CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les débats sur la nécessité de conduire des politiques visant à maîtriser la croissance de la population sont anciens. De 1950 à 1980, dans un contexte de décolonisation et de guerre froide, ils ont été vifs : alors que l’accroissement de la population mondiale est particulièrement rapide, on n’annonce rien d’autre que l’explosion démographique. Très vite, la régulation de la fécondité des pays du « Tiers Monde » devient une préoccupation pour la communauté internationale. Les Nations unies, à travers les grandes conférences internationales sur la population, vont jouer un rôle central dans la recherche d’un consensus mondial autour de la nécessité de contrôler la croissance démographique. Elles vont également avoir un rôle déterminant dans la définition de politiques de population centrées sur la régulation de la fécondité, principalement par la promotion de la planification familiale. À l’origine, cette politique puise sa légitimité dans des arguments de bien-être et de santé maternelle et infantile. Dès la conférence du Caire en 1994, un tournant décisif est enclenché sous la pression de mouvements féministes et d’organisations de la société civile, avec l’introduction du principe de droits reproductifs [Bonnet, Guillaume, 2004]. Le programme d’action du Caire met ainsi l’accent sur l’égalité des droits des femmes et des hommes à disposer de leur corps et à choisir librement leur nombre d’enfants, mais surtout, le principe est posé comme un objectif en soi et non seulement comme un moyen de faire baisser la fécondité [Locoh, Vandermeersh, 2006]. Vingt ans après ce tournant, qu’en est-il de la prise en compte des droits individuels dans les politiques de population dans les pays africains ?

Limiter les naissances pour réguler la croissance démographique : une stratégie phare

2Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, au nom du développement ou même de la survie de l’humanité, des pays du « Tiers Monde » se sont vus imposer des politiques de population en vue de limiter leur fécondité et donc leur croissance démographique. En Asie, en Amérique latine et en Afrique, nombre de gouvernements ont alors adopté des politiques antinatalistes plus ou moins efficientes. Les programmes de planification familiale ont constitué l’essentiel de ces politiques [Vimard, Fassassi, 2011]. Ils ont souvent été mis en place avec l’appui technique et financier des coopérations et bailleurs internationaux, et au service d’objectifs et de présupposés idéologiques ou politiques des pays développés sur les pays du Sud [Chasteland, 1997 ; Gautier, 2004]. En 1992, lors de la Conférence africaine de population, préalable à la conférence qui devait se tenir en 1994 au Caire, les États africains se sont donné des objectifs clairs : d’ici l’an 2010, doubler le taux d’utilisation de contraceptifs dans la région pour le faire passer à 40 % et limiter le taux d’accroissement naturel de la population africaine à 2 %. Force est de constater que les politiques de population, basées sur le « tout contraception », n’ont pas permis d’atteindre ces objectifs [1]. En Afrique subsaharienne tout particulièrement, la fécondité reste élevée et les indicateurs de développement économique et humain ne progressent que très lentement. Les programmes ont rarement garanti un accès équitable à la contraception : les populations les plus pauvres, les adolescents, les femmes hors union n’en ont pas profité pour des questions économiques ou idéologiques. Les moyens accordés aux politiques de population et aux programmes de planification familiale sont restés très modestes tout au long des années 1990, les aides techniques et financières dans le domaine de la population ont surtout été orientées vers la lutte contre l’épidémie de VIH-Sida. La maîtrise de la croissance démographique n’est plus apparue comme une urgence.

3Depuis une décennie, elle est de nouveau présentée comme une priorité par certaines organisations et coopérations internationales (FNUAP, USAID, Fondation Bill Gates, etc.). Aujourd’hui, c’est sur la zone subsaharienne du continent africain que l’attention est portée, tous les autres continents ayant des taux de croissance de population modérés. Des politiques de population sont remises au goût du jour et de nombreux bailleurs s’engagent à financer des programmes de planification familiale. Toutefois, les arguments ont changé : il ne s’agit plus seulement de favoriser le développement ou d’améliorer la santé maternelle et infantile, mais aussi de préserver l’environnement ou de ralentir le changement climatique. Les droits reproductifs se trouvent ainsi noyés au milieu de nouvelles priorités, de nouveaux enjeux de société.

4Dans cet article, nous proposons d’identifier les logiques sous-jacentes aux politiques de population et d’analyser le contenu des programmes de planification familiale qui constituent une composante essentielle de ces politiques. Ce faisant, nous interrogeons la légitimité d’actions en faveur d’une diminution de la croissance démographique qui se focalisent principalement sur la diffusion de méthodes contraceptives. Dans un premier temps, nous abordons la manière dont les programmes de limitation de la fécondité se sont diffusés dans les pays africains dans des contextes socioéconomiques et politiques très diversifiés. Nous nous interrogeons dans un second temps sur l’efficacité des mesures appliquées à travers les exemples d’un pays du Maghreb, le Maroc, et de deux pays d’Afrique subsaharienne francophone : le Bénin et Madagascar.

Les scientifiques et les politiques face à « l’explosion démographique »

5Dès la seconde moitié du xxe siècle, la croissance inédite de la population mondiale fait naître de fortes inquiétudes dans les sphères politiques et scientifiques, inquiétudes qui se diffusent dans l’opinion publique. Un courant de pensée résolument malthusien s’impose dans les médias aux États-Unis et en Europe. Des scénarios catastrophistes liés au risque de surpopulation de la terre : épidémies, famines, conflits liés au partage des ressources en eau, pollution, circulent [Osborn, 1949 ; Ehrlich, 1968 ; Dumont, Rosier, 1966]. L’expression « explosion démographique » se popularise et avec elle toutes les peurs cristallisées autour de l’extinction programmée de l’espèce humaine [Sauvy, 1990].

6Bien sûr, les scientifiques et les politiques ne sont pas unanimes pour agiter sans cesse la crainte d’une explosion démographique. En France, Alfred Sauvy publie dès 1949 un article sur « le faux problème » de la population mondiale. Il défend l’idée que le problème est mal posé et sans rigueur scientifique. Il dénonce l’imprécision même des données et des méthodes. Il serait inapproprié de parler de « population mondiale » et si problème démographique il y a, il doit être analysé au niveau de chaque nation afin de distinguer les pays à forte pression démographique et les pays à dépression démographique [Sauvy, 1949]. Dans le monde anglo-saxon, Julian Simon, professeur d’économie à l’université du Maryland (États-Unis) se démarque clairement du courant dominant pour défendre une perspective antimalthusienne : « Il n’y a aucune raison physique ou économique pour laquelle l’ingéniosité et l’initiative humaines ne puissent à l’avenir continuer de répondre aux pénuries imminentes et aux problèmes existants par des solutions nouvelles qui, après une période d’adaptation, nous donnent une vie meilleure » écrit-il [1985, p. 363]. J. Simon propose une analyse documentée et optimiste de l’évolution de la relation entre la dynamique démographique et la disponibilité des ressources naturelles, énergétiques et alimentaires.

7Toutefois, des années 1950 au milieu des années 1980, les discours alarmistes sur la « surpopulation », ceux qui prédisent une « explosion démographique », ont eu une audience dans l’opinion publique comme dans les sphères politiques bien plus importante que ceux qui tiennent un discours raisonnable ou optimiste. Pour le comprendre, il faut rappeler que cette crainte de la surpopulation s’inscrit dans un contexte géopolitique singulier, opposant le Nord au Sud (décolonisation) et l’Ouest à l’Est (guerre froide). Pour de nombreux états, le nombre faisant la force, la démographie joue un rôle essentiel et révèle des enjeux politiques et géopolitiques. C’est dans cet esprit que vont être mises en place des institutions au sein des Nations unies pour gérer les enjeux démographiques au niveau mondial (FNUAP, UNICEF). Des conférences internationales de population sont organisées pour débattre de ces questions, conférences au cours desquelles émerge l’idée que la croissance démographique est une cause importante du sous-développement, alors même que la littérature économique et démographique reste très partagée sur la question. Lors des quatre conférences qui se sont tenues entre 1954 et 1984 [2], les discours sont clairement néomalthusiens et les pays du Nord cherchent à imposer aux pays du Sud des politiques de population [3] et des programmes de planification familiale. Les pays du Nord disent agir au nom du développement, ce que dénoncent certains pays du Sud et certains chercheurs, qui arguent que la peur de la surpopulation qui émerge dans les pays les plus riches et à faible croissance démographique (Europe de l’Ouest et Amérique du Nord) reflète « la crainte, plus ou moins déclarée, de devoir quelque jour procéder à quelque partage » avec les pays pauvres et en forte croissance démographique [Sauvy, 1949, p. 452]. Les débats autour de la limitation des naissances, presque absents en 1954 à Rome, prennent une place importante à la Conférence de Belgrade en 1965 et encore plus à Bucarest en 1974. À Mexico en 1984, le contexte a évolué et les rapports de force sont sensiblement différents. D’une part, on observe une plus grande diversité au sein des pays du Tiers Monde : certains pays, surtout asiatiques, voient leur croissance démographique ralentir et s’intègrent au système mondial d’échanges tandis que d’autres, notamment en Afrique subsaharienne, s’enfoncent dans la paupérisation [Tabah, 1994a]. D’autre part, chez les représentants des pays du Nord, il n’y a pas de consensus. La délégation américaine se démarque en affirmant à Mexico que la croissance démographique est neutre par rapport au développement économique, cet argument enlève donc toute nécessité de soutien aux politiques de planification familiale [Chasteland, 2002]. L’administration américaine, républicaine sous la présidence de R. Reagan, met un terme à sa contribution au FNUAP, à qui elle reproche également de financer l’avortement en Chine [Tabah, 1994a].

Réduire la croissance de la population au Sud, une préoccupation qui s’étend

8Dès les années 1950, plusieurs pays du Sud vont mettre en œuvre des politiques et programmes visant à limiter leur croissance démographique : la Tunisie, l’Inde et la Chine font figure de précurseurs. Lorsque la peur de l’explosion de la « Bombe P » [4] est à son paroxysme, la rapidité de la croissance démographique mondiale s’explique en grande partie par le dynamisme démographique de la Chine. Durant les années 1960, il y a eu chaque année en Chine 25 à 30 millions de naissances [Attané, 2005]. L’engagement de l’État chinois dans la maîtrise de sa population s’est avéré à l’époque tout à fait singulier. Avec la politique de population coercitive menée à partir de 1971, la fécondité diminue de façon spectaculaire : de 5,7 à 3,6 enfants par femme entre 1970 en 1975 [Attané, 2005]. Ainsi, dès les années 1970, la croissance démographique chinoise est maîtrisée. Au cours du xxe siècle, la Chine a connu la transition de la fécondité la plus rapide jamais observée au monde.

9Dans la même période, nombreux sont les pays qui ont connu eux aussi une transition démographique. Les rythmes et les modalités des transitions varient cependant de façon significative d’un continent et même d’un pays à l’autre. Les états européens achèvent au xxe siècle une transition déjà bien avancée jusqu’à pour certains, comme l’Allemagne ou l’Italie, atteindre des niveaux de mortalité et de fécondité si bas que le renouvellement de la population n’est plus assuré. En Asie et en Amérique latine, la quasi-totalité des pays traverse au cours du siècle dernier des changements démographiques importants, jusqu’à connaître des baisses des taux de croissance de leur population. L’Afrique est le dernier des continents à entrer en phase de transition et il connaît aujourd’hui encore les plus forts taux de croissance démographique dans le monde. Dans ce vaste ensemble, l’Afrique subsaharienne, et particulièrement les régions francophones, se distinguent. Si tous les pays ont connu une baisse de la mortalité – plus ou moins forte et quelquefois réversible –, un nombre non négligeable d’entre eux conservent une fécondité qu’on pourrait qualifier de forte : 10 des 21 pays africains francophones [5] ont un indice synthétique de fécondité supérieur à 5 enfants par femme et 5 ont un taux d’accroissement annuel de 3 % ou plus (soit un doublement de leur population au moins tous les 25 ans).

Lorsque la population devient une menace pour le développement

10Depuis les premières conférences de population, les pays africains sont exhortés par les pays du Nord à ralentir leur croissance démographique et donc à limiter le nombre de naissances, car : la forte croissance démographique serait un frein au développement. Il faut rappeler que cet argument n’a pas toujours été opposé à l’Afrique et que les états colonisateurs ont généralement mené dans les protectorats et dans les colonies des politiques de population natalistes, au nom du même objectif de développement. Ceci s’est traduit de multiples façons : politiques de santé visant à augmenter la fertilité des femmes et limiter la mortalité des enfants et des adultes, application de la loi de 1920 interdisant la fabrication et la vente de contraceptif et l’avortement, etc. Après les indépendances, la vision des pays du Nord sur la croissance démographique africaine, alors en plein essor, change radicalement. D’une force, elle devient un « problème ». Les pays développés, à travers les institutions internationales, demandent au continent africain de mettre en œuvre des programmes et des politiques visant à limiter la croissance de leur population. Ils sont financés par une aide internationale largement américaine [Chasteland, 1997] via la coopération (USAID) ou des ONG et des fondations privées. Les politiques de réduction de la fécondité sont même parfois devenues une des conditions de l’obtention de prêts par les institutions de Bretton Woods, dans les années 1950-1960 [Jones, Leete, 2002] comme dans les années 1990 [Gautier, 2004].

11Les premiers pays africains ayant élaboré des politiques de population sont l’Algérie, l’Égypte et la Tunisie et les pays anglophones (Botswana, Kenya, Maurice, Ghana, Liberia, Nigeria, Tanzanie, Sierra Leone et Swaziland) [Sala-Diakanda, 1991]. Ensuite, les uns après les autres, les gouvernements africains mettent en place des politiques de population. En 1976, 25 % des pays africains étaient dotés d’une politique visant à limiter la croissance démographique ; vingt ans plus tard, en 2007, ce chiffre est de 72 % [UN, 2007].

12Jusqu’à la Conférence internationale sur la population et le développement au Caire en 1994, les programmes de planification familiale ont constitué l’essentiel des mesures des politiques démographiques [Livenais, 1986 ; Vimard, Fassassi, 2010]. La conférence du Caire marque un tournant en mettant l’accent sur les droits reproductifs des femmes et des couples : chacun doit être libre de décider de sa vie sexuelle et reproductive [Bonnet, Guillaume, 2004]. Le paradigme néomalthusien sur lequel les politiques démographiques reposaient depuis plus de 30 ans passe au second plan [Vimard, Fassassi, 2010]. Toutefois, la mise en œuvre des principes de la conférence du Caire s’est avérée difficile et aujourd’hui encore, l’accès à la santé reproductive et sexuelle et le respect des droits reproductifs des couples et encore plus des individus (le droit des couples à décider du nombre de leurs enfants a été accepté en 1968 à la conférence de Téhéran, celui des individus au Caire en 1994) sont loin d’être acquis en Afrique subsaharienne. Le soutien international à la réalisation des politiques de santé reproductive est resté insuffisant et même en forte diminution après 1995 : les moyens financiers se sont déplacés vers les programmes de lutte contre le VIH-Sida [Vimard, Fassassi, 2011]. Ce déplacement des priorités s’accompagne souvent de campagnes de sensibilisation qui stigmatisent la sexualité des jeunes célibataires (surtout celles des filles) et prônent l’abstinence [Gastineau, Binet, 2013.] Dans beaucoup de pays d’Afrique francophone, les programmes de planification familiale ont été peu actifs et l’accès à la contraception moderne et de qualité est souvent réservé à une frange privilégiée de la population (urbaine et éduquée). Les objectifs fixés par les politiques en matière de recours à la contraception ont rarement été atteints et les taux de prévalence contraceptive n’ont guère augmenté ces 10 dernières années (tableau 1). Ils ont même régressé dans certains pays. Au Bénin par exemple, le taux de prévalence contraceptive chez les femmes en union de 15-49 ans est passé de 17 % en 1996 et 2006 à 14 % en 2011 (EDS, 1996, 2006, 2012) (tableau 1). Huit des 21 pays d’Afrique subsaharienne francophone affichent un taux inférieur à 15 %. Ces performances mitigées des programmes de diffusion des méthodes de contraception attestent d’un manque d’engagement politique dans les pays concernés : les programmes ont souvent été imposés de l’extérieur et ne reflètent pas toujours les priorités nationales.

Tableau 1

Prévalence contraceptive (% des femmes 15-49 ans utilisatrices d’une méthode, toutes méthodes confondues, au moment de l’enquête)

Tableau 1
Année de l’enquête Taux de prévalence contraceptive Bénin 1996 16,8 2001 17,8 2006 17,2 2011-2012 14,0 Burkina Faso 1998-1999 12,0 2003 14,0 2010 15,3 Cameroun 1998-1999 12,0 2003 14,0 2010 15,3 Côte d’Ivoire 1994 16,5 1998-1999 20,7 2011-2012 19,7 Mali 1995-1996 7,9 2001 8,4 2006 4,5 2012-2013 10,0 Niger 1998 7,6 2006 10,0 2012 12,2 Madagascar 1997 13,6 2003-2004 21,6 2008-2009 31,7

Prévalence contraceptive (% des femmes 15-49 ans utilisatrices d’une méthode, toutes méthodes confondues, au moment de l’enquête)

L’urgence d’agir : l’intérêt collectif au détriment des droits individuels

13En Afrique, les crises économiques, alimentaires et politiques et les conflits restent nombreux et le développement économique n’est pas aussi rapide qu’attendu. Dans le même temps, dans les pays les riches, vieillissants et en crise économique, resurgit la crainte plus ou moins déclarée de devoir procéder à un partage des richesses avec les pays les plus pauvres et en forte croissance démographique. Dans ce contexte, il y a aujourd’hui une volonté affichée des institutions internationales de soutenir de nouveau des politiques de population sur le continent africain. Les arguments se sont diversifiés : il ne s’agit plus seulement de favoriser le développement économique ou même d’améliorer la santé maternelle et infantile, il s’agit aussi par exemple de préserver l’environnement ou de lutter contre le changement climatique [6]. Toutefois, l’objectif, explicite ou non, est bien de limiter la fécondité pour ralentir la croissance démographique et l’accent est de nouveau mis sur les programmes de planification familiale. C’est dans cet esprit qu’en février 2011, le ministère français des Affaires étrangères et européennes, l’USAID, les fondations Bill & Melinda Gates et Hewlett et l’Agence française de développement (AFD) réunissent à Ouagadougou des chercheurs, des politiques, des bailleurs et des représentants de 9 pays d’Afrique francophones dans une grande conférence intitulée : « Population, développement et planification familiale en Afrique de l’Ouest francophone : l’urgence d’agir ». L’année suivante (juillet 2010) se tient le Sommet de Londres sur le planning familial sous l’égide du gouvernement britannique et de la fondation Bill & Melinda Gates, en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), des gouvernements nationaux, des donateurs, des organisations religieuses. L’objectif annoncé est de susciter des engagements et des efforts sans précédent destinés à fournir des services de contraception abordables aux pays les plus pauvres [7]. Le sommet de Londres, comme la conférence de Ouagadougou, ont mis au centre des discussions la planification familiale comme moyen de limiter la mortalité maternelle et infantile. En revanche, les questions de l’égalité des sexes, de l’éducation des filles, de l’accès à la santé pour tous et des droits reproductifs et sexuels ont reçu moins d’attention, bien qu’il s’agisse d’autres facteurs dont la littérature scientifique n’a eu de cesse au cours de dernières décennies de souligner l’influence sur la fécondité et sur la santé des femmes et des enfants. Alors que la communauté internationale célèbre les 20 ans de la conférence du Caire, les résolutions prises lors de cette conférence sont loin d’être tenues.

14En inculquant progressivement au monde une philosophie qui conditionne le développement économique et social à la réduction de la croissance démographique, les Nations unies, par le biais des conférences internationales et des Plans d’action qui en découlent, imposent le contrôle des naissances, comme une activité phare des politiques de population [Tabah, 1994b]. La planification familiale est alors insidieusement présentée comme un devoir (et non pas comme un droit) au niveau des états, mais aussi au niveau des individus. La notion de droit individuel introduite par le programme d’action du Caire, pourtant ratifiée par les pays africains se trouve ainsi totalement assujettie à des objectifs macroéconomiques de développement.

15Ce constat doit cependant être relativisé à la lumière de la diversité des expériences africaines. Les exemples du Maroc, de Madagascar et du Bénin, que nous allons maintenant développer, montrent que les modalités des changements démographiques dépendent certes des choix politiques (qui rendent accessible ou non la contraception par exemple), mais aussi des contextes socioculturels (normes en matière de genre, représentation de la sexualité des jeunes, etc.). L’accès à la contraception n’est pas une condition suffisante pour la baisse de la fécondité et la fécondité peut diminuer même lorsque l’accès à la contraception moderne est restreint.

Regards sur trois pays africains

Maroc : une politique exemplaire de promotion de la planification familiale

16Sur le continent africain, les pays du Maghreb, comparés aux pays de la zone subsaharienne, de l’Ouest notamment, font figure d’exception. Ces pays qui affichent un ralentissement remarquable de leur croissance démographique au cours de la seconde moitié du xxe siècle sont en effet précurseurs en matière de politique de population, en particulier dans la diffusion des programmes de planification familiale. Le Maroc, par exemple, a connu une baisse rapide de son niveau de fécondité depuis les années 1960. En effet, alors qu’à cette période les femmes avaient en moyenne 7 enfants, elles n’en ont plus que 4,2 au début des années 1990 et 2,3 en 2003. Dans la capitale, Rabat, les femmes ont aujourd’hui en moyenne 2,1 enfants. Cette diminution sensible du niveau de la fécondité est liée à une histoire singulière de la politique de développement marocaine marquée très tôt par un engagement fort de l’État en faveur d’un contrôle de la croissance démographique du pays, à travers une politique incitative très appuyée et une mobilisation institutionnelle exemplaire. Dès les années 1960, le niveau élevé de fécondité est considéré comme une menace pour la croissance économique et les différents plans de développement économique et social qui se succèdent vont œuvrer pour la faire baisser. Les premiers programmes de planification familiale sont rapidement mis en place et le décret de juillet 1967 abroge la loi interdisant la propagande anticonceptionnelle [CERED, 2005].

17Dès le début de la décennie 1970, un imposant dispositif est mis en place pour diffuser massivement la planification familiale à travers le pays, jusque dans les campagnes isolées. L’offre de contraceptifs est renforcée et soutenue par des campagnes publicitaires offensives qui prônent un modèle idéal de famille réduit à deux enfants par couple. À la fin des années 1990, le gouvernement marocain atteint l’autosuffisance contraceptive et couvre à lui seul la totalité des besoins en contraceptifs sans devoir désormais solliciter l’aide du secteur privé [Bajos et al., 2013]. Le succès de ces initiatives se traduit par une élévation remarquable du taux de prévalence contraceptive, qui passe de moins de 20 % en 1980 à 63 % en 2004. Si le programme marocain de planification familiale a joué un rôle crucial dans la baisse de la fécondité, le recul de l’âge au mariage y a également largement contribué : celui-ci passe de 17,5 ans en 1960 à 27,1 ans en 1998 (de 24,4 ans à 31,6 ans pour les hommes dans la même période) [CERED, 2005].

18Outre ces mesures ayant pour objectif de réduire la natalité, les plans de développement intègrent des mesures à vocation économique et sociale qui mettent l’accent sur le développement humain. Une attention particulière est portée à la scolarisation, notamment des filles, et à l’encouragement du travail des femmes. D’importants progrès sont accomplis dans ces domaines en milieu urbain tout particulièrement [8] ; 40 % des femmes nées dans les années 1950 sont alphabétisées contre 82 % pour celles nées dans les années 1980 [Sebti et al., 2009]. En 2010-2011, le taux brut de scolarisation des filles dans le primaire atteint 94 %. La même année, près de la moitié (47,3 %) des étudiants inscrits dans les universités sont des étudiantes [HCP, 2012]. En matière d’emploi, les progrès se reflètent par une entrée de plus en plus importante des femmes sur le marché du travail. Elles représentent aujourd’hui plus du quart (26,3 %) des actifs occupés du pays. De telles évolutions, rendues possibles par un contexte international favorable et d’importants efforts de réformes de l’économie, ont favorisé indirectement une diffusion rapide et large des méthodes modernes de contraception dans le pays. Elles participent du phénomène de mutation de l’institution familiale et de transformation des rapports sociaux de sexe et de génération, intensifiées par l’urbanisation rapide et les nouveaux modes de vie qu’elle impose. Le nouveau code de la famille promulgué en 2003 accompagne les avancées sociétales en intégrant des innovations de nature à améliorer le statut des femmes marocaines [CERED, 2005]. Ainsi, les évolutions démographiques, politiques et économiques qui se sont combinées au Maroc au cours des dernières décennies, ont forgé les bases d’un changement profond et durable des modèles de reproduction.

Madagascar

19À l’autre extrême du continent africain se situe Madagascar. Madagascar connaît encore une croissance démographique forte, mais avec un indice synthétique de fécondité de 4,8 enfants par femme, elle a entamé sa transition de la fécondité et peut espérer à moyen terme une croissance démographique modérée. Cette dernière est souhaitée et encouragée depuis les années 1990 par les autorités malgaches à travers la Politique nationale de population pour le développement économique et social (PNPDES). Elle pose explicitement la question de la relation entre croissance démographique et croissance économique. Elle se fixe comme objectif de réduire le niveau de fécondité afin d’aboutir à des taux d’accroissement de la population compatibles avec la réalisation des objectifs économiques et sociaux de la nation. Des programmes de planification familiale vont être mis en œuvre avec le soutien de bailleurs internationaux. Toutefois, la PNPDES n’a pas eu les résultats attendus : de sa mise en place jusqu’à aujourd’hui, le taux de croissance démographique reste bien supérieur au taux de croissance économique (mesuré par le taux de croissance du PIB) [Rafiringason, 2005 ; United Nations, 2013]. Dans les faits, les politiques de population et les actions visant à promouvoir la planification familiale vont rapidement être occultées par les nombreux programmes de lutte contre le VIH-Sida qui se multiplient sur la Grande Île à la fin des années 1990, avec le soutien technique et financier d’organisations internationales (PNUD, FNUAP) et surtout d’organismes de coopération privés et gouvernementaux américains. Les messages qui sont alors délivrés par les programmes, comme dans beaucoup d’autres pays, reposent sur des considérations idéologiques et font la promotion de l’abstinence sexuelle et de la fidélité à un partenaire. Le préservatif n’est conseillé que si les deux premières recommandations ne peuvent être suivies. Ces messages, « Abstinence, fidélité, préservatif », adressés principalement aux jeunes, se révèlent peu efficaces, voire même contreproductifs [Gastineau, Binet, 2013]. Il devient difficile pour un jeune de se procurer un moyen de contraception dans un contexte où il ne devrait pas avoir de sexualité. De plus, dans les actions de lutte contre le VIH-sida, la sexualité est présentée comme une pratique à risque (risque de Sida, de MST, de grossesses non désirées et par conséquent d’exclusion sociale ou scolaire), ce qui est souvent en contradiction avec les représentations sociales de la sexualité dans les populations jeunes. Les messages délivrés ont alors peu de chances d’être écoutés et ils rendent difficile le travail des organisations qui tentent de diffuser la contraception.

20De fait, à Madagascar, l’offre de planification familiale (conseils, personnels formés, contraceptifs) s’est peu améliorée ces dernières années. Pourtant, la prévalence contraceptive, mesurée par les enquêtes démographiques et de santé, n’a cessé de croître depuis 15 ans. Le taux d’utilisation de la contraception parmi les femmes (15-49 ans, en union) est passé de 17 % en 1992 à 19 % en 1997 puis à 27 % en 2003-2004 pour atteindre 40 % en 2008-2009. Madagascar affiche, après le Congo, la prévalence la plus élevée de l’Afrique francophone. La plus forte hausse, entre 2003 et 2009, a été observée dans une période encadrée par deux crises politiques importantes (décembre 2002 et janvier 2009) pendant laquelle les conditions de vie des individus ne se sont pas améliorées. La Grande Île reste parmi les pays les plus pauvres d’Afrique. Les raisons de l’augmentation de la prévalence contraceptive sont donc à chercher plus du côté de la demande d’enfants que de l’offre de contraception. La baisse de la demande d’enfants, le souhait de planifier et de limiter les naissances, ont pu émerger tant dans des zones rurales pauvres [Gastineau, 2005] que dans des catégories de populations aisées de la capitale. Des facteurs aussi divers que l’appauvrissement de certaines populations rurales, la crise de l’emploi urbain (tout en conservant une relative égalité entre femmes et hommes dans l’accès au marché de l’emploi salarié), la scolarisation massive des enfants, filles comme garçons, le désenclavement de certaines régions, etc., ont fait baisser le nombre d’enfants souhaités par les couples dont certains se sont saisis de l’offre même imparfaite de contraception pour limiter la taille de leur descendance. Dans certaines régions, le recul de l’âge au mariage ou même l’avortement ont également contribué à la baisse de la fécondité. Des couples désireux de limiter ou d’espacer les naissances ont opté pour des méthodes non médicalisées comme l’abstinence périodique (environ 10 % des femmes en union en 2008-2009). Les méthodes dites populaires ou traditionnelles sont rarement utilisées. L’exemple de Madagascar incite à relativiser l’importance d’un programme de planification familiale pour le déclenchement de la baisse de la fécondité et à remettre au centre des réflexions et des actions la question de la demande d’enfants et à rediscuter la notion même de besoins satisfaits ou non satisfaits en contraception.

Bénin : Des programmes de planification familiale peu performants

21À l’ouest du continent africain se situe le Bénin, dont l’utilisation de la contraception reste parmi les plus faibles au monde [Guengant, 2011]. En 2011, seules 13 % des femmes (en union de 15-49 ans) déclarent utiliser une contraception, 8 % des méthodes modernes et 5 % des méthodes dites naturelles ou traditionnelles. Même dans la capitale économique, Cotonou, la prévalence ne dépasse pas 20 % (19,8 %, dont 12,5 % de méthodes modernes). À titre de comparaison à Niamey (Niger), la prévalence est de 28 % (23 % de méthodes modernes) (2006) ; à Ouagadougou, au Burkina Faso, autre pays frontalier du Bénin, elle est de 38 % (33 % de méthodes modernes) (2010). Pour l’ensemble du Bénin, comme pour Cotonou, la proportion de femmes utilisatrices est même en légère baisse depuis 1996. Dans le même temps, l’indice synthétique de fécondité est passé de 6,3 en 1996, à 4,9 en 2011.

22Le Bénin dispose depuis bientôt 20 ans (1996) d’une politique de population (Déclaration de politique de population, DEPOLIPO) dont l’un des objectifs est la promotion d’« une fécondité responsable ». L’évaluation de cette politique réalisée en 2003 a révélé des insuffisances (absence de plan d’action et de suivi, absence d’objectifs spécifiques), ce qui a conduit à sa révision en 2006 [Guengant, 2011]. Le Bénin dispose aussi de plusieurs politiques en matière de santé de la reproduction visant à améliorer notamment l’offre de soins maternels et infantiles et de méthodes de contraception (Politique et stratégie de développement du secteur sanitaire [PSDSS] – 2002-2006 ; loi relative à la santé sexuelle et à la reproduction, 2003). Pour autant, l’offre en méthodes de contraception est loin d’être assurée partout tant en quantité qu’en qualité (problème d’approvisionnement, de disponibilité de personnel qualifié, etc.). Pour l’amélioration de l’accès à la contraception, l’État béninois reçoit l’appui de nombreux partenaires financiers et techniques, principalement l’USAID, l’Association béninoise pour la promotion de la famille (ABPF) et Population service international (PSI). C’est certainement à Cotonou que l’offre est la plus diversifiée et la plus abondante. Pour autant, la prévalence reste faible (19 %) et rares sont les femmes cotonoises qui utilisent des méthodes de contraception modernes (12 % des femmes en union de 15-49 ans en 2011). Ce résultat peut s’expliquer par des insuffisances de l’offre, mais aussi par une faible demande. Les méthodes non médicalisées (abstinence périodique, retrait…) sont elles aussi faiblement utilisées (7 % parmi les femmes en union à Cotonou, 5 % sur l’ensemble du Bénin). Les prévalences de contraception sont faibles même dans les catégories pour qui a priori se procurer une méthode devrait être relativement facile : les femmes les plus éduquées, les plus aisées. En 2011, 21 % des femmes béninoises ayant fréquenté l’école secondaire ou plus utilisent une contraception, 13 % une méthode moderne ; à Ouagadougou, où l’ISF est comparable (3,4), les chiffres sont respectivement de 50 % et 44 %. Au Mali, où la prévalence générale est plus basse qu’au Bénin (10 % pour l’ensemble des méthodes, 9 % pour les méthodes modernes), celle des femmes éduquées (secondaire ou plus) y est en revanche nettement plus élevée (27 % toutes méthodes, 26 % méthodes modernes). Ces résultats suggèrent qu’au Bénin, même les femmes dotées d’un capital scolaire peinent à se détacher des normes sociales dominantes.

23Il est difficile, en l’état actuel des connaissances, d’expliquer pourquoi si peu de femmes ou de couples ont recours à une contraception au Bénin en général, à Cotonou et dans les catégories de population éduquées en particulier. Toutefois, nous pouvons donner quelques pistes de réflexion. Les enquêtes démographiques et de santé mettent en exergue une autre spécificité au Bénin : la forte proportion de femmes en union qui déclarent n’avoir eu aucune relation sexuelle au cours des 4 dernières semaines (45 %) ou même de l’année passée (13 %). Ce chiffre est plus élevé que dans la plupart des pays de la région. Il est intéressant de noter que cette proportion de femmes qui sont en couple, mais non actives sexuellement le mois précédent l’enquête, ne varie pas selon l’âge ou même la durée de l’union. Les mariées depuis peu sont elles aussi concernées : 44 % des femmes mariées depuis moins de 5 ans sont restées abstinentes le dernier mois. Ce fait peut s’expliquer en partie par la polygamie qui concerne encore 42 % des femmes en union en 2006, mais ce n’est que partiel. Au Mali, où les femmes en union polygame sont aussi nombreuses, l’abstinence sexuelle au-delà de 4 semaines est beaucoup moins forte (25 % contre 45 % au Bénin). Faute de recherches sur le sujet, il n’est pas possible de savoir si cette abstinence a des objectifs de limitation ou d’espacement des naissances, mais il est certain qu’elle a des conséquences sur la fécondité et sur la demande de contraception. Ce résultat doit nous interroger aussi sur le mode de fonctionnement des couples et sur les relations entre conjoints. En effet, à l’inverse de Madagascar par exemple, la notion même de couple semble peu pertinente au Bénin : des recherches récentes dont les résultats ne sont pas encore publiés [9] montrent qu’à Cotonou, des couples peuvent exister sans cohabitation et que les décisions importantes concernant la descendance ne sont pas toujours le fait des conjoints, mais bien de la grande famille. Elles montrent aussi que l’utilisation de la contraception à Cotonou est liée à des proxys d’autonomie des femmes telles que la pratique d’un sport, l’adhésion à une association culturelle, etc., plus qu’à des caractéristiques socioéconomiques des femmes.

Discussion

24Au-delà même du débat sur la nécessité de faire diminuer la fécondité en Afrique subsaharienne, on peut s’interroger sur la pertinence des politiques de population en Afrique. Les politiques de population stricto sensu ont montré leurs limites : si elles ne s’insèrent pas dans un ensemble plus vaste de politiques économiques, sociales ou culturelles permettant de changer les comportements individuels et de faire baisser la demande d’enfants, elles ont un effet limité [Vimard, Fassassi, 2011]. À l’inverse, comme le montre l’exemple du Maroc, une politique démographique intégrée à la politique globale de développement prend tout son sens [10]. Le Maroc, définitivement entré dans sa seconde phase de transition démographie, a su mener une politique de diffusion massive des méthodes modernes de contraception tout en créant les conditions nécessaires à l’expression d’une demande de réduction du nombre d’enfants. Ces conditions ont été portées par l’amélioration de la scolarisation des femmes et leur encouragement au travail dans un contexte d’urbanisation et de développement économique relativement favorable. Ainsi, ce sont plusieurs facteurs sociaux, économiques et politiques qui, combinés, ont pu ébranler significativement les anciens modèles familiaux et de reproduction.

25Les parcours nationaux sont souvent singuliers. On a vu qu’à Madagascar, la baisse de la fécondité s’est enclenchée dans un contexte d’absence d’amélioration des conditions de vie et d’accès limité à la contraception. Dans ce pays, les structures sociales basées sur le couple, plus que sur la grande famille, marquées par une relative égalité entre les hommes et les femmes ont rendu possible l’expression d’une demande de réduction des naissances qui a su s’exprimer dans les pratiques, en dépit des faiblesses de l’offre de contraception. Le fort taux de scolarisation des femmes a joué probablement un rôle important à en juger par son effet discriminant sur la prévalence contraceptive. Dotées d’un capital scolaire, les femmes seraient plus aptes à limiter le nombre de leurs grossesses, mais aussi à savoir comment s’y prendre pour ne pas en avoir, même quand l’offre de contraception moderne fait défaut.

26Le Bénin offre encore un exemple de parcours très différent de celui du Maroc ou de Madagascar. Ici, ce sont plutôt des facteurs défavorables qui se combinent pour limiter les progrès en matière de prévalence contraceptive : une politique de population qui démarre relativement tard (à la seconde moitié des années 1990) et qui connaît des débuts difficiles ; une offre de contraception insuffisante en dépit de l’aide internationale. En outre, bien que des progrès en matière de scolarisation (en particulier des femmes) aient été réalisés, on n’observe pas comme ailleurs un fort impact différentiel du niveau de scolarisation sur les pratiques contraceptives. L’amélioration de l’instruction semble ne pas susciter une demande de contraception plus élevée. La fécondité a baissé au Bénin, mais la contraception n’y aura joué qu’un faible rôle. D’autres facteurs sont intervenus comme le recul de l’âge au mariage ou encore les formes particulières de conjugalité et de sexualité maritale accordant une place non négligeable à l’abstinence. Pour comprendre la fécondité au Bénin, il semble bien qu’il faille creuser cette piste qui renvoie plus généralement aux relations entre les hommes et les femmes. C’est parmi les femmes qui affichent les signes d’une certaine autonomie que les comportements novateurs sont les plus probants.

27Au Bénin, comme en Afrique de l’Ouest en général, le faible recours à la planification et à la limitation des naissances est sans aucun doute lié au fait que des couches de la population restent réfractaires à l’idée d’un possible contrôle des naissances par la contraception ; ou encore à la prégnance d’idées préconçues sur ces méthodes, notamment sur leur danger supposé sur la santé et la fertilité [Bankole et al., 2006]. Cependant, en entamant leur transition de la fécondité en dépit de politiques de population qui n’ont pas atteint les objectifs escomptés, Madagascar et le Bénin ont montré, à leur manière et selon des configurations singulières, que pour qu’il y ait une demande en contraception, encore faut-il qu’il y ait une baisse préalable de la demande en enfants. Dans ces pays, où le contexte économique restera probablement difficile dans les décennies à venir, le rythme et les modalités des changements démographiques dépendront en grande partie des mesures politiques en matière de développement social, d’éducation, de santé et de promotion de l’égalité homme-femme. Celles-ci devraient amener les couples à souhaiter moins d’enfants : parce que le coût de l’enfant augmente (scolarisation généralisée, accès à la santé, limitation du travail des enfants), parce que les fonctions assurantielles de l’enfant sont assurées par d’autres (généralisation des systèmes d’assurance de santé et de retraite), parce que la reconnaissance sociale des femmes ne passe plus essentiellement par la maternité (mais aussi par l’activité professionnelle par exemple), etc. Les expériences du Bénin et de Madagascar montrent que certaines femmes peuvent limiter et planifier les grossesses, même dans un contexte où la contraception moderne est peu accessible : célibat prolongé, abstinence sexuelle dans le mariage, méthodes de contraception non médicalisées (abstinence périodique par exemple) sont utilisés par les individus et les couples. Toutefois, le rythme et les modalités de la baisse de la fécondité dans les années à venir dépendront de l’accès aux méthodes de contraception efficaces, médicalisées, mais aussi des réticences des populations à les utiliser.

Droits reproductifs, un concept qui sonne creux

28Promouvoir la planification familiale est une chose. Nul ne contredirait aujourd’hui les retombées positives de la régulation des naissances sur la santé des femmes et des enfants, maintes fois démontrée par les études scientifiques. Mais garantir les droits reproductifs en est une autre et il conviendrait de ne pas assimiler trop rapidement les deux objectifs. La planification familiale peut être légitimement considérée comme un levier pour l’autonomie des femmes ; un facteur nécessaire pour leur empowerment. Néanmoins, dans la mise en œuvre des politiques, le lien est loin d’être systématique. En effet, certains programmes connaissent parfois des dérives qui menacent plus qu’ils ne les servent les droits des femmes, comme le rappellent très justement Thérèse Locoh et Céline Vandermeersh [2006 : 212] : « Qu’on pense aux stérilisations abusives en Amérique latine, aux interdictions d’avoir un deuxième enfant en Chine qui entrainent des abandons de petites filles ou des avortements sélectifs, fréquents aussi en Inde. »

29Bien évidemment, les efforts consentis pour donner à tous accès à la contraception doivent se prolonger, mais pas tant pour limiter la fécondité que pour respecter ce droit fondamental et assurer un bien-être aux individus qui souhaitent avoir une sexualité sans risque de grossesse. Les programmes de planification familiale devraient s’adresser à tous, aux couples comme aux célibataires, et sans préjugés idéologiques. La focalisation sur des objectifs exclusivement démographiques et sanitaires s’est faite au détriment de la reconnaissance des droits sexuels et reproductifs des couples et encore plus des femmes et des célibataires.

30Bien que la reconnaissance des droits à une sexualité dissociée de la procréation soit inscrite depuis 1994 dans les plans d’action, ce droit paraît aujourd’hui encore trop subversif pour se répandre largement [11]. Les enquêtes qui s’interrogent sur les représentations de la planification familiale dans les populations à faible prévalence contraceptive font souvent état d’une forte stigmatisation de la contraception moderne : pratique importée de l’Occident, dangereuse pour la santé, mais aussi pour l’équilibre social, car susceptible d’ouvrir aux femmes les voies de l’infidélité et de la luxure. Même au Maroc, où la détermination de l’État à promouvoir l’usage de la contraception est exemplaire sur le continent, il y a toujours une exclusion totale des célibataires des programmes de planification familiale due à la forte prédominance de la norme de chasteté avant le mariage [Adjamagbo, Guillaume, Bakass, 2014]. Les programmes marocains de diffusion de la contraception moderne ciblent exclusivement les femmes en union ignorant toutes les autres, non mariées, à qui le droit d’exercer une sexualité n’est pas reconnu par la société.

31Dans beaucoup de pays en Afrique, la sexualité des célibataires est clandestine ou n’est pas et la gestion des risques de grossesse est rendue difficile par les réticences que suscite le recours à des services peu accueillants et stigmatisants. Dans les faits, les programmes qui visent la limitation des naissances ne parviennent pas à dépasser les objectifs sanitaires de protection des risques associés aux grossesses précoces ou des risques d’infections sexuellement transmissibles. Malgré les bonnes intentions inscrites dans les déclarations officielles, le droit au plaisir sexuel sans risque, quel qu’il soit, conçu simplement comme un droit à l’épanouissement personnel, au même titre que l’éducation, la formation ou le travail, par exemple, ne parvient pas à s’imposer comme une valeur à part entière.

Notes

  • [*]
    Démographe, LPED, IRD.
  • [**]
    Socio-démographe, LPED, IRD.
  • [1]
    En 2010, 30 % des femmes de 15-49 ans utilisaient une méthode contraceptive (toutes méthodes) sur le continent africain (en Afrique de l’Ouest, ce chiffre est de 15 %). Le taux d’accroissement naturel à la même date est de 2,3 % pour l’ensemble de l’Afrique (source : Population reference bureau).
  • [2]
    Rome, 1954 ; Belgrade, 1965 ; Bucarest, 1974, et Mexico, 1984.
  • [3]
    Nous entendons par « politique de population » un ensemble de mesures législatives et de programmes élaborés dans le but explicite de modifier le mouvement de la population dans un sens déterminé. En Afrique, dans la quasi-totalité des pays, les politiques de population visent à limiter la croissance démographique.
  • [4]
    La Bombe Population, selon l’expression de Paul Ehrlich (1968).
  • [5]
    Pays pour lesquels nous disposons de données (sources : Population reference bureau).
  • [6]
    Ainsi dans le rapport annuel du FNUAP, sur l’état de la population mondiale en 2009, on peut lire : « L’effort à long terme nécessaire pour maintenir un bien-être collectif qui soit en équilibre avec l’atmosphère et le climat exigera en fin de compte des modes viables de consommation et de production, qui ne peuvent être atteints et maintenus que si la population mondiale ne dépasse pas un chiffre écologiquement viable. » [2009, p. 66.]
  • [7]
    On pourrait citer aussi la conférence « Repositionnement de la planification familiale en Afrique de l’Ouest » organisée par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui s’est tenue à Accra (Ghana) en février 2005.
  • [8]
    Il convient toutefois de nuancer les progrès qui n’empêchent pas la persistance d’importantes disparités régionales dans le pays.
  • [9]
    Données produites dans le cadre du programme « Familles, genre et activité en Afrique de l’Ouest », financé par l’ANR (FAGEAC ANR 10 - SUDS - 005-01 ; 2010-2014), en cours de valorisation.
  • [10]
    Un autre exemple de politiques de population totalement intégrées dans le Maghreb est celui de la Tunisie, qui a permis une transition précoce et rapide [Gastineau, 2012].
  • [11]
    La notion de droit reproductif soulève aussi des réticences du fait qu’elle ait été à l’origine imposée par les mouvements féministes du Nord [Guillaume, Bonnet, 2004].
Français

La maîtrise de la croissance démographique des pays africains connait un regain d’intérêt ces dernières années dans les sphères politiques et scientifiques. S’il s’agit toujours de préserver la santé des mères et des enfants, d’autres enjeux, environnementaux ou climatiques, sont désormais invoqués pour justifier ce regain d’intérêt. Aujourd’hui encore, la régulation de la fécondité s’impose dans les politiques de population comme la principale stratégie d’action. Alors que des avancées importantes en matière de reconnaissance des droits reproductifs individuels ont été faites au début des années 1990 lors de la conférence du Caire notamment, ceux-ci parviennent difficilement à s’imposer dans les pratiques. La planification familiale reste un moyen de ralentissement de la croissance démographique mais n’est, dans les faits, jamais reconnue comme un droit individuel à part entière. L’examen des itinéraires de trois pays africains (Bénin, Madagascar et Maroc) en matière de politique de population montre que l’efficacité relative de ces politiques est souvent représentative de l’incapacité des états à faire passer les droits individuels devant les logiques macroéconomiques de développement.

Mots clés

  • politique de population
  • planification familiale
  • malthusianisme
  • droits individuels
  • Bénin
  • Maroc
  • Madagascar

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Bénédicte Gastineau [*]
  • [*]
    Démographe, LPED, IRD.
Agnès Adjamagbo [**]
  • [**]
    Socio-démographe, LPED, IRD.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/02/2015
https://doi.org/10.3917/autr.070.0125
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