CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis son indépendance suite à la chute de l’Union soviétique en 1991 et la guerre civile de 1992-1997, le Tadjikistan est un pays pauvre avec de forts taux de chômage et des flux migratoires vers la Russie de plus en plus importants chaque année [IOM, 2011 ; Olimova, 2010 ; Thorez, 2007]. Nombreuses sont les familles dont les époux et les fils partent en Russie pour gagner leur vie et celle de leurs proches, au point que les remises de fonds représentent plus de la moitié du PIB du Tadjikistan, jusqu’à 68 % en 2008 [Umarov, 2010, p. 16]. L’argent « gagné » est l’un des critères par lequel on peut mesurer plusieurs aspects de la migration : est-elle réussie, et que signifie et qu’implique la réussite pour ceux restés au pays ? Les relations avec les parents ou l’épouse sont-elles maintenues ? Certains hommes partent des années durant et ne rentrent qu’un mois ou deux par an lorsqu’ils le peuvent, contribuant au développement d’une société où les pères et maris sont souvent absents [Thorez, 2007] : l’argent est ainsi l’un des liens qui maintiennent la communication entre les migrants et leur famille. Cela ne signifie pas qu’a contrario, un homme qui n’envoie pas d’argent coupe nécessairement les liens familiaux. Mais il est nécessaire d’interroger le sens de l’argent dans la migration : au-delà de l’aspect purement financier ou économique, la dimension sociale et symbolique des remises de fonds et leur insertion dans un système d’échange dans le pays de réception doivent être explorées pour mieux comprendre l’enjeu des mobilités elles-mêmes.

2 Les remises de fonds servent dans une très large mesure à financer la consommation quotidienne (les produits alimentaires en particulier), et, dans une moindre mesure, les occasions spéciales (mariages, funérailles, etc.), c’est-à-dire les cérémonies familiales [1]. Partant de ce constat, l’objectif de cet article est de montrer que les fonds envoyés avant tout par les hommes à leurs parents ou à leur épouse mettent en jeu, d’une part des questions économiques et des logiques sociales de l’échange, particulièrement de distribution de biens et d’autre part, des relations générationnelles et de genre au sein des familles transnationales. Ces enjeux se cristallisent notamment au moment du mariage, celui du migrant ou d’un autre membre de sa famille, et de manière générale lors de l’organisation des repas de fête, les ma’raka[2]. L’argent envoyé de Russie rend possible l’organisation d’un rituel social dont le caractère plus ou moins fastueux permettra à la famille de maintenir un réseau social d’entraide.

3 Mon propos s’appuie sur des exemples de cérémonies (mariage, démonstration de la dot appelée tuquzbinon, etc.) observées dans la capitale, Douchanbé, et dans la région rurale du Darvoz, entre mars 2012 et mars 2013 au sein de populations sunnites du Tadjikistan [3]. Des entretiens et des discussions informelles ont accompagné ces observations, auxquelles s’ajoutent les commentaires recueillis lors de nombreuses séances de visionnage de DVD de mariages. Je présenterai l’importance des migrations dans le financement des cérémonies dans lesquelles le faste et l’abondance jouent un rôle majeur. L’argent des migrations est en effet nécessaire pour l’accomplissement d’un devoir social qui met en jeu une série de relations entre une famille et ses réseaux de sociabilité, mais aussi entre les membres de cette famille. J’interrogerai dans un premier temps les liens entre migrations en Russie, envois d’argent et prodigalité cérémonielle au Tadjikistan comme les facettes d’un même devoir social ; dans un second temps, je montrerai comment l’argent des migrations peut être le support ou l’objet de négociations dans les relations au sein de la famille, tout particulièrement les relations entre parents et fils, entre beaux-parents et belles-filles et entre époux.

Usages de l’argent des migrations et réseaux d’entraide

4 La fin de l’Union soviétique en 1991, ainsi que la guerre civile – qui a été l’occasion d’affrontements entre groupes politico-régionaux entre 1992 et 1997 – ont contribué à appauvrir le pays, à en désorganiser les structures sociales et économiques, créant un contexte propice à l’émigration de nombreux de ses citoyens. Cette émigration s’est accentuée à la fin des années 1990 et a suivi depuis une courbe ascendante. La Russie est le pays de destination de plus de 95 % des migrants tadjiks, bien que les chiffres varient selon les études [IOM, 2011].

Migrer en Russie, une vocation masculine ?

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« Quartier périphérique de Douchanbé, 18 heures. Les allées entre les immeubles sont peuplées d’un nombre incroyable d’enfants, les petits garçons jouant souvent au foot et les filles à la corde à sauter. Certaines femmes sont regroupées, assises sur un banc ou sur les perrons des barres d’immeubles horizontales qui caractérisent la plupart des quartiers périphériques de la capitale. En fait, les hommes pour la plupart ne sont plus là : beaucoup sont partis travailler en Russie. La saison a commencé. »
(Notes personnelles, avril 2012)

6 Partir en Russie depuis le Tadjikistan est un fait masculin à 93 % selon Brown, Olimova, Boboev [2008, p. 46]. Si l’on peut noter une relative féminisation des migrations ces dernières années [Khusenova, 2010], le pourcentage de femmes parmi les migrants dépasse rarement les 10 %. Parmi ces femmes, beaucoup partent pour rejoindre leur mari, pour travailler ou non. Celles qui partent de leur propre initiative sont encore loin de représenter une part significative de la population féminine émigrante. Les migrations masculines sont souvent saisonnières : entre le printemps et l’automne, l’absence d’hommes entre 18 et 50 ans dans les villages et dans certains quartiers de la capitale est frappante. « Il ne reste que des enfants, des femmes et des vieillards ici. Que faire d’autre que de partir en Russie ? Ici, il n’y a que des rochers et des cailloux, c’est tout. » (Komron [4], 67 ans, Darvoz.)

7 Les motivations pour partir sont évidemment multiples et s’entrecroisent : subvenir aux besoins quotidiens, financer une cérémonie, rembourser des dettes, construire une maison, payer des études ou des soins médicaux, etc. Mais elles se résument dans une large mesure par la phrase « Gagner plus d’argent » : c’est ce qu’ont répondu 93,9 % des migrants rentrés au pays lors de l’enquête de l’Agence tadjike de statistiques en 2010 [TajStat, 2011, p. 8, note 1]. La faiblesse des activités productives dans le pays – la plupart des usines ne fonctionnent plus depuis 1991 –, la corruption largement répandue pour l’obtention d’emplois dans la fonction publique, la pression foncière, l’important taux de chômage et les bas salaires – 8,40 USD [5] par mois en 2000 selon les chiffres de la CEI cités par Thorez, [2007, p. 63] – contribuent à miner les opportunités d’activités salariées. À cela s’ajoute, pour de nombreux jeunes hommes, l’idée qu’ils se font de la Russie comme d’un pays où l’on peut « partir à l’aventure » – Komron ajoute « Ils partent souvent avec des amis d’école ou de l’université » – et où on peut être indépendant [Massot, 2009]. Si ces discours sont à prendre avec précaution, il est vrai que les jeunes hommes qui migrent vivent pour la plupart leur première expérience de relative autonomie : ils gagnent souvent leur propre argent, même si c’est peu, partagent leur logement non plus avec la famille, mais avec des connaissances ; leurs activités se trouvent hors de portée du contrôle direct de leurs parents [Cleuziou, 2011]. Néanmoins, les migrants partent très rarement seuls et il y a toujours quelqu’un pour les accueillir à leur arrivée, les aider à trouver du travail ou un logement. Les migrants tadjiks en Russie se retrouvent souvent entre eux, mais la distance géographique peut permettre une relative mise à distance des responsabilités familiales.

Les cérémonies tadjikes : des dépenses extravagantes ?

8 Qu’il soit motivation initiale ou nécessité survenue avec le temps, le financement des rites de passage, tels que la circoncision ou le mariage, constitue un moment clé des relations entre les migrants et leur famille. Selon J. Thorez, après 1991 « […] les populations d’Asie moyenne ont élaboré des stratégies de reproduction sociale fondées sur une extraversion de l’accumulation du capital plutôt que sur une intensification de l’exploitation de l’appareil productif local et une modification des mises en valeur agricoles. » [2007, p. 64] L’argent de la migration semble en effet investi dans les cérémonies des cycles de vie plutôt que dans des activités productives. Prenons l’exemple du mariage. Son coût peut varier du simple au triple d’une région à l’autre et d’une famille à l’autre. En milieu rural, au nord-ouest de Douchanbé, par exemple, on considère qu’il faut en moyenne entre 2 000 et 5 000 USD pour financer un mariage, tandis qu’à Douchanbé, ces sommes sont souvent comprises entre 3 000 et 10 000 USD [6]. Parallèlement, un travail dans la construction en Russie, à Saint-Pétersbourg par exemple, permet de gagner entre 500 $ et 2 500 $ mois selon les situations [7]. Le mariage représente ainsi une dépense très importante pour les familles.

9 En effet, même s’il y a autant de manières de faire que de villages au Tadjikistan, le trousseau de la fiancée est toujours « la démonstration publique d’un statut social », car « (s)a taille et (s)a qualité manifestent la richesse et le prestige de la famille de la fiancée [8] » [Rheubottom, 1980, p. 227-228]. Une jeune fille doit aujourd’hui préparer un trousseau d’un ou deux coffres en bois, appelés sanduk, remplis de vaisselles, de vêtements et de cosmétiques qu’elle emportera dans sa belle-famille. S’y ajoutent une vingtaine de couvertures et de matelas fins qui servent au quotidien (kourpa et kourpatcha), des oreillers, des robes de toutes sortes, des paires de chaussures différentes et des bijoux en or. Selon la richesse des familles, on peut aussi acheter une télévision, un lecteur DVD, un ensemble lit-coiffeuse-armoire (vendus en kit en provenance de Chine ou de Turquie pour environ 1 300 USD), des tapis, un frigidaire, un four à micro-onde… Du côté de l’époux, les sommes sont également importantes puisqu’il est censé fournir l’appartement ou la chambre dans laquelle vivront les époux, ce qui engage souvent à des travaux ; il doit par ailleurs payer le qalyng, « le prix de la mariée » – ou donner son équivalent en espèces – qui se compose de nos jours de produits alimentaires (viande, riz, huile, sucre, farine), de coupons de tissus ainsi que d’une somme en liquide [9] apportés à la famille de sa fiancée ; enfin, il doit organiser la fête du mariage ou louer les services d’un restaurant.

10 La prodigalité caractéristique des rituels n’est pas nouvelle. À l’époque soviétique, les mariages pouvaient aussi être fastueux : c’était l’une des rares occasions pour les familles aisées de montrer leurs richesses sans être accusées d’individualisme ou de cupidité. Elles distribuaient à cette occasion des cadeaux et beaucoup de nourriture, affirmant ainsi un statut social élevé et s’assurant le soutien d’un certain réseau social [Ruffier, 2011, § 48]. L’accès aux biens pouvait être limité et la compétition pour les riches mariages pouvait pousser les gens à se priver pendant des années de biens de base [Poliakov, 1992, p. 53-58] [10]. Plus que la fin de l’URSS, c’est la guerre civile qui provoqua une réelle rupture dans les modalités et dépenses de mariage : l’austérité était de rigueur car il fallait marier ses enfants, et surtout ses filles, le plus rapidement possible, « à n’importe quel prix, même le plus bas », de peur notamment qu’elles ne soient déshonorées par les combattants avant d’être mariées (la virginité avant le mariage étant extrêmement valorisée socialement). Roshanak commente :

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« Quand je me suis mariée en 1992, c’était la guerre civile […] Ils (son mari et sa famille) sont venus à la maison, on a mangé et c’était tout. Et puis il m’a emmenée chez lui. Il m’a apporté quelques robes, mais pas beaucoup, pas comme aujourd’hui. Et moi-même j’ai apporté peu de choses pour la maison. Je n’avais ni télévision, ni parabole, ni canapé. J’avais des kourpatcha, mais je n’avais même pas de bijoux en or, j’avais de simples boucles en argent. Ça m’était égal, je ne me disais même pas que je pouvais avoir honte devant ma belle-mère, parce que c’était la guerre civile. »

12 La guerre civile a rendu les cérémonies de mariages expéditives [Roche, Hohmann, 2011]. Les dépenses de mariage ont à nouveau augmenté sitôt la guerre finie, à la faveur d’une sensible amélioration des conditions de vie au début des années 2000 et à l’image de ce qui se passait dans d’autres pays d’Asie centrale après la période de transition post-indépendance [Reeves, 2012]. Cette augmentation des dépenses n’est d’ailleurs pas approuvée par tout le monde :

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« On peut faire un mariage avec peu d’argent, ce n’est pas la peine de dépenser quand on n’a rien ! Mais il y a des gens qui quand ils n’ont rien, se disent “On va faire un mariage et montrer qu’on a tout”. Alors ils prennent un crédit à la banque et tout ça. Mon père, quand il a voulu se marier, il a acheté une pastèque et il l’a donnée au père de ma mère. Il a emmené ma mère chez lui et c’était fait. » commente Nouriddin, cinquantenaire vivant à Darvoz.

14 Pourtant, Nouriddin a marié cette année son fils de 20 ans pour une somme avoisinant les 6 000 USD, « Parce qu’il faut faire comme les autres ». Ainsi les dépenses sont aujourd’hui importantes et elles entraînent de nombreuses familles à vivre frugalement après le mariage de l’un des leurs :

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« On économise des années, on donne tout à nos enfants, et nous on reste pauvre et sans rien, on mange du pain et des patates pendant des mois ! Mais que diraient les voisins sinon ? Surtout que je n’ai qu’une fille, alors si je ne lui fais pas un grand mariage, les gens vont parler. C’est pour cela que mon mari est parti pendant deux ans en Russie : de ce qu’il a gagné là-bas, tout est parti dans le mariage ».
(Nourbibi, Douchanbé)

Cérémonies de mariage et statut social

16 Le gouvernement présidé par Emomali Rakhmon promeut aujourd’hui un discours d’identité nationale qui s’appuie sur une conception traditionaliste de la famille et de la division des rôles sexuels [Direnberger, 2011]. Il tente aussi de contrôler les dépenses de mariage, considérées comme trop fastueuses depuis une loi passée en juin 2007, ce qui n’empêche pas les contournements : « Beaucoup de gens sont d’accord par principe avec cette loi… mais on a tous envie d’un grand mariage » (Roshanak). Faire un beau mariage, c’est faire un grand mariage. Pour donner une idée de la prodigalité qui caractérise ces cérémonies, je prendrai l’exemple de l’un des repas qui précèdent le mariage, qui est l’occasion du tuquzbinon[11] : il s’agit pour les parents de la fiancée de montrer le trousseau. Pour cela, ils invitent les voisines, des parentes et les futures alliées à venir prendre un repas.

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« En juin 2012, je me rends à un repas de tuquzbinon dans un village du Darvoz. Il y a sept plats principaux différents. Les nappes sont par ailleurs couvertes de pain, de sucreries, de fruits, de jus de toutes sortes, pour donner un effet d’abondance réussi. Chacune des invitées – car c’est un repas de femmes – arrive avec soit un peu d’argent, soit une nappe nouée autour d’une bassine remplie de victuailles [12]. Les parentes des futurs mariés apportent aussi des vêtements pour la fiancée. Après avoir mangé pendant deux, trois, quatre heures, chacune repartira avec son baluchon rempli d’autres produits que ceux qu’elle avait apportés, voire d’un foulard si elle est apparentée au fiancé. Il n’y a donc pas seulement distribution de la part de ceux qui organisent le repas, mais aussi échange de nourriture, de biens de consommation entre les plus proches. »
(Notes personnelles, juin 2012)

18 Le tuquzbinon est l’une des étapes qui construisent la dimension sociale du mariage, dans laquelle le don – celui du repas caractérisé par sa prodigalité – et l’échange jouent un rôle majeur [Pétric, 2002, p. 134]. Cet échange est réalisé avec les parentes, les futures alliées et les voisines essentiellement. Le tuquzbinon n’est pas la seule occasion de préparer le mariage : « Quand les parents du fiancé de ma fille sont venus à la maison pour le 8 mars (journée de la femme), j’ai dépensé 200 $ pour le repas et les cadeaux », dit Nilufar (Douchanbé). La nature n’aime pas le vide, les nappes tadjikes non plus : l’abondance est un élément clé de n’importe quelle cérémonie et participe de la mise en scène de l’identité sociale [Pétric, 2002 ; Ruffier, 2007]. Mais cet investissement social nécessite un apport économique important : l’abondance de biens dans les cérémonies permet, à la fin, une redistribution par les hôtes aux invités des « restes » de la fête, assurant une circulation des biens, consommables surtout, créant « une solidarité entre égaux » [Ruffier, 2011, § 32]. Mais pour qu’il y ait circulation, il est nécessaire d’avoir du surplus. Et pour ce surplus, il faut de l’argent. Ainsi, un rituel financé par la migration ne permet pas simplement de mesurer la réussite de la migration, mais aussi l’importance du réseau social dans lequel sont impliqués l’individu et sa famille : « Tandis que les mariages sont des moments cruciaux de la reproduction sociale, les noces de mariages sont centrales dans la performance et la production des identités sociales et du sentiment d’appartenance » [Johnson, Abu Nahleh, Moors, 2009, p. 15].

19 S. Roche et S. Hohmann [2011, p. 119] distinguent trois éléments dans les mariages tadjiks : le mariage civil (désigné par le nom de l’acte d’enregistrement, zags ), pas toujours effectué ; le mariage religieux, appelé nikoh, célébré en présence d’un mollah ; la fête de mariage à proprement parler, le tu’y. Cette dernière est la plus révélatrice des transformations sociales, car elle constitue « la démonstration publique de l’orientation idéologique du fiancé et de sa famille (qu’ils soient strictement islamiques ou relativement modernes, en termes tadjiks) » [ibid.]. De ce fait, son déroulement est nécessairement influencé par le contexte socio-économique et politique dans lequel elle se déroule [Johnson, Abu Nahleh, Moors, 2009]. Aussi l’accroissement des dépenses pour les fêtes de mariage – ainsi que pour d’autres cérémonies des cycles de vie – depuis la fin de la guerre civile peut-il s’interpréter non seulement comme la nécessité d’affirmer une appartenance régionale, politique et sociale, mais aussi, et peut-être surtout, comme la nécessité d’entretenir un réseau social local [Pétric, 2002 ; Reeves, 2012]. Le pays demeure dans une situation économique et politique relativement fragile et la migration n’est pas toujours couronnée de succès ; il faut dès lors s’assurer par tous les moyens d’un filet de sécurité socioéconomique que l’entraide au sein des réseaux de sociabilité régionaux ou de quartier peut fournir. L’augmentation des dépenses peut dès lors être interprétée dans certains cas comme une intensification des réseaux d’entraide par l’obligation mutuelle. La faiblesse des investissements financiers dans d’autres activités que les dépenses quotidiennes, ainsi que l’ostentation cérémonielle, suggèrent que l’économie des foyers et de la migration est, dans une large mesure, tournée vers le financement des rituels : ceux-ci donnent à voir et actualisent les réseaux d’entraide basés sur la parenté, le voisinage ou le milieu professionnel [Pétric, 2002 ; Moya, 2011]. Cependant, le réinvestissement de cet argent peut être sujet à concurrence entre les différents membres de la famille des migrants. Le fait de recevoir l’argent, de manière pratique, assure une position spécifique au sein de la famille, en particulier de pouvoir de décision et de gestion.

Des tensions liées à la migration : dette parentale et négociations familiales

La « dette originaire » : le lien parental

20 Dans un numéro spécial de revue sur Les Usages de l’argent, P. G. Solinas affirmait que « La dette précède l’argent […] » et que ce dernier « […] est l’expression formelle du crédit et du débit » et non pas l’inverse [1994, p. 2]. L’histoire des frères de Mufazal permet d’illustrer ce propos dans le contexte tadjik :

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« Le frère aîné de Mufazal réside dans la région de Moscou depuis douze ans. Il n’appelle que très rarement sa famille au Tadjikistan et il n’envoie que très peu d’argent. Il s’est marié en Russie et a trois enfants. Le deuxième frère, quant à lui, est parti cinq ans plus tôt. Il est revenu deux ans auparavant pour se marier au Tadjikistan, comme cela se fait souvent, avec une femme tadjike. À peine marié, il est reparti sans que sa femme soit enceinte et il s’est marié une deuxième fois avec une femme russe, dont il a aujourd’hui un enfant. Il n’appelle presque plus non plus, mais Mufazal, elle, l’appelle. Ils ont encore de bons rapports. Et lorsqu’elle lui reproche de ne pas assez souvent appeler leur mère “qui les a élevés, nourris, envoyés à l’école”, il lui répond : “Je n’appelle pas parce notre mère me demande chaque fois de l’argent, elle ne parle que d’argent et je n’en ai pas.” »
(Notes personnelles, mai 2012)

22 La « dette originaire » dont parle Solinas est incarnée pour Mufazal dans le lien parental, tout particulièrement le lien maternel. Au nom de ce lien, un fils devrait aider financièrement et au moins moralement (en téléphonant, par exemple) ses parents. Si l’aîné s’est complètement désengagé vis-à-vis de sa famille, le deuxième frère a en partie accompli son devoir : il s’est marié au Tadjikistan, permettant à sa mère d’avoir une belle-fille (une aide) à la maison. Mais il n’a pas eu d’enfant de cette épouse et son fils russe n’est pas en contact avec sa famille tadjike. Il refuse donc de s’inscrire dans le cycle de reproduction de la famille. Ce que Mufazal reproche à son frère, c’est de ne pas « payer sa dette » vis-à-vis de leur mère. En réaction, ce que son frère reproche à leur mère est de ne parler que d’argent, de ne médiatiser leur relation que par l’argent de la migration et de faire peser trop de responsabilités sur ses épaules alors qu’il vit difficilement en Russie. Ce cas particulier est d’autant plus révélateur que selon une étude de 2011, 70 % des migrants seraient les fils des chefs de famille [TajStat, 2011, p. 10].

23 L’idée de la dette vis-à-vis des parents joue un rôle important dans la manière dont sont conçues les relations parents-enfants. Selon Mounira, épouse de migrant et vivant à Douchanbé, le lien parental constitue un objectif de vie : « Nos parents ont vécu pour nous à l’époque, c’était pour nous qu’ils faisaient des efforts, ils nous ont nourris, logés, élevés, et maintenant c’est à nous de le faire pour nos enfants. Nous vivons pour nos enfants ici ». Mais pour les familles transnationales, les difficultés à « faire famille » sont constantes : les longues absences peuvent creuser la distance émotionnelle et affective entre un père et ses enfants, entre un mari et sa femme.

24 Alors que les migrations sont conçues par les familles et les migrants comme une alternative au manque d’opportunités au Tadjikistan, elles sont aussi considérées par ceux qui restent comme une manière pour les hommes de « payer leur dette » : vis-à-vis de leurs parents et de leur propre famille. Mounira explique : « Mon mari veut maintenant que mon fils aille travailler avec lui, mais moi, je ne veux pas […] C’est à mon mari de nourrir sa famille, pas à son fils de 17 ans, il est encore trop jeune. » Les migrants qui partent en Russie le « doivent » à leur famille, particulièrement à leurs parents : une dette de vie ne peut être ni remboursée ni annulée ; l’annulation de la dette peut au contraire être synonyme de rupture familiale [Rospabé, 1995]. Or le maintien du lien filial s’avère d’autant plus nécessaire pour les parents qui vieillissent au Tadjikistan que les individus ne sont plus soutenus par le système de services publics mis en place à l’époque soviétique, aujourd’hui démantelé et peu efficace [13].

Recevoir l’argent : de la co-résidence à la concurrence

25 Les sommes envoyées au pays, la plupart du temps par la banque ou des opérateurs spécialisés [Umarov, 2010, p. 25] varient largement d’une ville (de Russie) à l’autre, d’un travail à l’autre, d’une famille à l’autre. À Douchanbé, les sommes relevées variaient de 15 à 500 USD par mois. La régularité de l’envoi n’est pas non plus une règle : « Lorsque j’ai besoin d’acheter quelque chose, j’appelle mon mari, je lui dis “Je veux acheter un nouveau réfrigérateur” par exemple, alors il me demande combien c’est, s’il n’y a pas moins cher, et après il m’envoie la somme nécessaire et il me fait confiance pour le choisir. Pareil pour les vêtements des enfants. » (Roshanak)

26 Le nom et le numéro de passeport du destinataire de l’argent permettent à ce dernier de le récupérer [14]. L’un des enjeux des relations au sein de la famille est de savoir qui peut recevoir cet argent : cela dépend en grande partie du mode de résidence de la famille. En milieu rural, mais aussi dans les maisons en ville, les épouses de migrants résident avec leurs beaux-parents, de manière quasi systématique si elles n’ont pas d’enfant, et très fréquemment lorsqu’ils sont petits, jusqu’à l’acquisition d’un appartement ou d’une maison en propre [15]. Dans ce cas, le père ou la mère sont mandatés pour recevoir l’argent et l’épouse ne l’est pratiquement jamais [16] : la kelin, la bru, doit répondre aux besoins de ses beaux-parents, accomplir les tâches domestiques quotidiennes les plus difficiles avant de devenir, par l’effet conjoint de l’âge, des naissances et des alliances, maîtresse de maison et/ou belle-mère à son tour [Kasymova, 2007]. En attendant, elle ne prend pas part aux décisions liées à la gestion du foyer et est à la charge de ses beaux-parents. Dans les appartements des milieux urbains, il n’est pas rare de rencontrer des familles nucléaires où les épouses gèrent elles-mêmes l’économie du quotidien, en particulier en l’absence de leur mari. Elles reçoivent directement l’argent issu de la migration, sans intermédiaire, mais souvent au compte-gouttes. Il est fréquent que les hommes en Russie économisent de leur côté, revenant au foyer par la suite avec les preuves « en roubles » de leur travail accompli.

27 Le mode de résidence, patrivirilocal ou néolocal, joue donc un rôle important dans les modalités d’envoi et de réception de l’argent, car il définit le ou la chef de foyer. L’argent des migrations contribue, dans un cas, à renforcer les relations familiales d’autorité en accentuant la dépendance socio-économique des femmes mariées vis-à-vis de leurs beaux-parents et dans l’autre cas, à transférer dans une certaine mesure les responsabilités du chef de foyer à l’épouse [Oso, Catarino, 1996]. Le fait de recevoir de l’argent issu de la migration n’est donc pas à l’origine d’une plus grande marge de manœuvre pour les femmes dans la gestion du foyer, mais généralement la conséquence de modes de résidence et d’alliance spécifiques qui autorisent cette relative autonomie. Mais, dans un second temps, la possibilité d’avoir de l’argent permet une plus grande autonomie dans la gestion du quotidien.

28 Malgré tout, une épouse vivant sans ses beaux-parents n’échappe pas toujours au contrôle de sa belle-famille. Quand je rencontre Sitora, 26 ans, elle a deux enfants en bas âge et vit dans son propre appartement à Douchanbé. Elle est au bord de la crise de nerfs : son mari qui travaille en Russie refuse de lui envoyer plus d’argent, car il en envoie à ses parents et à ses frères. Sitora exprime sa colère : « Je n’en peux plus de sa famille, elle nous étouffe mon mari et moi. Je ne peux même pas acheter des vêtements à mes enfants, et quand je demande à mon mari plus d’argent, il me dit que j’ai qu’à attendre l’année prochaine. » Les relations entre Sitora et sa belle-famille sont faites de contrôle et de méfiance : le mari de Sitora ne veut pas qu’elle sorte et les membres de sa famille à lui, qui habitent non loin, l’appellent dès qu’ils la voient dehors. Les relations parents-enfants et maris-épouses dans le cas des familles transnationales sont souvent caractérisées par ces formes de concurrence, qu’elles soient temporaires ou plus structurelles.

29 La concurrence entre « ceux qui restent » pour l’argent gagné en Russie se retrouve aussi dans les cas de mariages polygynes [17] : Fatima est la deuxième épouse de son mari, parti en Russie pour nourrir ses deux familles. Sa coépouse, tadjike elle aussi et qu’elle n’a jamais rencontrée, a deux filles en âge d’être mariées. « Que pouvait-il faire d’autre [mon mari] que de partir ? Il faut bien qu’il les marie, il ne peut déjà pas leur payer d’études… Et en plus il faut qu’il nous nourrisse moi et nos deux fils. Pour l’instant, ce n’est pas le cas, heureusement que je travaille parce que je ne reçois rien de lui… » (Fatima, 27 ans, Douchanbé) La polygynie peut être aussi « transnationale » : il est fréquent que les hommes tadjiks aient des maîtresses, voire des femmes et des enfants en Russie [Khegaï, 2002]. En plus de la trahison ressentie par de nombreuses femmes tadjikes qui découvrent l’union de leur mari, le ressentiment est d’autant plus fort qu’une partie de l’argent gagné en Russie, qu’elles conçoivent comme devant leur revenir à elle et leurs enfants, est dépensé en faveur d’une autre famille.

Migrer en Russie : un moment de négociations parents-enfants ?

30 Le fait d’envoyer de l’argent, ou parfois même tout simplement d’être allé en Russie, peut être source d’autorité pour le migrant : la « dette originaire » [Solinas, 1994] qui engage les enfants vis-à-vis de leurs parents peut être supplantée par un capital monétaire suffisamment important. Les enfants peuvent non seulement envoyer de l’argent, mais aussi prendre part à des décisions telles que le mariage d’un frère, d’une sœur ou le leur, décisions pour lesquelles ils n’auraient pas forcément été consultés dans d’autres circonstances.

31 Au Tadjikistan, les émigrants ont en moyenne 32 ans et un quart d’entre eux ont moins de 24 ans [Khakimov, Mahmadbekov, 2009, p. 19]. Il y a, semble-t-il, un effet de surresponsabilisation des migrants qui partent en Russie : le fait qu’un membre de la famille soit en migration semble décourager les autres de s’engager dans un travail salarié [Abdulloev, Gang, Landon-Lane, 2011]. Dès lors, les migrants sont les « débiteurs » principaux lorsqu’il s’agit de financer un mariage ou un autre type de cérémonie : le caractère ostentatoire du mariage, et avec lui le statut social de la famille, est dans une certaine mesure assuré par l’argent gagné par les chefs de famille ou leurs enfants en Russie. Or l’expérience en Russie d’une relative autonomie hors du contrôle direct des parents, de relations amoureuses et sexuelles basées sur le choix individuel, d’activités quotidiennes différentes de celles connues au Tadjikistan, sont des éléments qui peuvent conduire les migrants à défier l’autorité parentale telle qu’elle est conçue dans la société tadjike [18]. Cet effet de surresponsabilisation, parfois difficile à assumer pour de jeunes hommes travaillant en Russie dans des conditions souvent précaires, peut aussi provoquer plusieurs types de réponses allant de la négociation (de l’alliance, de la résidence) à la rupture radicale des liens avec la famille. Ainsi que l’a observé A. Bathaïe pour les migrants afghans voyageant vers l’Europe, « Interrompre les liens permet de suspendre les attentes des membres de la fratrie, ou plus généralement de la famille, et de poursuivre ses aspirations personnelles. » [2011, p. 72]

32 La forte relation d’autorité qui existe normalement entre parents et enfants au Tadjikistan s’illustre habituellement dans le mariage : les parents choisissent l’épouse et la belle-famille de leurs enfants [Kisliakov, 1959 ; Poliakov, 1992]. Or, phénomène qui s’étend au Tadjikistan, on constate que des jeunes, de jeunes hommes en particulier, parviennent à affirmer leur choix vis-à-vis de leurs parents [Kasymova, 2007]. L’histoire de Saïdfullo va dans ce sens : parti travailler huit ans en Russie, il a réussi à financer avec son père les mariages de son frère et de sa sœur. Aujourd’hui, il a 29 ans, il est revenu étudier au Tadjikistan et ne veut pas se marier pour l’instant. À la simple question « et qu’en disent tes parents ? », il répond : « Mes parents ne me disent rien du tout. Après tout, j’ai payé le mariage de mon frère et de ma sœur, ils ne peuvent m’obliger à rien. Je me marierai avec qui je veux, mais pour l’instant je n’ai trouvé personne qui me plaît. » Les injonctions familiales qui poussent les fils et les maris à émigrer en Russie renforcent les écarts de genre et de génération en insistant sur la nécessité pour les (jeunes) hommes d’assurer les revenus du foyer [Kasymova, 2007]. La migration, qu’elle soit en cours ou passée, présente ainsi ce paradoxe d’être la conséquence d’une « dette de vie » vis-à-vis des parents tout en permettant aux jeunes hommes d’affirmer des choix plus individuels. Elle contribue ainsi à maintenir les parents et les épouses dans un système d’entraide local, à renforcer le modèle familial patriarcal (autorité des aînés, autorité des hommes) tout en permettant aux migrants de s’y soustraire pour un temps plus ou moins long.

33 Pour empêcher l’éloignement définitif des fils, l’une des stratégies adoptées par les parents est de les marier au Tadjikistan [Roche, Hohmann, 2011]. Ce que Mufazal reproche aujourd’hui à sa mère, c’est d’avoir laissé partir le troisième frère alors qu’il n’était pas marié. Les deux autres sont déjà partis pour ne jamais revenir. Le troisième, selon Mufazal, fera la même chose : « Il n’est pas marié, il n’a rien ici, il ne reviendra pas, il se trouvera une femme là-bas et s’y installera. Et nous, on fera quoi ? » Le mariage constitue un moment clé de la reproduction non seulement de la famille, mais aussi des rapports d’autorité entre parents et enfants. Refuser le mariage tadjik, c’est en quelque sorte refuser l’autorité parentale, mais aussi souvent une grande partie des obligations sociales qui y sont liées (participer aux cérémonies familiales, aux cadeaux, aux rassemblements, etc.). Il arrive cependant que le mariage ne suffise pas pour « garder » les fils, entraînant parfois des réactions parentales extrêmes.

De la conversion de l’argent à la rupture de l’alliance

La « conversion » de l’argent, une histoire de femmes ?

34 Tandis que partir en Russie apparaît comme un nouveau vecteur d’identification masculine, « un rite de passage par lequel s’accomplit la maturité sociale » [Roche, Hohmann, 2011, p. 121], que la migration soit réussie ou non, les symboles promus par le gouvernement comme caractéristiques de l’identité féminine au Tadjikistan, s’opposent en tout point à cette mobilité : femmes, avant tout mères et épouses, leur rôle est de tenir la maison [Direnberger, 2011]. Les migrations ne sont pas « recommandables » aux femmes : c’est un dernier recours. Parmi les cas rencontrés, la majorité des femmes parties en Russie sont des épouses de migrants qui, là-bas aussi, « restent à la maison, ne travaillent pas, s’ennuient et sortent à peine de chez elles » commente Adiba, 27 ans, à son retour de Moscou. Bien que cette affirmation doive être nuancée par des pratiques féminines de travaux à domicile en Russie (cuisine, couture, etc.) ou de commerce ambulant (prêt-à-porter, cosmétiques, etc.), l’argent des migrations est, la plupart du temps, gagné par les hommes et reçu en partie par les femmes. Pourtant, comme on l’a vu, cet argent doit permettre l’organisation de cérémonies à forte connotation sociale dont la plupart sont essentiellement féminines ou souvent conçues comme telles [Roche, Hohmann, 2011, p. 124]. Nouriddin, précédemment cité, commente ainsi les échanges de biens durant les cérémonies :

35

« Les femmes sont comme ça. Elles veulent garder les vieilles habitudes. C’est de l’échange de devises tout ça ! L’une apporte du pain et des bonbons, l’autre aussi. Quand tout le monde part, l’hôte de maison donne la boîte de bonbons de l’une à l’autre et réciproquement, et tout le monde est content ! On pourrait tout aussi bien donner cinq somoni [19], pour les dépenses, bien manger, faire l’omin [prière] et repartir. Mais non, les femmes ici préfèrent échanger ce genre de devises. »

36 La condamnation morale du gaspillage ou de l’irrationalité des dépenses cérémonielles est le revers de la médaille du capital familial et social entretenu en grande partie par les femmes au travers des différentes cérémonies [Moya, 2011, p. 66]. Ces dernières ont l’apanage de l’échange de biens pendant les divers rituels, principalement de la nourriture et du textile. Il s’agit bien de convertir l’argent en biens consommables et redistribuables, et a fortiori en capital social. Si en ville, on constate que la redistribution passe souvent par le prêt de sommes d’argent plus ou moins importantes, l’organisation de repas reste un élément nodal des formes de sociabilité.

37 Enfin, l’usage de l’argent renforce les distinctions statutaires entre femmes au sein de la maison, tout particulièrement entre belle-mère et belle-fille lorsqu’elles résident ensemble. Comme souligné plus haut, le fait de recevoir l’argent renforce l’autorité domestique de la belle-mère, qui définit les dépenses à effectuer. Cela met aussi les belles-filles dans une situation de dépendance économique, voire de concurrence entre elles si elles sont plusieurs. Dans les cas où les épouses ont leur propre appartement, il n’est pas rare que leur mari refuse de leur indiquer les sommes qu’il envoie à ses parents : « À chaque fois que je lui demande, il me dit que ce ne sont pas mes affaires. Alors depuis j’arrête de lui poser la question. Et puis après tout, c’est vrai que ce sont ses affaires. » (Mounira, Douchanbé) Le cas de Mounira, comme celui de Sitora mentionné plus haut, suggère une forme de concurrence économique, explicite ou non, avec les beaux-parents, malgré la résidence séparée. L’usage de l’argent n’est donc pas seulement déterminé par le genre, mais aussi par les statuts sociaux et matrimoniaux des femmes, alors que la migration, au contraire, contribue à atténuer les distinctions de génération du côté des hommes par la négociation des relations d’autorité au bénéfice des fils.

Du manque d’argent à l’expulsion de la belle-fille : rupture de l’alliance

38 Lorsque certains fils suspendent ou rompent la relation avec leurs parents (en interrompant l’envoi d’argent voire toute forme de communication), cette « conversion » est rendue difficile ; la réaction parentale peut alors se traduire de manière radicale par l’expulsion de la belle-fille, au nom du manque d’argent. Même si le mariage avait été décidé par les aînés, l’expulsion de la belle-fille avec ses enfants, malgré l’appartenance de ces derniers au lignage du père, défait l’importance symbolique accordée au mariage et aux dépenses réalisées pour celui-ci. Cette pratique d’expulsion est généralement initiée par la belle-mère, qui répudie au nom de son fils. L’expulsion, qui pénalise les épouses en co-résidence avec leurs beaux-parents, est motivée en premier lieu par les manquements d’un fils qui ne peut pas ou ne veut pas envoyer d’argent. Les épouses concernées doivent rentrer chez leurs parents, ce qui peut être source de tensions du fait du manque de place ou de la concurrence entre les filles et les belles-filles de la maison. Dans la plupart des cas, les enfants restent à la charge de leur mère et il est assez rare que la famille paternelle leur apporte par la suite un soutien financier : au moment du mariage des enfants par exemple, ce sont souvent les grands-parents maternels qui assurent la reproduction sociale de la famille.

39 Les migrations masculines peuvent ainsi avoir un effet déstabilisant pour la société tadjike, notamment du fait de l’augmentation des divorces, auparavant assez rares [Kasymova, 2007] ; suite à ces divorces, les femmes qui ont déjà été mariées et dont le trousseau a déjà été financé une fois sont à nouveau « mariables » et elles retournent dans la maison parentale, à défaut d’autre solution. Or en principe, lorsque les parents marient leur fille, ils délèguent presque entièrement la responsabilité de l’entretenir à son mari. Après un divorce, celle-ci revient chez ses parents, souvent avec des enfants : « Vous croyez qu’une fois que vous avez marié votre fille, finis les problèmes ! Eh bien non, en fait c’est là que les problèmes commencent ! », commente la mère d’une épouse de migrant qui vient de connaître une situation d’expulsion. En outre, même les perspectives des épouses de migrants qui restent chez leurs beaux-parents – notamment en termes d’héritage de biens – sont quasi nulles si leur mari n’aspire pas à revenir au pays. L’absence du fils ou le fait qu’il se désengage vis-à-vis de ses parents et n’envoie plus d’argent peut fragiliser l’alliance contractée lors du mariage. Celle-ci peut être annulée à tout moment, car le fils qui a rompu avec ses parents envoie comme signe fort qu’il s’exclut de la reproduction familiale, qu’il s’extrait en quelque sorte de la relation d’endettement vis-à-vis de ces derniers [Rospabé, 1995]. Dès lors, son épouse peut apparaître comme « inutile », et sa belle-famille peut prendre la décision de la renvoyer chez elle.

40 Ainsi, la rupture de l’alliance d’un fils lorsque ce dernier rompt sa relation d’obligations vis-à-vis de ses parents est révélatrice de l’importance de l’argent comme liant social dans le cas de familles transnationales : l’argent des migrations est converti en biens échangeables ou distribuables. Lorsque l’argent vient à manquer, cela peut provoquer des ruptures, des discontinuités, dont l’expulsion de la belle-fille peut être l’issue extrême. La « monétarisation généralisée des relations sociales » qu’analyse I. Moya dans un quartier de Dakar (Sénégal) [2011, p. 63] trouve un écho dans le contexte tadjik : les relations sociales et l’argent sont les deux faces d’une même médaille, et les logiques de continuité ou de rupture des unes, dépendent en partie des logiques de circulation et de distribution de l’autre.

Conclusion

41 « Avant on avait l’argent, mais pas les produits, aujourd’hui les magasins sont pleins, mais on n’a pas l’argent » : cette phrase d’un homme d’une soixantaine d’années résume bien, en creux, l’importance pour la société tadjike des migrations masculines vers la Russie. L’argent de la migration permet d’accéder à la consommation, l’accumulation de biens participant de l’ostentation rituelle. Mais au sein des familles transnationales, les ambitions sociales des différents membres peuvent diverger : d’une part, pour les migrants, la migration représente à la fois une opportunité d’accomplissement du point de vue personnel, familial et social ; d’autre part, pour ceux qui restent, elle répond à une nécessité de maintenir toute une série de relations sociales au niveau local pour s’assurer des formes d’entraide et de prestige. Dans ce cadre, un grand nombre de pratiques et de négociations sont possibles, qui illustrent la subordination plus ou moins importante selon les foyers de l’économie domestique au système cérémoniel, et de l’économie tadjike à l’économie russe. Les tensions autour de l’argent éclairent les logiques de distribution de biens comme ciment du lien social et des réseaux de solidarité locaux, qu’ils soient familiaux ou de voisinage. Elles en soulignent aussi les logiques de rupture. La migration des hommes, particulièrement des jeunes hommes, peut remettre en cause la stabilité recherchée par le maintien de ces réseaux : leurs choix individuels, la volonté et la possibilité pour eux de subvenir financièrement aux besoins de leur famille, le détachement vis-à-vis de l’autorité parentale, voire de certaines normes sociales tadjikes, sont autant d’effets vécus comme une menace par les parents et les épouses restés au pays – ce qu’illustre notamment le nombre croissant de divorces dans le pays. Par ailleurs, la migration tend à accroître les distinctions de genre. Le gouvernement utilise dans sa rhétorique les dichotomies homme/femme, modernité/tradition, migration/stabilité. Pourtant, dans une certaine mesure et particulièrement en milieu urbain, on constate que la mise en avant des choix personnels que permet la migration peut, au bout du compte, se répercuter sur les sœurs ou les cousines de migrants. Ces transformations à l’œuvre sont bien résumées par Nourbibi : « Vous croyez qu’on nous aurait laissé le choix de nous marier avec quelqu’un qui nous plaisait à l’époque ? Jamais ! Aujourd’hui, ma fille peut me dire : “Non, je ne veux pas me marier avec lui”, je l’écouterai. Et ce n’est pas juste moi, simplement maintenant c’est comme ça. »

Notes

  • [*]
    Doctorante en anthropologie associée au LESC, Paris Ouest Nanterre La Défense.
  • [1]
    Une enquête statistique menée en 2010 auprès de 3 133 foyers tadjiks indique les résultats suivants concernant l’usage des remises de fonds (les personnes interrogées pouvaient choisir plusieurs réponses) : « Daily consumption » : 94 %, « Special occasions (marriages, funerals, etc.) » : 13 %, « Study » : 11 %, « durable goods (car, TV, etc.) » : 7 %, remboursement d’un emprunt : 7 % [TajStat, 2011, p. 14].
  • [2]
    Repas organisés en l’honneur de quelqu’un et pour lesquels sont en général conviés des voisins et des parents proches.
  • [3]
    La population du Tadjikistan est musulmane dans son ensemble, mais se répartit en deux groupes, l’un, sunnite hanafite (très majoritaire) et l’autre, chiite ismaélien. Pour des raisons que je ne détaillerai pas ici, les populations ismaéliennes présentent des différences culturelles et religieuses importantes avec les Tadjiks sunnites. L’analyse présentée ici ne porte que sur ces derniers.
  • [4]
    Tous les prénoms ont été changés.
  • [5]
    Le dollar est utilisé comme monnaie d’échange et sert de référence au quotidien.
  • [6]
    Données personnelles, 2012-2013. Les sommes mentionnées pour les mariages correspondent aux sommes relevées pour des mariages s’étant déroulés au cours des dix dernières années.
  • [7]
    Lorsqu’ils ont un travail. Mais répartis sur l’ensemble de la période migratoire, les salaires mensuels moyens équivalent plutôt à 400-500 USD [Khakimov, Mahmadbekov, 2009].
  • [8]
    Sauf indication contraire, toutes les traductions dans le texte sont de l’auteur.
  • [9]
    Cette 3e composante – en argent – du qalyng est une somme donnée en compensation du lait maternel (shirpuli ou khakishir) [Kisliakov, 1959 ; Poliakov, 1992]. Elle est aujourd’hui souvent comprise entre 100 et 300 USD selon les familles et les régions : c’est une somme symbolique qui n’a rien à voir avec ce qu’était le qalyng avant et pendant la période soviétique – beaucoup plus élevé, pouvant correspondant à un an de salaire (le paiement du qalyng fut interdit pendant la période soviétique, mais n’a en réalité jamais disparu).
  • [10]
    Il semble que se soit développée à l’époque soviétique une forme de noce de mariage appelée – encore aujourd’hui – « tu’y-i komsomoli », et qui désigne l’organisation d’un banquet en extérieur en plus d’un repas dans la maison. Cérémonie souvent coûteuse, car elle multiplie les frais de nourriture, elle impliquait la séparation de plusieurs espaces : un espace mixte et festif (dehors) d’un espace intérieur où les sexes étaient séparés et où la musique n’était pas forcément présente.
  • [11]
    Cette étape peut avoir un nom différent (latabiori par exemple : « Où l’on apporte les biens ») voire des modalités différentes selon les régions du pays (l’accent peut être mis sur ce qu’apporte la famille du fiancé), mais le principe est le même : la démonstration publique de l’échange de cadeaux entre les deux familles.
  • [12]
    En tadjik, ce baluchon est désigné soit par la bassine en aluminium (karzon) remplie de nourriture, soit par la nappe qui l’entoure (dastarkhon).
  • [13]
    L’accès gratuit aux services publics n’existe plus depuis la fin de l’URSS.
  • [14]
    La détention d’un passeport est nécessaire. Or de nombreuses femmes n’en ont pas, soit parce qu’elles n’en ont jamais eu l’utilité, soit parce que leurs maris préfèrent ne pas leur en faire faire (c’est un moyen d’être sûr qu’elles ne partent pas).
  • [15]
    Au Tadjikistan, en théorie, c’est le plus jeune fils qui hérite de la maison de ses parents (principe d’ultimogéniture). Mais le phénomène migratoire ou la volonté d’habiter en ville peuvent transformer la répartition de l’héritage parental.
  • [16]
    Il arrive évidemment que l’autorité des beaux-parents soit contournée et que le mari envoie de l’argent en secret à son épouse.
  • [17]
    Bien qu’illégale au Tadjikistan, la polygynie est relativement répandue sous la forme de plusieurs mariages religieux (mais seul l’un d’entre eux peut être déclaré civilement).
  • [18]
    De nombreux hommes tadjiks en provenance du milieu rural migrent en ville, notamment à Moscou ou Saint-Pétersbourg. On peut aisément imaginer l’ampleur du changement que cela crée dans leur vie quotidienne.
  • [19]
    En 2012, 1 USD = 5 TJS (somoni tadjik). Dans ses propos Nouriddin sous-estime largement la somme d’argent nécessaire à l’apport d’un dastarkhon, qui coûte en général plutôt autour de 20 somoni.
Français

Depuis la fin de la guerre civile au Tadjikistan (1992-1997), on observe une augmentation concomitante des flux migratoires des hommes vers la Russie et des dépenses pour les mariages. Cet article s’interroge sur le rôle des remises de fonds dans la négociation (maintien, rupture) des liens de parenté et des logiques de distribution et de circulation de biens à l’occasion des rituels des cycles de vie (mariages notamment), qui permettent à « ceux qui restent » de s’inscrire dans des réseaux de solidarité et d’entraide.

Mots-clés

  • migration
  • remises de fonds
  • mariage
  • relations de genre
  • parenté
  • Tadjikistan
  • Russie

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Juliette Cleuziou [*]
  • [*]
    Doctorante en anthropologie associée au LESC, Paris Ouest Nanterre La Défense.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/09/2014
https://doi.org/10.3917/autr.067.0137
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