans les années 1990 que la région du littoral, la ville de Douala notamment, dans un contexte de crise sociopolitique, s’est positionnée comme troisième foyer d’émergence des motos-taxis. Cette dernière décennie a vu l’extension rapide du phénomène dans les régions du Centre (Yaoundé), de l’Ouest (Bafoussam, Mbouda, Dschang) et du Nord-Ouest (Bamenda).

8Les troubles des années 1990 ont joué un rôle en faveur de l’émergence du phénomène de motos-taxis, notamment dans la ville de Douala. En effet, ces années marquent l’avènement du multipartisme au Cameroun. Dans ce contexte de pluralisme politique ou de démocratisation qui a coïncidé avec la grande crise économique, le Cameroun a connu des troubles et des émeutes sociopolitiques. En 1991, exigeant l’organisation d’une « conférence nationale souveraine » face à un régime du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) qui se montrait peu souple, les partis d’opposition, notamment le Social Democratic Front (SDF), ont opté pour une stratégie de paralysie de l’économie. Le concept de « villes mortes » a ainsi été lancé par des leaders qui invitaient le peuple à une cessation générale des activités renforcée par une désobéissance civile et fiscale. À partir de juin 1991, les « villes mortes », accompagnées de violences ouvertes et sanglantes vont paralyser l’économie nationale pendant six mois. Parmi les acteurs les plus mobilisés dans ces émeutes, on comptait les chauffeurs de taxi, les étudiants, les enseignants et les commerçants [Bitée, 2008].

9Dans les villes les plus violentes comme Douala, compte tenu des brutalités orchestrées par des émeutiers qui barricadaient les axes principaux, les taxis et les bus de la Société de transports urbains au Cameroun (SOTUC) qui avaient jusque-là assuré le transport quotidien, n’avaient plus le droit de circuler les jours ouvrables (lundi à vendredi). Seules les motos pouvaient circuler librement. Les personnes qui possédaient ce capital privilégié circulaient, et pouvaient transporter un collègue ou un parent sur le chemin du service. Ensuite, compte tenu de la forte demande de transport, les propriétaires ont commencé à céder leur moto à un « frère » qui pouvait continuer à travailler dans la journée contre quelques pièces d’argent. Après la longue période des « villes mortes », l’activité naissante s’est déplacée dans les carrefours des quartiers populaires non desservis par les taxis traditionnels. Au milieu des années 1990, dans la ville de Douala, on pouvait localiser ces benskineurs à l’entrée des quartiers périphériques comme Bépanda, Bonabéri, PK8, Mabanda, etc. La moto a ainsi commencé à s’imposer comme un moyen rapide d’accès aux quartiers enclavés.

Crise économique, nouveaux acteurs et « boom » des motos-taxis

10En 1973, en raison d’une croissance urbaine rapide et pour faciliter la mobilité urbaine, l’État camerounais a créé la Société des transports urbains du Cameroun (SOTUC) qui a, pendant au moins 25 ans, assuré le monopole ou le contrôle des transports urbains par autobus, notamment dans les villes de Douala et de Yaoundé. Mais avec les années de crise socioéconomique, cette société étatique a été liquidée en février 1995 tandis qu’intervenait la libéralisation du secteur des transports urbains. La fermeture de la SOTUC est survenue dans un contexte de besoins de mobilité croissants et ne pouvant être satisfaits par les seuls taxis de ville. Dans ce contexte, les petits entrepreneurs de transports urbains, dont les motos-taxis, ont émergé dans le rôle de « sapeur-pompier » face au recul d’un État devenu « voyou » ou « criminel ». Les motos-taxis, qui étaient jusque-là cantonnées dans les zones périphériques ou enclavées ont ainsi investi le centre-ville et tous les autres espaces publics. L’activité a gagné davantage de clients et fait concurrence aux taxis traditionnels, dont la circulation s’est trouvée de plus en plus limitée par l’enclavement et la dégradation continue des routes principales. Mais les Programmes d’ajustement structurel (PAS) vont aussi jouer un rôle prépondérant dans l’expansion de cette activité nouvelle.

11Les crises socioéconomiques enregistrées au Cameroun ont entraîné l’émergence de nouvelles dynamiques sociales. Dans la conjoncture des années 1985-1990, l’État camerounais, qui était jusque-là entrepreneur, marchand, organisateur et régulateur [Abéga, 1999] s’est désengagé. Les acteurs sociaux ont assisté à un gel des recrutements dans la fonction publique, à la réduction de plus de 40 % des salaires des fonctionnaires, à la fermeture de multiples entreprises privées et parapubliques, aux licenciements massifs, etc. L’État camerounais, frappé par la crise, est devenu un État « pauvre », « faible » ou « voyou ». La vie économique et sociale s’est trouvée désormais caractérisée par une « menace d’insolvabilité générale » [Mbembé, 2000]. Cette situation de crise et de précarité a contraint l’État à lancer un « appel incantatoire » au secteur informel comme un antidote contre la crise économique, comme une solution de sauvetage [Lautier, de Miras, Morice, 1991, 1994 ; Kengné Fodouop, 1996 ; Cogneau, Razafindrakoto, Roubaud, 1996]. Le relâchement des cadres institutionnels a nourri chez les acteurs sociaux une réelle capacité intuitive et imaginative, un « esprit d’entreprise » [Warnier, 1993 ; Ellis, Fauré, 1995]. Ces acteurs sont devenus de véritables « entrepreneurs » et ont répondu au recul de l’État par des pratiques informelles de détournement ou de contournement et par des « petits métiers » de toutes sortes [Kengné Fodouop, 1991 ; Kengné Fodouop, Metton, 2000]. Pour reprendre les propos de Bruneau [2002, p. 95], face à « l’anémie de l’économie officielle », les micro-activités ont prospéré partout.

12Parmi les « petits métiers » de la crise, le phénomène de « moto-taxi » est progressivement devenu un palliatif contre le chômage des jeunes et la pauvreté rampante. L’essentiel était pour les jeunes benskineurs de « travailler à tout prix », de « se débrouiller », de « rester debout » [Ela, 1998] et de sortir de la situation de dépendance dans laquelle ils se trouvaient. La conjoncture économique a donc influencé les trajectoires d’insertion économique et sociale des jeunes citadins camerounais. Le contexte d’incertitude et de précarisation les a contraints à jouer avec toutes les stratégies de survie et à faire du secteur informel une solution de sauvetage. Comme le souligne Diagne [2007, p. 234-235], « […] à défaut de trouver un emploi “mieux” correspondant à leur formation ou à leur profil, les jeunes se trouvent de plus en plus contraints de choisir le premier emploi qui se présente à eux quelles que soient la nature et la qualité ». Les discussions approfondies menées auprès d’une trentaine de benskineurs exerçant dans les trois villes de Douala, Dschang et Yaoundé mettent en exergue le fait que les raisons justifiant l’exercice de l’activité de moto-taxi sont presque les mêmes chez l’ensemble des acteurs. Tous décrient le contexte de chômage ou de pauvreté qui leur a imposé cette activité, qu’ils ne considèrent pas comme un métier. Même si elle leur permet de « joindre les deux bouts » ou de « rester debout », cette activité reste perçue comme une stratégie alternative, provisoire. À ce propos, quelques acteurs affirment :

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« Je fais la moto depuis 5 ans, mais pour moi, ce n’est même pas d’abord un métier, c’est juste un truc pour chercher de quoi manger. Si je trouve un métier stable qui peut me permettre de faire une famille, je vais laisser […] »
(Jean, 26 ans, benskineur, ville de Dschang, entretien du 3 juin 2014)

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« Je suis dans cette activité parce que je n’ai pas eu d’autre choix. Si je pouvais trouver autre chose, je devais laisser la moto-taxi. Ça, ce n’est pas même d’abord un métier, c’est juste pour perdre le temps, on ne gagne rien je vous assure »
(Pierre, 34 ans, benskineur, ville de Dschang, entretien du 4 juin 2014)

15À côté des raisons avancées ci-dessus par les jeunes benskineurs, l’activité a aussi attiré un nombre important de jeunes parce que devenir moto-taximan n’exige pas de formation particulière. Beaucoup estiment qu’il suffit de trouver une moto (celle d’un ami ou d’un parent), d’apprendre à conduire pendant quelques jours, et les jours qui suivent, un patron peut vous céder une moto contre une recette journalière. Parce qu’ils ont appris à contourner les dispositions institutionnelles, nombre de jeunes intègrent facilement l’activité sans se sentir obligés de s’inscrire dans une auto-école. Les observations de terrain permettent d’admettre qu’exercer l’activité de moto-taxi est donc apparu comme un dernier recours d’emploi chez la plupart des jeunes benskineurs. Pour les diplômés, bacheliers et licenciés rencontrés sur le terrain, cette activité de moto-taxi est une stratégie transitoire qui leur permet de joindre les « deux bouts » en attendant de trouver un emploi décent.

16Au-delà des causes liées aux urgences de survie, le foisonnement des motos-taxis a aussi été accéléré par la forte implication des grands opérateurs économiques. Comme le constate Ndjio [2012], lors de la violente crise économique (1990), le Cameroun, a connu une émergence paradoxale de nouvelles figures de la réussite socioéconomique symbolisées par de « nouveaux riches », plus connus sous le vocable de feymen. Dans un contexte où la majorité des jeunes croupissaient dans la précarité, ces feymen, souvent illettrés et surtout, issus pour la plupart des milieux défavorisés des centres urbains, ont développé des stratégies d’accumulation multiformes exceptionnelles dans un environnement social dominé par la dépression économique et la faillite de l’État providence. Avec leur « argent magique » acquis par des moyens occultes ou ésotériques, certains ont trouvé dans le transport par motocycle un terrain d’investissement rentable où ils ont eu la possibilité de drainer des milliers de jeunes désoeuvrés en quête de survie. Ce rôle joué par les « nouveaux riches » reste très actuel. De grandes entreprises à l’exemple de Ketch’s international importent chaque jour des milliers de motos, surtout de la Chine et du Japon. Ces pays d’Asie, à travers leurs prix relativement « bas » (de 350 000 à 400 000 francs CFA) et les facilités d’importation, sont devenus les principaux pourvoyeurs des motos utilisées au Cameroun. Ces grands opérateurs économiques nés avec la conjoncture économique ont donc joué un rôle déterminant dans le « boom » de l’activité de moto-taxi au Cameroun.

17La faillite de la SOTUC, intervenue dans une conjoncture de mobilité urbaine accrue, a permis à de nouveaux entrepreneurs très imaginatifs de découvrir, dans l’achat massif de motos, un secteur prospère. L’opportunisme des opérateurs économiques est confirmé par Henri, responsable des services de transport dans la ville de Douala. Il constate :

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« Avec le volume des recettes générées par l’activité, du fait de la dégradation continuelle des chaussées et de la disparition de la SOTUC, des hommes d’affaires nantis s’y sont intéressés. Ces hommes ont acquis des motos par dizaines, voire par centaines et ont commencé à offrir du travail aux jeunes nécessiteux contre une recette journalière […] »
(Henri, responsable au service de transport, entretien du 12 juin 2008)

19Le constat fait par ce responsable des services de transport est confirmé par ce jeune benskineur de la ville de Douala qui n’a pas hésité à souligner : « Je ne suis pas propriétaire de ma moto. Nous avons un patron qui a près de 100 motos benskins. Nous lui versons chaque soir 2 500 ou 3 000 francs CFA selon l’état de la moto […] »

20Ces propos de terrain qui font état de la forte implication de grands opérateurs économiques dans l’activité des motos-taxis sont indicatifs et peuvent être multipliés. Ces opérateurs économiques très stratèges ont depuis saisi l’opportunité de capitaliser les modes de transport par motocycle comme un secteur d’activité rentable ou juteux. Ces différents acteurs, importateurs ou revendeurs locaux, contribuent ainsi à l’extension de l’activité de moto-taxi.

21Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique où « les temps sont durs » [Ela, 1998, p. 10], où la pauvreté ambiante est devenue la caractéristique principale de la plupart des ménages, les jeunes camerounais « d’en bas » soutiennent l’activité des motos-taxis comme une alternative d’accès à quelques moyens de survie.

Les conditions d’activité des jeunes benskineurs

22Alternatives à la crise de l’emploi, les motos-taxis permettent aujourd’hui à des milliers de jeunes et de ménages camerounais de survivre au quotidien. Les acteurs, préoccupés par la satisfaction des besoins existentiels, offrent des tarifs de transport très compétitifs avec pour seul objectif d’accumuler le maximum de recettes financières.

Des tarifs de transport très compétitifs et des gains journaliers/mensuels différenciés

23Jusqu’ici, le ministère camerounais chargé des transports n’a pas fixé ou défini un plan tarifaire pour les motos-taxis comme c’est le cas pour les taxis [9]. Ceci peut se justifier par le fait que l’activité, bien que visible dans le secteur du transport urbain ou rural, reste peu ou non valorisée par les autorités. Les motostaxis font encore partie des « petits métiers » du secteur informel. Leur plan tarifaire est donc très fluctuant et varie avec la destination ou la distance à parcourir, l’itinéraire à suivre, l’état de la chaussée ; elle varie même aussi avec le type de relation sociale que le conducteur entretient avec le client ou avec la capacité de celui-ci à négocier. Si la plus petite distance parcourue coûte 100 francs CFA, les passagers payent aussi jusqu’à 1 000 francs CFA pour de longues distances ou en fonction de leur bourse. Parce que les benskineurs sont des acteurs préoccupés par des urgences de survie socioéconomique, ils fixent à leur guise le coût des distances à parcourir et laissent la possibilité au client de marchander ou de négocier. Cette adaptation des tarifs offerts par les conducteurs a contribué à l’acceptation sociale de cette activité dans le contexte camerounais. Cette observation avait été faite par Agossou [2004] et Godard [2002], qui ont montré que le succès et l’essor des motos-taxis en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale résident sans doute dans le fait que les acteurs ont adapté leur offre aux conditions économiques en pratiquant des tarifs très compétitifs en fonction des distances à parcourir. Cette capacité d’adaptation des acteurs explique pourquoi les recettes journalières amassées diffèrent d’un conducteur à l’autre.

24En termes de recette journalière ou mensuelle, les jeunes conducteurs font observer plusieurs niveaux de différenciation. Une moto neuve ou encore en bon état réalise une recette de 3 000 francs CFA par jour en moyenne. Les conducteurs travaillent pour la plupart 6 jours sur 7, ce qui donne un gain moyen de 18 000 francs CFA par semaine et de 72 000 francs CFA par mois. Ces recettes journalières ou mensuelles sont largement dépassées par certains « attaquants » qui disent travailler de jour comme de nuit. Cette catégorie d’acteurs particulièrement engagée déclare percevoir des recettes allant jusqu’à 10 000 francs CFA par jour de travail. Certains conducteurs disent accumuler jusqu’à 200 000 francs CFA et plus, les mois où ils ne rencontrent pas de difficultés (pannes de motos, impôts libératoires…). Lors de discussions de terrain, la plupart des jeunes conducteurs ont manifesté une relative satisfaction pour cette activité.

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« Si tu es un bon attaquant, tu peux facilement gagner au moins 5 000 francs CFA chaque jour, mais il faut que ta moto soit neuve ou en bon état. Avec ça tu vas bien t’en sortir »
(Jean, 36 ans, entretien du 20 septembre 2013)

26Mais les données de terrain montrent aussi que nombre de jeunes benskineurs ne sont pas propriétaires de leur moto. Ils empruntent une moto à un patron à qui ils versent en contrepartie une recette journalière variant entre 2 500 et 3 000 francs CFA. Cette recette journalière doit être rassemblée au prix de multiples risques.

Gagner le « pain quotidien » au prix de risques multiples

27Les jeunes benskineurs mènent leur activité dans des conditions difficiles. Au quotidien, ils doivent braver le soleil, la pluie et les intempéries. Les accidents de la route sont leur lot quotidien. Il est pratiquement impossible de passer une journée dans les villes camerounaises sans enregistrer des cas d’accidents parfois mortels dans lesquels sont impliqués des benskineurs. Les citadins de Douala, par exemple, se souviennent encore qu’il y a quelques années, l’Hôpital Laquintinie avait donné le nom de « benskin » à tout un pavillon, tellement le rythme des accidents impliquant les motos-taxis était régulier. Aujourd’hui, ces accidents sont encore fréquents. Les causes en sont multiples. La plupart des benskineurs ont acquis leur expérience de transporteur sur le tas et ignorent les règles les plus élémentaires du Code de la route. Ils stationnent comme ils veulent, sans précaution véritable, se soucient très peu du port des chasubles, des souliers adaptés et du casque, ce qui les expose à toutes sortes de blessures et de risques sanitaires.

28Une autre prise de risques, la plus observée aujourd’hui chez les jeunes benskineurs, est celle des surcharges. La règle de transport de plus en plus partagée par les jeunes conducteurs de motos-taxis est celle de transporter au moins deux clients. Les Camerounais s’habituent désormais à ces nouvelles manières de circuler qui veulent qu’en tant que client d’une moto-taxi, on se laisse « bâcher » ou qu’on « bâche » derrière un client avec lequel on n’a pas forcément de liens. Tout comme les taxis classiques qui s’arrêtent à n’importe quel endroit de la route pour prendre un client, les benskineurs ont appris à trouver au moins deux clients avant leur « décollage », ou à prendre un deuxième ou un troisième client en cours de route. Cette pratique, construite par les benskineurs, s’impose aux clients qui ne sont pas consultés. Le principe en est désormais établi : « Si tu ne veux pas “bâcher” tu peux descendre, il n’y a pas de problème. » Les clients galants, nobles et prudents acceptent de payer « le montant double » pour éviter d’être « bâchés ». Dans un contexte de pauvreté où il faut lutter pour maximiser la recette journalière, les benskineurs réussissent progressivement à imposer aux clients l’adoption des comportements de surcharge. Comme le soulignent respectivement Jean et Xavier au sujet de ces mobilités en surcharge :

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« On n’a pas le choix. Est-ce que tu dois arriver à ton boulot en retard parce que tu as peur de bâcher ? » ; « Le soir, avec les embouteillages des taxis, les motostaxis sont mieux, même si on te bâche, l’essentiel, c’est d’arriver chez toi […] ».

30Malgré les risques associés à ces surcharges, les benskineurs en profitent pour glaner le maximum de « pièces » permettant de constituer leur recette journalière. Pendant leurs heures dites « de pointe », c’est-à-dire le matin, lorsqu’il faut accompagner les élèves, étudiants et travailleurs ou dans la soirée, lorsque chacun voudrait rentrer chez soi, les jeunes benskineurs deviennent plus exigeants face aux clients. Non seulement ils revoient leurs tarifs à la hausse, mais ils imposent aussi plus fréquemment les surcharges de clients.

31Cette pratique, pourtant à risque, s’installe sans aucune mesure de contrôle ni sanction de la part des autorités, la police notamment. Face à un État faible, les autorités sont jusqu’ici restées indifférentes et cette pratique de surcharge a été adoptée sans subir la moindre injonction de ne pas le faire.

Rapports de force entre jeunes benskineurs et acteurs institutionnels

32Les jeunes benskineurs et les acteurs institutionnels construisent au Cameroun des interactions ambiguës, caractérisées par des logiques très complexes.

L’encadrement des jeunes benskineurs : tentatives institutionnelles manquées et déboires des pouvoirs publics

33Les premières tentatives de gestion administrative du phénomène de moto-taxi ont été prises au Cameroun dans la ville de Douala en 1996. Le ministère des Transports et les mairies avaient demandé aux benskineurs de peindre leurs motos en couleur jaune, de mettre une plaque d’immatriculation, d’avoir des casques pour leur sécurité et celle du passager, de payer auprès de la mairie et du service de transport urbain un impôt libératoire, une vignette, une assurance, et de détenir un permis de conduire pour les motos de plus de 55 cm3. Ces premières mesures, qui avaient une importance réelle et pouvaient facilement être appliquées compte tenu de l’effectif très réduit [10] de motos-taxis à l’époque, n’ont pas été suivies d’effets à cause du laxisme des autorités publiques. Face à un État camerounais « faible » ou « criminel » [Bayart, 1989 ; Bayart, Ellis, Hibou, 1997], les benskineurs ont eu l’énergie nécessaire pour s’imposer sans contrôle dans tous les espaces de la ville. Ils n’ont respecté ni l’obligation de peindre les motos ni les autres mesures définies par les pouvoirs publics.

34Depuis l’année 2000, quelques élus municipaux se sont efforcés d’apporter une solution au problème d’encadrement des jeunes benskineurs dans la ville de Douala. Les maires des arrondissements de Douala II et V ont multiplié les espaces de concertation entre les benskineurs et les pouvoirs publics. La mairie de Douala V a même signé en 2003 une convention de partenariat avec ces conducteurs de motos. Ce partenariat prévoyait que la commune négocie avec des auto-écoles des conditions de formation et de recyclage pour les benskineurs et que ces derniers respectent la paix sociale. Ces mesures prises dans quelques arrondissements de Douala n’ont pas eu d’effets parce qu’elles se sont trouvées isolées et limitées à des espaces congrus d’une ville géographiquement et administrativement vaste. Les tentatives de régulation de l’activité de moto-taxi n’ont pas été suivies par des mesures d’accompagnement pour un allègement réel des procédures administratives. En janvier 2008, en réponse aux problèmes liés à l’encombrement de la voie publique et aux accidents réguliers dans le centre-ville, le préfet du département du Wouri à Douala a publié un communiqué dont la substance visait la régulation du stationnement chez les transporteurs urbains. Il était question d’interdire systématiquement le stationnement des motos-taxis au niveau des grands carrefours, des édifices publics, des devantures d’hôtels et de la zone de l’aéroport international de Douala. Ces mesures en sont restées au niveau des déclarations d’intention. Les autorités municipales n’ont manifestement pas eu les moyens de leur politique et n’ont pas pu instaurer des mécanismes de contrôle systématique dans les zones dites interdites. Aujourd’hui encore, on trouve de jeunes conducteurs de motos-taxis dans tous les espaces de la ville. Ils ne manquent pas de circuler dans la zone aéroportuaire ou de visiter les quartiers résidentiels comme Bonamoussadi ou Bonandjo. Il leur suffit de trouver un client « qui paie bien ». La seule ville de Douala compte à ce jour plus de 75 000 motos-taxis. Leur foisonnement est devenu un problème récurrent pour les pouvoirs publics qui peinent à trouver des stratégies de régulation adaptées.

35La ville de Yaoundé, capitale politique du Cameroun, est restée pendant longtemps épargnée du phénomène de motos-taxis. Mais depuis près d’une décennie, face à la crise de l’emploi, de nombreux jeunes désoeuvrés ont investi l’activité au point que les autorités administratives luttent désormais pour contrôler son expansion. En juillet 2007 par exemple, le délégué du gouvernement auprès de la communauté urbaine de Yaoundé (CUY) a circonscrit, à travers des plaques indicatives, les espaces de circulation des motos-taxis. Dans cette ville capitale, la grande zone qui s’étend de Mballa II à Mvog-Mbi et d’Essos à Mokolo, ainsi que les principaux axes routiers menant au centre-ville, ont été intégralement interdits aux motos-taxis. D’après un communiqué signé par le délégué du gouvernement de la CUY, les motos devront se contenter de « desservir l’intérieur des quartiers enclavés et non goudronnés ». Pour soutenir cette décision, le directeur du service technique de la CUY a souligné que le premier objectif est de « fluidifier la circulation automobile de la ville ». Les contrevenants s’exposent notamment à la confiscation de leur moto ou au paiement d’une amende allant jusqu’à 25 000 francs CFA. Ces mesures coercitives initiées par les autorités urbaines n’ont pourtant pas réellement influencé les pratiques de mobilité des jeunes benskineurs. Ces derniers, jusqu’ici, tiennent à maximiser leur recette journalière et parcourent sans véritable réserve tous les espaces où ils peuvent trouver les meilleurs clients. Tous s’accordent pour dénoncer ces décisions municipales qui voudraient limiter leur circulation ou les confiner aux zones enclavées.

36Le Premier ministre camerounais, P. Yang, a signé le 30 juillet 2013 un décret fixant les conditions et les modalités d’exploitation des motocycles à titre onéreux. Désormais, l’accès à la profession d’exploitant de moto-taxi est subordonné à l’obtention de plusieurs pièces, dont la carte de contribuable, la police d’assurance et l’immatriculation auprès des services territorialement compétents du ministère des Transports. Tout conducteur doit disposer des équipements spécifiques, dont un casque de protection pour le conducteur, un casque pour le passager, un trousseau de dépannage, un pare-chocs avant et arrière, etc. Les conducteurs doivent aussi porter le gilet dont la couleur est déterminée par la commune concernée. Sur le terrain, cette volonté institutionnelle n’a encore eu aucun effet sur le comportement des benskineurs, qui continuent de fonctionner comme ils le peuvent et le souhaitent.

Une activité étiquetée comme déviante par les pouvoirs publics

37Jusqu’ici, les autorités urbaines camerounaises n’ont pas encore véritablement accepté ni intégré l’activité des motos-taxis. Au quotidien, à Yaoundé, à Douala comme dans d’autres villes, la communauté urbaine lutte pour refouler ces acteurs du transport urbain dans les zones périphériques ou dans des quartiers d’accès difficile. La répression se termine très souvent par la saisie des motos ou par des réticences qui occasionnent des violences verbales ou physiques. Même si le président de la République, dans son discours du 10 février 2013 adressé à la jeunesse, a encouragé ouvertement ces jeunes benskineurs qui, selon lui, seraient simplement en train de chercher leur « gagne-pain », dans la réalité, cette activité reste étiquetée comme regroupant des irresponsables, des déviants ou des délinquants. Les acteurs institutionnels développent des perceptions très contrastées. Pour ce sous-officier du commissariat de la ville de Dschang,

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« L’importance des motos-taxis dans la ville de Dschang n’est plus à démontrer. Car elles sont l’alpha et l’oméga, donc maître de transport urbain, c’est le seul moyen pour se mouvoir, mais c’est aussi une activité très dangereuse. C’est comme un couteau à double tranchant. Certains benskineurs sont des bandits, ils agressent au quotidien, arrachent les sacs des personnes avec les motos […] ».

39Les autorités présentent cette activité de moto-taxi comme une activité informelle, mineure, peu reluisante, illicite qui doit être refoulée ou pratiquée dans les zones périphériques de la ville. Pour le délégué du Gouvernement de la communauté urbaine de Yaoundé par exemple, cette activité doit être éloignée du centre-ville de la capitale, zone de luxe, zone ministérielle, zone de haut standing. C’est une activité considérée par nombre d’autorités comme ne devant pas se pratiquer sur les voies principales de la ville, mais être réservée aux voies d’accès aux quartiers périphériques et donc, aux zones de pauvreté. Dans l’imaginaire politique, le centre-ville est un espace propre réservé aux taxis de ville, aux bus ou aux voitures personnelles. Ici, les motos-taxis constituent une activité polluante, encombrante, de débrouillardise dont l’exercice ne saurait être encouragé dans les zones résidentielles. Partant de leur activité, les jeunes benskineurs sont donc globalement classés ou catégorisés avec des « stigmates » [Goffman, 1975] discriminants. L’autorité leur impute une « personnalité criminelle » et leur attribue toute forme de violence urbaine. Qu’il s’agisse des casses, des accidents de circulation ou du désordre, ils sont régulièrement présentés comme en étant les premiers moteurs ou auteurs.

40Sur le terrain, la soumission des benskineurs aux contraintes municipales se déroule généralement dans un contexte de violence marquée par la « chasse aux benskineurs », la saisie des motos pour la fourrière municipale, etc. Dans la réalité, aucun benskineur ne se montre volontairement prêt à s’acquitter de toutes les taxes exigées par les autorités. Cette résistance transparaît dans ce propos d’un responsable du cabinet du maire de la communauté urbaine de Dschang :

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« Face aux moto-taximen, il y a beaucoup de résistance et de tension avec la mairie. Certains benskineurs ne veulent pas se conformer au règlement de la commune. Ils ne payent pas leurs papiers, dont les taxes qu’on leur demande au niveau de la commune. Vous voyez dans la ville, beaucoup n’ont pas le numéro de la chasuble, la moto peinte en jaune, le permis […] ».

42Pour cet autre responsable de la police municipale de la ville de Dschang, entre la mairie et les benskineurs, il règne un climat tendu. Il affirme :

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« Ça ne peut jamais être facile entre l’arrêteur et l’arrêté. C’est pour ça que je parle du climat chaud et dense, parce qu’il faut chaque fois les poursuivre pour qu’ils payent leurs impôts. »

44À la suite de cet informateur, madame Anne, du service courrier de la mairie de Dschang n’a pas manqué de revenir sur la situation de « guerre » permanente et de domination qui existe entre la Mairie et les benskineurs. Elle souligne :

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« Quand on leur demande de payer leurs taxes, ils s’énervent, mais la mairie utilise les moyens forts et en fin de compte, ils finissent par payer. Beaucoup ont compris que ça ne sert à rien de tirailler avec la mairie. D’autres disent qu’ils ont la licence, ils sont au chômage, qu’ils sont des débrouillards et on les demande de payer pourquoi ? Mais nous à la mairie, on leur dit “même si tu as quoi, la licence ou même le doctorat, tu vas payer”. Ici à Dschang, il y a eu la guerre entre eux et l’autorité et finalement je peux dire que c’est l’autorité qui a gagné […] ».

46Ces propos violents ou conflictuels des acteurs institutionnels occultent cependant la manière dont ils instrumentalisent les jeunes benskineurs à la veille des scrutins.

Une instrumentalisation politique réelle des jeunes benskineurs

47L’étiquetage des motos-taxis par les pouvoirs publics contraste avec l’instrumentalisation politique observée autour des jeunes benskineurs en période de campagne électorale. Qu’il s’agisse du parti au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple Camerounais (RDPC), ou des partis d’opposition, le Social democratic front (SDF), l’Union des populations du Cameroun (UPC), aucun ne manque d’instrumentaliser les jeunes benskineurs pour donner une dimension spécifique à leur parade politique. Lorsque les leaders politiques doivent communiquer des messages politiques, les jeunes benskineurs et leurs motos-taxis sont mobilisés par centaines pour faire le tour des différents quartiers de la ville. Il suffit pour les acteurs politiques de leur offrir des tee-shirts du parti, du carburant et de la « motivation [11] ». Dans la région de l’Ouest Cameroun, on se souvient encore de cette offre de 1 700 casques et chasubles faite par l’honorable Jean K. à l’esplanade de la communauté urbaine de Bafoussam (Cub) en présence du délégué du gouvernement auprès de la communauté urbaine de Bafoussam, des préfets des huit départements de l’Ouest et du gouverneur de la région de l’Ouest. Ce député du RDPC, parti au pouvoir, a justifié son action par le souci de moderniser le secteur de transport par moto-taxi, à travers le don du matériel de sécurité. Dans ses propos, il n’a pas manqué de marteler :

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« Cette campagne de distribution des casques et chasubles aux conducteurs de motos taxis dans la région de l’Ouest est un acte de générosité envers ceux qui conduisent des vies humaines. Il est question pour moi de contribuer à moderniser le secteur de transport urbain par moto-taxi et faciliter la vie aux benskineurs […] ».

49En réalité, mieux que ces jeunes benskineurs, les acteurs politiques ont compris l’enjeu de les mobiliser désormais pour accroître leur visibilité dans le champ politique. Généralement, lorsque les motos-taxis sont fortement mobilisées, ils donnent, à travers leurs jeux de klaxon et leur mouvement carnavalesque, une dimension toute particulière au meeting politique.

50Même au plus haut sommet de l’État, le président de la République du Cameroun a déjà compris que les jeunes benskineurs constituent une force sociale très sensible qu’il conviendrait de manager avec tact. Depuis plusieurs décennies d’exercice du pouvoir, il a eu le temps de tirer les leçons politiques qui lui ont permis d’opter finalement pour une légitimation officielle des motos-taxis au Cameroun. Incapable de trouver une solution efficace ou durable au chômage des jeunes, il s’est montré conciliant face à un phénomène que bien des acteurs institutionnels qualifient encore de « déviant ». Dans le discours qu’il a adressé à la jeunesse lors de la fête de la jeunesse en février 2013, le président de la République du Cameroun, a admis et valorisé l’activité des motos-taxis comme un « moyen de gagne-pain pour les jeunes ». Mais le chef de l’État avait-il un autre choix que celui de l’acceptation de cette activité de survie devenue très populaire au Cameroun ? Il ne s’agit que de l’instrumentalisation très stratégique d’une force sociale qui peut mener à tout moment à une « société bloquée ». Cette valorisation venue du plus haut sommet de l’État a suscité dans les villes camerounaises, sous l’instigation d’acteurs politiques au pouvoir, de multiples campagnes de remerciements adressés au « Père de la nation ». À Yaoundé, en février 2013 par exemple, sous l’encadrement de plusieurs ministres, dont le ministre secrétaire général de la présidence de la République, représentant personnel du chef de l’État, des milliers de jeunes ont organisé une marche de soutien pour témoigner leur attachement aux institutions républicaines et à la personne du chef de l’État. Pendant cette mobilisation [Cameroun Tribune, 2013] les jeunes benskineurs ont présenté le président de la République du Cameroun comme le 1er benskineur, le « capitaine des motos-taxis ». À ces milliers de jeunes, le ministre secrétaire général de la présidence de la République a traduit les remerciements et les encouragements du président de la République en ces termes :

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« Je puis vous dire que le chef de l’État a été très sensible à l’organisation de cette manifestation. Et il le sera encore plus lorsque je lui dirai à quel point vous étiez nombreux […] Il est pleinement conscient du courage dont vous faites preuve tous les jours pour faire vivre vos familles respectives […] Le président de la République reconnaît le rôle social éminent qui est le vôtre […] Il m’a dit de vous dire : “soyez fiers de ce que vous êtes, soyez fiers de ce vous faites”. Le président de la République vous considère comme des responsables. Comportez-vous comme des responsables. Être responsable signifie que vous devez respecter les lois et règlements de la République, le Code de la route, le port des casques. On ne vous le demande pas pour vous brimer, car une société ne peut fonctionner sans règles… Faites bien votre travail. »
[Cameroun Tribune, 2013]

52Comment demander à des jeunes qui ont encore besoin de construire leurs multiples projets de vie d’être fiers de conduire leur moto-taxi, une activité à risque qui leur permet juste de trouver de quoi manger ? Peut-on faire une carrière de moto-taximan ? Le chef de l’État a-t-il pensé à la sécurité sociale des jeunes benskineurs ? Ces interrogations laissent imaginer qu’il s’agit davantage d’une manipulation stratégique des jeunes benskineurs.

53Les autorités municipales ne manquent pas non plus de capitaliser cette masse de débrouillards dans la collecte des rentrées financières. Dans la ville de Dschang par exemple, les autorités urbaines estiment que les jeunes benskineurs doivent participer au développement local parce qu’ils sont les premiers exploitants des axes routiers aménagés par la mairie. Il leur est demandé par exemple de payer plusieurs factures, dont quelques-unes sont la taxe sur le développement (3 000 francs CFA), le recouvrement, qui comprend entre autres, le permis de conduire (25 000 francs CFA), la vignette (2 000 francs CFA) et l’impôt de la mairie (14 050 francs CFA). Pour les acteurs municipaux, la moto-taxi est perçue comme un métier dont l’exercice doit s’accompagner du paiement de tous les impôts afférents. Il a pourtant été montré plus haut que pour les benskineurs, la moto-taxi n’est qu’un passe-temps, une stratégie pour échapper à l’oisiveté et au chômage.

Transgression et contournement des dispositions institutionnelles par les jeunes benskineurs

54Les mesures fortes ou formelles entreprises par les acteurs institutionnels n’ont pas permis à ces derniers de contrôler ou d’encadrer les jeunes benskineurs. Face aux mesures contraignantes de l’État, les benskineurs mettent en œuvre des ripostes gagnantes. Ils développent des stratégies de contournement (non-conformité aux mesures administratives, établissement de faux papiers, corruption des agents de la police, de la mairie et des services de transport, contestations ouvertes…) pour défier les contraintes administratives. Ces dernières années, les observations de terrain montrent que les jeunes benskineurs s’imposent et se maintiennent progressivement comme une force sociale émergente et violente. Ils restent des acteurs fougueux, menaçants, agressifs et manifestent régulièrement des comportements belliqueux lorsque leurs intérêts sont menacés. Les pouvoirs publics manifestent progressivement un recul face à l’émergence subversive des jeunes benskineurs. Ces derniers, pour la majorité, n’ont aujourd’hui ni permis de conduire, ni assurance, ni carte grise. Certains acteurs se montrent même fiers d’avoir « vaincu » les pouvoirs publics. Les extraits des récits suivants sont significatifs à ce sujet :

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« Mes papiers c’est la facture de ma moto et ma carte d’identité. Quand je pense que je vais débourser 20 000 pour la carte grise ou 45 000 pour un permis de conduire, ça m’amuse. Cet argent, ça me fait au moins 4 ou 5 sacs de ciment pour mon chantier […] »
(Paul, marié, 32 ans, entretien du 8 juillet 2013)

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« Les agents de l’impôt libératoire ne prennent dans leur piège que les personnes timides ou faibles. Quand ils t’interpellent, tu sors les yeux ou tu les menaces, ils te laissent très rapidement parce qu’ils ont peur que la situation ne se transforme en violence si les autres benskineurs arrivent. Ils passent leur journée à menacer ceux qui sont encore novices dans l’activité et ils évitent de faire le contrôle dans les zones où il y a beaucoup de benskineurs […] »
(Pierre, marié, 30 ans, entretien du 11 juillet 2013)

57Les propos de ces enquêtés traduisent un recul visible de l’État quant à la régulation de l’activité de moto-taxi. Lorsque les pouvoirs publics essayent d’organiser des périodes de contrôle systématique avec une saisie des motos non conformes, nombre de benskineurs préfèrent soit se garer en journée et reprendre l’activité dans la soirée ou dans la nuit, soit organiser des groupes agressifs pour provoquer des bagarres ouvertes avec des agents de la police ou de la mairie. De niveau d’instruction relativement bas pour la plupart, les jeunes benskineurs n’ont pas toujours une réelle maîtrise des enjeux liés aux différentes réglementations définies par les pouvoirs publics. Ils ne perçoivent pas celles-ci comme un cadre institutionnel pour leur protection, mais plutôt comme un système d’arnaque. C’est du moins ce que pense Alain, benskineur dans la ville de Douala :

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« Les assureurs, ce sont des voleurs. Quand tu payes ton assurance, le jour où tu as des problèmes, ils ne t’assistent pas, ils te donnent mille rendez-vous sans suite. Tu finis par te fatiguer et tu restes tranquille. Pour moi, cette question d’avoir une assurance, c’est du mensonge. »
(Alain, marié, 40 ans, entretien du 14 juillet 2013)

59Pour une catégorie d’acteurs déjà frustrés par la crise de l’emploi, les exigences et les règles institutionnelles de transport urbain ne traduisent plus un besoin de sécurité, mais elles sont perçues plutôt comme des obstacles à la survie quotidienne.

Conclusion

60Les motos-taxis relèvent de « l’univers de la débrouille » [Ela, 1998, p. 19], elles sont une réponse à la crise, une revanche des « exclus ». Dans un contexte sociopolitique où les privilèges de la nation sont devenus une propriété de quelques patriarches et gérontocrates, les benskineurs apparaissent comme le symbole d’une jeunesse camerounaise frustrée, désoeuvrée et instrumentalisée, qui vit dans un état de tensions latentes. Ces « acteurs collectifs » [Corcuff, 1995] sont agressifs, violents et belliqueux ; ils manifestent une culture poussée de la violence (réaction grégaire et brutale, pillage, casse, destruction des biens communs), mais leur souci premier reste la sauvegarde de leur pitance quotidienne. Les autorités publiques réussissent chaque jour à mobiliser leur arsenal policier et militaire [12] pour « étouffer » cette énergie sociale, mais l’on peut se poser des questions sur l’équilibre et la durabilité de cet État d’urgence que les « tyrans sanguinaires » [Ela, 1998, p. 14] veulent entretenir sans s’attaquer aux problèmes réels des catégories jeunes et pauvres. Au regard de leur densité démographique, il apparaît que l’activité des jeunes conducteurs de motos-taxis influe à la fois sur les sphères économique, politique, sociale et culturelle. Ces jeunes acteurs sociaux contribuent à la croissance nationale et font survivre socialement des millions de ménages camerounais. En tant que moyen de locomotion prisé dans certaines villes comme Douala, Ngaoundéré, les motos-taxis sont devenues un fait culturel. Elles sont un mode de transport urbain et contribuent au quotidien à une extension des réseaux de sociabilité urbains. Dans le champ politique, les benskineurs subissent désormais de nombreuses manipulations ou instrumentalisations orchestrées par des leaders politiques, qui les mobilisent pendant les campagnes électorales ou pour des mouvements de contestation. Il s’agit d’une force sociale émergente qui développe des idées et des luttes face à un État camerounais criminel, dominé par les logiques de manducation [Bayart, 1989]. Il est donc urgent que l’État écoute ces acteurs « d’en bas », ces « sans importances » ou « petits » [Bayart, Mbembé, Toulabor, 2008], car leur violence quotidienne est aussi le cri d’une jeunesse méprisée et chosifiée, qui veut se faire entendre par tous les moyens. Les jeunes benskineurs, à travers leurs réseaux, leur jeu de collaboration, d’alliance mutuelle et de contestation, intéressent à la fois par leur dynamisme, leur utilité sociale et la complexité de leur encadrement administratif. Même si dans les villes secondaires comme Dschang, les acteurs institutionnels disent contrôler « la guerre » ou l’avoir « gagnée », on observe plutôt au Cameroun des indicateurs qui traduisent l’embarras ou même la démission des pouvoirs publics face à un phénomène en pleine expansion. Comme en Afrique de l’Ouest, au Bénin notamment, les « Zémidjan » ou motos-taxis constituent une solution et le « moyen le plus sûr » pour certaines familles de garantir le minimum vital journalier [Agossou, 1979, 2004]. Même si elles sont aussi des « tueuses » à cause des multiples accidents et décès qu’elles orchestrent au quotidien [Diallo, 2013], leur place reste primordiale comme support des mobilités urbaines dans les villes d’Afrique au Sud du Sahara [Diaz Olvera, Plat, Pochet, 2007 ; Diaz Olvera et al., 2009, 2012]. Au Cameroun, il n’est plus désormais possible d’envisager l’historicité des villes ou la question de l’emploi des jeunes urbains sans prendre en compte les motos-taxis, qui se présentent comme une réalité phare du secteur informel.

Notes

  • [*]
    Cet article prend en compte les aspects importants de deux communications que j’ai présentées en 2008 (Brazzaville-Congo) sur « le foisonnement des motos-taxis » et en 2010 (Abidjan-Côte d’Ivoire) sur les « motos-taxis comme alternative de transport urbain ».
    Enseignant sociologue, université de Yaoundé I (Cameroun), stagiaire postdoctoral, université de Montréal (Canada).
  • [1]
    Environ 43,07 euros, 1 euro = 650 francs CFA.
  • [2]
    Selon les résultats du 3e recensement de la population de 2005, le Cameroun comptait 17 463 836 habitants en 2005. Selon les projections, cette population a été estimée par le Bucrep à environ 20 millions en 2011.
  • [3]
    Selon les résultats de l’EDS de 2011, les personnes de 0-4 ans représentaient 17 % de la population totale en 2005 ; celles de 5-14 ans en représentaient 27 % et les femmes de 15-49 ans et les hommes de 15-59 ans représentaient, respectivement, 24 % et 25 % de la population totale ; seules 5 % de personnes ont 60 ans ou plus [EDS, 2011, p. 5].
  • [4]
    Malgré la grande opération de recrutement de 25 000 jeunes dans la fonction publique initiée en 2011 par le chef de l’État Paul Biya, la question du chômage et de l’emploi des jeunes au Cameroun est restée entière. L’on se souvient d’ailleurs que pendant cette opération, le ministère de la Fonction publique et de la réforme administrative (Minfopra) avait enregistré plus de 35 0000 demandes d’emploi, ce qui montre le faible impact de cette opération.
  • [5]
    La définition du concept de « jeune » validée dans cette étude est celle qui a été retenue en 2006 par la Charte africaine de la jeunesse et qui prend en compte les personnes âgées entre 25 et 34 ans.
  • [6]
    Il s’agit des personnes ayant achevé ou non le cycle de l’école primaire.
  • [7]
    La ville de Douala à elle seule compte aujourd’hui près de 75 000 motos-taxis. Les autres villes du Cameroun, notamment Yaoundé, Maroua, Garoua, Ngaoundéré ou Bafoussam n’échappent pas à ce foisonnement des motos-taxis.
  • [8]
    Les entretiens occasionnels sont dus au fait qu’au quotidien, il est fréquent de faire face sans l’avoir prévu à des situations (disputes, accidents, agressions…) impliquant les jeunes benskineurs, qui deviennent des moments d’observation peu structurés.
  • [9]
    Un tarif de 250 francs CFA est fixé par le ministère des Transports pour les taxis sur de courtes distances. Les dépôts coûtent 2 000 francs CFA. Mais dans la réalité, les Camerounais ont appris à négocier les prix des taxis en fonction des distances à parcourir. Pour les plus petites distances, des tarifs de 100 ou 150 francs CFA sont proposés. Pour des distances longues, les prix négociés peuvent aller jusqu’à 500 francs CFA.
  • [10]
    Au milieu des années 1990, la ville de Douala ne comptait que quelques milliers de motos-taxis qui travaillaient sur des sites (carrefours, entrées des quartiers) bien précis. Les autorités auraient pu très facilement les contrôler.
  • [11]
    Cette « motivation » se réduit très souvent à la distribution d’une somme de 1 000 ou de 2 000 francs CFA à chaque benskineur, accompagnée d’un plat de nourriture et d’une ou plusieurs bières.
  • [12]
    Pendant les périodes d’émeutes ou de violences répétées, le corps militaire, précisément les agents du Bataillon d’intervention rapide (BIR), intervient en renfort aux agents de la police.
Français

La situation socio-économique et politique du Cameroun est difficile depuis la décennie 1990. La condition socioprofessionnelle des jeunes, notamment, est préoccupante. Ceux-ci doivent faire preuve d’imagination et surtout, lutter au quotidien pour survivre dans un contexte où une minorité de patriarches politiques et clientélistes a réussi à maintenir le pays dans le « mal développement ». L’article propose une analyse sociologique qui montre que la matérialisation de la capacité intuitive des jeunes à faire face aux adversités de la vie peut se lire à travers le secteur du transport urbain. Des milliers de jeunes benskineurs s’adaptent face au chômage et luttent pour survivre aux contraintes d’un État qui, « incapable » de construire des dispositions d’encadrement adaptées, use de violences multiformes pour tenter de contrôler cette activité de moto-taxi en pleine émergence.

Mots clés

  • jeunes
  • benskineurs
  • stratégies de survie
  • violence de l’État
  • Cameroun

Bibliographie

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Yves Bertrand Djouda Feudjio [*]
  • [*]
    Cet article prend en compte les aspects importants de deux communications que j’ai présentées en 2008 (Brazzaville-Congo) sur « le foisonnement des motos-taxis » et en 2010 (Abidjan-Côte d’Ivoire) sur les « motos-taxis comme alternative de transport urbain ».
    Enseignant sociologue, université de Yaoundé I (Cameroun), stagiaire postdoctoral, université de Montréal (Canada).
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/autr.071.0097
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