CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les sommes d’argent que les migrants envoient dans leur pays d’origine sont devenues, en l’espace de quelques années, l’objet de débats approfondis au niveau international. Le volume des transferts de fonds – 414 milliards de dollars en 2013 selon la Banque mondiale [2013] – a attiré l’attention des acteurs du développement, à commencer par les organisations internationales (OI). Ces dernières en ont fait un argument central dans leurs préconisations en matière de politiques migratoires et de développement. Cet article analyse la manière dont les organisations internationales perçoivent les transferts de fonds [1] et construisent un agenda politique basé sur les conséquences supposées de ces transferts sur le développement.

2 L’article débute par une description de la lente émergence des enjeux migratoires au niveau international (partie 1) et de la manière dont un discours international sur les migrations s’est constitué au cours des deux dernières décennies (partie 2). Il présente ensuite le contenu de ce discours et le rôle qu’y jouent les transferts de fonds (partie 3), ainsi que les rapports entre ce discours et la recherche scientifique sur la question (partie 4). Il met en évidence la vision des OI quant à la manière dont les États, les banques et les migrants devraient interagir (partie 5). Cependant, cette représentation des transferts de fonds et de leur utilité pour le développement n’est pas neutre et s’inscrit dans un contexte politique et idéologique spécifique, qui valorise certains aspects de la réalité tout en faisant l’impasse sur d’autres (partie 6). La conclusion présente quelques réflexions en cours à la Banque mondiale, selon lesquelles les transferts de fonds devraient s’insérer dans des stratégies financières de développement (partie 7).

L’internationalisation des enjeux migratoires

3 Enjeu transnational par définition, les migrations internationales ont pourtant longtemps été absentes de l’agenda des OI et des débats au sein de ce que l’on appelle la « communauté internationale ».

4 Historiquement, l’Organisation internationale du travail (OIT) fut, dès sa création en 1919, la première OI à aborder les enjeux migratoires, sous l’angle de la protection des droits des travailleurs migrants. La période 1870-1914, fréquemment qualifiée de « première mondialisation », avait été caractérisée par des migrations de travail importantes. Aux yeux, notamment, des organisations syndicales (membres, au même titre que les États et les employeurs, de l’OIT), ces dernières représentaient une menace pour les conditions de travail en permettant aux employeurs de mettre en concurrence travailleurs migrants et non migrants. Il convenait donc d’accroître la protection dont disposaient les migrants afin d’empêcher des discriminations de traitement trop importantes. Mais les efforts de l’OIT butèrent sur le contexte de l’époque, marqué par la crise économique des années 1930 et l’exacerbation des nationalismes [Rosental, 2006]. Après la Seconde Guerre mondiale, dans une époque de croissance économique et de besoin renouvelé de main-d’œuvre étrangère, l’OIT entreprit de nouvelles négociations qui débouchèrent sur deux conventions, adoptées en 1949 [2] et 1975 [3].

5 Ce fut ensuite l’ONU qui prit le relais, en adoptant en 1990, la Convention internationale des Nations Unies sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, l’instrument de droit international le plus ambitieux en la matière, relevant du Haut-Commissariat aux droits de l’homme et non de l’OIT. Mais les États ont fait preuve de réticence vis-à-vis de ces traités, qu’il s’agisse de ceux de l’OIT ou de l’ONU. La Convention de l’ONU n’a ainsi été ratifiée que par une cinquantaine d’États, et par aucun pays d’immigration occidental. Ce sont les pays d’origine des migrants qui sont favorables à ces initiatives internationales, dans l’espoir de renforcer la protection dont disposent leurs citoyens émigrés. Malgré près d’un siècle d’efforts, les OI ne sont donc pas parvenues à faire des droits des travailleurs migrants un réel enjeu de coopération internationale [de Guchteneire, Pécoud, 2010]. Cet échec contraste avec le « succès » de la question des réfugiés qui, avec la création du HCR en 1950 et l’adoption de la Convention de Genève (1951), est devenue un domaine d’action légitime des Nations Unies. Cette distinction entre « réfugiés » et « migrants » s’est accompagnée d’une fragmentation institutionnelle qui a vu les enjeux relatifs à la mobilité des personnes dispersées entre plusieurs agences : OIT, HCR, Haut-Commissariat aux droits de l’homme, sans parler de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui ne fait pas partie du système des Nations Unies, mais qui a connu une forte expansion au cours des deux dernières décennies [Geiger, Pécoud, 2014].

6 C’est au début des années 1990 que les enjeux migratoires refirent surface au niveau international, cette fois-ci sous un angle plus socio-économique que juridique, en relation notamment avec les questions de développement. Le contexte post-Guerre froide est doublement favorable. La fin de l’opposition systématique entre États-Unis et URSS laisse entrevoir la possibilité de forger des consensus mondiaux sur certaines questions « non sécuritaires » ou « sociales » (comme les migrations ou le développement, mais aussi le droit des femmes, l’environnement, le racisme, etc.). Par ailleurs, les migrations commencent alors à apparaître comme une menace pour la stabilité des États : l’écroulement de l’URSS, la guerre dans les Balkans, les possibles conséquences du changement climatique sur les déplacements de personnes, les réseaux mafieux qui « trafiquent » des migrants, sont autant de facteurs qui, dans un contexte de mondialisation croissante, inspirent aux États la peur de perdre la maîtrise des flux migratoires. Si cette crainte a essentiellement débouché sur le renforcement du contrôle des frontières, elle a aussi facilité la recherche parallèle de « solutions » aux « problèmes » posés par les migrations, comme celle qui passerait par la coopération multilatérale. De tels contextes de crise sont propices aux OI, qui peuvent en « profiter » pour proposer leurs solutions aux États et apparaître comme des recours possibles [Ambrosetti, Buchet de Neuilly, 2009].

7 C’est ainsi que les politiques migratoires firent l’objet d’un chapitre de la Déclaration du Caire issue de la Conférence mondiale sur la population et le développement (1994) ; à partir des années 2000, on assiste à une multiplication sans précédent d’initiatives internationales sur le sujet : on peut notamment mentionner la publication de rapports (voir ci-dessous), l’organisation de conférences internationales (comme le Dialogue de haut niveau sur les migrations et le développement à l’ONU, organisé en 2006 et en 2013, ou le Forum mondial sur les migrations et le développement, qui se tient annuellement depuis 2007), et des reconfigurations institutionnelles (comme la création, en 2006, du Groupe mondial sur la migration, qui regroupe les OI qui travaillent sur ces questions).

Naissance d’un discours international sur les migrations

8 L’émergence des migrations comme un enjeu légitime pour les OI s’est accompagnée de l’élaboration de ce que l’on pourrait qualifier de « discours international sur les migrations » (DIM). Celui-ci propose une vision d’ensemble des enjeux migratoires, identifiant à la fois les problèmes et les solutions à y apporter et légitimant une approche de ces enjeux fondée sur la coopération entre États et l’implication des OI. Pour qu’un thème émerge au niveau international et pour qu’il puisse faire l’objet de débats ou de projets, il faut en effet qu’il existe préalablement une doxa partagée par tous les acteurs concernés, à commencer par les États de départ et de destination. Face aux divergences de vue et d’intérêt qui existent entre ces derniers, le DIM propose une interprétation apaisée et consensuelle des questions migratoires, sans laquelle ces dernières ne pourraient pas être mises à l’ordre du jour. Il ne gomme certes pas les dissensions, mais constitue un socle commun qui permet l’ébauche de concertations.

9 Les transferts de fonds et, plus généralement, les relations entre migration et développement sont au cœur du DIM. Ils s’insèrent dans une représentation optimiste des migrations selon laquelle celles-ci permettraient de favoriser le développement des pays de départ tout en répondant aux besoins des pays de destination (en termes de marché du travail ou de démographie en particulier), et en permettant aux migrants d’accroître leur niveau de vie. Cet objectif (dit « gagnant-gagnant-gagnant » ou triple win) permet de fédérer les intérêts des États, ainsi que d’autres acteurs comme le secteur privé (qui voit son besoin de main-d’œuvre étrangère et flexible reconnu) ou ce que les instances internationales appellent la « société civile » c’est-à-dire les ONG ou les associations qui œuvrent en faveur des droits et du bien-être des migrants [Geiger, Pécoud, 2010].

10 Ces idées sont développées dans un ensemble de rapports qui composent le corpus du présent article : citons en particulier les sept rapports de la série World Migration Reports publiés par l’OIM depuis 2000 (voir notamment OIM [2010]), le rapport de la Commission mondiale sur les migrations et le développement [CMMI, 2005], celui de la Banque mondiale sur les transferts de fonds [Banque mondiale, 2005], le Rapport sur le développement humain du PNUD consacré, en 2009, aux questions migratoires [PNUD, 2009], le rapport du Secrétaire général de l’ONU sur les migrations [Nations Unies, 2006], et le rapport de l’OIT sur les migrations de main-d’œuvre [OIT, 2006]. Cette liste n’est pas exhaustive, mais donne une vue d’ensemble des idées contenues dans le DIM, et ce d’autant plus que ces rapports sont répétitifs et débouchent sur des conclusions presque identiques. Malgré les divergences qui existent entre agences (par exemple, entre l’approche économique (néo)classique du développement par la Banque mondiale et celle en termes de « développement humain » du PNUD), l’analyse du contenu de ces rapports révèle surtout, comme on le verra, leur convergence intellectuelle et idéologique.

11 On peut légitimement se demander pourquoi lire et, à plus forte raison, pourquoi analyser le DIM. Il s’agit en effet d’un corpus de rapports non seulement répétitifs, mais aussi souvent indigestes et piètrement écrits, dont l’impact concret sur la réalité et les politiques migratoires est de surcroît discutable. C’est là une caractéristique des discours internationaux dans leur ensemble : l’ONU et ses différentes agences ont produit au fil des décennies une quantité imposante de rapports sur un vaste éventail de sujets, accompagnés de « recommandations » qui sont souvent restées lettre morte. Ces documents affichent des objectifs extraordinairement ambitieux (développement, paix, droits de l’homme, etc.) qui tranchent à la fois avec les faibles moyens des institutions qui les produisent et avec leur ton technocratique, mesuré et apolitique [Rist, 2002]. On peut donc craindre que le DIM ne rejoigne sous peu ce cimetière des bonnes intentions et que sa capacité à infléchir les réalités migratoires ne soit tellement faible qu’il ne vaille même pas la peine d’être lu.

12 Le présent article repose sur un postulat différent. Il a en effet souvent été observé que si les OI ne peuvent influencer directement le cours des choses, elles peuvent proposer des lectures de la réalité qui s’avèrent influentes [Barnett, Finnemore, 1999]. L’ONU a ainsi joué un rôle important dans la promotion de concepts, de valeurs ou de normes qui structurent la manière dont un grand nombre d’acteurs perçoivent et évaluent la réalité. Par exemple, les notions de « développement », avec ses variantes « durable » ou « humain », ou de « sécurité humaine », si elles n’ont pas été directement inventées par les Nations Unies, n’en doivent pas moins une bonne partie de leur popularité à l’utilisation massive qui en a été faite par cette institution. La popularité de ces notions peut de surcroît perdurer malgré l’échec de leur mise en œuvre : les efforts en termes de « développement » par exemple, n’ont pas débouché sur le rattrapage des pays « développés » par les pays « en voie de développement » [Nay, 2010] ; mais malgré cet échec, la notion même de développement demeure l’un des principaux critères par lesquels le monde est pensé et organisé.

13 À cette fonction normative s’ajoute le rôle des OI en termes de production de données. Comme on le verra ci-dessous, dans le cas des transferts de fonds, la Banque mondiale n’a pas seulement contribué à établir un cadre conceptuel et politique selon lequel ces sommes d’argent sont vitales pour le développement et doivent être reconnues comme telles par les États. Elle produit également les données, reprises ensuite par beaucoup d’autres organisations (ainsi que par des chercheurs), qui viennent étayer ce cadre analytique. Cela s’inscrit dans une volonté d’établir des politiques qui seraient « fondées sur les faits » (evidence-based) – ce qui confère une certaine influence aux institutions qui génèrent ces données.

Transferts de fonds, développement et migrations dans le DIM

14 La relation entre migration et développement est au cœur du DIM et reflète ses contradictions et ambiguïtés. Elle fédère en effet deux préoccupations partiellement incompatibles : du point de vue des États de destination, l’enjeu est de contrôler les flux migratoires et de développer les régions d’origine afin de réduire la pression migratoire ; pour les États d’origine, l’objectif est de faire des migrations une source d’aide au développement [Badie et al., 2008]. C’est là un exemple particulièrement évident de la manière dont le DIM construit les questions migratoires d’une manière qui rend possible, du moins superficiellement, une passerelle entre les intérêts divergents des États. La relation entre migration et développement se décompose ensuite en trois enjeux principaux : (1) la « fuite des cerveaux » et les pertes que les migrations qualifiées occasionnent pour les pays de départ ; (2) le rôle des « diasporas », c’est-à-dire des communautés de migrants, dans le développement de leur région d’origine ; et (3) les transferts de fonds.

15 Ces trois éléments sont étroitement liés [Freitas, Levatino, Pécoud, 2012]. La « fuite des cerveaux » est un problème qu’il est difficile de nier, qui est régulièrement soulevé par les gouvernements des pays de départ ainsi que par les ONG, et que le DIM aborde avec difficulté : de façon très schématique, l’intérêt des pays de destination est d’attirer les migrants qualifiés et capables de bien s’intégrer sur leur marché du travail ; l’intérêt des pays de départ est au contraire de retenir ces personnes, qui ont parfois été formées à leur frais et qui pourraient répondre à leurs besoins en matière de développement (dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la recherche-développement, etc.). Il est donc délicat de trouver un terrain d’entente [Levatino, Pécoud, 2013]. Une solution possible passe par les « diasporas de la connaissance », c’est-à-dire par le rôle des émigrés qualifiés, qui peuvent rentrer au pays, y investir, s’engager à distance grâce aux nouvelles technologies, etc. [Meyer, 2008]. Mais si cette solution paraît simple et attirante, elle suppose des conditions qui ne sont pas toujours réunies, à savoir à la fois le bon vouloir de ces émigrés et leur capacité à circuler d’un pays à un autre, laquelle n’est pas systématiquement compatible avec les stratégies des États en matière de contrôle des migrations. Dans ce contexte, les transferts de fonds constituent l’illustration la plus robuste du lien entre migrations et développement : contrairement au rôle des diasporas, il est apparemment aisé de chiffrer le montant des transferts de fonds et de « prouver » l’impact positif des migrations sur le développement.

16 La Banque mondiale leur a consacré un rapport entier, intitulé Economic Implications of Remittances and Migration [Banque mondiale, 2005]. L’objectif de ce document est triple : (1) comprendre la dynamique des transferts de fonds et les facteurs qui déterminent leur volume et leur direction ; (2) analyser leur impact (macro- et micro-économique sur la pauvreté, la consommation, les inégalités, les investissements, etc.) ; et (3) étudier la manière dont les politiques devraient traiter les transferts de fonds afin d’améliorer leurs conséquences sur le développement. La démarche est scientifique et normative : on cherche non seulement à comprendre ce que sont les transferts de fonds, mais aussi à identifier ce qu’ils devraient être et les stratégies à mettre en place pour atteindre cet objectif. Par ses différents travaux sur le sujet, la Banque mondiale a ainsi placé les transferts de fonds au cœur des débats sur les migrations et le développement et en a fait un objet des politiques publiques, digne d’attention de la part des gouvernements et des experts en développement.

17 Selon le DIM, les transferts de fonds présentent de nombreux avantages. Ils représentent des sommes très importantes ; de plus, leur caractère contracyclique les rend moins aléatoires que d’autres sources de revenus :

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« Les transferts de fonds des migrants représentent aujourd’hui près du triple de l’aide publique au développement (APD) accordée aux pays à faible revenu et elles constituent la deuxième source de financement extérieur pour les pays en développement après l’investissement direct à l’étranger (IDE). De manière significative, les remises de fonds ont tendance à être plus prévisibles et stables que l’IDE ou l’APD. […] Il ressort d’éléments recueillis par la Banque mondiale que lorsqu’un pays rencontre des difficultés politiques ou économiques, ses citoyens vivant et travaillant à l’étranger soutiennent leurs compatriotes en augmentant les sommes qu’ils envoient chez eux. »
[CMMI, 2005, p. 28]

19 L’impact des transferts de fonds dans les régions de départ est donc positif :

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« Les remises de fonds procurent manifestement les bénéfices les plus directs et immédiats aux personnes qui les reçoivent, dont beaucoup […] sont parmi les membres les plus pauvres de la société. Elles aident leurs bénéficiaires à sortir de la pauvreté, augmentent et diversifient les revenus familiaux, constituent une assurance contre les risques, permettent aux membres d’une famille de bénéficier des opportunités d’éducation et de formation et fournissent une source de capital pour la création de petites entreprises. Lorsqu’elles sont utilisées pour l’achat de biens et de services ou investies dans des projets communautaires ou dans des entreprises exigeantes en main-d’œuvre, elles profitent aussi à une plus large partie de la population que les personnes qui les reçoivent directement de parents travaillant à l’étranger. »
[Op. cit., p. 29]

21 Le DIM reconnaît cependant « divers aspects négatifs » aux transferts de fonds [op. cit., p. 31], concernant notamment l’inégale distribution de ces fonds dans les pays d’origine, la variabilité de ces sommes (qui tendent à décliner à mesure que les migrants s’installent durablement à l’étranger), la pression sociale et psychologique exercée sur des migrants sommés d’envoyer des sommes conséquentes, et la désincitation au travail, la dépendance et le consumérisme qu’ils risquent d’engendrer dans les régions de départ. Cependant, ces défauts ne conduisent pas le DIM à remettre en cause son insistance sur les transferts de fonds, mais au contraire à distinguer entre « bons » et « mauvais » transferts et à concevoir des stratégies pour favoriser les premiers au détriment des seconds.

Les OI et la recherche scientifique

22 Une question qui mérite d’être posée à ce stade concerne la compatibilité des arguments du DIM avec la recherche scientifique sur les transferts de fonds. Celle-ci s’est développée massivement depuis quelques années et a permis une meilleure connaissance des mécanismes socio-économiques à l’œuvre dans les transferts de fonds, ainsi que de leurs conséquences sur les sociétés et les économies des pays de départ. De plus, et comme indiqué ci-dessus, les OI tendent à justifier leurs recommandations par les données empiriques. Il est donc logique de s’interroger sur le degré de convergence entre les études disponibles et les prises de position contenues dans le DIM. Bien qu’apparemment simple et raisonnable, cette question s’avère cependant extrêmement complexe, et ce pour deux raisons principales.

23 La première tient à l’hétérogénéité des résultats scientifiques. Les revues de la littérature disponibles soulignent régulièrement l’impossibilité de dégager des conclusions univoques à partir du grand nombre de travaux sur les transferts de fonds [Ghosh, 2006 ; de Haas, 2005 ; Kapur, 2004]. En fonction du pays concerné, de la période, de l’échelle et de la méthode d’analyse, les résultats diffèrent. Même l’étude d’un cas empirique unique peut déboucher sur des résultats complexes à interpréter : par exemple, les transferts de fonds peuvent à la fois sortir de la pauvreté certains segments de la population des pays d’origine et générer un climat de dépendance peu propice au développement. De plus, la littérature est fragmentée entre plusieurs approches : le fossé entre études économiques et travaux d’inspiration socio-anthropologique, en particulier, rend difficile une interprétation globale des résultats. Cette situation n’est pas étonnante ; il serait au contraire surprenant que la majorité des études converge vers un même résultat. Face à des incertitudes de ce genre, les OI soulignent généralement le besoin de meilleures données et de davantage de recherche. Mais Carling doute, à juste titre, de la possibilité même de dégager une « vérité » à propos des transferts de fonds [2008, p. 59]. À cet égard, le DIM repose sur l’illusion, courante, mais regrettable, que les faits parleront d’eux-mêmes et qu’il suffit d’étudier la réalité pour la comprendre et l’améliorer.

24 La seconde raison est liée moins au contenu des travaux disponibles qu’à leurs conditions de production. La question de la validation des thèses du DIM par les recherches sur les transferts de fonds n’a en effet de sens que si l’on postule une certaine étanchéité entre la production de connaissances et les débats politiques. Carling [2008, p. 45] souligne l’accroissement spectaculaire du nombre de travaux sur les transferts de fonds depuis une vingtaine d’années, qui s’explique moins par l’accroissement des sommes d’argent concernées (les volumes des transferts ont certes augmenté, mais beaucoup moins que le nombre d’études sur le sujet), que par l’intérêt politique pour leurs conséquences sur le développement. Ce lien entre intérêts politique et scientifique se manifeste dans les problématiques traitées : comme le montrent les revues de la littérature, la majorité des travaux sur les transferts de fonds se posent plus ou moins toujours la même question, relative à l’impact de ces fonds sur le développement, et font donc écho aux préoccupations du DIM. Même si ces travaux ne valident pas les positions politiques contenues dans le DIM, ils s’inscrivent néanmoins dans un cadre paradigmatique qui est largement façonné par l’intérêt politique pour les transferts de fonds. Il est difficile de dissocier le débat normatif des discussions scientifiques et le DIM se justifie donc en invoquant des travaux qu’il a lui-même contribué à susciter. De façon plus immédiate, ces liens entre production de connaissances et débats politiques se matérialisent dans les rapports qui constituent le corpus de cet article, lesquels sont en effet écrits en coopération avec les principaux spécialistes des questions migratoires. C’est là un des effets de l’influence cognitive des OI évoquée plus haut : en s’emparant d’un thème, elles contribuent à définir un agenda politique et scientifique qui exerce une certaine influence sur d’autres acteurs (chercheurs, donc, mais aussi ONG, par exemple).

L’État, les banques et les migrants

25 Le DIM ne se contente pas d’analyser les mécanismes à l’œuvre dans les transferts de fonds ou leurs conséquences dans les pays de départ ; il aspire à utiliser les connaissances ainsi acquises pour élaborer des recommandations politiques à l’attention des États. Cette approche normative soulève immédiatement la question de la légitimité des interventions étatiques extérieures dans ce qui relève de la gestion de revenus privés par les migrants eux-mêmes. Le DIM est sensible à ce problème et ne cesse de proclamer son respect pour le caractère privé de ces sommes d’argent. « Fundamentally, remittances are private funds. » affirme ainsi la Banque mondiale [2005, p. xvi]. Selon la CMMI [2005, p. 29], « Il est impératif que le caractère privé de ces fonds, qui appartiennent aux migrants et à leurs familles, soit reconnu. »

26 Mais par ailleurs, ces mêmes rapports consacrent des centaines de pages à réfléchir aux différentes manières d’optimiser ces transferts. La CMMI poursuit ainsi en notant que « Le volume des remises reçues par de nombreux pays d’origine est aujourd’hui si élevé […] qu’il est primordial de canaliser leur potentiel pour la promotion d’une croissance économique durable. » [2005, p. 30] Il s’ensuit une oscillation permanente entre volonté d’intervenir et respect de l’autonomie des migrants : selon l’ONU, « On pourrait beaucoup faire pour accroître les bienfaits des envois de fonds, tout en respectant le caractère privé de ces fonds. » [2006, p. 14]

27 Pour surmonter cette contradiction, le DIM aspire à instruire les migrants, de telle sorte qu’ils fassent par eux-mêmes les « bons » choix en matière de transferts de fonds. Selon l’OIT [2006, p. 33], il est nécessaire « d’offrir des incitations pour favoriser l’investissement productif des envois de fonds dans les pays d’origine ». La CMMI suggère que « migrants et bénéficiaires des transferts doivent être en mesure de prendre des décisions bien fondées concernant l’utilisation de ces ressources. Foyers et communautés dans les pays d’origine devraient être aidés, par une formation adéquate et l’accès à des facilités de microcrédit, à faire bon usage des fonds transférés. » [2005, p. 30] La nature de cette « formation » n’est pas précisée, mais cette recommandation illustre le caractère normatif du DIM : les migrants sont certes libres de disposer à leur guise de leurs revenus, mais il serait tout de même souhaitable qu’ils décident « librement » de les dépenser d’une manière qui favorise le développement. Bakewell [2008] souligne le caractère moralisateur de ce type d’argument, qui suppose que les migrants sont liés par une responsabilité particulière à leur pays d’origine et que ceux qui dépensent « vainement » leur argent (en consommant plutôt qu’en investissant, par exemple) se rendraient coupables d’une faute morale – un reproche qui est rarement adressé aux citoyens des pays développés.

28 Dans le même ordre d’idées, le DIM s’immisce dans l’économie domestique des familles de migrants transnationaux en affichant sa préférence pour certains mécanismes de prise de décisions. Il en va ainsi du rôle des femmes : le PNUD [2009, p. 82] loue leur « tendance à renvoyer chez elles une plus grande part de leurs revenus et de manière plus régulière, bien que leurs salaires inférieurs impliquent souvent des montants absolus moins élevés » que ceux des hommes ; la migration des femmes serait ainsi plus bénéfique. De plus, les femmes feraient meilleur usage des transferts de fonds : selon la CMMI, « ce sont les femmes qui font l’usage le plus efficace des remises de fonds » [2005, p. 30] et il convient donc d’accroître leur influence dans la gestion budgétaire des familles de migrants.

29 Un autre enjeu concerne la relation entre les migrants et leur entourage resté au pays, jugé moins digne de confiance ; le DIM est d’avis que, si les migrants travaillent dur pour aider leur famille, l’argent qu’ils envoient est souvent mal utilisé, du fait notamment de l’éloignement des migrants et de leur incapacité à peser sur les dépenses. Il faudrait donc « permettre aux migrants d’exercer un plus grand contrôle sur l’utilisation des fonds qu’ils transfèrent, en leur offrant des possibilités d’acheter directement des biens ou des services, plutôt que de laisser ce type de transactions entre les mains de membres de leur famille » [CMMI, 2005, p. 30]. C’est aussi ce qui motive l’appel à encourager une gestion collective, par les migrants, de leurs transferts de fonds. Le cas des « HTA » (Hometown Associations) est régulièrement cité comme un exemple à suivre. Apparues parmi les migrants latino-américains en Amérique du Nord dans les années quatre-vingt-dix, ces associations permettent une centralisation des fonds et leur investissement dans des projets collectifs au service de la ville d’origine. Comme le note la CMMI, « les associations de citoyens d’une même ville natale et les organismes des diasporas peuvent jouer un rôle important en rassemblant des fonds et en les transférant collectivement vers leur lieu d’origine, pour qu’ils soient utilisés dans des projets d’infrastructures ou d’autres projets qui profiteront à des communautés plutôt qu’aux ménages individuellement » [CMMI, 2005, p. 30 ; voir aussi Banque mondiale, 2006, p. 95-96].

30 Une autre stratégie pour accroître l’impact des transferts de fonds est, selon le DIM, d’éviter la circulation informelle de cet argent et d’avoir recours aux services des banques et des institutions financières. Selon l’OIM, « It is generally agreed that remittances transferred through formal rather than informal systems are more likely to be leveraged for development. » [2010, p. 47-48] De plus, « Les transferts de fonds officiels et enregistrés sont préférables aux mouvements informels parce qu’ils réduisent le risque d’exploitation des migrants et des bénéficiaires par des réseaux clandestins de blanchiment d’argent » [CMMI, 2005, p. 30]. Selon l’OIM, les moyens d’atteindre cet objectif sont clairs :

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« The best ways to optimize formal remittance flows are already well understood. These include reducing the costs and increasing the speed and efficiency of formal transfers – for example, through the promotion of competition between transfer providers ; disseminating information to both migrants and receivers about opportunities for formal transfers and the risks of informal transfers ; providing training in financial literacy ; and promoting the development of new technologies for money transfer (for instance, using cell phones). »
[OIM, 2010, p. 48]

32 Le DIM est unanime à critiquer les services des institutions financières qui, comme Western Union par exemple, imposent des coûts « scandaleusement élevés » [CMMI, 2005, p. 29], qui découragent les migrants et les incitent à préférer des canaux informels. La CMMI recommande donc « une concurrence accrue au sein du système de transfert officiel » qui devrait permettre « une plus grande transparence dans le secteur des services financiers pour que les migrants puissent aisément établir une comparaison entre les coûts pratiqués par les différents fournisseurs de services » [2005, p. 29]. De même, l’OIT parle de « réduire les coûts de transfert des envois de fonds, notamment en réduisant les frais de transaction, en facilitant l’accessibilité des services financiers, en offrant des incitations fiscales et en encourageant une plus grande concurrence entre les établissements financiers » [2006, p. 33-34]. Les migrants devraient donc devenir les clients avertis et bien informés de services bancaires performants, grâce à « des programmes de formation de base en matière financière [qui] devraient être mis en place pour aider les migrants à mieux comprendre les systèmes bancaires officiels de leur pays d’accueil et à y accéder » [CMMI, 2005, p. 30] [4].

33 Le rôle des États est donc d’œuvrer à mettre en place un système bancaire plus favorable aux migrants et à leurs transferts de fonds : « Les gouvernements peuvent faire beaucoup pour accroître la concurrence sur le marché des envois de fonds et maintenir la pression en vue de la réduction des commissions… Il importe également d’élargir l’accès aux banques et aux services bancaires » [Nations Unies, 2006, p. 72]. De façon plus générale, les États doivent s’efforcer de se montrer « à la hauteur » des transferts de fonds ; le DIM estime en effet que ceux-ci ne peuvent avoir un impact positif sur le développement que si les pays de départ leur offrent un cadre favorable : « Sans des systèmes financiers sains, des monnaies stables, un climat favorable à l’investissement et une administration honnête, même la réception de transferts à grande échelle et sur longue durée aurait peu de chances de contribuer à une croissance durable » [CMMI, 2005, p. 31]. La Banque mondiale [2005, p. xi] avertit que l’apport des migrations au développement ne dispense pas les pays moins développés de mettre en œuvre des politiques adaptées : « However, migration should not be viewed as a substitute for economic development in the origin country – development ultimately depends on sound domestic economic policies. » En d’autres termes, les transferts de fonds, loin de reléguer les États à un rôle passif, réactivent les principes bien établis de « bonne gouvernance » dans les pays moins développés.

Les zones d’ombre d’un monde idéal

34 Dans le monde rêvé du DIM, les migrants sont soucieux du développement de leur région d’origine et font des choix judicieux quant à la manière de dépenser au mieux l’argent qu’ils y envoient. Ils sont en cela aidés par un environnement bancaire au sein duquel règne une saine concurrence, lequel permet à des migrants bien informés d’avoir accès à des services financiers de qualité au meilleur prix. Les États veillent à favoriser cette compétition entre établissements bancaires tout en créant un environnement économique favorable aux investissements des migrants. Le DIM crée ainsi un horizon idéal, vers lequel devraient tendre les gouvernements, mais aussi le secteur privé et les migrants eux-mêmes.

35 Le DIM ne présente pas ce monde idéal comme une option politique parmi d’autres, mais comme un scénario en tout point désirable, qui ne ferait que des gagnants et ne saurait donc être contesté. L’insistance sur les « données » suggère par ailleurs que le monde rêvé du DIM n’est pas le fruit d’une idéologie ou d’une réflexion politique, mais le résultat d’un raisonnement objectif sur la meilleure manière d’améliorer l’état de la planète. Il n’y a là rien de nouveau : cette approche apolitique et technocratique est une des formes contemporaines du pouvoir [Shore, Wright, 1997] et s’exprime de manière particulièrement évidente dans la rhétorique et les pratiques des OI [Müller, 2009]. De par leur nature intergouvernementale, ces dernières ne peuvent pas prétendre jouer un rôle politique ou adopter une position ouvertement idéologique – d’où une insistance sur leur « expertise » et le rôle « technique » auquel elles disent aspirer. Il est donc nécessaire d’analyser l’envers du décor et de dévoiler, du moins en partie, ce qui se cache derrière cette valorisation des transferts de fonds.

36 Une première remarque concerne les intérêts des OI elles-mêmes et le contexte dans lequel s’élabore le DIM. La tentative d’introduire les transferts de fonds dans les débats sur le développement se fait en effet dans un contexte défavorable : la doxa dominante dans le milieu du développement est encore assez indifférente aux enjeux migratoires, lesquels sont notamment absents des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) adoptés en 2000 pour une réalisation à l’horizon 2015. Un des objectifs du DIM est de combler cette lacune et de faire des migrations un élément des politiques de développement. Le PNUD, par exemple, constate que « Jusqu’à présent, les stratégies nationales de développement et de réduction de la pauvreté dans les pays en développement ont eu tendance à ne pas reconnaître le potentiel de la mobilité. » [2009, p. 91] Dans la mesure où la période actuelle est marquée par les débats sur « l’après 2015 » (c’est-à-dire sur la doxa sur le développement qui s’imposera après l’expiration des OMD), chaque OI affiche son expertise et ambitionne de se positionner comme un acteur central des politiques à venir. Le DIM est ainsi ouvertement pro domo : le PNUD affirme par exemple que « Les gouvernements ont fort à gagner des conseils techniques dispensés par des organes spécialisés » [2009, p. 124] – parmi lesquels on compte naturellement le PNUD. Le contexte de rivalité entre OI alimente également cette dynamique.

37 Skeldon [2008] note en outre que l’association entre migration et développement est une stratégie qui répond aux réticences des États vis-à-vis de l’intervention d’instances internationales dans le domaine des migrations. Établir un lien systématique entre le sujet politiquement sensible que sont les migrations et un thème consensuel et incontesté comme le développement permet donc de légitimer l’intérêt des OI pour les migrations. Dans ce contexte, les transferts de fonds représentent la meilleure « preuve », observable et chiffrable, de l’impact des migrations sur le développement ; ils constituent un argument de poids pour convaincre les États de prendre en compte les réalités migratoires dans les politiques de développement, et pour confier aux OI le soin de mettre sur pied des projets qui associent migration et développement.

38 Ce rapport entre migrations et développement est donc le produit d’une construction de la réalité – construction qui n’est pas aussi naturelle et évidente que ce que le DIM voudrait faire croire, et pas nécessairement consensuelle et neutre d’un point de vue politique ou idéologique [Geiger, Pécoud, 2013]. Derrière le DIM, ou à sa marge, il y a ainsi un ensemble d’éléments non retenus dans sa construction de la réalité. C’est le cas par exemple des interactions entre politiques commerciales et migrations : selon certaines études, les subventions des États occidentaux à leur secteur agricole nuit aux pays moins développés, en les empêchant d’exporter leurs produits à des prix compétitifs – ce qui réduit les perspectives d’emploi dans ces pays et favorise l’émigration [Martin, Abella, 2009]. Ce sujet est très timidement abordé par la CMMI [2005, p. 14], mais ne fait l’objet d’aucun développement. Un autre exemple concerne le commerce des armes et ses conséquences sur l’instabilité dans certaines régions émettrices de migrations, sujet probablement trop sensible pour être abordé par le DIM. En d’autres termes, l’association entre « migration et développement » n’est pas nécessairement infondée, mais cache d’autres types d’associations (« migration et politiques commerciales », « migration et vente d’armes »), qui ne sont jamais abordés et restent absents de l’agenda des OI – et, plus généralement, des débats académiques et politiques sur les migrations.

39 D’autres observateurs ont souligné que l’intérêt des OI et des acteurs du développement pour les transferts de fonds s’expliquait par l’idéologie qui domine aujourd’hui ces débats. Depuis le discours fondateur de Truman en 1949, le développement a fait l’objet de différentes doctrines successives ; comme l’observe Rist [1996], l’échec d’un paradigme débouche sur la création d’une nouvelle approche, censée remédier aux insuffisances passées. Les transferts de fonds s’inscrivent à cet égard dans la défiance à l’égard des macro-projets pilotés par les États ou les grandes entreprises, auxquels on préfère la micro-initiative individuelle. Les migrants et les citoyens des pays moins développés deviendraient alors des entrepreneurs qui améliorent leur situation en faisant appel à leurs propres ressources communautaires, sans attendre l’aide de leur gouvernement ; dans cette vision entrepreneuriale, voire néolibérale, l’État et sa bureaucratie s’effacent au profit des individus et des institutions financières, ce qui permettrait d’éviter les problèmes de corruption, clientélisme et autres formes de mauvaise utilisation des fonds destinés au développement [Kapur, 2004 ; Simmons, 2008].

40 Il s’ensuit que les espoirs placés dans les transferts de fonds correspondent peut-être autant à une « mode » idéologique et politique qu’à une réalité empiriquement observable. Comme indiqué plus haut, les données et études disponibles débouchent sur des résultats contrastés. Selon Muhirwa [2012], les transferts de fonds n’ont qu’un impact limité sur le développement et, surtout, ne compensent pas la perte occasionnée par les migrations qualifiées. Leur popularité n’est donc pas uniquement étayée par les « faits », mais tient à ce qu’ils sont compatibles avec les intérêts politiques des États, et en particulier des États de destination. À cet égard, on peut souligner le lien entre transferts de fonds et programmes de migrations temporaires de travail. Ces derniers font aujourd’hui l’objet d’un renouveau d’intérêt [Castles, 2006] et de nombreuses recommandations du DIM : « Les États et le secteur privé devraient envisager l’option d’une mise en place de programmes de migration temporaire judicieusement conçus pour répondre aux besoins économiques des pays d’origine et de destination. » [CMMI, 2005, p. 18]

41 De tels programmes permettent aux pays de destination de recruter les migrants dont ils estiment avoir besoin, et aux pays d’origine d’obtenir la garantie de leur retour (ce qui permet en particulier de prévenir la « fuite des cerveaux »). Même si cela est rarement mentionné explicitement, ces programmes permettent aussi d’éviter les « problèmes » liés à l’intégration et les coûts relatifs à la présence de la famille du travailleur migrant, puisque ce dernier (ou cette dernière) migre seul(e) [5]. Du point de vue des transferts de fonds, les migrations temporaires constituent une option politique attirante : les migrants ne s’intègrent pas durablement et laissent leur famille au pays, deux conditions connues pour maximiser les sommes d’argent qui seront envoyées. Les Philippines sont souvent citées comme un exemple à cet égard : en « exportant » des millions de ses citoyens depuis plusieurs décennies, cet État s’est assuré une place parmi les pays recevant le plus d’argent de la part des émigrés (voir par exemple CMMI [2005, p. 19]). La valorisation des transferts de fonds est donc pleinement compatible avec les intérêts des États et peut légitimer une forme de statu quo dans les politiques migratoires, puisque les programmes de migrations temporaires ont été largement pratiqués en Europe (durant les Trente Glorieuses notamment) et sont encore actuellement une forme dominante de migrations de travail (dans les pays du Golfe, par exemple).

Conclusion

42 Dans certaines publications récentes (voir notamment Ketkar, Ratha [2009]), la Banque mondiale développe des pistes sur la manière dont les transferts de fonds pourraient être utilisés afin de faciliter l’insertion des pays pauvres dans les mécanismes de la finance internationale. Cette insertion serait rendue nécessaire par la diminution des fonds publics pour le développement, qui obligerait les États moins développés à se tourner vers des modes de financement privés, dits « innovants ». Une des pistes explorées concerne par exemple l’utilisation des transferts de fonds comme une garantie de revenus à moyen ou long terme. La difficulté pour les États pauvres qui cherchent à se financer sur les marchés internationaux tient en effet à leur faible crédibilité, qui augmente le risque (et donc le coût) de leurs emprunts. Dans ce contexte, l’existence de revenus jugés stables, comme ceux qui découlent des réserves de matière première (pétrole et gaz, notamment), est un atout majeur, car les banques peuvent exiger que ces revenus soient prioritairement utilisés pour rembourser le crédit qu’elles ont accordé. Pour les pays qui n’ont pas de telles ressources, mais qui disposent d’une forte population émigrée, les transferts de fonds pourraient donc faciliter l’accès au crédit, dans la mesure où ils sont jugés stables, contracycliques, et peu susceptibles de décroître à l’avenir.

43 Si elles n’ont pas – à ma connaissance – fait l’objet de recommandations formelles dans des rapports comme ceux qui composent le DIM, ces pistes de réflexion s’inscrivent dans le prolongement logique de la manière dont le DIM aborde les transferts de fonds. Le DIM est, on l’a vu, soucieux d’inclure les transferts de fonds dans les circuits financiers légaux et d’éviter la circulation informelle et non déclarée de billets de banque. Un autre de ses objectifs est de faire des migrants des clients avertis des institutions financières, à la fois en les formant et en augmentant la concurrence entre banques pour réduire leurs commissions. C’est effectivement à ces conditions que les transferts de fonds peuvent faire l’objet des montages financiers envisagés par la Banque mondiale. L’introduction des transferts de fonds dans la finance du développement exige aussi une connaissance approfondie du volume et de la nature de ces flux, ne serait-ce que parce qu’il devient nécessaire d’établir des prévisions. On mesure là encore le travail à la fois cognitif et empirique des OI, et en particulier de la Banque mondiale : les transferts de fonds ne sont en rien une nouveauté, mais, en braquant les projecteurs sur ce phénomène, en leur donnant un rôle dans les politiques de développement, et en collectant les données qui permettent d’étayer leur importance, les OI transforment la nature des transferts de fonds. D’un phénomène ancien, mais largement ignoré et perçu comme marginal, les transferts de fonds deviennent un objet pour les politiques publiques et un vecteur de développement.

44 Certes, d’un point de vue étroitement empirique et réaliste, rien ne dit que le DIM parvienne véritablement à modifier la réalité des transferts de fonds, lesquels ne vont pas changer simplement parce que la Banque mondiale s’intéresse à eux. En ce sens, le DIM n’est pas performatif. Mais il ne faut pas négliger l’influence que certaines OI peuvent avoir sur les politiques des pays moins développés ; il est possible que certains gouvernements mettent en place des mesures destinées à façonner les transferts de fonds dans les directions décrites dans cet article [6]. De plus, cette représentation des transferts de fonds, même si elle ne se matérialise pas dans la réalité, n’en exerce pas moins une certaine influence sur la manière dont de nombreux acteurs (non seulement les gouvernements, mais aussi les chercheurs, le secteur privé et les ONG actives dans le domaine du développement) voient les enjeux migratoires. À ce titre, il est pertinent de tenter d’explorer la logique interne à cette vision du monde et d’en dévoiler certains impensés.

Notes

  • [*]
    Professeur de sociologie, université de Paris 13.
  • [1]
    Les transferts de fonds sont généralement entendus comme les sommes d’argent que les migrants internationaux envoient dans leur pays d’origine, le plus souvent à des membres de leur famille ou de leur entourage. Cette définition sommaire fait cependant l’objet de débats. Le Fonds monétaire international (FMI), par exemple, a développé une définition beaucoup plus précise des transferts de fonds, utilisée pour l’élaboration des statistiques à ce sujet [FMI, 2009]. Dans une perspective plus sociologique, Carling [2008, p. 46-48] souligne l’hétérogénéité potentielle des transferts de fonds, qui ne prennent pas tous la forme stéréotypée mentionnée ci-dessus (l’argent ne va pas toujours aux pays d’origine des migrants, n’est pas toujours envoyé par les migrants eux-mêmes, etc.). Enfin, Levitt a proposé le concept de « transferts de fonds sociaux » (social remittances) pour désigner les flux non-monétaires (idées, valeurs, normes, pratiques, compétences, aspirations, etc.) qui circulent entre les migrants et leur société d’origine, et qui peuvent avoir des conséquences sur le développement [Levitt, Lamba-Nieves, 2011].
  • [2]
    Convention 97 sur les travailleurs migrants (révisée).
  • [3]
    Convention 143 sur les travailleurs migrants (dispositions complémentaires).
  • [4]
    La nécessité d’« instruire » les migrants est soulignée de manière récurrente par le DIM. De façon quelque peu paternaliste, ce dernier estime en effet que les migrants sont souvent mal informés, naïfs ou ignorants, ce qui les conduit à faire de mauvais choix. Par exemple, l’immigration illégale s’expliquerait en partie par les illusions que les migrants potentiels se font à propos de la vie dans les pays de destination ; des campagnes d’information (ou de « sensibilisation ») permettraient donc de dissiper ces illusions et de modifier le comportement des migrants [Pécoud, 2011].
  • [5]
    Cet argument est mentionné dans le World Economic and Social Survey 2004 de l’ONU, qui note que « For destination countries, temporary migration might present fewer difficulties of social integration » [ONU, 2004, p. xx]. Remarquons que cette valorisation des migrations de travail temporaires est donc difficilement compatible avec d’autres objectifs affichés par le DIM, comme l’accès à certains droits (non-discrimination ou regroupement familial, par exemple) ou ce que les OI appellent la « cohésion sociale ». Il s’ensuit un ensemble de contradictions internes au DIM, qui diminuent sa cohérence.
  • [6]
    Pour un exemple d’un projet en cours, voir le site de l’initiative KNOMAD (http://www.knomad.org/, page consultée le 3 juin 2014), au sein de laquelle la Banque mondiale joue un rôle prépondérant, et qui aspire, entre autres, à fournir une « assistance technique » aux États qui souhaitent mettre en place de nouvelles politiques associant migration et développement.
Français

L’intérêt des organisations internationales pour les rapports entre migrations et développement s’est accru substantiellement depuis une quinzaine d’années. De par leur volume et leurs effets dans les régions d’origine des migrants, les transferts de fonds sont une illustration particulièrement claire de la manière dont les migrants peuvent contribuer au développement. Ces transferts constituent donc un élément fondamental dans la manière dont certains acteurs internationaux construisent les réalités migratoires et élaborent leurs recommandations aux États. La Banque mondiale, notamment, a joué un rôle important dans la valorisation de ces transferts et dans l’accumulation de données empiriques à leur sujet. Cet article analyse les discours produits par les organisations internationales sur les transferts de fonds et montre que, malgré leur ton technocratique et apolitique, ces dernières développent une vision du monde qui s’inscrit dans un contexte politique et idéologique, et qui implique un ensemble de prescriptions normatives quant à la manière dont les États, le secteur privé et les migrants eux-mêmes doivent se comporter.

Mots-clés

  • transferts de fonds
  • migration
  • développement
  • organisations internationales

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Antoine Pécoud [*]
  • [*]
    Professeur de sociologie, université de Paris 13.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/09/2014
https://doi.org/10.3917/autr.067.0013
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