CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet article traite de l’entrée des jeunes ouvriers métallurgistes indiens sur le marché de l’emploi du secteur dit inorganisé [3] ainsi que des cultures professionnelles [4] qu’ils y développent. L’informalisation du travail a connu un développement particulièrement aigu en Inde depuis les années 1980 [Breman, 1996a ; Lerche, 2012]. Au cours de ces trois décennies de libéralisation d’une économie auparavant protégée, l’importance du secteur inorganisé n’a cessé d’augmenter. Aujourd’hui, 93 % des emplois en Inde relèvent de ce secteur, c’est-à-dire qu’ils ne bénéficient ni de contrats ni d’aucune protection légale formelle. On peut alors se demander si ce n’est pas le salariat « normal » (au sens de formel) qui est, aujourd’hui, une forme marginale. Ce marché de l’emploi pourrait être qualifié de marché du « précariat » au sens que lui donne Robert Castel pour qualifier le fait qu’en France, la précarité auparavant vue comme temporaire est amenée à devenir un état permanent pour une part grandissante de la population, ce qui crée une transformation du marché de l’emploi où les situations de travail précaire deviennent un régime de travail à part entière. Le précariat est donc en deçà du salariat vu comme synonyme d’emploi protégé et régulier [Castel, 2007]. Si les évolutions des marchés de l’emploi sont éminemment différentes dans les deux pays, il est généralement reconnu que c’est de la même transformation d’impulsion néolibérale (demande d’une flexibilisation du travail et d’un assouplissement de ses législations) que procèdent les deux phénomènes appelés précarisation dans le Nord et informalisation du travail dans les Suds [Bouffartigue, Bussaud, 2010], ce qui pousse certains à affirmer que le précariat est une classe globale en cours d’établissement, située entre le prolétariat « classique » et le « lumpen-précariat » formé par les exclus de l’emploi [Standing, 2011].

2Dans le cas de l’Inde, où le secteur dit inorganisé a toujours été important, les transformations les plus manifestes sont, d’une part que le nouveau prolétariat qui vient de la campagne pour trouver du travail dans l’industrie s’insère uniquement dans l’emploi par ce biais [Bhowmick, 2009], notamment dans l’industrie où la part du secteur inorganisé est passée de 80,7 à 85 % entre 1985 et 2005 et où les créations d’emploi se font toutes en l’absence de contrat [Goldar, Aggarwal, 2012] ; d’autre part que même les institutions gouvernementales et l’OIT reconnaissent que le secteur inorganisé, auparavant considéré comme une sorte d’« anomalie » temporaire du processus de développement de l’Inde, est en fait la forme d’organisation qui va prendre la part dominante du marché de l’emploi indien dans les prochaines décennies [Lerche, 2012]. Ainsi les politiques de protection des travailleurs s’orientent maintenant plus vers un social floor, une politique de protection minimale des travailleurs pauvres non déclarés que par une régularisation et un encadrement du travail en lui-même [Srivastava, 2012].

3Cependant, puisque le régime général est caractérisé par l’absence de contrat, on pourrait se demander si tout emploi dépourvu de contrat peut être considéré comme précaire. Même si l’on met de côté le travail en col blanc qui, en l’absence de contrat, peut fournir des salaires importants et donc permettre aux travailleurs de souscrire à des régimes privés de sécurité sociale, il convient de se demander si tous les ouvriers du secteur inorganisé souffrent de la précarité. Si de nombreuses études de cas font état des conditions de vie extrêmement précaires de certains ouvriers journaliers [Picherit, 2009, 2012 ; Breman, 1996], leurs différentes situations socio-économiques obéissent à une segmentation complexe entre des franges plus ou moins vulnérables. Ainsi, la plupart des chercheurs travaillant sur ce thème contestent toute division dualiste entre secteur organisé et secteur inorganisé, d’une part parce que les firmes du secteur organisé dépendent des firmes du secteur inorganisé grâce au système de succursale [Lachaïer, 1999], mais surtout parce qu’un ouvrier protégé génère un cercle de dépendants qui pèse sur son salaire [Heuzé, 1989 ; Holmström, 1984]. La segmentation sociale – allant de certains emplois proches du travail asservi à ceux, très protégés de l’industrie nationalisée – est schématisée par une pente [Holmström, 1984] ou un ensemble de collines [Breman, 1996a], selon que l’on considère que les différents marchés du travail sont séparés ou non. Si l’on tente de se placer au milieu de cette pente et de considérer, par exemple, les ouvriers d’atelier qualifiés [5] ou encore les ouvriers spécialisés du bâtiment, peut-on encore qualifier leurs conditions de vie et leur rapport à l’emploi comme précaires ou possèdent-ils un certain nombre de protections informelles qui font que, même en l’absence de tout cadre légal, elles leur permettent de sortir de la précarité ?

4Certaines études portant sur les cultures professionnelles dans le secteur organisé font état de fortes cultures de groupe cristallisées sur la valorisation de l’emploi statutaire souvent perçu comme un patrimoine [Heuzé, 1989] et sur le développement de fortes camaraderies [Strumpell, 2008]. Dans ce contexte, il importe de se demander si, dans des professions relativement qualifiées du secteur dit inorganisé, il existe également des cultures professionnelles structurées. En s’intéressant au cas des jeunes gens qui intègrent ou tentent d’intégrer ces professions, on souhaiterait savoir de quelle manière ils acquièrent ces cultures professionnelles et autour de quelles valeurs ces dernières se cristallisent. On cherche également à déterminer si, en comparant des jeunes issus d’environnements sociaux distincts travaillant dans la même catégorie de métiers, mais dans branches différentes, il est possible de repérer des invariants dans la manière dont se structurent ces cultures professionnelles. Le cas échéant, la nature de ces invariants peut-elle être imputée au fait que ces métiers soient marqués par l’incertitude en matière de protection sociale ?

5Cet article montre, à partir de l’étude des trajectoires de deux jeunes ouvriers métallurgistes, l’un originaire de la ville, l’autre de l’espace rural, et de l’ethnographie de leurs environnements professionnels respectifs, que les métiers de la métallurgie sont marqués par la précarité, tant en ce qui concerne les garanties d’emploi qu’au niveau des conditions de vie. Ceci concerne la grande majorité des ouvriers travaillant dans ces métiers, même si certains peuvent obtenir des positions d’ouvriers très qualifiés ou encore de tâcherons, pouvant être considérées comme enviables dans le secteur inorganisé. Le contexte du marché de l’emploi qui caractérise ces métiers semble donc pouvoir être qualifié de précariat. Il montre d’autre part qu’il existe dans ces deux exemples des cultures professionnelles bien implantées, cristallisées autour de la très forte valorisation du savoir technique : elle est intégrée par le jeune ouvrier dès son apprentissage. Il s’agit d’abord d’une ressource qui permet de faire carrière et de trouver un emploi relativement bien payé. Mais il s’agit également d’un élément central des univers conceptuels des ouvriers journaliers qui permet de donner une valeur à leur travail et à leur condition d’ouvrier.

6Les résultats présentés ici sont basés sur une étude de terrain comparative de près de onze mois où sont mises en regard deux populations d’ouvriers métallurgistes dans l’État du Madhya Pradesh. Les premiers sont des ruraux migrant sur les chantiers de viaduc pour y travailler comme ferrailleurs. Les seconds sont issus des quartiers pauvres de Bhopal et travaillent comme carrossiers et fabricants de pièces détachées. La principale technique de recueil des données fut l’observation participante, aidée d’entretiens et de récits de vie. Dans un premier temps, une ethnographie explicite le parcours des jeunes ouvriers à travers deux portraits, l’un urbain, l’autre rural. Puis les conditions d’entrée dans l’emploi informel chez les jeunes ouvriers sont décrites de manière synthétique. Enfin, on montre quelles valeurs ces jeunes intègrent et comment ces dernières s’articulent avec l’hypothèse d’une « culture du précariat ».

Jeunes précaires des villes et des villages

Vivre à l’ombre d’Union Carbide

7Hakim est un jeune (29 ans) du bidonville d’Atallayub Nagar, situé juste contre le mur d’enceinte de l’usine Union Carbide qui tua entre 3 000 et 20 000 personnes la nuit du 4 décembre 1984 [6]. Depuis cet événement, l’usine est entourée par un ensemble de bidonvilles et de colonies plus ou moins légales. Les habitants de ces quartiers sont confrontés à une forte insécurité environnementale et sanitaire, car leur eau a été polluée suite à la fuite dans les nappes phréatiques des déchets chimiques contenus dans les bassins d’épandage abandonnés par la compagnie. La consommation de cette eau, qui a été récemment remplacée par une eau potable venue du réseau de la ville, a entraîné de nombreux problèmes de santé et des malformations infantiles. Les quartiers dans lesquels l’étude a été menée sont à dominante musulmane et sont issus d’un peuplement post-1992. C’est en effet après les émeutes interconfessionnelles qui ont touché Bhopal cette année-là que les musulmans, à l’époque pour beaucoup disséminés dans des quartiers à dominance hindoue, se sont déplacés, chassés par les pogroms. Il s’ensuit que ces quartiers ont d’abord été formés à cause du sentiment d’insécurité des musulmans, qui se sont rassemblés de peur d’être de nouveau attaqués par les hindous. Les parties non légales de ces quartiers sont établies sur les terres du gouvernement et, en plus d’être logés dans des habitats précaires, leurs occupants sont sous une menace permanente d’expulsion.

8Ces derniers parlent de s’unir et d’acheter leur propre terre, pour contrer les supposés projets de réhabilitation. Ils organisent des madrasas[7] dans les cahutes et ils construisent une grande mosquée. Ils s’inscrivent dans l’espace urbain. Ils trompent l’État aussi, par exemple quand les trains de charbon passent et que les enfants, armés de bâtons, raclent le haut des wagons pour récupérer le diamant noir au sol. L’or noir (kala sona), c’est aussi le nom du haschich (charas) que consomment à haute dose de nombreux jeunes du bidonville, y compris Hakim. Avec sa bande d’amis, il fume le chilam à peine caché. Ces jeunes sont frappés par le chômage et le sous-emploi : beaucoup n’ont pas de travail et parmi ceux qui en ont un, peu sont employés tous les jours. Ainsi se passent la plupart de leurs journées : ils traînent vers le viaduc, discutent, fument, se déplacent vers le château d’eau et font de même. Ces activités sont ponctuées par des jeux de cartes et d’argent, des parties de carrom[8] que l’on fait dans des salles prévues à cet effet. Ils parlent de tout et de rien, des soucis quotidiens, de la famille, se racontent des récits de bagarre. Il y a une importante valorisation de la violence et de l’image virile du « caïd » chez les jeunes de ces quartiers. Ils s’identifient à des goondas des délinquants. Ils montrent fièrement leurs couteaux ou arborent les cicatrices qu’ils se font eux-mêmes sur l’avant-bras pour prouver leur valeur. Ils parlent beaucoup de sexe, également. Ils font des réflexions désobligeantes, souvent accompagnées de gestes équivoques, sur les femmes qui passent. Certains font de fréquentes visites auprès des prostituées qui offrent leur corps pour des sommes bénignes, entre 200 et 500 roupies (entre 2,50 et 7 euros). Marque d’une société à la fois puritaine et populaire, il y a un vif contraste entre la femme du sang, que l’on doit à tout prix protéger, la femme de l’extérieur et la prostituée.

9Hakim, comme beaucoup de ses amis, cherche à trouver un emploi relativement régulier dans la métallurgie. Il s’est mis à ce métier cette année, notamment parce qu’il vient de se marier et d’avoir une petite fille. Auparavant, il a été chauffeur pendant longtemps, toujours pour des missions temporaires, selon sa version officielle. Il m’avoua un jour qu’il était en même temps dans l’« économie numéro deux [9] » et avait commis divers larcins dont certains assez graves. Mais, après avoir travaillé occasionnellement comme ferrailleur (sur un viaduc qui surplombe le bidonville) et tenté une brève carrière de conducteur de rickshaw, Hakim, n’ayant jamais réussi à faire un travail régulièrement, s’est engagé à devenir l’apprenti de l’un de ses meilleurs amis, Asim Bhai. Même ce contremaître expérimenté dans la carrosserie et la menuiserie est passé récemment par une période de sous-emploi qui lui a fait connaître la précarité la plus dure. Il essaie maintenant de créer avec Hakim, son apprenti, son propre atelier en se finançant par des économies réalisées sur son travail salarié. Pour ce faire, ils ont trouvé un emploi dans la carrosserie du beau-frère d’Asim, Shah Rukh. Mais laissons un instant Hakim à ses tentatives pour sortir de la précarité, pour nous intéresser au cas de Raju, un ouvrier migrant.

Raju et son thikedar

10Dans la campagne du Nord de l’État vit Raju, un jeune ouvrier migrant qui travaille parfois comme ferrailleur sur les viaducs. Son village, Banda, s’étend en longueur près de la ville voisine de Rampur. Ce jeune hindou d’origine rurale semble avoir bien peu de choses en commun avec Hakim, mais il est pourtant lui aussi frappé par la précarité. Raju est de basse caste, c’est un yogiah. Cette dernière fait partie du varna shudra[10] et se compose majoritairement de travailleurs agricoles. Il vit dans la maison de son oncle, un ensemble de bâtiments exigus où il habite avec son frère et ses trois cousins. Le lieu évoque un extrême dénuement. La maison a été construite sur des terres confisquées par le gouvernement. Ceci, au niveau des catégories locales, place Raju dans celle des très pauvres. Il dispose d’une acre de terre qu’il doit hypothéquer pour dettes auprès d’un grand propriétaire. Comme il n’a plus de terres, il est condamné à vendre sa force de travail et ne dispose pas de cette sécurité minimale qui permet même aux familles qui ont très peu de produire au moins une partie de leur nourriture. Il travaille depuis cette année pour un thikedar, un tâcheron. Ce dernier est aussi un ami et Raju vient souvent dans sa grange le matin, pour discuter ou fumer un chilam. On l’appelle Guru-ji. Il est brahmane, de caste Pandey [11], l’une des plus importantes du village, en nombre et en statut. Sa famille possédait auparavant un avoir foncier conséquent, mais après la réforme agraire, elle s’est progressivement désargentée et si elle fait encore partie des élites statutaires du village, elle est bien loin de pouvoir appartenir à ce que l’on appelle les « riches ».

11Guru-ji a 55 ans et a été jeune, lui aussi. Malgré son statut élevé, il a dû aller chercher du travail hors du village, alors que son grand frère s’occupait des terres. Il a donc tenté sa chance sur les grands chantiers de centrales électriques du Madhya Pradesh des années 1970. Il y a appris le métier de ferrailleur. Il a commencé à 2 roupies par jour. Petit à petit, il a gravi tous les échelons de qualification pour devenir contremaître (maistri), puis tâcheron. Il a participé à la construction du viaduc qui traverse le bidonville de Hakim et c’est lui qui l’y a engagé. Quand Raju, ce jeune travailleur de basse caste, vient le voir au petit matin et s’assoit auprès de lui pour boire le thé, il se situe dans une relation de patronage : il cherche sa protection. Cette très ancienne structure de hiérarchie protectrice puise ses racines dans le système jajmani[12]. On a beaucoup écrit sur les évolutions du patronage en général [Ramirez, 2000] et sur sa lente disparition dans les relations de travail en particulier [Breman, 1979, Picherit, 2009]. Il est vrai que les choses ont bien changé dans le village de Banda aussi. Ainsi, il y a dix ans, la famille de Guru-ji avait encore des ouvriers asservis qui travaillaient ses terres. Depuis quelques années, grâce à une forte volonté de répression de la part de l’État, le travail asservi a presque disparu du village de Banda ou doit se faire dans la plus grande discrétion. Il semble donc que le côté coercitif des relations de patronage entre hautes et basses castes dans le village se soit adouci et quand, ce matin-là, un ami et un ancien ouvrier de Guru-ji respectivement de castes yadav et galaria (jati shûdra) viennent discuter avec lui en montrant de nombreuses marques de déférence, on peut supposer que ces dernières sont purement formelles parce qu’ils ne dépendent pas de lui matériellement. Mais, cette question de caste mise à part, il est toujours impossible de trouver un travail un tant soit peu régulier sans se placer sous la confiance et la relative protection d’un tâcheron.

12En aparté, Raju se plaint des termes de cette relation, par exemple des faibles salaires qui lui sont versés et avec lesquels il ne peut s’offrir à court ou moyen terme les objets qu’il désire : d’abord, des vêtements convenables, ensuite une belle moto et enfin un fonds de commerce pour ouvrir un restaurant dans le village ou dans la ville d’à côté. En effet, le premier travail de Raju, au village, est serveur de gargote, mais cela ne lui fournit pas de revenus réguliers. Il doit donc parfois chercher du travail à la journée dans les villes voisines, rejoignant l’armée de « sans-emploi » qui vendent leur force de travail sur les routes. Ils s’assemblent à des carrefours et attendent là les tâcherons qui les emmènent vers différents chantiers afin qu’ils travaillent pour un salaire souvent très bas (de l’ordre de 130 à 200 roupies par jour). On peut aussi trouver des recruteurs qui proposent plus d’une journée et font miroiter des mois de travail dans des chantiers lointains, mais Raju n’est pas intéressé par ce genre de proposition parce que les accepter est en général très risqué. Il n’est pas rare qu’une fois le jeune ouvrier sur le chantier, le contremaître refuse de le payer, verse le salaire très en retard ou encore dans des proportions très inférieures à ce qui a été promis, comme cela a été observé ailleurs [Breman, 1996a ; Guérin et al., 2012 ; Picherit, 2012]. Il arrive aussi qu’il refuse de procurer la nourriture et plus souvent encore les médicaments nécessaires à la survie quotidienne, alors même qu’il n’a pas encore payé les ouvriers. La retenue sur le salaire effectuée dans les cas où il avance les frais, sans s’apparenter toujours à des pratiques d’asservissement, est l’occasion de nombreux vols.

13Malgré son mécontentement, Raju a conscience que la relation de protection (relative) contre service qu’il a développée avec Guru-ji reste l’option la moins mauvaise qu’il lui reste dans son maigre éventail d’« opportunités ». Il est mal payé, mais peut au moins lui faire confiance quant au fait d’être payé. Il a réussi à négocier un peu d’avance pour s’acheter quelques vêtements qu’il arborait fièrement à son retour au village : une chemise aux couleurs vives en synthétique brillant et une ceinture tout aussi « tape-à-l’œil », ainsi qu’un vélo neuf.

14Ainsi, bien qu’ils évoluent dans des contextes sociaux très différents, Raju et Hakim ont beaucoup en commun : face à des conditions de vie très précaires (l’un parce qu’il doit nourrir sa jeune famille alors qu’il vit dans une implantation illégale frappée par le chômage et l’autre parce qu’il a hypothéqué sa seule terre, doit rembourser des dettes et se marier prochainement), ils sont contraints de trouver de l’argent au plus vite et n’ont pourtant aucune option qui leur permettrait d’avoir accès à un emploi régulier. Pour tous deux, la moins mauvaise de ces options a été de se lier avec un tâcheron, qui est dans les deux cas un ami (même si l’amitié qui unit Hakim et Asim est très profonde alors que celle entre Raju et Guru-ji est plus instrumentale). Je propose maintenant de voir comment tous deux vivent cette période fondamentale d’insertion dans un métier manuel, l’apprentissage.

Montrer sa valeur dans le monde du travail : récits d’apprentissage

La journée de travail chez Shah Rukh

15Rejoignons Hakim dans sa carrosserie. Le travail y commence officiellement à neuf heures, mais, en pratique, on arrive plutôt entre dix et onze heures. L’« usine [13] » n’est qu’un carré de terre mal délimité, loué à la mairie sur un terrain vague qui sert de parking pour les bus endommagés. À l’entrée de cet enclos se tiennent des gargotes et des petits stands de pan[14]. Il y a une culture de groupe dans cette mosaïque de petites entreprises et la gargote où l’on prend le thé tous les matins est un lieu où se forment de multiples camaraderies. Avant de s’attaquer à un bus pour le réparer, on discute d’abord de la façon de faire, des réparations à effectuer, des pièces que l’on va utiliser. C’est Asim, en tant que contremaître, qui mène cette discussion avec Shah Rukh. La carrosserie est un travail très qualifié qui demande de maîtriser un grand nombre d’opérations : on découpe les pièces de tôle cabossées à l’endroit du choc. On soude ensuite des petites poutrelles métalliques pour refaire la structure. On redresse alors les plaques et les cadres à l’aide du marteau. On soude les plaques à l’extérieur et à l’intérieur puis on rivette le tout. Si l’avant du bus a été touché, on le refait avec soin grâce à une incroyable marqueterie de petites pièces. On finit par le pare-chocs et la pose de nouvelles vitres. Toutes ces tâches sont apprises une par une à l’apprenti, que l’on somme d’abord de regarder. On lui fait ensuite faire les tâches progressivement, en allant de la plus simple à la plus complexe. Enfin, le travail de peinture est souvent délégué à d’autres ouvriers indépendants qui ne font pas toujours partie du personnel de l’atelier.

16Hakim apprend vite et étonne ses pairs : parfois, quand il discute avec son contremaître de détails techniques, il essaie de glisser son avis qui est souvent pertinent. Shah Rukh s’étonne : « mais il comprend déjà tout ». Malgré de nombreuses tensions pour récupérer leur salaire, Hakim et Asim récoltent parfois plus de 15 000 roupies (environ 196 euros) par quinzaine sur lesquels ils doivent payer les pièces détachées. C’est tout de même très honorable pour des ouvriers du secteur informel, même si, pour gagner de telles sommes, ils doivent travailler plus de neuf heures par jour sur des périodes de plus de sept jours et donc, forcément se reposer par la suite. Asim est généreux avec Hakim et, après une courte période d’exploitation à ce rythme intense de travail, lui donne une part assez conséquente de ce salaire. Hakim est fier de sa rapidité d’apprentissage (il dit littéralement que « son cerveau est affûté et vif »). Il espère monter vite en qualification (l’apprentissage prend parfois jusqu’à cinq ans) pour pouvoir devenir l’associé d’Asim, ou du moins ouvrier très qualifié si cela ne marche pas et éventuellement un jour avoir son propre atelier. Il a aussi pour projet d’acheter de la terre, près de l’étang chimique, avec un ami à lui, pour pouvoir enfin être propriétaire de son domicile. Même si cet optimisme ne durera pas [15], faire un apprentissage réussi dans lequel il est estimé pour sa propension à comprendre les techniques difficiles de la carrosserie et à les intégrer lui donne l’impression d’être valorisé dans sa nouvelle activité professionnelle et d’y avoir un avenir. Nous allons voir que ce n’est pas forcément le cas de Raju.

Travailler sur le chantier

17Raju a déjà fait deux départs sur les chantiers, de trois mois chacun. Il habite, avec le reste du groupe d’ouvriers de Guru-ji, dans une des cabanes de tôle ondulée qui forment l’habitat de la main-d’œuvre subalterne. Les résidences de fortune ont un peu une allure de village temporaire, même si je n’observe pas, comme dans le Sud de l’Inde, cette image de village idéal que les tâcherons essaient de recréer [Picherit, 2009], notamment en respectant les séparations communautaires qui ont cours au village. Les groupes que j’ai pu aborder étaient en effet très divers quant à la composition de caste et de communauté, un musulman dirigeant par exemple un groupe d’hindous. Le groupe de Guru-ji est lui aussi très hétéroclite : il y a eu des brahmanes, parfois de sa caste ou de sa famille étendue, des castes moyennes, mais aussi des tribaux [16] et des musulmans. Les règles de pollution [17] sont très relâchées : jamais un brahmane ne pourrait, au village, dormir et manger sous le même toit qu’un musulman. Ce type de comportement a déjà été reproché par certains ouvriers. Guru-ji affirme être satisfait de cette vie qui lui laisse plus de liberté qu’au village quant aux obligations de statut. Au regard de nombreux travaux qui montrent que les individus des basses castes peuvent apprécier la vie en dehors du village, parce qu’ils se trouvent partiellement extraits de la hiérarchie des statuts [Guérin et al., 2012], ce fait montre que c’est aussi parfois le cas des hautes castes.

18Le matin, on prépare le thé dans une cuisine de fortune (un simple foyer en argile), quelques beignets de légume, ainsi que le repas de midi en avance, souvent du dal accompagné de riz et de chapati. On appelle la famille restée au village : la généralisation des téléphones portables a permis de réduire un peu la distance. Puis on sort de la cabane et on commence le travail. Celui de ferrailleur comprend de nombreuses tâches : charger et décharger les fers à béton, former les structures métalliques, les fixer, poser les plaques de coffrage et savoir faire un peu de béton. Raju apprend à sectionner les fils de fer avec Guru-ji : ce dernier lui enseigne le geste qui lui permettra de le faire d’un seul coup, avec une simple pierre et un burin. Celui qui permet d’attacher, avec un crochet et un peu de fil, les fers à béton ensemble pour former les structures. Celui qui permet de modeler les tiges de métal pour leur donner la forme adéquate. Il aide aussi aux torsions des plus grosses barres, façonnées en groupe, grâce à une énorme clé. Enfin, il devra plus tard apprendre à trouver son équilibre sur les traverses de béton et les échafaudages, à une hauteur à laquelle toute chute serait mortelle, à manier la soudeuse, à monter les coffrages et à aplanir le béton. Raju apprend patiemment, tout en cherchant de nombreuses autres opportunités au village, dans les villes voisines. Il rêve d’aller à Delhi pour gagner vite et bien l’argent nécessaire à l’ouverture de son restaurant. Il sait bien que Guru-ji ne lui accorde qu’une confiance limitée et ne le considère pas comme quelqu’un de « doué ». Or, à la différence des ateliers où le travail est très qualifié et où l’on forme tous les ouvriers, dans les chantiers, seuls quelques ferrailleurs très qualifiés sont nécessaires. Ils deviendront la plupart du temps tâcherons. Cette formation, le tâcheron la réserve donc au novice doué, qui comprend vite le métier et auquel il fait suffisamment confiance pour le préparer à devenir lui-même tâcheron et donc futur associé, voire éventuel concurrent. Quant à Raju, les signes que lui donne Guru-ji lui indiquent clairement qu’il a pour l’instant peu de chances de faire partie des élus.

19Ces deux portraits montrent que la réussite de l’apprentissage, qui nécessite une propension à acquérir rapidement la compétence technique, détermine grandement l’avenir du jeune ouvrier dans sa branche. Même si, paradoxalement, Hakim a quitté la métallurgie pour des raisons de conflits personnels alors que Raju y est resté parce qu’il n’a pas le choix, Hakim de par ses facilités à comprendre et à intégrer les savoir-faire, aurait de bien meilleures chances d’y faire une carrière satisfaisante s’il décidait de réintégrer la branche. Je propose maintenant d’analyser de manière plus globale les caractéristiques principales des deux marchés de l’emploi que j’ai étudiés ainsi que la manière dont les jeunes ouvriers peuvent essayer d’y évoluer.

Survivre dans un marché de l’emploi marqué par l’incertain

Une déscolarisation précoce

20L’entrée des jeunes dans l’âge actif est variable, mais elle se fait souvent très jeune, entre 8 et 14 ans. Il s’ensuit que la plupart des ouvriers étudiés sont illettrés, voire analphabètes, même s’il est possible de trouver quelques jeunes éduqués, en particulier sur les chantiers. Même chez les contremaîtres ou les petits patrons, on n’a souvent que le niveau nécessaire pour tenir un livre de comptes basique. Au village comme à la ville, lire un journal tient dans ces milieux de l’affirmation du statut. Les ouvriers sont complexés par leur illettrisme, auquel ils font une référence permanente en l’indiquant avec le signe du pouce (utilisé pour donner son accord légal sans signer le registre, notamment électoral). Si la plupart des ouvriers métallurgistes sont allés, au moins un peu, à l’école, il est fréquent qu’ils en aient été retirés peu après, qu’ils y soient allés avec peu d’assiduité ou qu’ils aient suivi des cours mal adaptés dont ils n’ont rien tiré. De nombreux enquêtés qui ont officiellement terminé l’école primaire, voire le collège, écrivent et déchiffrent avec de grandes difficultés.

21La situation socio-économique des familles est responsable, dans la plupart des cas, de la déscolarisation précoce. Mais à Bhopal, j’ai rencontré plusieurs jeunes gens qui avaient quitté l’école de leur propre initiative et demandé à leurs parents de les orienter plutôt vers un apprentissage. Il n’est pas rare que, suite à un échec scolaire, les parents décident de placer les jeunes adolescents chez un patron pour éviter qu’ils ne traînent dans la rue. À la campagne, on insiste encore plus sur le côté moral et vertueux du travail et on affirme que l’on s’emploie à « occuper » les jeunes, dans les champs, les restaurants ou ailleurs afin qu’ils ne traînent pas dehors. Ceci dit, les familles ouvrières font le maximum pour maintenir les enfants à l’école le plus longtemps possible et dépensent parfois énormément dans l’éducation privée, poussées par le désir que ces derniers ne connaissent pas leur vie précaire et puissent un jour trouver un naukri[18], un « vrai travail ».

22Entrer en apprentissage ne se fait jamais au hasard. À Bhopal, les jeunes sont généralement placés par leurs parents, toujours par l’entremise d’une relation proche. Le contremaître est dans la plupart des cas un membre de la famille, souvent un beau-frère ou un oncle. On peut aussi utiliser le réseau professionnel de l’un des grands frères. Même s’il y a la nécessité économique, on s’arrange toujours pour ne pas placer un jeune enfant dans les mains d’un inconnu. Pour ce qui est des migrants, les familles confient autant que faire se peut leurs jeunes à des intermédiaires recruteurs qu’elles connaissent bien et en qui elles ont confiance. Bien sûr, mes recherches concernent un travail semi-qualifié et ne traitent pas des couches les plus défavorisées du sous-prolétariat rural. Ces dernières se trouvent forcées de migrer par familles entières et ne peuvent pas toujours s’octroyer le luxe de choisir leur recruteur [Breman, 1996].

Faire carrière dans le monde de la métallurgie

23Après leur apprentissage, rares sont les jeunes ouvriers qui restent chez le même patron. Dans les ateliers, ils en changent souvent, soit pour avoir un meilleur salaire, soit parce qu’on ne les garde pas. Sur les chantiers, on change également beaucoup de maistri : le taux de défection est très élevé au cours d’une seule saison et rares sont les ouvriers qui tiennent plusieurs mois. S’attacher à un maistri pour en devenir un à son tour semble être une stratégie peu pratiquée, mais elle existe. C’est pourtant le seul moyen d’acquérir vraiment une qualification, le maistri acceptant alors de former complètement l’ouvrier. Cela demande de susciter confiance et espoirs chez le tâcheron – ce qui n’est par exemple pas le cas de Raju – et d’accepter d’être moins payé, le prix de la formation étant souvent retenu sur le salaire. Le métier de tâcheron est très prisé parce qu’il permet de gagner plus, mais aussi de se reposer le corps quand on avance en âge. Les jeunes en milieu urbain rêvent aussi de devenir petits patrons d’ateliers par intérêt pécuniaire, mais aussi par désir d’être « tranquilles » et parce qu’avec leur peu d’éducation, c’est le seul moyen qu’il leur reste pour finir « assis sur une chaise [19] ». Il existe néanmoins un autre moyen de finir assis, sur le chantier : devenir conducteur d’engins, un rêve caressé par de nombreux ouvriers qui ont la chance d’avoir un permis. C’est ce qu’a rêvé de faire Amir, un jeune d’Arif Nagar (une colonie voisine du bidonville de Hakim) qui avait eu un emploi de chauffeur au temps où se construisait le viaduc dans le bidonville, mais n’a pas réussi à faire renouveler son emploi, ou encore Amit, un autre ferrailleur venu de la frontière du Marahastra. Après quelques années à travailler à Bhopal, avec Guru-ji, il est resté quelques mois de plus avec un recruteur de Bhopal dans l’espoir d’être pris comme chauffeur avec un contrat régulier (naukri). Cela ne s’est pas fait et il est revenu au chantier de Guru-ji. Peu d’ouvriers arrivent à devenir des tâcherons suffisamment importants ou des patrons d’ateliers suffisamment heureux en affaires pour ne pas se soucier du lendemain : dans la plupart des cas, l’ouvrier ne sort jamais vraiment de la précarité, qui n’est relativisée que par des liens de dépendance personnelle ne garantissant qu’une sécurité relative et temporaire.

24Dans ce chemin vers le (très rare) naukri ou vers la petite propriété (atelier, sous-traitance de main-d’œuvre), le point essentiel est la réputation. Outre l’importance capitale de la montée en qualification à travers l’acquisition du savoir technique, celle-ci s’établit grâce aux liens de camaraderie qui permettent d’avoir des opportunités d’emploi et sont donc toujours inféodés à un certain intérêt. Le morcellement de la main-d’œuvre et la pénurie d’emplois limitent la transformation des liens de camaraderie en solidarités horizontales parce que l’associé d’un jour peut vite devenir l’exploiteur de demain. Je n’ai assisté qu’à peu de résistances collectives, sauf quand, sur le chantier, ces dernières sont organisées par le maistri lui-même. La principale forme de résistance, à part la grève du zèle, est le départ en série comme ce fut le cas après qu’un employé du chantier ait fait une chute mortelle, voire la fuite, s’il y a eu avance sur salaire. L’idéal en matière de travail est toujours le naukri ou du moins un travail régulier, quitte à gagner moins. Tout comme le naukri, l’union des ouvriers dans le but d’organiser une résistance collective et de présenter des revendications est aussi un rêve distant : les (très rares) syndicats présents dans le secteur inorganisé local ne font rien pour les ouvriers qui ne font pas partie de leur branche. Il n’y en a aucun dans les chantiers ni dans les ateliers. On s’en remet souvent à un pragmatisme désabusé ou à la responsabilité des ouvriers du secteur organisé, que l’on identifie comme plus à même de fonder de nouveaux syndicats. Le seul espoir envers l’avenir, c’est souvent de pouvoir payer des études à ses enfants pour qu’ils obtiennent un naukri et puissent sortir du précariat.

Valeur du travail et valeurs ouvrières

Travail manuel, corps et virilité

25Dans ces métiers très physiques, le rapport au corps dans le travail est complexe : d’une part, il est associé à des représentations négatives et d’abord, aux risques. Ceux qui sont les plus évoqués par les enquêtés ne sont pas ceux relatifs aux accidents létaux, mais les risques quotidiens, qui entraînent des maladies du travail et de petits accidents inévitables sur la durée. Ce sont les blessures aux pieds, la chaleur qui abîme les mains sur les chantiers, la douleur dans les yeux des soudeurs qui les empêche de dormir la nuit. Ce sont les poignets endoloris du carrossier, à force d’encaisser les coups de masse, les petites, mais fort douloureuses, cataractes causées par des copeaux de métal ou de poussières projetés dans l’œil. D’autre part, l’effort et le dur labeur sont liés à la virilité, qui, tout comme dans les classes ouvrières françaises [Bourdieu, 1979] est une vertu très louée dans l’Inde prolétaire. L’effort et la façon dont il altère le corps ont une face très positive : le mehenat (signifiant à la fois effort et dur labeur) est toujours utilisé dans le discours de légitimation d’un travail, et dans les discours de délégitimation (on peut traiter certains de paresseux, dire qu’ils ne font pas d’effort). La prise de risque peut être ainsi valorisée, surtout chez les jeunes : parfois, sur les chantiers, ils escaladent les échafaudages à même le pilier quand on peut y monter par des installations bien plus sûres (mais cela n’est pas toujours le cas). On craint les cataractes, mais, paradoxalement, on investit peu dans les protections qui sont rarement fournies et encore plus rarement utilisées. Les traces et les stigmates que produit l’effort sur le corps sont souvent montrés fièrement, comme les mains « d’hommes », calleuses, travaillées par l’effort. Un jeune ouvrier qui travaillait pour Guru-ji et qui prenait des gants pour se prémunir contre les brûlures provoquées par le métal chauffé au soleil provoquait les railleries du contremaître. On le comparait à une « précieuse ». Les superviseurs (au chantier) et les petits patrons (à la ville) montrent aussi avec fierté ces mains calleuses, pour prouver qu’eux aussi ont été ouvriers. Ce rapport au corps change suivant les différents âges de la vie. Si l’on trouve positif et viril qu’un jeune homme se « fasse » le corps à travers l’effort, ce n’est pas le cas pour les ouvriers plus âgés. L’effort, qui forme le corps, l’use aussi. C’est pourquoi on cherche par la suite à se protéger avant de ne plus pouvoir effectuer physiquement le travail, en se retirant de l’effort grâce à la petite propriété.

Savoir technique contre savoir académique

26Le savoir technique, en plus d’être la principale sécurité de l’ouvrier métallurgiste précaire à travers la réputation et la qualification, est également l’élément le plus important dans la valorisation de son statut. Ce sont les ouvriers plus âgés qui jouissent de la réputation technique la plus établie. Leurs collègues les présentent spontanément : « interroge-le, lui, il travaille dans la branche depuis trente ans ! », « interroge celui-là, dans toute la vieille ville, il n’y a pas pareil soudeur ! » me dit-on. Quand le jeune ouvrier effectue son apprentissage, le contremaître lui transmet non seulement une technique qui lui permettra d’augmenter son salaire et ses chances d’emploi, mais également la valeur d’un savoir-faire : dans la relation d’apprentissage qui prend place dans les ateliers, le contremaître est appelé « ustâd », ce qui signifie « maître » en urdu. L’acquisition de la connaissance est vectrice de respect et de statut : quand il y a une quelconque opération, les ouvriers inoccupés font leurs observations techniques ; c’est ici une occasion pour affirmer son statut, sa maîtrise du métier. Sur les chantiers, on admirera, par exemple, tel thikedar particulièrement doué en aplanissement du béton qui se livre à de véritables démonstrations de savoir-faire.

27Enfin, le patron participe lui-même au travail et son avis sur les techniques à employer est souvent requis. Il a besoin de connaître parfaitement les différentes techniques utilisées dans son atelier, faute de quoi il n’aura aucune autorité. Tout ceci s’accompagne d’un certain dénigrement du « savoir de l’ingénieur », que l’on décrit comme « travaillant uniquement du cerveau », alors que le savoir technique vient « en même temps du cerveau et de la main ». Un jeune ouvrier m’a déclaré qu’il peut imiter à la perfection les pièces à partir d’un plan, sans avoir étudié, ce qui lui confère le statut de « technical engineer », alors qu’un jeune patron m’a affirmé qu’il avait appris à un ingénieur comment mesurer un piston, ce qui montrait que son diplôme était inutile. Les chantiers foisonnent d’histoires où les contremaîtres arrivent à faire des observations plus pertinentes que les ingénieurs. Le savoir technique est donc un moyen d’apporter de la valeur à son travail, de se hisser symboliquement au niveau des techniciens et des ingénieurs qui possèdent le naukri en rentrant en compétition sur leur propre terrain, celui du savoir. La prévention du risque, qui existe bien que n’étant pas basée sur des protocoles et des mesures de sécurité, repose, elle aussi, sur le savoir technique : c’est le contremaître qui apprend les techniques permettant de travailler à moindre risque.

Une culture du précariat ?

28De ces deux valeurs au travail que sont l’effort et le savoir technique, le second est le plus déterminant parce que l’effort a trait à la morale, c’est-à-dire à une valeur au travail, alors que le savoir technique détermine directement la valeur du travail. Ainsi, le savoir technique est plus souvent valorisé dans les ateliers que sur le chantier, parce que le travail y est plus qualifié. Sur le chantier, il est aussi plus souvent valorisé chez les tâcherons et ouvriers qualifiés alors que les ouvriers non qualifiés valorisent davantage l’effort. Il s’ensuit que plus on monte en qualification, plus on valorise le savoir-faire. Cette culture professionnelle est marquée par le besoin de se valoriser avec le peu que l’on a : c’est le choix du nécessaire, on fait de nécessité vertu [Bourdieu, 1979]. Ceux qui n’ont pour eux que leur force de travail la valorisent à travers la culture de l’effort et de la dimension morale de l’ouvrier volontaire, alors qu’au contraire ceux qui ont la qualification technique se différencient des autres en la mettant en avant, ce qui montre aussi que leur métier (qualifié) a plus de valeur. Non seulement le savoir technique donne un emploi et ajoute une valeur marchande au travail, mais il permet de se valoriser par rapport au travail manuel non qualifié et de se hisser symboliquement à un niveau de connaissance parfois considéré comme proche ou égal de celui de l’ingénieur. C’est pourquoi ce n’est qu’en intégrant les savoir-faire du métier et en apprenant à les respecter tout le long de leur apprentissage que les jeunes pourront devenir des ouvriers respectés et avoir un avenir moins incertain dans leur branche.

29Bien sûr, l’analyse de ces deux cas particuliers ne permet pas de conclure qu’il existe une « culture du précariat ». Il faudrait d’autres études, d’autres terrains pour savoir si ces caractéristiques sont généralement partagées chez tous les ouvriers dont la condition salariale peut être rapprochée du précariat. De plus, essayer d’ériger ces ensembles de valeurs en une « culture du précariat », culture d’une classe globalisée de précaires, comporte le risque d’essentialiser les pauvres et de verser dans des concepts proches de la culture de la pauvreté, dont on sait ce qu’ils peuvent avoir de réducteur voire de stigmatisant [Duvoux, 2010]. Des critiques peuvent être adressées au concept même de précariat en tant que classe, notamment celle qu’adresse Breman à Standing : il insiste sur l’extrême diversité des régimes précaires dans le monde, notamment dans les pays du Sud et en conclut que non seulement, le concept de précariat est une simplification à outrance d’une situation complexe, mais que, d’autre part, l’idée que les différentes fractions de ce « précariat » risquent de s’unir en une « classe dangereuse » est fausse, le risque principal étant au contraire que les différentes fractions des classes précaires luttent entre elles dans une concurrence pour l’emploi [Breman, 2013a]. Le but de cet article n’est pas de prétendre que les ouvriers observés, parce qu’ils partagent l’expérience de la précarité au même titre que des travailleurs des pays du Nord, constituent avec eux une classe. J’ai au contraire essayé de montrer que les situations au sein des milieux professionnels dans lesquels j’ai enquêté peuvent être très différentes et surtout qu’il n’y a pas de conscience de classe apparente chez ces ouvriers. Mais prendre en compte la complexité et la diversité des segmentations sociales qui prennent place dans ce vaste ensemble de travailleurs précaires que l’on peut nommer « précariat » ne doit pas pousser à nier que ces derniers sont tous victimes de la flexibilisaton grandissante du travail ni renoncer à trouver des invariants dans la manière dont ils vivent cette précarité prolongée. Il est ainsi troublant de constater que dans l’étude de Serge Paugam, les ouvriers sidérurgistes français, pour qui le savoir-faire est une valeur centrale, sont aussi les ouvriers qui se situent dans l’idéal type qu’il appelle l’intégration incertaine, c’est-à-dire ceux qui ont un travail qualifié et non aliénant, mais sont confrontés à une forte incertitude face à l’emploi [Paugam, 2000]. De plus, même chez les compagnons qui ne sont pourtant pas un corps professionnel touché par la précarité de l’emploi, Nicolas Adell observe qu’à travers l’institutionnalisation de l’« Orient », notion mystérieuse et insaisissable symbolisant leur savoir-faire propre, ils répondent à une perception de la précarité, non des situations individuelles face à l’emploi, mais de la profession tout entière. Car cette institutionnalisation fut une réponse à la menace que faisait peser sur la profession la généralisation du machinisme, la prolifération envahissante des figures du polytechnicien et de l’ouvrier-bras [Adell, 2004]. Dans ce cas, on pourrait supposer qu’à titre individuel, les compagnons ont d’autres valeurs identitaires auxquelles se raccrocher, notamment leur appartenance à leur corps institutionnel, mais aussi, plus tard, l’appartenance à une entreprise. Dans le cas des ouvriers sidérurgistes qui ne peuvent se raccrocher à rien de tout cela, la valorisation de leur savoir-faire forme un « nous », face à un « eux » qui sont les membres de l’encadrement, vus comme menaçants parce qu’ils sont des dominants, mais aussi parce que les ouvriers sont persuadés qu’en cas de plan social ils seront sacrifiés pour que les cols blancs restent [Paugam, 2000]. Chez les ouvriers du Madhya Pradesh, le « eux », ce sont les ingénieurs et les ouvriers statutaires, les lettrés représentant à la fois le statut symbolique et la condition de stabilité matérielle auxquels ils n’ont pas accès. Dans le contexte indien peut-être plus que dans un contexte français, valorisation du savoir technique et valorisation par rapport à l’emploi statutaire sont intimement liées parce que la marque de tout emploi statutaire, même celui d’ouvrier y est l’éducation formelle. La valorisation du savoir-faire technique des ouvriers précaires peut être comprise comme un phénomène de résilience [Lamont, 2013] par rapport aux deux blessures sociales que sont l’illettrisme et sa conséquence, l’exclusion de l’emploi permanent. Le rôle de cette mise en avant du savoir-faire technique est alors de retrouver une valeur dans son travail et son statut de travailleur.

30En définitive, ce qui semble particulier aux cultures professionnelles des ouvriers qualifiés en situation de précarité, ce n’est pas tant le fait qu’il existe une valorisation du savoir technique, mais plutôt que c’est pour eux le seul moyen de se valoriser, si l’on exclut la valorisation de l’effort, le pis-aller de l’ouvrier non qualifié qui n’a que sa sueur pour se faire reconnaître. En l’absence d’autres repères institutionnels et statutaires (comme une corporation, une entreprise, ou encore un contrat de travail fixe) auxquels se raccrocher, on se replie entièrement sur la culture de métier. En ce sens, les deux cultures professionnelles (celle des ouvriers précaires de la sidérurgie et celle des ouvriers du Madhya Pradesh) semblent donc se structurer de manière homologique même si l’illettrisme des ouvriers indiens rend peut-être encore plus vital pour eux ce besoin de se reconnaître dans leur savoir-faire. Cela ne signifie pas que les cultures ouvrières, au sens des valeurs qu’adoptent les ouvriers dans et hors le travail, se structurent de la même façon. Ces deux récits ethnographiques ont au contraire montré combien leurs environnements socio-culturels étaient complexes et variés. Sans aller jusqu’à vouloir caractériser une « culture du précariat », ce qui ne peut faire justice à la complexité de ces situations, cette ethnographie tend à montrer que la cristallisation des cultures professionnelles autour de la compétence technique, et donc de la culture de métier dans le cas d’une situation de précarité prolongée, est un invariant culturel.

Notes

  • [1]
    J’entends par « journalier » non pas le fait que l’ouvrier soit engagé forcément à la journée, mais plutôt le fait qu’il ne dispose d’aucune protection légale et peut donc être renvoyé du jour au lendemain.
  • [2]
    Je tiens à remercier l’ANR Criteres pour le financement de l’un des terrains ainsi que M. Shankar Gowda pour son aide précieuse lors de la phase finale d’entretiens.
  • [*]
    Doctorant en anthropologie, EHESS, LISST, Toulouse.
  • [3]
    Je montrerai dans cet article que le secteur dit inorganisé est en fait très structuré.
  • [4]
    J’entends par « cultures professionnelles » l’ensemble des valeurs qu’adoptent ou développent les ouvriers dans le strict cadre de leur travail.
  • [5]
    Ces derniers, dans certains contextes, peuvent être qualifiés « d’aristocratie du travail informel » [Breman, 2013b].
  • [6]
    Cette usine de pesticides stockait en effet de l’isocyanate de méthyle, un gaz extrêmement toxique. La nuit de l’accident, de l’eau est accidentellement rentrée en contact avec le gaz provoquant son évaporation rapide puis la rupture de la cuve dans laquelle il était entreposé. Le nuage mortel s’est alors répandu sur la ville. Les habitants n’ont pas été prévenus de l’accident parce que, pour des raisons d’économie d’électricité, la compagnie avait débranché tous les systèmes de sécurité.
  • [7]
    École de confession musulmane. Ici, l’enseignement est presque uniquement tourné vers l’apprentissage du Coran.
  • [8]
    Billard indien que l’on joue sur un plateau de bois, avec les doigts et des palets en guise de boules.
  • [9]
    Nom que l’on donne en Inde à l’économie parallèle.
  • [10]
    Les castes sont classées en quatre ordres ou varna, détaillés dans les lois de Manu et correspondant aux quatre parties du corps (tête, torse, ventre et jambes) ; elles sont hiérarchisées selon une gradation du pur à l’impur, les intouchables étant hors varna. Le varna shûdra est le moins pur.
  • [11]
    Grande jati brahmane du Nord de l’Inde.
  • [12]
    Système social et économique régissant les échanges entre les différentes castes d’un village.
  • [13]
    C’est pourtant par le terme « usine » (karhana) que l’on désigne ce genre d’endroit en hindi.
  • [14]
    Feuille de bétel remplie d’épices et de tabac que l’on chique.
  • [15]
    Rien n’est permanent dans ces métiers marqués par l’irrégularité : quand je suis revenu sur le terrain quelques mois après l’observation participante dans les ateliers, les deux amis avaient quitté l’atelier de Nafiz, apparemment à cause de disputes, notamment sur la question des salaires payés en retard. Il y avait un différent entre le patron et Hakim : l’employé accusait son patron de ne pas l’avoir payé, le patron prétendait que l’employé avait abandonné son poste. Hakim a, à l’heure actuelle, repris une activité de chauffeur. Ceci n’enlève rien au fait que ce dernier se sentait, à l’époque de son début d’apprentissage, bien intégré dans la branche et valorisé dans son travail.
  • [16]
    Les tribaux, aussi appelés adîvâsîs (habitants originels) sont des populations aborigènes de l’Inde réparties en 645 tribus. Ils sont officiellement reconnus comme « Scheduled Tribes », tribus répertoriées. Ils sont de très bas statut et bénéficient en conséquence de mesures de discrimination positive.
  • [17]
    Règles relatives à la conservation de la pureté propre à chaque caste qui interdisent aux individus de haute caste le contact avec les individus de caste inférieure, en particulier lors du partage du repas et de l’eau.
  • [18]
    Naukri désigne l’emploi permanent et statutaire, synonyme, encore aujourd’hui, de grand prestige. Il se différencie nettement dans l’imaginaire populaire du simple travail, par exemple le travail journalier.
  • [19]
    Les expressions entre guillemets sont littéralement traduites de l’hindi.
Français

Cet article se focalise sur deux groupes de jeunes ouvriers du Madhya Pradesh (Inde), des urbains originaires d’un bidonville de Bhopal travaillant dans des ateliers de métallurgie et des ruraux effectuant des migrations cycliques entre les campagnes de l’État et les grands chantiers de viaducs. Basé sur un long travail d’ethnographie, l’article montrera comment les jeunes s’insèrent et se maintiennent sur le marché du travail grâce à un processus d’apprentissage qui les fait devenir ouvriers. On verra alors comment, devenus ouvriers, les jeunes développent certaines constantes dans la conception de leur condition de travailleurs journaliers et dans leurs aspirations sociales. Cela mettra en relief le fait que ces jeunes, venus de deux mondes différents et évoluant sur des marchés de l’emploi séparés, adoptent pourtant certaines valeurs communes quand ils sont confrontés à la vie précaire du travailleur journalier.

Mots clés

  • travail
  • précariat
  • informel
  • culture
  • Inde
  • Madhya Pradesh

Bibliographie

  • En ligneAdell N. [2004], « “Les sentiers de l’Orient”. Initiation chez les compagnons du tour de France », Ethnologie française, vol. 34, no 3, p. 517-525.
  • En ligneBhowmick S.K. [2009], « Labour sociology searching for a direction », Work and occupations, vol. 36, no 2, p. 126-144.
  • Bouffartigue P., Bussaud M. [2010], « Précarité, informalité : une perspective Nord-Sud pour penser les dynamiques des mondes du travail », Les Mondes du travail, no 9/10, p 27-41.
  • Bourdieu P. [1979], La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de minuit, 670 p.
  • Breman J.C. [1979], Patronage and exploitation : changing agrarian relations in South Gujarat, India, New Delhi, Manohar publications, 287 p.
  • Breman J.C. [1996], Footloose labour : working in India’s Informal Economy, Cambridge, Cambridge university press, 278 p.
  • Breman J.-C. [2013a], « A bogus concept ? », New left review, no 84, p. 130-138 : https://newleftreview.org/II/84/jan-breman-a-bogus-concept (page consultée le 12 décembre 2014).
  • Breman J.-C. [2013b], At work in the informal economy of India : a perspective from the bottom up, Delhi, Oxford university press, 536 p.
  • Castel R. [2007], « Au-delà du salariat ou en deçà l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat » in Paugam S. (dir.), Repenser la solidarité, Paris, PUF, 980 p.
  • Duvoux N. [2010], « Repenser la culture de la pauvreté », La Vie des idées, 5 octobre, ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Repenser-la-culture-de-la-pauvrete.html (page consultée le 12 décembre 2014).
  • En ligneGoldar B., Aggarwal S.C. [2012], « Informalization of industrial labor in India : effects of labor market rigidities and import competition », The Developing economies, vol. 50, no 2, p. 141-169.
  • En ligneGuérin I., Ponnarasu S., Venkatasubramanian G., Michiels S. [2012], « Ambiguities and paradoxes of the decent work deficit : bonded migrants in Tamil Nadu », Global labour journal, vol. 3, no 1, p. 118-142.
  • Heuze D.G. [1989], Ouvriers d’un autre monde : l’exemple des travailleurs de la mine, Paris, MSH, 401 p.
  • Holmstrom M. [1984], Industry and inequality : the social anthropology of Indian labour, Cambridge, Cambridge University Press, 342 p.
  • Lachaïer P. [1999], Firmes et entreprises en Inde : la firme lignagère dans ses réseaux, Paris, Karthala, 402 p.
  • Lamont M. [2013], Social resilience in the neoliberal era, Cambridge, Cambridge university press, 411 p.
  • En ligneLerche J. [2012], « Labour Regulations and Labour Standards in India : Decent Work ? », Global labour journal, vol. 3, no 1, p. 16-39.
  • Paugam S. [2000], Le Salarié de la précarité, Paris, PUF, 437 p.
  • Picherit D. [2009], Entre villages et chantiers : circulation des travailleurs, clientélisme et politisation des basses castes en Andra Pradesh, Inde, thèse de doctorat, Paris, université de Nanterre, 553 p.
  • En lignePicherit D. [2012], « Migrant labourers’struggles between village and urban migration sites : labour standards, rural development and politics in South India », Global labour journal, vol. 3, no 1, p. 143-162.
  • Ramirez P. [2000], De la disparition des chefs : une anthropologie politique népalaise, Paris, CNRS, 370 p.
  • En ligneSrivastava R. [2012], « Changing employment conditions of the indian workforce and implications for decent work », Global labour journal, vol. 3, no 1, p 63-90.
  • Standing G. [2011], The Precariat : the new dangerous class, London, Bloomsbury, 198 p.
  • En ligneStrumpell C. [2008], « “We work together, we eat together” : conviviality and modernity in a company settlement in south Orissa », Contributions to Indian sociology (n.s.), vol. 42, no 3, p. 351-381.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/autr.071.0157
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...