CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les rencontres internationales des années 1990 (Conférence internationale sur la population et le développement en 1994 et Conférence mondiale sur les femmes en 1995) consacrent les droits reproductifs dans les débats relatifs à la population, au développement, à la pauvreté et aux inégalités sociales, grâce à la mobilisation des mouvements féministes et l’action de la communauté internationale [Pitanguy, 1995 ; Bunch, Fried, 1995]. La priorité est accordée, tant dans les documents de travail ou de promotion (conventions, traités ou législations nationales) que dans leur contenu, à la reconnaissance de la liberté de décision des individus, surtout des femmes, et du rôle des pouvoirs publics dans leur avancée en ce qui concerne la maternité, la fécondité ou la sexualité par exemple [Bonnet, Guillaume, 2004]. Dans leur contenu, les droits relatifs à la reproduction ont été définis et reconnus comme des droits se rapportant à la libre décision et à l’autonomie en matière de maternité, de fécondité, de la procréation sans aucune forme de discrimination, de coercition ou de violence [Shalev, 2000 ; Gautier, 2000 ; CRLP, 2003]. Dans les documents de travail (les conventions, traités et protocoles), il s’agit surtout de les rendre visibles et applicables par l’adoption et/ou l’intégration dans ces principaux instruments et outils de promotion des droits de l’homme. Par exemple, il est recommandé que les pays s’engagent en faveur de la promotion et de la protection des droits reproductifs des femmes dans la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et le protocole additionnel à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique. Emboitant le pas à ces deux documents, l’un international et l’autre régional, le plan d’action du Caire de 1994 et la déclaration de Beijing de 1995 préconisent la garantie de l’égalité des hommes et des femmes en santé, du droit des femmes à une meilleure santé physique et mentale, à des services de santé de la reproduction. Une telle implication de la communauté internationale dans l’énonciation d’un cadre juridique avait certainement pour ambition de reconnaitre les droits reproductifs comme les droits de l’homme et de renforcer le pouvoir des femmes en matière de reproduction [UN, 1995 ; UN, 1996 ; Pelchat, 1995 ; CRLP, 2007], même s’il faut le dire, certains pays d’Afrique subsaharienne, par exemple, n’ont marqué leur intérêt pour les droits reproductifs que très progressivement [Gautier, 2002].

2Le Cameroun, à la suite de la mobilisation internationale, a entrepris en 1999 des réformes visant à mettre en application ces recommandations. La première mesure a été l’organisation d’un forum national au cours duquel ont été définies les orientations en santé de la reproduction (en termes de politique, d’activités, et des prestations à offrir), ceci dans un souci d’amélioration de services de santé reproductifs. L’offre camerounaise concernant principalement les prestations en santé de la reproduction s’appuie sur les indications du plan national de développement sanitaire adopté depuis 1992 dans le cadre de la réorientation des soins de santé primaires [Kondji, 1995 ; Okalla, Le Vigouroux, 2001]. Au plan juridique, la protection des droits des individus a été définie comme une des principales priorités des réformes en ce qui concerne l’enfant et la mère, la famille, la femme dans le cas par exemple des violences sexuelles et physiques, le VIH et les infections sexuelles transmises et les services de santé de la reproduction [code pénal, 1997 ; CRLP, 2003]. Dans le cas de l’avortement, dans le paragraphe portant atteinte à l’enfant et à la famille, il est rappelé qu’à l’exception des cas de grossesse mettant en danger la santé et la vie de la mère ou résultant d’un viol et attestés par le ministère public, toute personne qui se procure ou procure un avortement à une femme est passible d’un emprisonnement variable de quinze jours à cinq ans et d’une amende variable de 5 000 à 2 000 000 fcfa [1].

3Par ailleurs, en dehors du code pénal, le protocole additif à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes et le plan d’action de Maputo adoptés et ratifiés respectivement en 2003 et en 2009, couplés aux dispositifs internationaux (dont le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) constituent pour l’État camerounais les divers outils d’expérimentation de la protection des droits reproductifs surtout ceux des femmes. L’orientation juridique en matière d’avortement au niveau régional africain par exemple est d’autoriser l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale, physique et la vie de la mère ou du fœtus. Par l’adhésion aux recommandations de ces documents (international, régional) sur les droits reproductifs, le Cameroun reconnaît ainsi en tant qu’État l’obligation de protéger et de promouvoir les droits individuels en ce qui concerne l’avortement par exemple et de veiller à l’application de ces principes juridiques.

4Or l’expérience de terrain dans la mise en œuvre de ces dispositions internationale et régionale (c’est-à-dire promouvoir et protéger les droits individuels surtout des femmes dans le cas de l’avortement) fait l’objet de contradictions du fait du non respect des textes, aussi bien par les femmes ayant avorté ou ceux qui les ont aidés à avorter que par ceux chargés de les appliquer (représentants de la justice et de l’État camerounais). En effet, la plupart des avortements pratiqués ne rentrent pas toujours dans le cadre légal défini et sont donc non autorisés. De ce fait, ils constituent une infraction au regard de la loi énoncée. En raison de la violation de ces dispositions juridiques, les responsables des services judiciaires ont recours à la conciliation en cas d’avortement non autorisé par le code pénal. L’usage de cette procédure particulière non prescrite par le code pénal dans la résolution d’un différend (ici l’avortement non autorisé légalement), semble être pour les représentants de l’État une forme d’appropriation des dispositions concernant la protection des droits reproductifs au Cameroun. Cependant elle est très loin des diverses prescriptions juridiques relatives à l’avortement, y compris celles énoncées par le code pénal local.

5L’objectif de ce texte est d’analyser d’un point de vue anthropologique les dispositions juridiques en présence (global et local) en matière de droits reproductifs, plus précisément concernant l’avortement et la réinterprétation de la norme juridique spécifique qui encadre cette pratique, par les acteurs sociaux individuels et institutionnels (ou leurs représentants par exemple), dans un contexte local particulier (le Cameroun). Notre démarche, à la fois empirique et analytique, s’inscrit dans le prolongement de la thèse d’Eberhard [2002] à la suite des travaux de Le Roy [1999]. Selon cet auteur, il faut user ici du « jeu des lois » pour analyser les phénomènes juridiques. Le jeu des lois est « une approche dynamique des phénomènes juridiques dans la mesure où elle les replace dans leur véritable totalité sociale, complexe et dynamique […]. Elle est fondamentalement interdisciplinaire et convie diverses disciplines à éclairer le mystère du droit en action ». [Eberhard, 2002, p. 457.] En nous appuyant sur les observations de terrain, les entretiens et l’analyse des documents, la thèse de cet auteur nous aide à mettre en relief les divers textes juridiques et les difficultés relatives à l’application d’une norme juridique dans un contexte local en ce qui concerne l’avortement. Ce texte comporte deux parties : la première décrit l’expérience locale du Cameroun dans la mise en œuvre des dispositions en matière des droits reproductifs, de la procédure judiciaire relative à l’avortement et de la conciliation. Par la suite, nous démontrons, au regard des textes énoncés et surtout des pratiques de terrain autour de l’avortement (arrangements, négociation entre les parties, etc.), que la conciliation des parties (plaignants et mis en cause) suggérée par les responsables des services judiciaires est davantage un indicateur d’une procédure particulière locale très éloignée des normes juridiques prescrites et relatives à la protection des droits reproductifs des individus et des femmes surtout lorsqu’il y a un avortement non autorisé légalement. Elle traduit dans sa pratique l’existence d’une pluralité de normes (pratiques et officielles) dans un domaine particulier (celui de la justice) et les difficultés à reconnaitre les droits reproductifs au Cameroun. Les travaux effectués dans les contextes africains sur la question des normes de comportements et les pratiques des acteurs locaux notamment la thèse de Chauveau et al. [2001] sur la pluralité des normes et leurs dynamiques socio-économiques sur les politiques publiques nous aideront à étayer cette partie.

L’expérience du Cameroun en matière des droits reproductifs

6Les dispositions en matière des droits reproductifs au Cameroun s’inspirent des recommandations internationales liées aux droits de l’homme et autres documents de référence tels que la convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Elles s’appuient également sur les traités et protocoles élaborés au niveau de l’Afrique. Toutefois, en matière juridique spécifiquement, le code pénal national [2] fait office de document de référence dans la mise en œuvre des droits individuels tant pour l’application que pour leur promotion et leur protection, même si le Cameroun a ratifié ou a adhéré à des traités, conventions ou protocoles comme le protocole additionnel de Maputo [3]. L’engagement du Cameroun dans la promotion et la protection des droits reproductifs tient également compte des difficultés socio-économiques que connaissent la plupart des pays africains depuis les années 1980. Ce contexte de récession économique a été une occasion de renforcement des interventions au niveau socio-économique et juridique. La mise en place des programmes de redressement socio-économique imposés par les institutions de Bretton Woods et la Banque mondiale, les réformes juridiques entreprises à partir de 1999 (recommandées par le comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies et de la convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes), le plan national de développement sanitaire et la réorientation des soins de santé primaires démarrée dans les années 1989-1992 ont contribué à impulser cette action et à définir les priorités relatives à la santé et aux droits reproductifs [CESCR, 1999 ; CRLP, ACAFEJ, 2003 ; CEDEF, 2007].

Réformes et priorités en santé et droits reproductifs au Cameroun

7C’est dans un contexte socio-économique de crise que les réformes en santé interviennent à la suite de la chute du prix des matières premières et à la baisse des dépenses publiques allouées à la santé. Au cours de la période 1960-1993, le Cameroun connait une croissance économique fluctuante avec une légère stabilité vers les années 1985. Cette situation découle de la volonté de l’État, des réformes sociales proposées par les institutions monétaires et financières internationales, de la vente des produits d’exportation (le cacao, le café, le coton) et de l’exploitation des ressources naturelles comme le pétrole. Vers les années 1985, les chocs pétroliers mondiaux, la dévaluation du fcfa et l’engagement des pays en développement dans des programmes d’ajustement structurel accélèrent la détérioration des conditions de vie sociales et économiques de la population [Hammouda, 2002 ; Nantchouang, 2004].

8À partir de 1994, le Cameroun entreprend des multiples réformes (politiques publiques, financières, sociales) dans le cadre de la réduction de la pauvreté à l’horizon 2015. Pour ce faire, les efforts sont orientés vers la mobilisation et l’allocation des ressources financières aux secteurs sociaux clés (santé, éducation, agriculture), la mise en place des politiques publiques de réduction de la pauvreté et enfin l’amélioration de la couverture des services sociaux de l’éducation et de la santé [Banque mondiale, 1995 ; Gankou, 1999]. Une série de quatre accords est signée avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale vers les années 1996 en vue de permettre au Cameroun d’être éligible à l’initiative PPTE et d’atteindre ces objectifs. Au plan national, la consultation des experts nationaux et internationaux ainsi que les ateliers techniques ont donné lieu à la production du « Document stratégique de réduction de la pauvreté » dont l’objectif principal est le recul de la pauvreté et le renforcement des services sociaux en l’occurrence ceux liés à l’éducation et à la santé.

9Les réformes spécifiques à la santé s’appuient sur des résolutions des conférences internationales et régionales notamment Alma Ata, Harare, Initiative de Bamako [Le Vigouroux, Okalla, 2000]. L’expérience acquise en santé communautaire au niveau régional sur la rationalisation des systèmes de santé en Afrique par l’application des soins de santé primaires a également aidé à la structuration du système de santé camerounais [Gruénais, 2001]. L’État en est le principal intervenant, pourvoyeur des services de santé. Il définit la politique nationale de santé et donne des directives aux autres intervenants (associations, ONG locales et internationales, partenaires multilatéraux et bilatéraux). En 1989, le Cameroun, en concertation avec ses partenaires de la coopération bilatérale et multilatérale, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international engage une réflexion en vue d’améliorer la politique nationale de santé. Cette réunion de concertation aboutit plus tard à la production d’un document de stratégie sectorielle pour la santé intitulée « Déclaration nationale de la politique des soins de santé primaires » et à la mise sur pied d’un Plan national de développement sanitaire, en abrégé PNDS [Okalla, Le Vigouroux, 2001 ; Médard, 2001].

10L’organisation du système de santé camerounais se subdivise en trois niveaux complémentaires : central, intermédiaire et périphérique. Le niveau central élabore les politiques, les normes et les stratégies nationales ; le niveau intermédiaire conçoit et propose au gouvernement les textes réglementaires, coordonne, contrôle et ventile les ressources vers les niveaux opérationnels. Le niveau périphérique est l’échelon d’opérationnalisation des décisions prises au niveau central. Donc, la politique formulée est mise en œuvre par les formations sanitaires et le personnel de santé. Comme principales orientations stratégiques, il y a la réduction de la morbidité et de la mortalité des groupes les plus vulnérables, la mise en place d’une structure sanitaire délivrant le paquet minimum d’activités et la gestion efficace et efficiente des ressources (financières, humaines, matérielles) dans la plupart des formations sanitaires. Le PNDS prévoit l’institution du centre de santé comme structure de premier contact du malade et point d’organisation du dispositif sanitaire. Le district de santé quant à lui constitue la structure opérationnelle en matière de politique de santé. Il intègre à la fois les besoins des populations et les orientations stratégiques nationales du système de santé.

11Pour l’offre de soins, les soins préventifs de base, la planification familiale, la formation et la sensibilisation de la population sont quelques-uns des services de santé prioritaires. Le PNDS s’intéresse également aux questions de santé liées à la mère, à l’adolescent et à la personne âgée mais surtout à la prise en charge des soins de santé de ces trois catégories. Bien qu’inscrites dans la stratégie sectorielle de la santé, les réformes liées à la santé de la reproduction s’inspirent des propositions adoptées en 1999 au cours du symposium tenu à Yaoundé en vue de doter le Cameroun d’une politique sous-sectorielle en santé de la reproduction. Il s’appuie également sur les recommandations internationales des conférences du Caire et de Beijing en 1994 et 1995. L’adoption de la politique nationale sectorielle en santé de la reproduction appelée encore « Politique et normes des services de la santé de la reproduction » propose d’améliorer et d’offrir des services liés à la santé de la reproduction en renforçant les compétences et la formation des prestataires [MSP, 2001]. Les activités liées à la santé de la reproduction sont coordonnées par la direction de la santé familiale. Des sous-services sont implantés et représentés dans la plupart des localités urbaines du Cameroun.

12Les domaines prioritaires envisagés sont la santé maternelle et infantile, la planification familiale, l’information, l’éducation, la communication, toutes les formes de prestations de services liées à la lutte contre les IST et VIH/SIDA et la prise en charge de la santé reproductive des femmes, des personnes âgées, des soins et des complications liées au recours à l’avortement. La santé reproductive des adolescents et des jeunes, la formation des prestataires de soins de santé, l’information, l’éducation et la communication pour le changement de comportements sont quelques thématiques sur lesquelles les principaux intervenants (l’État, la société civile et les structures privées et confessionnelles) sont invités à s’impliquer en matière de santé reproductive. Ils sont appuyés par des organismes internationaux, de coopération bilatérale et multilatérale comme la Banque mondiale, l’UNFPA, la GIZ par exemple.

13Au niveau juridique, le Cameroun corrobore les résolutions internationales concernant les droits reproductifs et l’avortement. La création d’une commission nationale des droits de l’homme et des libertés par la loi 2004/016 du 22 juillet 2004 et la ratification du protocole de Maputo en mai 2009 par le Cameroun marquent l’engagement de l’État camerounais à protéger les droits reproductifs et particulièrement son adhésion au principe juridique régulant l’avortement. Toutefois, au niveau local, il est précisé à l’article 339 du code pénal modifié par la loi n° 97/009 du 10 janvier 1997, que l’attestation du ministère public devra faire foi dans le cas d’un avortement médicalisé. Dans ce cas de figure, l’avortement ne constitue pas une infraction [code pénal, 1997 ; CRLP, 2007]. Bien que signataire des conventions internationales et régionales, le Cameroun a son propre cadre juridique pour l’avortement. À titre de rappel : amendes et emprisonnement en cas d’avortement et exceptionnellement l’avortement médicalisé est toléré. Il doit être réalisé par une personne habilitée si la grossesse résulte d’un viol et si cela est attesté par le ministère public. Décrivons maintenant le décalage entre ce cadre légalement défini et les observations, les pratiques de terrain dans leur mise en œuvre.

Contexte méthodologique : entre observations et pratiques de terrain au regard des textes de loi

14Le travail de terrain réalisé entre 2009 et 2010 dans le cadre du projet de thèse [4] sur la santé reproductive des femmes en milieu urbain au Cameroun, s’est principalement déroulé à Yaoundé, Maroua et Eséka. Notre intention principale était d’examiner les contraintes liées à la santé de la reproduction et plus particulièrement au recours à l’avortement au Cameroun. L’entrée par la pratique abortive nous a permis de voir l’organisation du système de santé et surtout le dispositif local relatif aux services reproductifs. Nous nous sommes également intéressés aux divers services juridiques et sociaux de promotion, de protection des droits de l’homme et le dispositif d’encadrement de l’avortement au Cameroun (lois, décrets, textes). Le code pénal, principal outil légal, prohibe tout recours à l’avortement sauf lorsque celui-ci résulte d’une grossesse issue d’un viol. Dans ce dernier cas, l’avortement n’étant pas une infraction, peut faire l’objet d’une médicalisation [code pénal, 1997, p. 86].

15Nous avons donc interrogé les responsables institutionnels de la justice ou leurs représentants et des services spéciaux comme les tribunaux ou les commissariats de police, les responsables des sous-directions juridiques du ministère de la promotion de la femme et de la famille, ceux des sous-directions de protection et de promotion des droits de l’homme à la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés. Vingt personnes représentant ces divers services ont été rencontrées. Fonctionnaires et représentants l’État camerounais, elles occupent pour la plupart des postes de décision par exemple au niveau des commissariats de police ou des tribunaux, elles coordonnent des activités relatives à la protection et à la promotion des droits de l’homme au CNDHL [5] et interviennent sur le terrain. Les activités et les interventions consistent en l’accueil et en l’examen des requêtes déposées dans lesdits services de police ou de protection des droits de l’homme, ou encore en la réalisation des enquêtes administratives de police ordonnées par le procureur de la République. Une recherche documentaire a complété ce travail. Notre attention a été focalisée lors du travail de documentation, en dehors du code pénal camerounais, sur les divers instruments internationaux, régionaux et nationaux comme les rapports des conférences internationales, des comités d’observation des Nations unies, les pactes, les protocoles et les conventions relatifs aux droits de l’homme et des peuples, aux femmes et à l’enfant. Ces nombreux instruments juridiques bien qu’ils formulent et énoncent des recommandations en matière des droits de l’homme ou de certains droits particuliers relatifs à la protection, à l’environnement, à l’enfant ou à la femme, consacrent néanmoins les droits reproductifs comme partie intégrante des droits de l’homme. Ils reconnaissent également à tous les individus ces droits et exigent des États parties leur promotion, leur application sans discrimination ni coercition et leur inscription dans les divers documents régionaux et nationaux.

16La rencontre avec ces responsables juridiques nous a permis de voir sur le plan institutionnel d’une part l’existence des dispositions de protection des droits reproductifs et d’autre part une certaine pratique de terrain en terme d’application conformément aux textes énoncés, adoptés, signés et ratifiés en matière d’avortement par le Cameroun. Sur ce dernier point, en dehors des recommandations du programme du Caire et du protocole additionnel à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes qui prescrivent explicitement le droit lié à la reproduction, et la promotion de l’avortement médicalisé dans les conditions exceptionnelles de viol, d’agression sexuelle et d’inceste, les dispositions en matière d’avortement sont insérées dans le cadre général des mesures de protection des droits et d’accès aux services de santé de la reproduction, des droits relatifs à l’élimination et à la discrimination des femmes.

17Le Cameroun a souscrit à ces divers conventions internationales et traités régionaux notamment au protocole additionnel à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique. Toutefois il dispose d’une loi spécifique en matière d’avortement consacrée par le code pénal. La position du Cameroun est donc de promouvoir les droits reproductifs suivant ce qui a été énoncé et d’appliquer ce que prévoit le code pénal dans le cas de l’avortement (exceptionnellement l’avortement médicalisé est permis en cas de grossesse issue d’un viol, et des amendes et l’emprisonnement pour toute autre intervention en dehors de ce cas cité en vertu de l’article 337 du code pénal). Toutefois, l’application de ces principes juridiques se heurte à des arrangements entre divers intervenants rendant difficile le respect des textes en vigueur. Pour l’un des responsables du MINJUS [6] bien que

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« le législateur à travers le code pénal essaie de réglementer les comportements sociaux des individus ; il dit que tel comportement est normal, tel autre est anormal […], le législateur a bien prévu la peine d’emprisonnement, mais combien de fois les victimes et les mis en cause se sont arrangés ; moi je pense que c’est une forme de justice qui ne peut pas emmener le législateur à dépénaliser certaines infractions ou à ne pas jouer son rôle ; la loi est sûre et à portée générale maintenant dans son application il y a plusieurs personnes, plusieurs intervenants, plusieurs acteurs qui entrent en ligne de compte et le législateur ne peut plus lui-même donner vie à la loi qu’il a votée ».

19L’observation de ce responsable judiciaire laisserait penser que la mise en œuvre des dispositions juridiques propres à l’avortement se confronte aux diverses logiques individuelles des tierces personnes : plaignants, mis en cause et représentants de l’État. Ces derniers, par leurs actes s’interposent aux dispositions institutionnelles et détournent les textes de leur orientation lors de la prise de décision liée à l’avortement. C’est ce que nous allons démontrer dans cette sous-partie à la lumière de nos observations de terrain en présentant les principaux acteurs, les pratiques de terrain en matière d’avortement (arrangements mis en œuvre dans la prise de décision relative à la violation des textes prévus dans le cas de l’avortement non autorisé par exemple) surtout l’application des textes juridiques légalement et localement définis.

Le dispositif légal en matière d’avortement : entre textes juridiques et arrangement des tierces parties

20Nous insisterons sur les pratiques de terrain liées au cas d’avortement non autorisé légalement en mettant en relief le déroulement de la procédure d’enquête judiciaire, les pratiques des tierces dans le cas de la dénonciation qui pourrait servir à appliquer les textes énoncés en vue de protéger et de promouvoir les droits des individus en matière d’avortement et le recours à la conciliation des parties. La conciliation étant entendue ici comme une procédure particulière initiée et convoquée par les représentants institutionnels ou les services judiciaires. Gorchs désigne ce type de démarche judiciaire de « justice conciliatoire » dans la mesure où le débat s’ouvre à des normes de références, qui appartiennent à d’autres champs que le seul champ du droit étatique, et à partir desquelles chacune des parties interprète la situation conflictuelle et se représente la façon de la résoudre [Gorchs, 2006, p. 35]. Le recours à la conciliation dans ce cadre intègre aussi bien les motifs de la plainte, le déni de l’avortement non autorisé, les conditions sociales de toutes les personnes impliquées que les recours juridiques possibles pour éclairer la décision judiciaire. Signalons au passage que la conciliation, comme procédure particulière de résolution des différends, ne figure pas dans le code pénal pour l’avortement non autorisé légalement. C’est une initiative des responsables judiciaires locaux, représentant l’État camerounais ; il peut être un officier de police judiciaire par exemple. Mais décrivons d’abord les étapes de la procédure administrative de justice.

La dénonciation par défaut de l’avortement non autorisé

21La dénonciation peut être considérée comme une déclaration par un individu, auprès des juridictions, de faits et d’actes jugés passibles d’une amende ou d’une condamnation. Elle s’oppose, dans notre cas de figure, à la dénonciation par défaut dans la mesure où la personne qui fait la révélation n’avait pas, ici, pour première intention de dire ou de déclarer un tel acte. Elle peut intervenir soit de manière indirecte lors d’un interrogatoire, soit lors de la confrontation de plusieurs personnes par un enquêteur qui joue ici le rôle de « conciliateur » dans le but de comprendre ou d’éclairer davantage ce qui oppose le plaignant et le mis en cause. L’avortement ne constitue pas a priori le motif de l’interrogatoire dans les services judiciaires et c’est au cours de la confrontation que les enquêteurs découvrent, qu’au-delà des motifs du plaignant (les plus évoqués étant souvent la corruption de la jeunesse ou le détournement de mineur), un avortement a été pratiqué par la femme, majeure ou mineure, elle-même, ou par une tierce personne, éventuellement avec l’aide du partenaire, majeur ou mineur, et à l’insu des parents ou de l’entourage. La dénonciation de l’avortement se fait donc par défaut puisqu’elle ne s’effectue que pendant la confrontation de plusieurs personnes (un plaignant, la victime elle-même ou un proche et un mis en cause) au sein des services judiciaires contrairement à ce qui est préconisé comme « devoir du citoyen » tel que nous l’indiquait un responsable de la justice que nous avons interrogé :

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« […] la complicité est implicite même si on désapprouve ; quand on mesure les conséquences de l’acte ou la désapprobation de la société par rapport à l’acte qu’on a posé, on s’abstient ; je pense que c’est ça qui est beaucoup plus fondamental, c’est ça qui motive les gens à s’abstenir à des dénonciations ; on peut même trouver que c’est pas normal qu’on n’est pas ce point de vue-là, qu’on ne doit pas se taire, qu’on se dise que mon devoir de citoyen c’est de dénoncer, les gens se disent que ah ! si je dénonce-là les autres vont m’exclure ».
(Entretien de mars 2009.)

23Le devoir de dénoncer en matière d’avortement n’est pas une intention première pour des personnes qui s’adressent aux services judiciaires au regard de ce que cela provoquerait comme réprobations sociales. Elle n’intervient que de manière circonstancielle, une circonstance particulière (la confrontation des parties sur des motifs autres que l’avortement) qui met au grand jour le recours à l’avortement non autorisé légalement.

24Une autre circonstance susceptible de faire découvrir qu’il y a eu un cas d’avortement non autorisé peut être par exemple le décès de la femme. Le décès de la femme va constituer le motif de saisie de toutes les personnes concernées par la juridiction qu’il y ait dénonciation ou pas. Sans cette issue fatale l’avortement n’aurait jamais été découvert puisque « cela arrange tout le monde » selon la plupart des responsables des services judiciaires. Pour ce dernier cas, c’est à la demande du procureur ou sur décision d’un responsable de la police judiciaire (le commissaire de police par exemple) que l’enquête est initiée, en convoquant les parties impliquées, afin de les entendre et d’établir un procès-verbal, ceci dans le but d’entreprendre plus tard une action en justice si les faits supposés de l’avortement sont avérés. Dans le cas d’une dénonciation par défaut d’un avortement sans décès de la femme, la procédure d’enquête judiciaire servira à élargir et à compléter les informations par la confrontation de toutes les personnes impliquées malgré le déni d’avortement. La dénonciation par défaut peut donner lieu à « un arrangement à l’amiable » entre les personnes impliquées ou à une poursuite pénale (s’il est établi par exemple que le décès de la victime fait suite à un avortement). Mais comme il est rare que soit dénoncé l’avortement, la démarche de la poursuite pénale est également peu ou pas du tout rencontrée. Et lorsque ce cas se présente, la procédure judiciaire et sa mise en route sont laissées à la seule appréciation du juge d’instruction selon les responsables judiciaires enquêtés.

La procédure judiciaire

25La procédure judiciaire appliquée dans le cas de recours à l’avortement débute par l’ouverture d’une enquête judiciaire administrative conduite par les officiers de police judiciaire (OPJ) des commissariats de police, représentant l’État. Les services judiciaires peuvent être saisis par des individus sur simple plainte déposée auprès d’un commissariat ou du tribunal pour des motifs précis par exemple pour atteinte à la pudeur ou aux mœurs. Elle peut aussi être déclenchée par le procureur ou son substitut qui ordonne une enquête judiciaire ou un complément d’enquête des services de police. Il y a très peu ou pas d’initiatives de plaintes auprès des juridictions et lorsque qu’une plainte relative à l’avortement est explicitement déposée dans leurs services, il s’agit très souvent selon les responsables des services judiciaires, d’un cas de règlement de conflit familial ou de voisinage entre deux individus puisque la démarche de la dénonciation de l’avortement entreprise publiquement pourrait également exposer celui qui l’entreprend « parce que c’est un couteau à double tranchant, parce que toi la fille qui s’est fait avorter tu es prenable, celui qui a posé l’acte est prenable et puis si tu as des gens qui t’ont aidé tous sont prenables parce que le code camerounais interdit l’avortement sauf dans certains cas c’est ça ; donc il y a ce risque là et les gens ont peur ». (Enquêteur d’un service de police, entretien de juin 2010.) Ces cas de violation des dispositions relatives aux avortements ne résultant pas du viol, de l’état de santé de la mère ou du fœtus, ne peuvent donc pas être évoqués encore moins dévoilés aux juridictions du fait des risques de prison ou de condamnation auxquels cela peut exposer tout aussi bien le plaignant que les éventuels accusés.

26Le plus souvent selon le responsable de la sous-direction de protection des droits de l’homme au CNDHL, l’ouverture d’une telle enquête ne se déroule pas toujours comme dans les autres procédures judiciaires dans la mesure où « […] accepter de déposer une requête auprès d’un service judiciaire ou de la commission de protection des droits de l’homme signifie accepter de dévoiler ou de parler publiquement du problème de l’avortement dans les détails ; ce qui pourrait gêner des gens du fait que c’est une question sensible et même tabou ». Ainsi, dans la formulation des requêtes, l’acte d’avortement n’est pas explicitement mis en avant. Ce qui apparaît en première instance c’est souvent la grossesse de la femme ou de la fille et des exigences financières des soins de santé dues à la grossesse ou éventuellement une situation de non-assistance à personne en détresse en occurrence ici la femme ou la jeune fille, par exemple, qui entretient des relations sexuelles à l’insu de ses parents et se retrouve enceinte. Donc la révélation de l’avortement n’intervient que si l’enquêteur approfondit l’enquête et confronte les parties pour avoir de plus amples informations. La personne requérante à l’origine de la plainte peut être la femme ou toute autre personne comme un parent (père, mère, oncle). L’intervention de la cellule familiale est souvent notée dans le cas des jeunes femmes et adolescentes qui dépendent encore matériellement de leur famille.

27L’objectif d’une telle démarche selon le responsable de la CNDHL est souvent dans un but de réparation d’un tort causé à autrui, ici une grossesse ou la rupture de la relation dès la découverte de la grossesse de la jeune fille par exemple, parce qu’on estime que dans cette relation elle a été « abusée » aussi bien physiquement, socialement que moralement. On réclame donc de ce fait en guise de réparation un dédommagement. Lorsque cette démarche a été effectuée par des proches parents, le dédommagement peut être élevé puisque qu’on juge que s’il n’avait pas eu de grossesse, la fille en question ou le parent de la fille n’aurait pas à déposer une plainte par exemple. Il peut donc être exigé de la part du responsable de la grossesse un dédommagement financier comprenant la prise en charge des frais de santé et/ou une aide financière ponctuelle fixe. Il arrive souvent que le responsable refusant d’assumer la responsabilité de la grossesse, la jeune femme recourt à l’avortement à l’insu des parents. Si la jeune femme n’est pas à sa première expérience d’avortement avec la même personne, le requérant peut être plus exigeant à l’endroit de l’auteur de ces actes et plus enclin à entreprendre une action judiciaire. Cependant, selon un responsable de la sécurité publique, afin d’éviter le déclenchement d’une procédure judiciaire et au vu de ce que cela pourrait coûter si la justice se saisissait de cette affaire liée à l’avortement pratiqué, « s’il y a un cas comme celui-là, on concilie les parties sans toutefois qu’on les envoie devant les juridictions, car mieux vaut un mauvais arrangement qu’un bon procès ». (Entretien de juin 2010.)

28Un responsable du MINJUS [7] estime que, très souvent,

29

« […] ils essaient, comme on dit souvent, d’arranger c’est-à-dire de trouver un terrain d’entente du genre à titre d’indemnisation vous avez fauté vous devez soigner la fille et puis ça s’arrête là ; est-ce que la justice ne fait pas son travail peut-être oui si on considère que la chaîne pénale ça commence avec l’enquête préliminaire jusqu’au jugement ; on va dire que le système judiciaire n’a pas bien fonctionné mais si on prend la justice en tant que juridiction, euh, la justice n’est même pas encore saisie ; on ne peut pas dire que la justice n’a rien fait […] ; la société me parait plus tolérante sur le plan juridique ; elle-même est assez tolérante, les gens s’entendent et ils font tout pour que l’affaire ne s’ébruite pas et que ça s’arrête au niveau de l’enquête ».

30L’implication de diverses personnes et l’existence de possibles négociations interviennent dès la mise en route de la procédure jusqu’au niveau de l’application des lois, à travers des ententes et des arrangements des parties. Ce qui relève du devoir de l’État, à savoir assurer et protéger les droits individuels, devient plutôt un champ de négociations entre individus qui essaient par diverses pratiques de faire appliquer par eux-mêmes les droits en réclamant ou en exigeant de ceux qui sont supposés les avoir violé des dédommagements et la réparation des torts causés. Selon la législation camerounaise, « est puni d’un emprisonnement de un à cinq ans et d’une amende de 100 000 à 2 000 000 fcfa, celui qui même avec son consentement procure l’avortement à une femme […] ». [Code pénal, 1997, p. 86.] Afin de permettre aux différentes parties en présence de trouver chacune son compte (réparation du tort causé selon le parent ou la femme elle-même, satisfaction du mis en cause en terme de non poursuite en justice ou réduction des frais de dédommagement par exemple), à défaut d’appliquer les textes en vigueur, les représentants de la loi (ici les officiers de police judiciaire) recourent à la conciliation des plaignants et du mis en cause dans le but de trouver un compromis, bien que cela ne soit pas prévu légalement par le code pénal national.

La conciliation en matière d’avortement : « une justice sociale pour tous »

31La conciliation est une procédure visant à départager les parties (un ou des plaignants et un mis en cause) autour d’un différend qui les oppose à la suite d’une plainte ou d’une requête déposée dans les services judiciaires ou à la sous-direction de promotion et de protection des droits de l’homme et de libertés, procédure au cours de laquelle le conciliateur découvre qu’un avortement non autorisé légalement mais non déclaré a été procuré à la femme, majeure ou mineure. C’est un arrangement à l’amiable des parties prenantes au différend suggéré par le conciliateur jouant le rôle de représentant de l’État afin d’éviter une procédure pénale en vertu de l’article 337 du code pénal camerounais qui punit la femme qui se procure l’avortement ou toute personne qui procure même avec son consentement, à une femme, un avortement. Il s’agit en réalité comme nous rappelait ce responsable de la sécurité publique dans l’un de nos sites d’enquête d’« humaniser le rapport entre la juridiction et les justiciables ».

32Dans le cas de l’avortement découvert et réalisé en dehors du cadre légal défini, la conciliation consiste à écouter, à faire parler, à échanger avec les diverses parties (le plaignant, la fille et le mis en cause) d’abord au sujet des motifs de la plainte (par exemple détournement de mineure, corruption de la jeunesse ou délaissement) tout en rappelant aux deux parties qu’il y a eu violation d’une disposition légale relative à l’avortement, bien que celui-ci n’ait pas été dénoncé formellement. Après cette écoute, le responsable des services de police (représentant l’État camerounais) présente aux parties les différents aspects sur lesquels le compromis reposera afin de permettre à chaque partie d’être satisfaite, notamment le « plaignant qui veut absolument avoir gain de cause » selon le conciliateur, et donc la réparation du tort causé aussi bien à sa fille qu’à sa famille (et à lui-même le plaignant). Le conciliateur a davantage l’intention dans cette procédure, aux dires d’un des responsables de la police, « de trouver une solution pour que chacun s’exprime ; bon on recueille les avis nous on leur dit que si vous partez devant voilà à quoi vous devez vous attendre, il faut préparer l’argent, il vaut mieux trouver un compromis ». (Entretien de juin 2009.) Il ne s’agit pas d’appliquer ici pour le conciliateur la norme juridiquement définie par exemple puisque « c’est une justice sociale et humaine ». Toutefois, s’il y a décès, la tâche du représentant de l’État est de compléter les informations et de constituer un dossier qui sera remis « au procureur de la République qui, seul, peut décider de l’opportunité de la poursuite judiciaire ».

33Donc la démarche initiée par le conciliateur qui n’était pas prévue au départ dans le cas de l’avortement non autorisé légalement, reste circonstancielle. Elle dépend généralement des motifs évoqués lors du dépôt de la plainte, des exigences des plaignants, de l’avortement non déclaré dans la plainte mais découvert au cours de la confrontation des parties (que ce soit réalisé par elle-même, ou avec la complicité d’un tiers) et de l’issue de cet avortement. Le parent, dans le cas de la femme mineure, va demander une compensation du fait de l’interruption des études, des dommages physiques causés davantage par la grossesse de la fille à l’issue de cette relation que par l’avortement réalisé. Bien que l’avortement n’ait pas été mentionné dans la plainte, le chargé d’enquête présente aux deux parties les peines encourues en raison de la violation des dispositions prévues par la loi camerounaise en matière d’avortement. L’enquêteur demande au plaignant d’indiquer publiquement les termes (ses exigences) de sa compensation, s’il s’agit par exemple d’une rétribution financière ou d’une indemnisation en nature. Lorsqu’il s’agit de la rétribution financière, le montant peut varier entre 100 000 fcfa et 120 000 fcfa [8] par exemple. Si le mis en cause exprime son incapacité à trouver un tel montant, le conciliateur peut amener le plaignant à reconsidérer son exigence, c’est-à-dire indiquer un montant forfaitaire ou l’équivalent en termes de prise en charge des soins de santé ou de la prise en charge ponctuelle de la femme par exemple. La conciliation vise à déterminer et à convenir clairement et publiquement pour les deux parties de la manière de règlementer ce différend. Entreprendre une action en justice relative à l’avortement, bien que celui-ci n’ait été découvert qu’au cours de la confrontation, demeure certes présente si le plaignant et le mis en cause ne s’accordent pas. Toutefois, l’action en justice exige des coûts en temps et en argent pour les deux parties. Au vu de ces coûts, la conciliation est officieusement proposée pour contourner une action judiciaire recommandée dans de telles circonstances. Pour assurer le bon déroulement du compromis trouvé et en fonction de la forme d’indemnité arrêtée, « le conciliateur » définit les modalités du règlement du compromis tout en précisant de revenir à la charge si l’une des parties venait à refuser d’observer les modalités de cet arrangement surtout le mis en cause.

34Le recours à la conciliation en matière d’avortement participe de cette forme de justice sociale, que les parties acceptent de pratiquer officieusement en vertu de la violation ou du non-respect d’une disposition juridique qui a été bafouée. Elle est loin des dispositions légales et locales prévues en vue de la protection des droits individuels des femmes surtout dans le cas de l’avortement et rentre ainsi en contradiction avec l’objectif des rencontres internationales (Caire et Beijing surtout) en matière de promotion et de protection des droits reproductifs. C’est davantage une procédure locale de contournement de la norme juridique dans le cas de l’avortement mais qui en réalité nous indique, selon l’analyse de Chauveau et al. [2001], une imbrication de la sphère « publique et privée » et « des types de situations à l’interface de systèmes normatifs différents » [2001, p. 159] qui rentrent en concurrence, se complètent ou invitent à la médiation en Afrique et au Cameroun en particulier dans divers domaines de la vie sociale (ici la justice dans le cas de l’avortement en particulier).

35La conciliation fait également apparaître la complexité de la procédure judiciaire dans le cas de l’avortement non autorisé légalement, du moins l’application d’une norme officiellement énoncée (donc les textes visant à protéger les droits reproductifs des femmes). Cette complexité peut avoir pour première réponse le déni de l’avortement et la crainte des représailles sociales (individuelles et collectives) auxquelles les parties (la femme, son plaignant ou le mis en cause) pourraient s’exposer si l’information au sujet de la pratique de l’avortement venait à se diffuser ou à être connue de tous. Le refus de dénoncer l’avortement en première intention complique davantage la mise en œuvre d’une procédure judiciaire officielle visant à rétablir les droits de la femme surtout. Les compensations exigées viennent empiéter sur le déclenchement d’une action de justice et renforcer ainsi la position du responsable des services de police de la nécessité de trouver plutôt un compromis entre les parties malgré l’existence des textes en cas d’avortement non autorisé légalement.

36Le souci de confronter les individus à une procédure pénale lourde socialement, individuellement et financièrement, pourrait être également un motif supplémentaire pour le responsable des services judiciaires, représentant l’État camerounais, de suggérer un arrangement entre les parties, même si cette procédure contourne totalement les dispositions juridiques dans le cas de l’avortement non autorisé légalement et de la protection des droits individuels surtout ceux des femmes. Il s’agit au travers des pratiques individuelles (aussi bien des plaignants, du mis en cause que du conciliateur) autour de l’avortement non autorisé légalement de l’institution d’une norme pratique locale dans le fonctionnement de la justice non conforme aux textes juridiques prévus (donc les normes officielles énoncées) dans un contexte social particulier, autour d’un sujet sensible et dans un domaine spécifique (celui des services judiciaires).

Conclusion

37Bien que le Cameroun ait souscrit à toutes les dispositions internationales et régionales en matière des droits reproductifs, la traduction de ces recommandations notamment la protection, la promotion des droits reproductifs pose encore d’énormes difficultés dans la pratique sur le terrain, notamment dans le cas de l’avortement. Le recours à la conciliation, bien que contradictoire aux dispositions juridiques prévues par le code pénal national, en est un exemple (en terme de procédure). Cela traduit néanmoins (au regard des circonstances et de la démarche mise en œuvre) la difficulté des acteurs locaux, des responsables institutionnels, surtout chargés de mettre en application les textes (internationaux ou locaux), à se saisir des textes énoncés et à promouvoir leur avancée. La dénonciation de l’avortement, même si cela a été découvert au cours de la confrontation des personnes impliquées, aurait certainement aidé à déclencher une procédure judiciaire recommandée pour cette circonstance et à protéger les droits individuels des femmes. L’initiative du responsable judiciaire de procéder plutôt à la conciliation des parties laisse entrevoir une expérience locale particulière où cohabitent à la fois les normes officielles (celles du code pénal, dispositions internationales et régionales) et les normes pratiques (la conciliation par exemple) dans un contexte social bien précis (celui du Cameroun), mais aussi la capacité des personnes prenant partie au différend à contourner une norme juridiquement énoncée.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, université catholique d’Afrique centrale (Cameroun), doctorante, SESSTIM-ESSEM/UMR 912/Marseille-France.
  • [1]
    5 000 fcfa = 7,621 euros et 2 000 000 fcfa = 3 048,78 euros ; les peines énoncées sont applicables selon que c’est la femme elle-même qui s’est procurée l’avortement ou alors cela a été réalisé par une tierce personne même avec son consentement.
  • [2]
    Depuis 2005 le Cameroun s’est doté d’un nouveau code de procédure pénale.
  • [3]
    Par exemple pour le protocole additionnel à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, le Cameroun l’a signé en 2003 et ratifié six ans plus tard par décret président du 28 mai 2009.
  • [4]
    Thèse sous la direction de L. Vidal démarrée en 2006 dans le cadre du Projet pour l’amélioration des soins de santé génésique (PASSAGE) dans trois pays en Afrique subsaharienne (le Cameroun, le Burkina Faso et le Mali) 2006-2009, coordonné par l’IRD, l’union européenne, l’université libre de Bruxelles et la faculté de médecine de Toulouse.
  • [5]
    CNDHL : commission nationale des droits de l’homme et de libertés (entretien réalisé en juillet 2010).
  • [6]
    MINJUS : ministère de la Justice (entretien juillet 2010).
  • [7]
    MINJUS : ministère de la Justice (entretien de juillet 2010).
  • [8]
    100 000 fcfa = 152,43 euros et 120 000 fcfa = 182, 92 euros. Ces montants ne sont pas fixes ; tout dépend de chaque plaignant.
Français

Les droits reproductifs ont suscité un intérêt certain au niveau international depuis la décennie 1990. Avec la Conférence internationale sur la population et le développement du Caire en 1994, il a surtout été question de garantir, d’assurer et de protéger les droits liés à la reproduction de tous les individus, surtout les femmes et à l’avortement médicalisé (en termes d’accès aux services, aux conseils ou aux informations, par exemple) si la loi l’autorise. Bien que ces recommandations fournissent un cadre d’intervention, leur mise en œuvre par les institutions locales ou leurs représentants est confrontée à des difficultés de terrain. C’est à travers le cas du Cameroun que nous allons illustrer le décalage entre les recommandations et leur mise en œuvre, notamment en matière d’avortement, pratique fortement encadrée dans ce pays. Le recours à une procédure locale (ici la conciliation) dans le cas de l’avortement par des responsables des services judiciaires, bien que non indiquée par le code pénal camerounais, traduit la difficulté de mise en œuvre des recommandations relatives aux droits reproductifs et à la protection des droits reproductifs des femmes à l’échelle locale.

Mots clés

  • droits reproductifs
  • avortement
  • services judiciaires
  • conciliation
  • Cameroun

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Noël Solange Ngo Yebga [*]
  • [*]
    Anthropologue, université catholique d’Afrique centrale (Cameroun), doctorante, SESSTIM-ESSEM/UMR 912/Marseille-France.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/02/2015
https://doi.org/10.3917/autr.070.0091
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