CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La véritable histoire des superhéros (titre original The Real Story of the Superheroes) , Dulce Pinzón (traduit par France Lane), Marseille, Images en manœuvres (non paginé, 48 p.)

1 Réformer l’immigration est une priorité pour Barack Obama qui vient d’entamer son second mandat présidentiel. Le parti républicain, ébranlé par le vote démocrate de la très puissante minorité latino-américaine, veut participer activement à cette réforme en vue des présidentielles de 2016. Une commission bipartite est donc au travail sur le plan-Obama qui pourrait ouvrir la voie de la citoyenneté à onze millions de sans-papiers.

2 À la poussée politique qui a rendu indispensable une conversation nationale sur l’immigration s’ajoutent des initiatives prises par des artistes tels que Dulce Pinzón qui révolutionnent le regard porté sur les migrants. Sa Véritable histoire des Super Héros (The Real Story of the Superheroes) est un album de vingt photos articulé autour d’une superbe trouvaille qui relève à la fois du visuel et du politique. En effet, avec ces portraits de travailleurs originaires du Mexique et d’Amérique du Sud costumés en Super Héros, l’artiste révèle, derrière la rhétorique xénophobe qui trop souvent la masque, l’exceptionnelle contribution de ces exclus aux « Deux Côtés », c’est-à-dire à l’économie d’au moins deux sociétés – celle de leur pays d’origine et celle du pays d’accueil, en l’occurrence les États-Unis.

3 Cette notion des « Deux Côtés » éclaire bien la vie et l’œuvre de Dulce Pinzón. Née au Mexique en 1974, Dulce Pinzón a fait des études en communications de masse à l’Universidad de Las Americas de Puebla au Mexique, avant de se spécialiser en photographie à l’Université de Pennsylvanie et au Centre International de la Photo à New York. Les six séries principales de photos qu’elle a produites, parmi lesquelles Loteria, Multiracial and People I like, sont unies par le thème du défi lancé aux frontières – celles du statut légal ou social, de la race ou du genre. Lauréate de prix importants tels que le Jovenes Creadores, d’une bourse de la Fondation Ford et d’une première place au Symposium International de photographie de Mazaltlán Abierto, elle jouit aujourd’hui d’une réputation internationale : ses photos, exposées au Mexique et aux États-Unis naturellement, ont aussi voyagé en Australie, en Argentine et en Europe. On la connaît en France grâce à la couverture qu’elle a réalisée pour Marie-Claire et sa participation au festival photo « Rencontres d’Arles ».

4 Passeuse de frontières, Pinzón pourrait représenter cette nouvelle « Conciencia de la mestiza » que Gloria Anzaldúa décrit dans son Borderlands/La Frontera [1987] comme « s’éloignant toujours d’une culture pour entrer dans une autre, parce qu’ [elle est] dans toutes les cultures à la fois… » et de ce fait, toute pétrie d’inquiétudes [p. 77]. Mais alors que Anzaldúa se réclame du philosophe mexicain José Vasconcelos et de sa notion controversée de cinquième race, cette « raza cósmica », glorieuse résultante de toutes les autres, Pinzón semble plus proche du concept de « transculturation » du penseur cubain Fernando Ortiz qui met, lui, l’accent sur les capacités de réinvention des cultures – même après d’intenses traumatismes historiques – ainsi que sur les modalités individuelles de réconciliation, étapes majeures vers la réalisation de l’hybridité culturelle qui garantirait la paix au niveau national ou planétaire.

5 Hymne au labeur de gens jusqu’alors invisibles, The Real Story of the Superheroes détourne la veine « Diego Rivera » par des allusions répétées et humoristiques précisément à leur transculturation, ainsi qu’à celle de leur nouvel environnement, New York. Pour Pinzón, il ne s’agit plus en effet de viser à l’authenticité, mais de mettre en valeur la condition immigrée et les malléables distinctions de classe qui la parcourent. Les professions représentées vont ainsi du laveur de vitres de gratte-ciel (Spiderman) à l’employée de laverie automatique (Wonderwoman) en passant par le gigolo (Robin) le délégué syndical (Birdman) et l’artiste elle-même à son laboratoire en Invisible Woman des Fantastic Four ; à l’arrière-plan de certaines photos, on voit encore immigrés, latinos dans leur rôle de consommateurs. Le New York de Pinzón est un lieu où se déploie un « autre » héroïsme en marge de celui attribué par les médias depuis le 11 septembre 2011 quasi exclusivement aux premiers intervenants de la police et des pompiers. Les efforts surhumains fournis au quotidien par des sans-papiers tels que l’écailleur du marché aux poissons (Aquaman) ou la nounou d’une famille aisée (Catwoman) pour leur propre survie et celle de leurs proches sont à imaginer derrière le geste figé par la caméra (porter à la force du poignet une caisse de fruits ; attaquer la roche au marteau-piqueur ; desservir des tables, etc.) et le déguisement choisi. Le baroque du rapprochement entre un costume fantastique et une tâche banale, le fort contraste des couleurs (qui représentent celles des drapeaux américain et mexicain associés) et la tension des personnages pris entre pose, naturel et hyperbole sont quelques-unes des stratégies que Pinzón a mises au service de son projet. Car elle souhaite, sur le principe du Castigat ridendo mores cher à Molière, rééduquer par la satire notre regard pour qu’il puisse saisir ce nouvel épique urbain.

6 Autre lieu hautement stratégique : la légende qui précise pour chaque photo le nom véritable du modèle et la somme hebdomadaire ou mensuelle envoyée « au pays ». (Pour avoir fait elle-même toutes sortes de petits métiers, enseigné l’anglais et servi en tant que déléguée syndicale, Pinzón a su gagner la confiance d’élèves et de collègues qui ont posé pour elle.) Ces sommes vont de 75 dollars (pour Alvaro Cruz alias Flash, membre d’un club de course à pied) à 500 dollars (pour Noe Reyes alias Superman, garçon de courses) par semaine. Ces contributions, colossales au regard de leurs revenus, sont en adéquation avec le rapport de la Banque mondiale, selon lequel le Mexique est la troisième nation récipiendaire de fonds envoyés par les émigrés (remittances) à hauteur de 24 milliards de dollars en 2011, soit trois fois le montant de l’aide publique au développement. Ces fonds représentent la deuxième source de revenus après le pétrole dans un pays où un tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Deux fois plus de femmes que d’hommes reçoivent cette assistance informelle, qui sert pour 78 % à couvrir les dépenses de première nécessité.

7 La genèse de La véritable histoire des Super Héros est à rechercher dans une des premières séries de photos de Pinzón, « Viviendo en el Gabacho » (2000), qui évoquait en noir et blanc l’intégration ambivalente des immigrants mexicains à New York. Ses prolongements, notamment l’image publicitaire qu’elle composa pour Money Solutions et une série de photos intitulée Both Sides Now, confirment que cet « autre héroïsme » consiste aussi/d’abord à honorer concrètement les liens de solidarité avec la communauté du pays d’origine, au prix des sacrifices que l’on imagine. Pinzón a en effet encore illustré d’un travailleur immigré habillé en Super Héros le panneau publicitaire de Money Solutions, une carte prépayée, non rattachée à un compte bancaire et qui faciliterait donc les transferts d’argent. Avec Both Sides Now, publié dans Vice Magazine de septembre 2008, Pinzón explore la manière dont les transferts de fonds affectent les familles de part et d’autre de la frontière : Mari, dont le fils travaille à New York, a pu installer l’eau courante dans sa maison et Dona Enerina, de Puebla également, a fait venir sa famille de treize personnes à Brooklyn.

8 Les notions de transculturalisme et de créolisation figurent au cœur même de The Real Story of the Super Heroes : les sans-papiers, sous-payés et sans couverture sociale mais contribuables volontaires et soutiens de famille à distance, jouent un rôle si essentiel dans l’économie américaine qu’une réforme de l’immigration est désormais souhaitée, à droite comme à gauche. Ils sont encore les agents de transferts culturels majeurs, au niveau linguistique bien sûr, mais pas uniquement : Dulce Pinzón raconte d’ailleurs que c’est en voyant un costume de Superman au marché de Puebla qu’elle a conçu le projet des Super Héros.

9 Westbury, New York

Mis en ligne sur Cairn.info le 16/09/2014
https://doi.org/10.3917/autr.067.0281
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