CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le travail domestique, en Bolivie comme dans le reste de l’Amérique latine [Bunster, Chaney, 1985 ; Gill, 1994 ; Anderfuhren, 1999, 2002], participe d’une norme sociale dominante. L’un des marqueurs du statut social des classes moyennes et supérieures est d’employer du personnel domestique [Vidal, 2007]. Ce travail domestique est presque exclusivement exercé par des femmes – à l’exception de quelques travaux spécifiques identifiés comme « masculins », effectués par des jardiniers ou des pisciniers –, en particulier par des femmes migrantes, ce qui n’est pas une spécificité bolivienne. Dans les pays du Nord, le travail domestique est l’un des secteurs d’emploi privilégiés pour les femmes migrantes venues des Suds : Sri-Lankaises au Liban [Cattan, 2012], Philippines à Hong Kong ou aux États-Unis [Ehrenreich, Hochschild, 2003], Latino-Américaines en Espagne [Oso Casas, 2007]. Elles participent à la mondialisation du travail du care[1]. Dans les sociétés en cours de transition urbaine des pays du Sud, ce sont les jeunes migrantes venant des campagnes, dotées d’un faible bagage scolaire [Bunster, Chaney, 1985], qui s’inscrivent sur le marché du travail domestique urbain. Ce processus a été mis en évidence tant en Afrique subsaharienne, au Mali [Lesclingand, 2011] et en Côte d’Ivoire [Jacquemin, 2009, 2012], qu’en Amérique latine, au Pérou [Gutierrez, 1983] ou au Mexique [Ludec, 2002 ; Durin, 2014]. L’emploi domestique en Bolivie a fait l’objet d’études mettant l’accent sur les formes de domination sociale, genrée et ethnique que subissent les travailleuses domestiques indiennes venant des campagnes andines dans différents contextes urbains, de Sucre [Peñaranda et al., 2006] à Santa Cruz [Blanchard, 2005, 2014] et La Paz [Gill, 1994 ; Stephenson, 1999].

L’emploi domestique, transition ou carrière ?

2Les migrations féminines des campagnes vers La Paz commencent dès les débuts du xxe siècle [Stephenson, 1999], mais elles s’accélèrent à partir de l’essor urbain des années 1970. Ces migrantes se distinguent des citadines par leur tenue vestimentaire, leur coiffure et leur façon de parler : elles portent les vêtements typiques des femmes indiennes des Andes (corsage, gilet et jupes bouffantes appelées pollera), leurs cheveux sont tressés en deux nattes qui encadrent le visage. Les femmes ainsi vêtues sont appelées cholitas. Leur accent et leur façon de parler laissent deviner que leur langue maternelle n’est pas l’espagnol, mais l’aymara, pour celles qui viennent des environs de La Paz et de l’Altiplano, ou parfois le quechua pour celles qui viennent des vallées inter-andines de Potosí, Sucre ou Cochabamba. Longtemps identifié comme un secteur d’emploi subalterne et non qualifié réservé aux adolescentes et aux jeunes femmes célibataires venant des campagnes [Destremeau, Lautier, 2002], voire comme une période de transition entre la campagne et l’intégration en ville, le secteur de l’emploi domestique tend aujourd’hui à se spécialiser et à se professionnaliser. On voit apparaître de nouvelles formes de segmentation du marché du travail domestique qui entraînent des reconfigurations des rapports de domination entre employeurs et employées. Si, comme le soulignent Destremeau et Lautier, les travailleuses domestiques voient souvent leur emploi comme une étape vers autre chose – « Pour leur quasi-totalité, leur rêve est d’échapper à leur condition. Et, presque toutes, elles y échappent. (Le fait qu’on trouve très peu de domestiques âgées en fait une évidence.) » [2002, p. 262] –, on peut cependant interroger le caractère transitoire de l’emploi domestique. En effet, l’adoption en 2003 d’une loi réglementant le secteur tend à faire du travail domestique un travail contractualisé et soumis à un régime de droit commun, caractérisé notamment par le paiement d’un salaire minimum et de bénéfices sociaux. Les droits des travailleurs-euses domestiques sont de plus en plus protégés, suivant ainsi le modèle brésilien [Vidal, 2007]. La loi a aussi favorisé et conduit à un accroissement de la scolarisation des travailleuses domestiques et de l’accès à la formation professionnelle, permettant d’envisager des formes de mobilité et d’ascension sociales. Le texte de la loi du 9 avril 2003 fait figurer parmi les obligations des employeurs le fait d’« autoriser et de faciliter les études dans les écoles, dans le cadre de l’instruction basique, technique et professionnelle, à des horaires qui n’interfèrent pas avec la journée de travail, après un accord entre les deux parties » [2]. L’emploi domestique reste donc une porte d’entrée sur le marché du travail pour les jeunes femmes, mais il leur laisse plus de possibilités de spécialisation et de reconversion et permet la construction de carrières de domestiques professionnelles.

Les travailleuses domestiques à La Paz : des quartiers d’emploi diversifiés et dispersés

3On comptait, lors du recensement de 2012, 72 000 travailleurs domestiques en Bolivie, dont 97 % de femmes [INE, 2014]. Les emplois de travailleuses domestiques se concentrent dans les grandes villes, notamment dans les trois principaux centres urbains de « l’axe central », qui va de La Paz à Santa Cruz en passant par Cochabamba. Ces trois agglomérations rassemblent la moitié des travailleuses domestiques du pays : 21 000 à Santa Cruz, 13 500 à La Paz et 4 500 à Cochabamba (d’après les résultats du recensement 2012 disponibles sur le site de l’INE) [3]. Dans l’agglomération de La Paz, qui se caractérise par un étagement en altitude des hauteurs d’El Alto au nord à la zone Sud dans le fond de la vallée et par de fortes divisions socio-spatiales, les travailleuses domestiques sont disséminées entre les différents quartiers (figure 1). Les quartiers de classe moyenne et moyenne supérieure comme Sopocachi, dans le sud du centre-ville, se distinguent des quartiers du nord du centre-ville, qui regroupent en forte majorité des classes populaires et moyennes inférieures de commerçants vivant des zones marchandes qui s’étendent autour de la prison de San Pedro et de la rue Max Paredes. Aux deux extrémités du haut plateau qui domine la ville s’étend El Alto, le « doublon pauvre » de La Paz [Baby-Collin, 1998], périphérie populaire qui absorbe l’essentiel de la croissance de l’agglomération [4]. Dans cette municipalité vivent aussi des classes moyennes inférieures qui, comme les commerçants du centre-ville de La Paz, emploient des travailleuses domestiques. Enfin, dans la zone Sud, en bas de la vallée, se sont développés des quartiers résidentiels de populations plus aisées, où les travailleuses domestiques sont nombreuses. La répartition des travailleuses domestiques dans l’agglomération de La Paz-El Alto, les formes d’embauche de ces domestiques, leurs conditions de travail actuelles et les effets de la segmentation du marché de l’emploi ont été relativement peu étudiés, alors que le secteur de l’emploi domestique connaît d’importantes transformations dans un contexte de développement urbain et de croissance économique.

Figure 1

L’agglomération de La Paz-El Alto

Figure 1

L’agglomération de La Paz-El Alto

Sources : Hardy [2012] et Google maps.

4Cette étude s’appuie sur une enquête menée en 2013 dans la ville de La Paz au sein de syndicats de travailleuses domestiques et d’agences d’emploi. L’enquête a été réalisée sur la base d’entretiens menés auprès de six membres des syndicats Max Paredes, San Pedro et zone Sud et d’observations participantes lors de réunions de ces deux syndicats, ainsi que d’un entretien avec Prima Ocsa, secrétaire exécutive de la Fédération des travailleuses domestiques de Bolivie. Les entretiens ont eu lieu pendant les réunions syndicales ou dans deux cas à l’extérieur après une prise de rendez-vous, et ont été menés avec des responsables syndicales dont les âges varient d’une trentaine à une cinquantaine d’années, qui ont toutes migré des campagnes du département de La Paz avant leur vingtième année. Des entretiens semi-directifs ont été également conduits avec onze patrons et employés de neuf agences d’emplois dans la ville, deux en zone Sud et sept dans la ville de La Paz, dans le centre historique, le quartier de Miraflores et le quartier Max Paredes. Les personnes interrogées dans les agences d’emploi appartiennent à la classe moyenne urbaine métisse.

5Les données recueillies permettent de se demander comment les évolutions du marché de l’emploi domestique modifient les conditions de vie des travailleuses domestiques, et si les formes de segmentation du marché permettent de modifier ou d’atténuer les rapports de domination au sein de ce secteur d’emploi. On s’attachera tout d’abord à l’analyse des modes d’accès à l’emploi domestique et du recours croissant à des intermédiaires dans le processus d’embauche, puis il s’agira de faire apparaître le lien entre l’évolution des conditions de travail et la progressive segmentation du travail domestique, au sein duquel s’esquisse une hiérarchisation d’emplois plus ou moins spécialisés et valorisés. Enfin, on interrogera le rôle croissant de l’éducation et de la formation professionnelle dans les transformations de la condition domestique et les possibilités de mobilités sociale et professionnelle qui en découlent.

Formes d’embauche et marché du travail domestique

6Comment devient-on travailleuse domestique ? Contrairement à d’autres emplois exercés par les femmes des classes populaires, comme ceux de vendeuses sur les marchés ou de grossistes, qui se distinguent par des formes de reproduction sociale et par une transmission de savoir-faire entre différentes générations au sein de familles migrantes [Rivera Cusicanqui, 1996], il s’agit d’un métier fréquemment exercé par de nouvelles arrivantes, sans expérience professionnelle préalable. Les modes d’accès à l’emploi domestique sont divers. La Bolivie connaît depuis plusieurs décennies un processus de transition urbaine marqué par des migrations des campagnes vers les villes : l’emploi domestique est pour les migrantes rurales une façon d’accéder à la ville [Blanchard, 2005], sur un modèle qui a déjà été observé en France pendant l’exode rural [Martin-Fugier, 1979], et plus récemment dans d’autres pays en cours de transition urbaine, notamment en Afrique de l’Ouest [Jacquemin, 2009 ; Lesclingand, 2011], et au Brésil [Anderfuhren, 2002 ; Vidal, 2007]. Travailler comme domestique peut en effet constituer une étape qui s’insère dans un parcours migratoire et professionnel. En Bolivie où le travail est légal à partir de 14 ans, s’employer comme domestique constitue pour les adolescentes venues des communautés rurales le moyen d’une première expérience migratoire. Au niveau national, près de 10 % des travailleuses domestiques recensées ont moins de 18 ans [5] [INE, 2014]. Elles peuvent être logées chez leurs employeurs, ce qui leur évite de chercher un logement et leur permet d’épargner plus. Cette expérience a été analysée dans une optique postcoloniale comme une forme de « service civilisateur » réservé aux femmes indiennes migrant en ville pour se mettre au service de citadins créoles et métis [Cottle, Ruiz, 1993] : l’accent est alors mis sur la violence et les rapports sociaux de domination associés au travail domestique [Rivera Cusicanqui, 1996 ; Blanchard, 2014]. On retrouve des formes comparables d’ethnicisation du travail domestique dans d’autres pays latino-américains, au Mexique notamment [Durin, 2014]. D’après Bunster et Chaney, le travail domestique est vu à tort comme une occupation transitoire : il contribue à la formation d’« un nouveau sous-univers de travailleuses, dont la plupart ne sortiront jamais de leurs emplois mal payés et dévalorisés » [Bunster, Chaney, 1985, p. 19]. Le travail domestique devient aussi de plus en plus une profession durable, qui va entraîner de la part des employeurs les plus fortunés, membres des classes moyennes supérieures, des élites nationales, ou encore Occidentaux expatriés, des exigences de qualification et d’expérience. Se pose alors la question des modes de recrutement des domestiques. Ceux-ci sont divers, allant du recrutement direct au moyen de petites annonces ou de panneaux affichés à la porte des maisons au recours à des agences d’emploi spécialisées. Le recrutement peut aussi se faire par l’intermédiaire de réseaux familiaux. Quelle que soit la méthode choisie cependant, l’embauche des domestiques est avant tout une affaire de femmes [Rollins, 1990]. Ce sont les employeuses qui se chargent du recrutement des employées, et lorsqu’elles font appel à un intermédiaire, il s’agit le plus souvent, soit d’une femme de leur réseau familial ou communautaire, selon un modèle que l’on peut retrouver en Afrique de l’Ouest [Jacquemin, 2009, 2012], soit de personnes dirigeant des agences de placement, position qui semble plus souvent occupée par des femmes, mais sans exclusive [6].

7Les diverses modalités d’embauche font apparaître des profils de travailleuses domestiques différents et débouchent sur des conditions de travail variables. On distingue dans un premier temps des formes spécifiquement juvéniles d’accès à l’emploi : la fuite et le « confiage ». Les récits des femmes qui ont commencé très jeunes à travailler comme domestiques au cours de leur adolescence, parfois dès l’âge de douze ans, font souvent état d’une rupture avec le milieu familial : le motif de la fuite revient fréquemment [Gutierrez, 1983, p. 101 ; Drouilleau, 2009]. Il s’agit là d’une forme de transition vers l’âge adulte, d’une initiation adolescente, qui implique fréquemment une période d’errance – on retrouve des formes d’initiations migratoires juvéniles comparables dans d’autres espaces en cours de transition urbaine, chez les jeunes migrants népalais par exemple [Bruslé, 2009].

8Le plus souvent, c’est cependant avec l’accord de leurs parents que les jeunes filles mineures vont chercher un travail en ville. Elles sont ainsi confiées à des relations vivant en ville, qu’il s’agisse de marraines, de membres de la famille élargie ou de relations indirectes. Parfois, l’employeuse vient chercher sa future employée dans son village, ou bien elle lui envoie de l’argent pour payer le voyage. Les plus jeunes filles peuvent cependant être accompagnées en ville par un de leurs parents, généralement leur mère [Gutierrez, 1983 ; Stephenson, 1999]. La relation de travail est alors dissimulée sous le prétexte d’une aide réciproque : les futurs employeurs s’engagent à prendre soin des jeunes filles et à leur permettre de poursuivre leurs études, en échange d’un peu d’aide à la maison [Gill, 1994], selon un schéma que l’on retrouve dans d’autres contextes, en Afrique de l’Ouest par exemple [Jacquemin, 2009], et au Brésil [Vidal, 2007]. Alors que ces parents ou parrains ont en général assuré qu’ils les traiteraient « comme leur propre fille », les jeunes filles confiées font presque invariablement office de domestiques et prennent douloureusement conscience de leur condition subordonnée [Stephenson, 1999]. La décision d’envoyer les filles travailler en ville est fréquemment le résultat de situations de crises familiales [Cavagnoud, 2012], liées au décès d’un membre de la famille ou à un revers économique. L’embauche se fait donc de façon directe, sans intermédiaire, à la campagne, avec l’accord des parents. Les jeunes travailleuses domestiques, inexpérimentées et parfois sans autres connaissances en ville que leurs employeurs, se retrouvent ainsi dans des situations de grande vulnérabilité susceptibles de les mettre à la merci de leurs employeurs, comme en témoigne l’extrait d’entretien qui suit :

9

« Je suis partie travailler dans une maison à La Paz en 2007, avenue Costañera, à Villa Copacabana. La femme m’avait dit, viens travailler chez moi, tu seras bien, tu vas étudier. Je suis partie avec elle, et la première année, elle était plutôt gentille, elle me traitait bien. Au bout d’un an, elle a commencé à ne plus me payer, elle me disait qu’elle allait me payer dans trois mois, ou bien que mon argent était à la banque, et qu’elle allait m’augmenter, et moi je la croyais. Je devais me lever très tôt, je commençais à travailler à 7 heures, je préparais le petit-déjeuner, et je faisais le ménage, et il fallait que je m’occupe de ses filles, qui se sont mariées, qui ont leur propre famille, que je leur fasse à manger, que je m’occupe des petits-enfants, toute la journée, je me suis occupée de toute la famille. Je faisais la cuisine pour les enfants, je m’occupais des chiens, je lavais leurs couvertures. J’étais enfermée dans la maison, je n’avais pas le droit de sortir, je travaillais du matin au soir. Et ils m’empêchaient de communiquer avec ma famille, mes parents pensaient que j’étais partie en Italie, parce que je devais partir là-bas, et ensuite ils m’ont cherchée, ils ont cru que j’étais morte. Je ne pouvais pas sortir, quand ils sortaient de la maison ils m’enfermaient à clé. »
(Yolanda, syndicat Max Paredes, 2013)

10Des situations d’exploitation existent donc, qui ne sont pas spécifiques au travail domestique : les jeunes hommes et femmes boliviens qui partent travailler dans les fabriques textiles argentines ou brésiliennes peuvent également se retrouver prisonniers de formes d’exploitation [Bastia, 2005].

11L’embauche des domestiques tend cependant à se faire de plus en plus souvent de manière indirecte et constitue un marché important. Le marché du travail domestique se professionnalise et engendre la multiplication d’intermédiaires aux rôles différents. Ces intermédiaires s’inscrivent dans deux types d’établissements commerciaux, les comerciales et les agences d’emploi, auxquels ont recours des femmes d’âge très variables : si certaines adolescentes peuvent utiliser les services de ces établissements pour éviter les pièges du confiage, ils sont surtout destinés à des femmes majeures. Les comerciales sont des centres qui regroupent des petites annonces proposant des emplois de domestiques, de vendeurs-ses, de serveurs-ses ou encore de cuisiniers-ères ou de couturières. L’emploi domestique ne constitue donc qu’une part des transactions de ces comerciales, nombreux aux abords des marchés du centre de La Paz, qui jouent un strict rôle d’intermédiaires. Ils se bornent en effet à mettre en contact les demandeurs d’emploi et les employeurs, sans exercer aucun contrôle sur la transaction ni aucun suivi de l’embauche.

12Le rôle des agences d’emploi spécialisées dans le travail domestique est très différent. Il s’agit d’établissements dont l’objectif est de mettre en contact employeurs et travailleuses domestiques. Ils offrent également des emplois de serveuses et de vendeuses, comme on peut le voir sur la photographie de la figure 2, mais les emplois proposés sont exclusivement féminins.

Figure 2

Agence d’emploi K-Sandra[7]

Figure 2

Agence d’emploi K-Sandra[7]

Source : S. Blanchard, 2013.

13Habituellement, les employeurs – en général les employeuses – contactent l’agence avec une offre d’emploi que les responsables de l’agence – le plus souvent deux femmes, une propriétaire/gérante et une assistante –, proposent aux travailleuses domestiques en recherche d’emploi. Les agences enquêtées sont de petites structures : leurs locaux sont en général constitués d’une ou deux pièces de petite taille dans un local donnant sur la rue, sur un corridor au fond d’une cour d’immeuble ou dans un centre commercial. Employeuse et employée se rencontrent à l’agence ou au domicile de l’employeuse : si les deux parties s’accordent sur les conditions de travail et de rémunération, le contrat est signé, à l’agence, en général. Commence alors une période d’essai de trois mois. L’agence est rémunérée par les employeurs, qui versent pendant cette période une somme équivalant à la moitié du salaire de l’employé. Les employeurs sont en effet ses clients : l’agence se charge de demander aux travailleuses domestiques des garanties (papiers d’identité, adresse d’un membre de la famille qui fait office de garant personnel, avec un titre de propriété ou des factures d’eau ou d’électricité), pour pouvoir retrouver l’employée en cas de vol ou de différend, et demande aussi parfois des lettres de recommandation d’anciens employeurs. Ces agences participent d’une forme de contrôle social des employées [Gill, 1994] et s’inscrivent dans un modèle de « colonialisme interne » qui place les migrantes indiennes venant des communautés rurales au service des élites créoles urbaines [Rivera Cusicanqui, 1996]. En cas de rupture de contrat de la part des employeurs, l’agence a pour mission de défendre les droits des employées. Mais d’après Prima Ocsa, secrétaire exécutive de la Fédération des travailleuses domestiques, cette mission demeure souvent lettre morte et ce sont les syndicats qui s’en chargent. Les responsables de deux agences de la zone Sud affirment d’ailleurs avoir renoncé à chercher des contrats pour des femmes mineures, mieux protégées par la loi, au vu des problèmes potentiels que risquerait d’engendrer l’emploi de trop jeunes femmes.

14Les patronnes qui ont recours à ces agences recherchent différents profils d’employées, de la jeune paysanne « malléable » à la cuisinière expérimentée. Ces visions différentes de l’employée de maison idéale doivent se lire dans un contexte de hiérarchisation des formes du travail domestique.

Évolution des conditions de travail et hiérarchisation de l’emploi domestique

15L’un des enjeux majeurs des négociations entre employeuses et employées concerne le statut résidentiel des travailleuses domestiques. Deux types de conditions d’emploi existent en effet : la résidence chez l’employeur, qui a longtemps été la norme dans les familles de classes moyennes et supérieures en Amérique latine [Bunster, Chaney, 1985 ; Anderfuhren, 1999 ; Vidal, 2007] et la résidence séparée. Les salaires des femmes qui ne résident pas chez leur employeur sont plus élevés, mais le coût du logement dans la ville de La Paz, ainsi que le coût et la durée des transports dans une ville très étalée, engorgée et étendue en altitude, rendent difficiles les choix résidentiels : il est souvent financièrement plus rentable de loger chez l’employeur, notamment pour des femmes célibataires et sans enfants qui cherchent à épargner. Les enquêtes que j’ai menées dans les agences d’emploi domestique laissent néanmoins entrevoir [8] une tendance à l’accroissement de la résidence séparée, à laquelle aspirent une grande partie des travailleuses domestiques, dès lors qu’elles ont un conjoint ou une famille à charge, au détriment de la résidence chez l’employeur qui semble pourtant demeurer l’idéal des familles employeuses. Une tension apparaît donc sur le marché du travail domestique entre les aspirations des travailleuses domestiques et celles de leurs employeurs, comme on peut le voir dans les extraits d’entretiens suivants :

16

« Les femmes qui cherchent du travail sont de tous les âges, elles ont de 16, 15 ans parfois, à 50 ou 60 ans. Les moins de 20 ans sont souvent célibataires, les autres ont une famille et cherchent plus des emplois cama afuera[9]. Alors que les patrons veulent des employées cama adentro. Mais souvent, ils s’arrangent. »
(Flora, agence d’emploi, quartier Max Paredes)

17

« Les femmes qui viennent au comercial sont de tous les âges, il y a des très jeunes, qui ont besoin de travailler, qui viennent avec leurs parents parfois. Mais aussi des femmes plus âgées qui ont besoin de travailler. C’est plus difficile de fournir les emplois cama adentro, ça se trouve, mais c’est plus difficile, pour 20 cholitas qui viennent il y en a une qui va vouloir le poste. Cama adentro, on travaille beaucoup et c’est difficile d’être bien payée. »
(Mario, comercial rue Buenos Aires, quartier Max Paredes)

18

« Les femmes qui travaillent cama afuera viennent surtout de la zone Sud. Il y a très peu de femmes qui viennent d’El Alto, les patronnes n’aiment pas embaucher des femmes qui viennent d’El Alto à cause des problèmes de transport, entre les grèves et les bloqueos[10], il y a des risques qu’elles arrivent en retard, ou qu’elles ne viennent pas du tout. Les femmes qui travaillent cama adentro, elles sont plus jeunes et viennent le plus souvent d’El Alto ou des provinces, de la campagne. Mais il y aussi des femmes qui ont des enfants, une famille, et qui sont obligées de travailler cama adentro pour gagner un peu plus d’argent, pour les études des enfants. »
(Miguelina, agence d’emploi 2, San Miguel, zone Sud)

19On peut interpréter cette tendance comme le résultat d’un double mouvement. D’une part, l’urbanisation de la société bolivienne et l’aspiration des travailleuses domestiques à une plus grande maîtrise de leur vie privée et de leurs horaires de travail – qui, lorsqu’elles résident chez leurs employeurs, sont souvent extensibles à l’infini – font lentement reculer la norme de la résidence conjointe. Cette dynamique a commencé il y a plusieurs décennies dans les pays émergents voisins, le Brésil [Vidal, 2007] et l’Argentine. D’autre part, l’âge des travailleuses domestiques tendrait à s’élever, du fait de l’accroissement de la scolarisation secondaire, et les femmes vivant en couple ou ayant des enfants à charge, moins susceptibles d’accepter de loger chez leur employeur, seraient proportionnellement plus nombreuses qu’au cours des décennies précédentes. C’est ce que laissait entendre l’une de mes interlocutrices, pionnière du syndicat des travailleuses domestiques :

20

« Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de jeunes femmes qui travaillent comme travailleuses domestiques. Elles font des études, ou bien elles préfèrent partir travailler à l’étranger. Aujourd’hui, les femmes changent plus facilement de travail, elles vont vers de nouvelles activités, d’ailleurs tu as bien vu la dernière fois à la fête, il n’y avait pas de jeunes. Dans mon immeuble, à Alto Irpavi, il y a beaucoup de femmes âgées qui travaillent comme travailleuses domestiques, parfois elles ont plus de soixante ans, leurs patrons sont morts et elles continuent à travailler pour les enfants de ces patrons. »
(Albertina, syndicat San Pedro, La Paz, 2013)

21Dans le département de La Paz, la moitié (48,4 %) des travailleuses domestiques ont entre 20 et 49 ans et 21,9 % sont âgées de plus de 50 ans [INE, 2014]. Les travailleuses domestiques les plus expérimentées, qui sont aussi souvent les plus qualifiées, ont une plus grande marge de manœuvre pour négocier leur statut résidentiel, à moins qu’elles ne se trouvent dans une situation de vulnérabilité, suite par exemple au départ d’un conjoint et à la nécessité de subvenir aux besoins du ménage. Les rapports de force entre employeurs et employés sont donc fonction d’une pluralité de facteurs et ne peuvent se résumer à un rapport de domination univoque exercé par les employeurs sur les travailleuses domestiques.

22Des formes de hiérarchisation des statuts des travailleuses domestiques combinant l’âge, l’expérience professionnelle, le statut migratoire et la connaissance préalable de la ville peuvent alors être identifiées. Les adolescentes et les jeunes femmes venant des communautés rurales (des provinces) ou portant le costume des cholitas sont les plus susceptibles d’être logées chez leurs employeurs. Les femmes plus expérimentées vont, quant à elles, avoir une plus grande marge de négociation, tant sur le plan des conditions de travail, comme l’on vient de le voir, que sur le plan salarial. Bien que la loi de 2003 établisse l’alignement des salaires des travailleuses domestiques a minima sur le salaire minimum national, de grandes inégalités salariales et de fréquentes entorses à la loi subsistent. Cela amène les différents syndicats à lancer régulièrement des campagnes d’information sur les droits des travailleuses domestiques dans les médias (journaux, radios surtout, et dans une moindre mesure, chaînes de télévision). Ces campagnes contribuent à rendre visibles les actions des syndicats et à diffuser l’idée d’une norme salariale qui n’est pas toujours bien connue des employées et que dénoncent certains employeurs, pour lesquels le salaire minimum paraît trop élevé [11] [Peñaranda, Flores, Arandia, 2006].

23Les inégalités de conditions de travail, de logement et de salaire entraînent la construction de représentations hiérarchisées du travail domestique : du point de vue des travailleuses domestiques, tous les emplois ne se valent pas et une hiérarchie des emplois fondée sur des croisements de critères différents peut être dégagée. Cette hiérarchie se construit d’abord en fonction des degrés de spécialisation, auxquels se superpose une hiérarchie socio-spatiale fondée sur la localisation de la maison des employeurs, sur leur statut social et sur leur nationalité. La majorité des offres propose des emplois non spécialisés [12] : ce sont les emplois les moins valorisés et les moins bien payés, les offres étant souvent au niveau du salaire minimum, voire en dessous. Les emplois de « multiples » sont les plus pénibles et exigent les plus longues heures de travail : chargées du ménage, de la cuisine, du soin des enfants, des personnes âgées et des animaux domestiques, les travailleuses domestiques non spécialisées ont une charge de travail considérable [Peñaranda, Flores, Arandia, 2006]. La demande est forte parmi les classes moyennes citadines pour ces employées polyvalentes, du fait notamment des rythmes scolaires : l’école n’occupe les enfants qu’une demi-journée par jour. La plupart des familles n’ont pas les moyens d’embaucher plus d’une employée, et elles souhaitent en général que l’employée loge sur le lieu de travail. C’est notamment le cas de certaines familles des franges inférieures des classes moyennes, dans lesquelles les femmes travaillent sur les marchés et partent très tôt le matin. Il semble ainsi que l’accès à la main-d’œuvre domestique se diffuse dans les classes moyennes inférieures, comme le laisse entendre un jeune responsable de comercial qui voit passer des annonces de toutes sortes :

24

« Tout le monde a besoin d’une domestique, la classe moyenne aussi, car souvent les deux parents travaillent, même à El Alto et les commerçantes des marchés aussi, elles en ont encore plus besoin, car elles voyagent. C’est devenu nécessaire d’avoir une employée. »
(Mario, comercial rue Buenos Aires)

25Le travail domestique s’adapte aux évolutions socio-économiques en cours, évolutions qui tendent à faire croître la demande de main-d’œuvre dans le secteur des services aux particuliers, comme cela a été observé dans d’autres contextes, au Brésil [Vidal, 2007 ; Georges, 2008], en Afrique de l’Ouest [Gassama, 2005 ; Jacquemin, 2012], et dans les pays du Nord [Ehrenreich, Hochschild, 2003].

26La demande de travail domestique émane donc de catégories sociales variées et se fragmente en une pluralité de statuts domestiques différents. La catégorie sociale des employeurs influe sur les types d’emploi proposés. Dans les classes supérieures, employer une domestique constitue une marque du statut social : il n’est pas rare que les familles les plus aisées aient plusieurs employé(e)s : une cuisinière, une garde d’enfants, une femme chargée du ménage et un jardinier employé quelques heures par semaine. La demande de travail domestique est particulièrement importante à La Paz, où se concentrent les élites et les classes moyennes marchandes. Les emplois spécialisés de cuisinières et de nourrices sont plus valorisés et, généralement, mieux payés : alors que le salaire minimum était en 2013 de 1 200 bolivianos (environ 125 euros) pour un temps plein, les salaires pouvaient monter jusqu’à 2 000, voire 2 500 bolivianos (environ 260 euros). Les employeurs demandent alors plus d’expérience et de garanties et se donnent les moyens de recruter des employées compétentes en jouant sur les salaires. Les emplois spécialisés sont vus comme de « bons emplois » par les travailleuses domestiques enquêtées et par les patronnes des agences d’emploi. Ils sont encore davantage valorisés si les employeurs habitent dans la zone Sud, où résident les classes aisées de La Paz, s’ils appartiennent aux élites économiques (entrepreneurs, avocats, médecins, etc.) ou s’ils sont étrangers. Les entretiens menés dans les diverses agences d’emploi convergent pour présenter les salaires comme plus élevés en zone Sud où, de surcroît, les conditions de travail sont réputées meilleures :

27

« Toutes les cholitas préfèrent travailler dans la zone Sud, ça paye plus et les conditions de travail sont meilleures. Le style de vie est plus élevé, elles travaillent dans des maisons qui ont des toilettes, des douches, ici en haut (Buenos Aires, quartier du cimetière) c’est moins fréquent. Il y a plus d’avantages, plus de sécurité, et au bout de trois mois elles ont des primes et des vacances. »
(Mario, comercial rue Buenos Aires)

28Les travailleuses domestiques enquêtées établissent donc une hiérarchie des emplois les plus enviables qui se fonde sur le salaire, les conditions de travail, le quartier de travail et les caractéristiques sociales des employeurs. Les employeurs, quant à eux, manifestent des préférences divergentes, qui participent de diverses logiques. Certaines patronnes valorisent la jeunesse, afin d’avoir des employées malléables (et interchangeables), et préfèrent les très jeunes femmes, souvent mineures, cholitas de pollera, venant des campagnes. Embaucher de très jeunes femmes présente un double avantage. Comme il ressort de l’extrait d’entretien qui suit, les employeuses vont pouvoir former les travailleuses domestiques en fonction de leurs attentes :

29

« Dans le centre, beaucoup de patronnes préfèrent embaucher de très jeunes femmes de quinze ou seize ans, pour leur apprendre à faire les choses à leur manière, leur apprendre à faire le ménage et la cuisine comme il faut, alors que les femmes plus âgées, elles ont déjà leur manière de faire, c’est dur de les faire changer. »
(Flora, agence d’emploi, Max Paredes)

30Les jeunes paysannes sont perçues comme plus malléables et plus faciles à « éduquer » [Peñaranda, Flores, Arandia, 2006]. Embaucher de très jeunes femmes permet aussi de jouer sur la vulnérabilité et l’inexpérience supposées des jeunes migrantes arrivant en ville. Selon une femme du syndicat Max Paredes :

31

« Il y a des patrons qui exploitent leurs employées, certaines patronnes préfèrent embaucher des jeunes femmes qui viennent de la campagne, de très jeunes femmes qui ne connaissent pas leurs droits, comme ça ils pourront ne pas leur payer les primes et les payer en dessous du salaire minimum. »

32Certains entretiens menés dans les agences d’emploi signalent l’une des pratiques adoptées par les employeurs les moins scrupuleux pour minimiser les coûts de la main-d’œuvre domestique : afin d’éviter de payer les primes en principe dues au bout de trois mois, ils changent d’employée tous les trois mois, renvoyant ou poussant au départ la travailleuse domestique en poste pour en embaucher une nouvelle. Il est cependant impossible de connaître la fréquence à laquelle ces moyens de contourner la loi sont employés.

33D’autres employeuses recherchent au contraire plutôt des employées expérimentées et autonomes qu’elles n’auront pas besoin de former et qui seront immédiatement opérationnelles. Sont surtout concernés les emplois les plus qualifiés et les mieux payés, ceux de cuisinières et de gardes d’enfants. Certaines patronnes, enfin, sont plus exigeantes en matière de formation ; elles demandent des compétences spécifiques et certifiées, si l’on en croit les propos de Virginia, directrice d’une agence de San Miguel, en zone Sud :

34

« Aujourd’hui, beaucoup de femmes ne veulent plus de nourrice, parce qu’elles préfèrent mettre leurs enfants à la garderie, il y a de plus en plus de garderies. Comme ça, elles confient les enfants à des femmes qui ont étudié, qui ont des compétences en matière de garde d’enfants. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’exigence de formation, pour la garde d’enfants surtout. Pour un poste à pourvoir, les employeuses font parfois deux, trois, quatre entretiens avant d’embaucher quelqu’un, le choix est parfois difficile, elles ont besoin d’avoir confiance, il faut que le courant passe entre les deux. »

35Ainsi, le métier de travailleuse domestique se différencie de plus en plus, et plusieurs statuts coexistent désormais au sein d’une « catégorisation ordinaire » fondée sur les désignations locales des différents types d’emploi [Vidal, 2009a]. Cette segmentation en fonction du niveau de qualification et du salaire a aussi été observée en Afrique de l’Ouest [Gassama, 2005]. Des « carrières » de domestiques se construisent [Destremeau, Lautier, 2002]. Une exigence croissante de formation et d’expérience de la part d’employeurs de catégories sociales supérieures se fait jour et cette exigence nouvelle rencontre une aspiration, depuis longtemps affirmée, des travailleuses domestiques qui revendiquent depuis des décennies l’accès à l’éducation et à la formation.

Entre exigences des employeurs et aspirations des travailleuses domestiques, les enjeux de la formation professionnelle

36Les travailleuses domestiques enquêtées aspirent à une mobilité sociale et professionnelle par le biais des études. L’accès à l’éducation est donc un enjeu majeur, ce qui n’est pas spécifique au cas bolivien ; les travailleuses domestiques liméniennes des années 1980 manifestaient aussi le désir de poursuivre leurs études [Bunster, Chaney, 1985]. Le droit à l’éducation est l’une des revendications fondatrices des syndicats de travailleuses domestiques. On peut interpréter cela comme une revendication de justice sociale qui reflète des inégalités de genre. La scolarisation des filles dans les communautés rurales a longtemps été moins poussée que celles des garçons, comme le rappelle Alicia, une des pionnières du syndicat :

37

« Avant, il y avait une discrimination très forte envers les filles, même de la part de nos parents : “les fils, d’accord, doivent aller à l’école, mais les filles n’ont pas besoin d’étudier”, voilà ce qu’ils disaient. Maintenant, il y a plus d’égalité et d’équité en matière de genre. »

38Le niveau moyen de scolarisation a cependant augmenté depuis la fin du xxe siècle : d’après le recensement de 2012, 83,5 % des enfants et adolescents de 6 à 19 ans étaient scolarisés. La scolarisation secondaire progresse : 64,7 % des jeunes de 14 à 19 ans étaient scolarisés en 2012, pour seulement 54,5 % en 2001 ; parmi eux, l’écart entre la scolarisation des femmes et celle des hommes s’est fortement réduit, passant de 5,4 % en faveur des hommes en 2001 à 0,9 % en 2012 [INE, 2014].

39Le droit à l’éducation que réclament les syndicats concerne plus précisément la formation professionnelle. Ce droit à l’éducation est reconnu dans la loi de 2003, mais il doit être le fruit de négociations entre employeurs et employées. La formation professionnelle est au fondement de l’activité des syndicats : les premiers syndicats de travailleuses domestiques se sont constitués à l’occasion de cours de formation. Lors d’une fête donnée pour célébrer les treize ans du syndicat de la zone Sud, l’une des invitées a narré le geste des syndicats pacéniens et a rappelé les débuts difficiles du syndicat San Pedro, qui a pris forme dans les locaux de la paroisse, prêtés pour que s’y tiennent des ateliers de formation. Lorsque le curé s’est aperçu que les femmes qui participaient à ces ateliers avaient constitué un syndicat, la paroisse leur a fermé ses portes. Aujourd’hui, les syndicats ont progressivement acquis une légitimité et les formations constituent l’une de leurs activités principales : les cotisations versées par les membres servent d’abord à payer les enseignants qui viennent les dispenser. Des ateliers de cuisine, de pâtisserie, de puériculture, de couture, ainsi que des cours d’informatique sont régulièrement organisés. L’importance de ces activités est soulignée par les dirigeantes et les membres des syndicats, comme le revendique Lidia :

40

« On milite auprès du ministère du Travail pour que nos compétences soient reconnues, pour pouvoir travailler dans des garderies, pour avoir de meilleurs contrats. Pour cela, il faut qu’on se forme, qu’on fasse des études, qu’on passe le baccalauréat… »
(Lidia, syndicat Max Paredes, 2013)

41Ces formations participent d’une évolution récente du marché du travail domestique : les emplois les mieux payés et les plus spécialisés sont aussi ceux pour lesquels les exigences de formation sont les plus élevées, comme le résume la patronne d’une agence d’emploi de San Miguel, dans la zone Sud :

42

« Certaines filles ont étudié, elles ont fait des formations en pâtisserie, en cuisine internationale… Les patrons demandent de plus en plus de nouveaux types de cuisines, pas seulement la cuisine nationale, certaines patronnes en ont assez, elles veulent des choses plus légères. Il y a des instituts de formation, à El Alto surtout, qui proposent des formations spécifiques pour les employées de maison, pour qu’elles acquièrent des compétences. Les fins de semaine, il y a des cours exprès pour elles. Moi, je les encourage à faire ces formations, à étudier, à se former, je leur dis : “Si tu veux avoir un meilleur salaire, il faut que tu te formes.” Le syndicat aussi fait des ateliers qui leur permettent de se former. Elles sont très demandeuses, elles veulent y aller, elles s’informent et vont à ces cours. »
(Veronica, agence d’emploi, San Miguel)

43La formation professionnelle des domestiques est donc un marché convoité : outre les formations organisées par les syndicats, on voit aussi se développer des instituts de formation privés dans la ville d’El Alto. Ces instituts proposent des cours du soir et des cours le dimanche, jour de repos des travailleuses domestiques. Certaines agences d’emploi organisent également des formations afin d’améliorer le curriculum vitae des travailleuses domestiques qui recourent à leurs services. Ces formations sont cependant entachées de soupçons aux yeux des travailleuses domestiques syndiquées, dans la mesure où elles peuvent être imposées aux femmes qui s’adressent aux agences d’emploi, surtout lorsqu’elles sont inexpérimentées et peu en position de refuser. Ces formations sont vues à la fois comme un moyen utilisé par les agences pour accroître leurs revenus et comme une forme de discrimination à l’égard des jeunes migrantes rurales, comme le résume cet extrait :

44

« Elles nous imposent des formations, et pour cela elles nous prennent de l’argent, elles disent “tu ne sais rien faire, tu ne sais pas lire, tu es ignorante, il faut te former”, et elles nous font payer. Elles font payer plus les cholitas, les femmes de pollera. »
(Berta, 45 ans, syndicat Max Paredes, 2013)

45Au-delà de la formation professionnelle, certains cours de droit, d’économie ou de tourisme dispensés dans les instituts de formation d’El Alto participent explicitement d’une volonté d’ascension sociale passant par l’éducation. L’objectif est alors d’avoir accès à un métier plus valorisé et de sortir de la condition de domestique [Blanchard, 2014]. Ces aspirations semblent rarement se concrétiser, car il est souvent difficile pour les travailleuses domestiques d’arriver à un accord avec leurs employeurs leur permettant de suivre régulièrement les cours. Même lorsque les travailleuses domestiques commencent des formations, de nombreux obstacles sont susceptibles d’interrompre leur participation aux cours et de les empêcher de compléter leur formation, qu’il s’agisse d’un changement d’emploi ou d’une grossesse [Bunster, Chaney, 1985]. La formation ne permet pas toujours et même rarement l’accès à une mobilité sociale et professionnelle [Vidal, 2009b] : on peut alors se demander dans quelle mesure ce développement d’instituts de formations spécifiquement destinées aux citadins des classes populaires est susceptible d’accroître la mobilité sociale.

Quelle place pour les jeunes dans un marché du travail domestique segmenté et professionnalisé ?

46Les conditions de travail des domestiques de la ville de La Paz connaissent un triple processus d’évolution. Une diversification tout d’abord, qui reflète les mutations d’une société urbaine marquée par la montée en puissance d’une classe moyenne marchande et la diversification des exigences des employeurs. Une professionnalisation ensuite, qui découle des transformations du marché du travail, mais aussi de l’investissement croissant dans l’éducation et la formation au niveau national. Et enfin une montée en âge des domestiques, qui construisent de véritables carrières et peuvent être amenées à exercer cette profession pendant plusieurs décennies.

47Ces évolutions traduisent l’ambiguïté du statut de domestique. Alors qu’il a constitué et constitue encore, pour beaucoup de jeunes femmes, une étape transitoire, un apprentissage juvénile facilitant la migration des jeunes paysannes qui arrivent en ville, il est aussi susceptible de se transformer pour certaines femmes en un métier mobilisant des compétences professionnelles, permettant l’acquisition de références et reposant sur la formation. Mais si le métier de domestique se transforme, il ne se transmet pas. L’un des leitmotivs des travailleuses domestiques enquêtées est la priorité qu’elles accordent à l’éducation de leurs enfants et tout particulièrement de leurs filles : cette éducation doit leur permettre d’avoir plus tard un « bon » métier et de ne pas avoir à travailler comme domestiques.

48Le marché du travail domestique s’est constitué dans un contexte de croissance urbaine. Or la croissance urbaine a ralenti depuis le début des années 2000 : la Bolivie comptait 67 % de citadins en 2012. Le réservoir de main-d’œuvre féminine qu’ont constitué les campagnes va tendre à se réduire. L’enjeu est donc de faire de l’emploi domestique un secteur potentiellement attractif pour les classes populaires citadines en expansion. La spécialisation et la professionnalisation sont dans ce contexte des conditions indispensables pour que les jeunes citadines soient susceptibles de s’inscrire sur le marché du travail domestique, qui incarne pour leurs aînées les rapports de domination de sexe, de race et de classe subis par les femmes indiennes. L’enjeu de la redéfinition de la place des travailleuses domestiques dans la société est par conséquent aussi politique, et prend racine dans la question indienne [Stefanoni, 2010] : Evo Morales, en nommant ministre de la Justice l’ancienne dirigeante du syndicat des travailleuses domestiques Casimira Rodriguez Romero, en 2006, avait symboliquement – car son ministère n’a duré qu’un an – pris acte de l’importance de ce secteur.

Notes

  • [*]
    Professeur agrégé de l’enseignement du second degré (Prag), université Paris-Est Créteil, Lab’Urba.
  • [1]
    On désigne par care les activités qui relèvent du soin à autrui, entendues dans le cadre du travail domestique – garde d’enfants et de personnes âgées – ou dans le cadre des institutions de prise en charge des personnes dépendantes.
  • [2]
    Ley 2450 de regulación del trabajo asalariado del hogar, article 21 alinéa c.
  • [3]
    Les chiffres cités concernent les provinces Andres Ibañez, Murillo et Cercado, qui rassemblent l’essentiel des agglomérations de Santa Cruz, La Paz et Cochabamba.
  • [4]
    En 2012, la municipalité de La Paz comptait environ 760 000 habitants et celle d’El Alto environ 850 000 habitants [INE, 2014].
  • [5]
    18 ans est l’âge de la majorité en Bolivie.
  • [6]
    Parmi les onze personnes avec lesquelles j’ai mené des entretiens dans les agences d’emploi de La Paz, deux étaient des hommes et neuf des femmes.
  • [7]
    Agence d’emploi K-Sandra. Propose : employées de maison, « multiples » (tâches), aides, cuisinières, nounous, serveuses, vendeuses, employées en général. En Bolivie et à l’extérieur. Efficacité et responsabilité.
  • [8]
    Ces tendances sont difficiles à confirmer d’un point de vue statistique, dans la mesure où il n’existe pas de registre de l’emploi domestique centralisant ces informations.
  • [9]
    Les travailleuses domestiques peuvent soit être domestiques à demeure, logées chez l’employeur – statut résidentiel identifié comme cama adentro (littéralement, « le lit dans la maison »), soit avoir une résidence séparée (cama afuera).
  • [10]
    Lors des grèves dans le secteur du transport public, il est fréquent que les conducteurs de bus et minibus bloquent certains axes en formant des barrages routiers appelés bloqueos.
  • [11]
    Le salaire minimum a beaucoup augmenté ces dernières années du fait de l’inflation et de la politique sociale d’Evo Morales : il est passé de moins de 700 bolivianos en 2010 (environ 82 euros) à 1 440 bolivianos en 2014 (environ 162 euros).
  • [12]
    Dans les offres d’emploi, ces emplois non spécialisés sont appelés « multiple », contraction de « multiples tâches », que l’on peut traduire par « bonne à tout faire », bien que la formulation ici adoptée se veuille politiquement plus correcte.
Français

Dans la ville de La Paz, une grande partie des travailleuses domestiques est constituée de jeunes migrantes venant des campagnes voisines, qui en sont l’archétype. Mais le marché du travail domestique se diversifie et permet à des femmes plus âgées de construire des carrières de domestiques. Ces évolutions s’appuient sur des formes d’embauche diversifiées et influent sur les conditions de travail des domestiques, ce qui implique une différentiation et une hiérarchisation des emplois domestiques. La formation professionnelle, qui se trouve à l’articulation entre les exigences des employeurs et les aspirations des travailleuses domestiques, joue un rôle majeur dans ce processus.

Mots clés

  • ville
  • migration
  • travail domestique
  • discrimination
  • professionnalisation
  • genre
  • jeunes femmes

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Sophie Blanchard [*]
  • [*]
    Professeur agrégé de l’enseignement du second degré (Prag), université Paris-Est Créteil, Lab’Urba.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/autr.071.0057
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