CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La maternité, événement intimement personnel, est pourtant façonnée par son contexte social. On sait par exemple que le risque qu’une femme en meure est bien moins lié à son état de santé quand elle tombe enceinte qu’à ses conditions de vie en cours de grossesse et à la prise en charge de son accouchement [1]. Mais au-delà de ces issues dramatiques, ce sont chacune des étapes de la maternité, y compris la survenue de la grossesse, qui sont socialement situées. La maternité dont il sera question dans cet article est cette figure pétrie de social, la transcription dans la chair d’une femme des rapports sociaux au sein desquels elle évolue.

2Ces rapports sociaux sont multiples, situant les femmes le long de diverses hiérarchies sociales, que l’on pense au statut socio-économique, à l’origine (nationale ou ethnique) et bien sûr au genre. Ces rapports enserrent les trajectoires de vie des femmes en s’articulant les uns aux autres au sein de configurations évolutives. En saisissant ces configurations telles qu’elles se concrétisent au cours des différentes étapes d’une maternité, cet article se propose d’apporter un pendant empirique aux approches souvent théoriques de l’intersectionnalité.

3Trois termes balisent cette réflexion : migration, maladie et France d’Outre-mer. Le premier évoque la vulnérabilité de femmes qui ont quitté leur pays pour venir travailler sur un territoire français, souvent dans des conditions de grande précarité ; le second désigne l’infection par le VIH, maladie potentiellement mortelle, transmissible de la mère à l’enfant qu’elle porte ; le troisième enfin nous emmène en Guyane et à Saint-Martin. Ex-colonies, celles-ci sont aujourd’hui respectivement département et collectivité de cette France d’Amérique qui cumule les superlatifs dès lors qu’il est question, justement, d’immigration, de précarité et d’épidémie de VIH.

4De fait, cette dernière y atteint des records, progressant plus vite qu’ailleurs en France [2], sous la pression conjuguée des situations migratoire et économique locales. Ses victimes sont en effet avant tout des étrangers et plus encore des étrangères [3], issues de la Caraïbe ­ deuxième région la plus touchée au Monde ­ et que leur grande précarité surexpose à l’infection. Loin de se limiter à certains groupes à risque, elle se propage, par voie hétérosexuelle principalement, à toutes les catégories de la population. Cette généralisation de l’épidémie s’objective dans le taux de séropositivité des femmes enceintes, supérieur à 1 % [4]. Ces femmes enceintes et séropositives sont pour la plupart étrangères [5], surtout haïtiennes (en Guyane et à Saint-Martin) et dans une moindre mesure surinamiennes (en Guyane) [6].

5Les deux territoires se rejoignent donc par ces données épidémiologiques, mais aussi en ce qu’ils bénéficient tous deux du système de soins français, du fait de leur appartenance politique à la France. Ils s’opposent en revanche par leurs caractéristiques spatiales, du vaste territoire guyanais à la petite île saint-martinoise.

6Cet article explore l’articulation de ces données structurelles aux rapports sociaux (de genre, socio-économiques et d’origine) que vivent les femmes, à trois moments successifs de leur maternité : la survenue de leur grossesse, le dépistage prénatal de leur infection par le VIH et enfin leur suivi médical en cours de grossesse et en post-partum.

7Il s’appuie sur les résultats d’une enquête qualitative menée en 2009 à Saint-Martin ainsi qu’à Cayenne et Saint-Laurent du Maroni, les deux villes où sont suivies le plus de personnes infectées par le VIH en Guyane [7]. Des entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de 19 femmes vivant avec le VIH et concernées à divers titres par la maternité (enceintes, souhaitant avoir un enfant, ou en ayant eu alors qu’elles se savaient séropositives). Parmi elles, 17 étaient étrangères, en majorité haïtiennes [8]. Des entretiens ont également été conduits auprès de 54 professionnels impliqués dans le suivi de ces femmes : ils exerçaient dans le domaine du soin (médecins, sages-femmes, infirmiers, aides-soignants, psychologues) ou du social (travailleurs sociaux, médiateurs socio-sanitaires), à l’hôpital, en Protection materno-infantile (PMI), en libéral ou dans des associations. Des entretiens ont aussi été menés dans les administrations départementales de la santé. Des observations ont complété ce recueil des données : consultations médicales, groupes de parole à l’hôpital et dans des associations, staffs médicaux.

Quand la maladie vient bouleverser une trajectoire migratoire

8Les femmes que nous avons rencontrées ont émigré avant de se savoir malades. Les circonstances dans lesquelles elles ont quitté leur pays d’origine et ont débuté leur vie en exil ne se différencient donc pas de celles de la plupart des autres femmes également immigrées sur ces deux territoires.

9La Guyane, au nord-est de l’Amérique du Sud, et Saint-Martin, petite île de l’archipel antillais, sont deux anciennes terres d’immigration. Mais alors qu’elles ne dépassaient pas les quelques milliers d’habitants à l’époque coloniale, leurs populations ont brusquement progressé au cours de la seconde moitié du xxe siècle, sous l’effet d’une immigration importante en provenance des pays voisins (Haïti et Saint-Domingue pour les deux territoires, et en outre le Surinam, le Brésil et le Guyana pour la Guyane). Cette immigration a d’abord été suscitée par les autorités publiques, à l’occasion de projets de développement économique qui requéraient une main-d’œuvre peu coûteuse et abondante (années 1960-1970 en Guyane, années 1980 à Saint-Martin). Mais face à l’échec de ces projets et à la progression du chômage qui s’en est suivie, les autorités françaises ont adopté vis-à-vis de l’immigration clandestine des politiques de plus en plus répressives, pour finalement être aujourd’hui plus fermes qu’ailleurs sur le territoire français, excepté à Mayotte. L’ordonnance du 2 novembre 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France y a ainsi été aménagée pour autoriser l’extension des contrôles et la suppression de dispositions protectrices, telles que le recours suspensif contre les reconduites à la frontière et le contrôle juridictionnel [Gisti, 2007].

10Pourtant, en Guyane, les flux migratoires, loin de se tarir, semblent toujours plus vigoureux. On comptait 25 000 habitants en 1946, 55 000 en 1974 et 222 000 en 2008 [9] (dont 32 % de personnes nées à l’étranger et 56 % nées en Guyane en 2006 [Breton et al., 2009]). À Saint-Martin en revanche, après une envolée remarquable au cours de la décennie 1980 (8 000 habitants en 1982, 28 500 en 1990, dont 55 % d’étrangers), la croissance de la population s’est brutalement interrompue au cours de la suivante (0,2 % par an), sous le coup de la répression de l’immigration et de la baisse de l’attractivité économique de l’île ; les étrangers représentaient cependant encore un tiers des 35 000 habitants en 2006 [André-Cormier, 2009]. Tous ces recensements ne prennent pas en compte ­ ou mal ­ les étrangers en situation irrégulière, aussi faut-il considérer que les étrangers représentent très probablement plus du tiers des populations guyanaise et saint-martinoise.

11Ces immigrés trouvent en Guyane et à Saint-Martin de difficiles conditions de vie. Si en effet ces deux territoires sont beaucoup plus riches que les pays qui les avoisinent, d’où leur attractivité régionale, ce sont en réalité deux sociétés de consommation peu développées économiquement, dont le niveau de vie est artificiellement élevé par les financements nationaux et européens. Le chômage affectait 20 % de la population active en Guyane et 26,5 % à Saint-Martin contre 8 % en Métropole en 2007 [Attali, Moriame, Voiriot, 2008 ; André-Cormier, 2009]. Or les étrangers sont particulièrement affectés par le chômage et la précarité [10], et plus encore ceux d’entre eux qui sont en situation irrégulière, puisqu’ils ne peuvent prétendre ni à un emploi déclaré, ni aux minima sociaux.

12Les femmes dont il sera question dans les pages qui suivent, à l’instar de la grande majorité des autres femmes immigrées sur ces deux territoires, ont quitté leur pays à la recherche d’un emploi. Elles sont alors bien souvent déjà mères et laissent leurs enfants derrière elles, les confiant à leur propre mère ou à une sœur. Ces mères en exil endossent dès lors un rôle particulièrement douloureux, celui de mères absentes qui ne verront pas grandir leurs enfants, mais dont c’est précisément l’absence qui permet la survie économique de ces derniers.

13Certaines parviennent à revenir les voir, lors de visites souvent espacées de plusieurs années, mais d’autres ne reviennent pas, préférant leur envoyer tout leur argent au fur et à mesure qu’elles le gagnent plutôt qu’en mettre de côté une partie pour acheter un billet d’avion. Leurs perspectives de retour définitif sont faibles, pour les raisons économiques qui les ont fait partir, mais aussi parce qu’il leur est difficile de rentrer « vaincues », les mains vides, alors que ces terres d’exil ont des réputations d’El dorado. Elles espèrent alors faire venir leurs enfants, surtout tant qu’ils sont encore mineurs. Mais le regroupement familial reste le plus souvent hors de leur portée car, enfermées dans le cercle vicieux de la précarité, administrative et donc aussi économique, elles ne peuvent satisfaire à deux de ses conditions, malgré les années qui passent : la régularisation de leur séjour et des revenus relativement élevés. Le mariage avec un homme français est certes une solution, mais pour combien d’entre elles ? Parmi toutes les autres, certaines tentent de contourner la loi, en payant soit un passeur qui fera venir clandestinement leurs enfants, soit une personne résidant légalement sur le territoire et qui les adoptera. Ces stratégies sont évidemment à haut risque ; certaines racontent comment un prétendu passeur a disparu une fois l’argent empoché. Quand les femmes réussissent malgré tout à faire venir leurs enfants, ou certains d’entre eux, elles sont alors confrontées à des écoles saturées et à une délinquance juvénile en progression, tandis qu’elles-mêmes sont aux prises avec d’importantes difficultés financières et souvent dépendantes d’hommes qui, n’étant pas les pères de leurs enfants, rechignent à subvenir aux besoins de ces derniers. L’intégration de ces enfants sera encore entravée par les difficultés administratives qui ne manqueront pas de survenir à leur majorité quand, s’ils sont entrés illégalement, ils deviendront à leur tour des clandestins.

14La découverte de leur infection par le VIH va anéantir toute perspective de retourner vivre un jour dans leur pays d’origine car elles savent que les traitements y sont beaucoup moins accessibles qu’à Saint-Martin ou en Guyane et que la maladie y est encore plus stigmatisée. À la douleur de la séparation d’avec les enfants s’ajoute l’interrogation lancinante sur le statut sérologique de ces derniers.

15Mais si elles se voient contraintes de poursuivre leur exil, les contours de celui-ci vont être singulièrement redéfinis, selon deux logiques opposées. D’une part, la crainte d’une révélation de leur maladie à leur entourage communautaire incite les femmes à prendre leurs distances d’avec ce dernier, accroissant ainsi l’isolement qui était déjà leur lot d’exilées. D’autre part, le suivi médical de leur infection par le VIH leur donne la possibilité de faire régulariser leur séjour [11]. C’est d’ailleurs le plus souvent à la suite de la découverte de leur séropositivité et de leur prise en charge par l’assistante sociale de l’hôpital où elles sont suivies qu’elles entreprennent, pour la première fois, des démarches pour obtenir un titre de séjour [12]. En dépit de la lenteur de procédures qu’il leur faudra en outre réitérer régulièrement en raison de la brièveté des titres accordés, les femmes finissent par être régularisées. Après des années de vie en clandestinité, elles accèdent alors, grâce à ce titre de séjour, à des droits sociaux (droit au travail et à des prestations sociales) et par la suite à des revenus réguliers. Leur vie, marquée jusque-là par une grande précarité, s’en trouve bouleversée. La maladie se traduit ainsi par la combinaison paradoxale d’un isolement social accru (abandon définitif du projet de revenir vivre avec la famille laissée au pays et éloignement vis-à-vis de la communauté en exil) et d’une nouvelle autonomie financière (et par conséquent, le cas échéant, une moindre dépendance envers leur(s) partenaire(s)).

16Gladys est l’une de ces femmes. Âgée aujourd’hui de 37 ans, elle a quitté il y a huit ans son pays, Haïti, pour aller travailler en République dominicaine puis à Saint-Martin, laissant à sa mère ses quatre enfants, alors âgés de 10, 8, 5 et 3 ans. Le père des deux aînés est décédé d’une fièvre brutale, celui des deux suivants est marié à une autre femme et ne s’occupe pas d’eux. Dépistée séropositive à Saint-Martin, son état de santé est bon mais elle s’inquiète pour celui de ses enfants :

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« Je ne sais pas du tout comment j’ai attrapé cette maladie. Je ne sais pas si c’était avant ou après mes enfants, c’est ça qui me fait le plus mal, je me pose beaucoup de questions. Mes enfants n’ont jamais fait le test, en Haïti beaucoup de choses sont tellement difficiles. Si je leur fais faire le test, et qu’il n’y a rien comme médicament à leur donner, je préfère ne rien savoir. Je prie Dieu tous les jours pour les faire venir ici, voir comment ils sont quand ils se lèvent, quand ils se couchent… Mais je ne peux rien faire. Le peu d’argent que j’ai, je l’envoie, et ce n’est même pas suffisant pour les envoyer à l’école. »

La survenue d’une grossesse

18La survenue d’une grossesse sur ces trajectoires de vie témoigne elle aussi des rapports sociaux dans lesquels sont prises les femmes. Les femmes interrogées ont fait part de trois enjeux les incitant à souhaiter avoir un enfant (désir d’ailleurs parfois difficile à différencier, dans leurs discours, d’un « besoin d’enfant »). C’est tout d’abord une pression sociale (familiale et/ou communautaire et/ou du partenaire) exercée sur les femmes pour qu’elles aient des enfants. La valorisation du statut maternel et l’importance de l’enfant pour cimenter le couple sont classiquement décrites dans ces sociétés caribéennes [Gracchus, 1980].

19Les deux autres enjeux se rapportent plus spécifiquement au statut d’immigrées des femmes. Le principal est l’isolement lié à l’exil. Souffrant de l’absence des leurs (surtout quand elles ont laissé des enfants au pays) et du déracinement, certaines femmes expriment le désir de recréer une structure familiale, voire simplement d’avoir de la compagnie, désir qu’un enfant pourrait combler : « Pour ne pas être seule, discuter avec lui, c’est une présence, on fait des câlins, ça donne un sens à la vie, sinon on est seule et on tourne en rond. » explique l’une d’elles. Ces discours se prolongent parfois d’inquiétudes sur la perspective de vieillir seule, l’enfant étant présenté comme un « bâton de vieillesse ». Le second enjeu est celui du titre de séjour, pour les femmes dépistées infectées après le début de leur grossesse et donc tombées enceintes alors qu’elles étaient encore sans-papiers. Chez elles, la conviction erronée qu’il suffit qu’un enfant naisse en France pour qu’il soit français de naissance et protège sa mère sans-papiers de l’expulsion [13] pourrait avoir contribué à leur désir d’avoir un enfant. Les femmes comme les professionnels qui les suivent soulignent cependant l’importance marginale voire le caractère anecdotique de cet enjeu dans la survenue des grossesses.

20Mais bien souvent les femmes expriment, plutôt que le désir d’enfant, l’absence d’anticipation [14] voire l’impossibilité d’empêcher une grossesse non voulue. L’enjeu est alors celui de la précarité économique et de l’inégalité des rapports de genre. Les femmes vivant dans les DFA (départements français d’Amérique) rapportent, plus que celles vivant en Métropole, des difficultés pour refuser les rapports sexuels et imposer qu’ils soient protégés [Halfen, 2008]. Or ces difficultés sont accrues en cas de dépendance économique à l’égard de leur(s) partenaire(s), notamment en cas de « concubinage pragmatique », c’est-à-dire de rapports sexuels en contrepartie d’une stabilité matérielle [Nacher, Moriame, 2007], pratique répandue sur les deux territoires (on parle familièrement de « mari-monnaie » à Saint-Martin). La précarité économique peut par ailleurs interférer sur le désir d’enfant, pour le refréner (enfant perçu comme une charge supplémentaire à éviter absolument), ou, plus rarement, le susciter (bénéfice économique attribué à la maternité, via une pension alimentaire, des allocations familiales ou, surtout, « l’attachement » d’un homme, même s’il est marié à une autre femme).

21Lorsqu’elle est présente et connue avant le début de la grossesse, l’infection par le VIH exacerbe deux des enjeux cités ci-dessus : l’isolement, car la crainte d’une révélation de la séropositivité incite la femme à se retirer de ses réseaux sociaux ; et les difficultés à refuser les rapports sexuels et à imposer qu’ils soient protégés, car les femmes souhaitent le plus souvent cacher leur séropositivité, or réclamer l’usage d’un préservatif peut être interprété par le partenaire comme un signe d’infection par le VIH.

22L’infection par le VIH interfère avec la survenue d’une grossesse par le biais, également, de sa prise en charge sanitaire et sociale. D’une part, le suivi social des patientes rend caduque l’éventuel intérêt d’une grossesse pour avoir un titre de séjour (grâce à la régularisation au titre de la maladie) et surtout il soulage la précarité économique (via les droits sociaux associés au titre de séjour). D’autre part, sans chercher à susciter des projets de grossesse, les médecins y répondent favorablement lorsque les femmes leur en font part [15]. Ils estiment en effet que l’offre de soins disponible sur ces deux territoires, bien meilleure qu’ailleurs dans leur aire géographique, réduit considérablement les risques de transmission du virus de la mère à l’enfant (TME) et de décès des personnes infectées. Ils témoignent d’ailleurs de leur soulagement de ne plus avoir à proposer à une femme enceinte séropositive d’interrompre sa grossesse, ainsi qu’ils le faisaient avant l’amélioration de cette offre de soins, il y a encore une dizaine d’années. La plupart d’entre eux préfèrent même prendre les devants et engager de leur propre chef une discussion avec leurs patientes sur l’éventualité d’un projet de grossesse. Cela leur permet de rassurer les femmes sur l’efficacité des traitements bien pris pour prévenir la TME. Ils peuvent aussi, si elles leur annoncent projeter une grossesse, optimiser les conditions de survenue de celle-ci : si la femme est déjà sous traitements antirétroviraux, ils vérifient que ceux-ci ne sont pas tératogènes ; ils s’assurent aussi qu’un suivi social de qualité est engagé. Enfin, aborder la possibilité d’une maternité est une façon, selon eux, de redonner espoir aux femmes récemment découvertes séropositives et encore sous le choc de cette annonce, et de les inciter à être observantes (en faisant valoir l’importance de leur bon état de santé pour optimiser leurs chances d’avoir un enfant et de le voir grandir) :

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« Pour les convaincre qu’elles vont vivre. C’est le meilleur exemple, quand même. Et qu’elles verront sûrement grandir leurs enfants. De la même façon que tout le monde. Si on arrive à rester ensemble, à travailler ensemble. C’est ce que j’essaie de leur expliquer. Ça fait partie de la projection dans l’avenir. ».
(un médecin)

24Ainsi la maternité, qui était il y a encore dix ans l’objet d’un interdit, conséquence dramatique de la maladie, est aujourd’hui ancrage de l’espoir, signe que la vie continue malgré la maladie.

25Au total, l’immigration puis la maladie interfèrent chacune sur la survenue d’une grossesse. Aux « facteurs favorisants » classiquement décrits sur ces territoires (valorisation du statut maternel, inégalité des rapports de genre), s’associent en effet, en situation d’exil, l’isolement et la précarité. Une fois dépistées séropositives, leur crainte de la révélation de leur maladie accroît l’isolement des femmes (et par suite, éventuellement, leur désir d’un enfant), mais le suivi social associé à leur suivi médical, en leur permettant d’obtenir un titre de séjour, atténue leur précarité et par conséquent leur vulnérabilité vis-à-vis de leur(s) partenaire(s). C’est ainsi l’articulation de trois rapports sociaux inégalitaires (de genre, économiques et d’origine immigrée) qui se trouve reconfigurée à la suite de leur dépistage.

26Il arrive cependant que la séropositivité ne soit découverte qu’en cours de grossesse, c’est-à-dire que les femmes tombent enceintes avant de se savoir malades. Ce scénario, par sa fréquence et la spécificité des enjeux qu’il révèle, mérite que l’on s’y arrête.

La découverte prénatale de la séropositivité

27Environ un tiers des femmes enceintes infectées découvrent leur séropositivité à l’occasion de leur grossesse [16]. Ce diagnostic tardif (au sens où la grossesse est déjà engagée) complique le traitement préventif de la TME. D’une part en effet, ce traitement est particulièrement difficile à accepter pour une femme encore sous le choc de l’annonce de sa séropositivité, d’autant plus que cette annonce a été faite alors qu’elle venait consulter pour un simple suivi de grossesse. D’autre part, pour être pleinement efficace, ce traitement doit être démarré suffisamment tôt au cours de la grossesse (à une date variable selon l’état de santé de la femme, mais en tous les cas pas après le début du troisième trimestre) ; or Saint-Martin et plus encore la Guyane se caractérisent par la fréquence des retards au suivi des grossesses tout-venant, c’est-à-dire hors contexte du VIH [André-Cormier, 2009]. Ces retards décalent d’autant, le cas échéant, le diagnostic de l’infection par le VIH et l’enclenchement du traitement. Ils seraient ainsi responsables d’une part élevée des cas de contamination d’enfants encore constatés en Guyane, conduisant les équipes à parler « d’échecs de prise en charge » plus que « d’échecs thérapeutiques » [CISIH Guyane, 2007]. Il importe par conséquent d’identifier les enjeux qui sous-tendent ces retards au suivi des grossesses tout-venant.

28L’un d’entre eux est spatial et son importance est majeure en Guyane. À la petite île saint-martinoise (56 km2, pour une densité d’habitants de 625 par km2), s’oppose en effet le géant guyanais (83 500 km2, soit 16 % du territoire métropolitain pour moins de 0,3 % de sa population, pour une densité d’habitants de 2 contre 112 en métropole [DSDS Martinique, 2009]). L’offre sociosanitaire, déjà insuffisante si on la rapporte à la taille de la population [DSDS, Martinique, 2009], doit par conséquent s’y déployer sur un immense territoire, desservi par un service des transports collectifs déficient. Les difficultés d’accès aux soins sont encore plus graves dans l’intérieur du département guyanais (90 % du territoire), quasi désert humain couvert de forêt où on ne se déplace qu’en pirogue sur des cours d’eau accidentés [Carde, 2009].

29Trois autres enjeux qui sous-tendent ces retards au suivi des grossesses sont plus spécifiquement associés au statut d’immigrée. La venue en France en toute fin de grossesse pour y accoucher, motivée par la qualité des soins plus que par les droits sociaux associés à une naissance en France, resterait un cas de figure marginal, aux dires des professionnels et selon une enquête menée en Guyane [Jolivet et al., 2009]. La précarité que connaissent nombre de femmes immigrées joue en revanche un rôle important, en reléguant la santé derrière d’autres priorités. Enfin et surtout, de nombreux professionnels soulignent la responsabilité de la répression de l’immigration irrégulière dans les retards au suivi des grossesses des femmes immigrées. Les femmes retardent en effet au maximum tout contact avec une administration, y compris de soins, par crainte d’une interpellation par les forces de l’ordre. Hésitant même à chercher de l’information sur le système de soins, surtout quand elles ont déjà eu des enfants dans leur pays d’origine sans y avoir été suivies, certaines ignorent qu’elles pourraient se faire suivre dans les centres de PMI, gratuitement et sans condition de titre de séjour ni de couverture maladie. Quand elles se présentent enfin dans une structure de soins pour une première consultation prénatale, c’est bien souvent parce qu’elles ont perçu un problème, notamment des contractions, plus que pour le suivi de leur grossesse.

30Au total, leur origine étrangère constituerait la cause principale du retard au dépistage prénatal du VIH des femmes immigrées. Plus précisément, serait en cause la répression dont fait l’objet leur statut de sans-papiers ­ et ce d’autant plus qu’elle se conjugue à des distances géographiques élevées (car les risques d’interpellation croissent avec le temps passé à se déplacer) et à la précarité économique (reléguant la santé derrière d’autres priorités). Les échecs de prise en charge qui caractérisent la Guyane s’expliqueraient ainsi par des éléments situés en dehors du système de soins plus qu’en son sein, puisqu’une fois dépistée, une femme séropositive, même sans-papiers, aura accès à une prise en charge médicale de qualité. La maternité en contexte de VIH illustre par là un constat récurrent, à savoir celui des obstacles qu’opposent les politiques de répression de l’immigration irrégulière aux objectifs des politiques de lutte contre le VIH et plus largement des politiques de soins [Bourdier, 2002 ; Benoit, 2004].

Le suivi de la femme enceinte puis de son enfant

Dans le sillage des inégalités territoriales

31La grossesse engagée, l’enjeu pour les équipes médicales est de parvenir à un suivi le plus rapproché de la femme, afin que son observance aux traitements préventifs de la TME soit optimale. Leurs efforts sont payants puisque, à l’instar de ce que l’on observe en France entière, l’observance des femmes enceintes est généralement satisfaisante [Yéni, 2008], meilleure qu’en dehors des grossesses, et qu’elle régresse d’ailleurs souvent, après l’accouchement, à son niveau antérieur. Mais en Guyane, même s’ils ont diminué, les taux de TME restent plus élevés qu’en France entière [17]. Les équipes médicales les expliquent par, outre les retards au suivi des femmes, les caractéristiques spatiales de la Guyane.

32Pour aider les femmes à être observantes, leur sont prescrites des visites à domicile par des infirmières ; de plus les professionnels de l’hôpital et de la PMI se réunissent régulièrement pour « serrer les mailles du filet », c’est-à-dire s’assurer qu’aucune femme enceinte n’échappe à leur vigilance. Mais cette stratégie se heurte, en Guyane, aux dimensions du territoire, surtout à Saint-Laurent où se conjuguent pénurie de personnel (en libéral et à l’hôpital) et nombre élevé de patientes.

33Ces difficultés se poursuivent pendant les six premières semaines après l’accouchement, au cours desquelles un sirop antirétroviral, donné plusieurs fois par jour à l’enfant, contribue à la prévention de la TME. Le plus souvent, la mère rentre chez elle avec son enfant peu après l’accouchement et lui administre elle-même le sirop. Mais les médecins préfèrent garder le nouveau-né à l’hôpital quand ils suspectent que la mère ne lui donnera pas correctement ce traitement (soit parce qu’elle n’a pas été observante pendant la grossesse, soit parce que le traitement est plus complexe car associe plusieurs médicaments) et ce d’autant plus qu’ils n’auront pas la possibilité de la faire « surveiller » par des infirmières exerçant en libéral. Si à Saint-Martin cette hospitalisation est exceptionnelle car la petite taille de l’île permet d’assurer un suivi serré des femmes une fois qu’elles sont rentrées chez elles, elle est beaucoup plus fréquente en Guyane en raison de la grande taille du territoire à couvrir, et plus encore à Saint-Laurent, en contexte de pénurie d’infirmières exerçant en libéral.

34Or cette hospitalisation du nouveau-né peut être problématique pour la mère, lorsque celle-ci ne sait comment la justifier auprès de son entourage, y compris du père, quand elle lui a tu sa maladie. De plus, l’administration du traitement à l’enfant par les professionnels plutôt que par la mère peut faire perdre à celle-ci sa confiance dans sa capacité à s’occuper de son enfant. Le lien mère-enfant en est fragilisé, alors que toute grossesse en contexte de VIH génère déjà, en raison du risque de TME, angoisse et troubles dépressifs susceptibles de retentir sur la qualité des relations parents-enfant ; beaucoup de mères séropositives n’osent par exemple pas toucher ni embrasser leur enfant de peur de le contaminer [Yéni, 2010].

35Mais les grandes distances guyanaises n’accroissent pas seulement la fréquence des hospitalisations, elles aggravent aussi le vécu douloureux de ces dernières. La situation est en effet encore plus délicate quand la mère ne peut pas facilement rendre visite à son nouveau-né hospitalisé parce qu’elle habite loin de l’hôpital. C’est notamment le cas des femmes noires marronnes [18] et amérindiennes qui vivent dans les communes les plus reculées de l’Ouest guyanais et qui doivent voyager en avion pour venir accoucher à Cayenne. Elles sont prises dans un dilemme cruel, entre rentrer chez elles (notamment pour s’occuper de leurs aînés) ou rester à l’hôpital avec leur nouveau-né. Cette deuxième option est elle-même une véritable épreuve en raison de leur absence de ressources économiques et de leur isolement (n’ayant généralement aucune famille à Cayenne), mais aussi du racisme dont elles font l’objet de la part du personnel créole de la maternité, et qui a été analysé ailleurs dans le système de soins guyanais [Carde, 2009 ; 2010].

Le secret sur la séropositivité par le VIH

36La plupart des femmes que nous avons rencontrées taisent leur séropositivité à leur entourage, y compris à leur conjoint pour certaines. Cette situation, plus fréquente qu’en métropole [19], le serait en effet encore plus chez les femmes immigrées [20] en raison de leur précarité et de leur dépendance envers leur entourage et leur(s) partenaire(s), qui rendrait dramatique leur rejet après la révélation d’une maladie aussi stigmatisée ; certaines expriment aussi le but de ne pas inquiéter leurs proches, notamment les membres de la famille restés au pays d’origine et qui ignorent l’existence des traitements.

37Garder le secret sur leur séropositivité requiert d’elles qu’elles imaginent des explications plausibles à donner à leur entourage quant à l’obtention de leur titre de séjour, lorsqu’elles étaient sans-papiers depuis des années. Mais une fois enceintes, les indices susceptibles d’éveiller les soupçons de l’entourage s’accumulent : multiplication des consultations médicales et des prises de traitement (chez des femmes dont la maladie ne nécessitait bien souvent aucun traitement avant la grossesse), césarienne (même si elle n’est plus la règle), absence d’allaitement, hospitalisation du nouveau-né (dans certains cas). Ces craintes ne les conduisent cependant habituellement pas à interrompre leur suivi médical. Au contraire : à la fois isolées et dépendantes de leur(s) partenaire(s) et/ou de leur communauté, elles sont en demande de soutien auprès des professionnels spécialistes du VIH, les seuls interlocuteurs avec lesquels elles peuvent parler de leur maladie, et dont elles disent apprécier la grande qualité de l’écoute. Leurs éventuelles difficultés d’observance ne sont pas des ruptures totales d’observance, mais des irrégularités dans les prises dues à leur besoin impératif de les cacher.

38Les professionnels rapportent cependant de très rares mais néanmoins dramatiques ruptures totales d’observance. Le profil des femmes concernées n’est pas celui des femmes dont il a été question dans les pages précédentes. Il s’agirait plutôt de femmes bien insérées socialement, souvent françaises, créoles, dotées d’une nombreuse famille élargie. Ayant des parents et des amis parmi le personnel hospitalier, elles craindraient une rupture du secret médical sur leur séropositivité. La seule femme qui nous ait fait part d’un tel événement était d’ailleurs l’une des deux Françaises créoles de notre échantillon. Pour s’en protéger, certaines femmes refuseraient délibérément que leur infection soit suivie médicalement et la cacheraient à tout leur entourage, y compris aux soignants qui suivent leur grossesse. La séropositivité n’étant pas indiquée sur le carnet de maternité, elles pratiqueraient du « nomadisme médical » (changeant de dispensaire de PMI, de gynéco-obstétricien, de médecin généraliste) et au moment de l’accouchement, elles profiteraient de la surcharge de travail des professionnels et des « ratés » qu’elle entraîne (leur affirmant être séronégatives et eux ne vérifiant pas leurs dires dans leur dossier ni ne prenant connaissance du résultat du test rapide de dépistage de l’infection réalisé à leur arrivée en salle d’accouchement).

392 % des femmes suivies dans l’enquête périnatale française n’ont eu aucun traitement prénatal, le plus souvent parce qu’elles le refusaient [Yéni, 2010]. Ce taux semble plus élevé sur nos deux terrains, même s’il est difficile d’en donner une estimation précise car ces cas de figure marquent les esprits des professionnels, occupant dans leurs discours une place probablement supérieure, proportionnellement, à leur fréquence. Il est notable cependant que ces cas sont plus souvent évoqués à Saint-Martin qu’en Guyane, ce qui se comprend car si la petite taille de l’île facilite le maillage sanitaire, elle fait en revanche peser un risque supérieur de rupture de la confidentialité.

40En Guyane également, cependant, s’observent des refus de suivi de l’infection par le VIH. Il s’agit de cas de figure très spécifiques : de très jeunes mères noires marronnes qui vivent sur le fleuve Maroni. Ce qui est en jeu ici est l’importance cruciale, pour la jeune mère, de s’assurer la solidarité familiale pour les soins de son enfant. L’infection par le VIH fait en effet l’objet d’un rejet beaucoup plus virulent, par l’entourage familial, que ne le fait la maternité précoce, relativement fréquente [21]. Alors que la famille est souvent disposée à aider la très jeune mère, cette solidarité familiale se muerait en rejet si celle-ci est dépistée séropositive.

41On voit ainsi comment les enjeux qui sous-tendent la maternité sont reconfigurés lorsque les femmes sont dépistées et prises en charge par le système de soins. L’enjeu migratoire, tel qu’on l’a décrit au prisme du droit au séjour, perd de son acuité puisque les femmes étrangères sont désormais protégées de l’expulsion ; les droits sociaux dont elles bénéficient leur donnent accès à une aide matérielle à laquelle, auparavant, elles n’accédaient souvent que dans le cadre de rapports de genre inégaux. L’enjeu migratoire devient en revanche, sur le vaste territoire guyanais, celui d’une migration intra-départementale, depuis les villages de la forêt vers l’hôpital de Cayenne, pour fragiliser des femmes issues des minorités ethniques (noires marronnes et amérindiennes), qu’elles soient étrangères ou françaises.

42Quant à la stigmatisation de la maladie, l’intensification du suivi médical dont fait l’objet toute femme enceinte séropositive accroît le risque de rupture du secret sur la maladie. Ce sont cette fois les femmes les mieux insérées socialement et la petite île saint-martinoise qui offrent la combinaison la plus favorable à ce risque, avec pour conséquence de dramatiques ruptures d’observance.

Conclusion

43Le vécu de chacun des moments étudiés ­ la survenue d’une grossesse, le dépistage anténatal de l’infection, le suivi de la femme enceinte et de son enfant ­ est étroitement façonné par les rapports sociaux inégalitaires dans lesquels sont prises ces femmes, de par leur précarité économique, leur isolement social, leur lieu d’habitation (forêt ou Cayenne), leur origine (étrangère ou ethnique), leur dépendance envers leurs partenaires et leur maladie. Ces rapports sont interdépendants (par exemple, la précarité économique des femmes aggrave leur vulnérabilité vis-à-vis de leurs partenaires masculins) et s’associent au sein de combinaisons évolutives en fonction des circonstances, tant temporelles que spatiales. Ainsi notamment, l’insertion sociale dont le défaut est le douloureux lot commun des femmes immigrées s’avère constituer un facteur de vulnérabilité en cas de fréquentation de certains services de soins ; quant à la donnée spatiale qui a structuré notre réflexion, elle donne l’avantage tantôt à la densité insulaire saint-martinoise, tantôt au gigantisme guyanais : le second accroît la vulnérabilité associée au statut d’immigrée (en exposant au risque d’arrestation les femmes sans-papiers en chemin vers une structure de soins) comme à celui de minoritaire ethnique (en isolant les mères dont le nouveau-né doit être hospitalisé), alors que la première accuse le risque de rupture de confidentialité. La maternité en contexte de VIH chez les femmes immigrées en France d’Outre-mer s’avère ainsi constituer un terreau propice à une étude de l’intersectionnalité. On voit ici en effet l’intérêt d’une approche intégrée de différents rapports sociaux inégalitaires qui ne peuvent pas être appréhendés séparément les uns des autres : c’est tous ensemble, imbriqués au sein d’une « matrice de la domination » [Collins, 1990], qu’ils interagissent pour façonner les trajectoires de vie des femmes.

44Concluons en nous arrêtant sur le système de soins. Le défi que lui posent ces maternités est de taille, puisqu’il doit répondre non pas à une série de facteurs de risque mais à des combinaisons de rapports sociaux inégalitaires (de genre, d’origine et socio-économiques) aux figures sans cesse renouvelées [Carde, 2011]. C’est finalement de lutte contre les inégalités sociales de santé dont il est ici question, c’est-à-dire d’atténuation des conséquences, sur la santé, d’inégalités sociales. Ainsi par exemple, la régularisation des femmes séropositives au titre de leur maladie soulage la précarité associée à leur statut de sans-papiers, précarité qui a bien souvent contribué à leur contamination en accroissant l’inégalité des rapports de genre qu’elles subissent déjà. Aussi, quand le système de soins, parce qu’il est lui-même pris dans l’entremêlement des enjeux qui tissent une société, ne joue plus ce rôle « d’amortisseur » des inégalités sociales, celles-ci frappent de plein fouet la santé des plus vulnérables. C’est précisément ce qu’ont fait valoir les nombreuses voix qui ont tenté, en vain, de s’opposer à la récente mise en cause du droit au séjour pour soins, votée dans le cadre d’une politique migratoire toujours plus restrictive [22]. Cette mise en cause expose en effet les femmes aux risques ­ vitaux ­ de ruptures de soins, en cas d’expulsion hors du territoire français. Mais c’est aussi par le biais des rapports sociaux que cette réforme condamne les femmes. En les enfermant dans le cercle vicieux de la précarité administrative et donc économique et par suite des rapports de genre inégalitaires, elle resserre encore l’étau des rapports sociaux qui marque leur chair et celle de leurs enfants.

Notes

  • [*]
    Cette recherche a été financée par la Fondation de France et l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et réalisée au sein du LISST-CERS (UMR 5193 CNRS-Université Toulouse le Mirail). L’auteur remercie vivement tous les enquêtés, femmes et professionnels, notamment le Dr Bissuel à Saint-Martin, le Dr Nacher à Cayenne et le Dr Carles à Saint-Laurent.
  • [**]
    Professeure, Département de sociologie, Université de Montréal, Chercheure au CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté).
  • [1]
    Ainsi, le risque de décès maternel sur la durée de vie adulte (probabilité pour une femme de 15 ans de décéder au cours de sa vie adulte d’une cause liée à la maternité) était en 2005 de 1 sur 26 en Afrique contre 1 sur 7 300 dans les régions développées (avec des extrêmes de 1 sur 7 au Niger contre 1 sur 48 000 en Irlande) [OMS, 2008].
  • [2]
    En 2009, le taux de découvertes de séropositivités VIH rapporté à la population était plus élevé en Guyane que dans tout autre département français (1 378 par million d’habitants, contre 418 en Guadeloupe, 263 en Île de France, 183 en Martinique et 28 à 102 ailleurs en France [Cazein et al., 2010]). Précisons ici que les statistiques sanitaires ne sont pas toujours disponibles pour Saint-Martin, dont la situation n’était souvent pas distinguée de celle de la Guadeloupe jusqu’en 2007 (date à laquelle elle a cessé d’en être une commune pour accéder au statut de collectivité à part entière).
  • [3]
    Les étranger(ère)s représentaient 80 % des patients suivis pour une infection par le VIH à Cayenne et 76 % à Saint-Martin en 2004. Parmi eux, on comptait la même année 1 femme pour 0,8 homme suivis en Guyane entière, et 1 pour 0,7 homme à Saint-Martin (contre 1 pour 2,3 hommes en France entière en 2002) [Cabié, Georger-Sow, Nacher, 2005].
  • [4]
    En Guyane, de 1999 à 2006, il a oscillé entre 1 % et 1,4 % [CISIH Guyane, 2007] ; il était de 1,7 % à Saint-Martin en 2004 [Cabié, Georger-Sow, Nacher, 2005].
  • [5]
    Par exemple, à la maternité de Saint-Laurent (la plus importante de Guyane), en 2008, 82 % des femmes séropositives suivies étaient étrangères (43 sur 55) (données du service de gynécologie obstétrique du CHOG, Dr Carles).
  • [6]
    En Guyane, en 2003, 1,2 % des parturientes suivies étaient séropositives, mais ce taux s’élevait à 4 % chez les femmes guyaniennes, 3,5 % chez les Haïtiennes, 1,2 % chez les Brésiliennes, 1 % chez les Surinamiennes (après avoir été de près de 4 % en 2001) et 1 % chez les Françaises [CISIH Guyane, 2007].
  • [7]
    Cette enquête comportait deux sites supplémentaires, la Guadeloupe et la Martinique, enquêtés par Dolorès Pourette. L’ensemble de cette enquête a fait l’objet d’un rapport commun [Carde, Pourette, 2011].
  • [8]
    La représentation des nationalités dans l’échantillon était cohérente avec celle des patients suivis sur les deux territoires. En Guyane, parmi les 10 femmes rencontrées, 9 étaient étrangères (3 d’Haïti, 3 du Guyana, 2 du Surinam et 1 du Brésil) et 1 était française (de Guyane). À Saint-Martin, parmi les 9 femmes rencontrées, 8 étaient étrangères (7 d’Haïti et 1 de République dominicaine) et 1 était française (de Guadeloupe).
  • [9]
  • [10]
    En Guyane, 47 % des actifs étrangers étaient au chômage en 1999 [Attali, Moriame, Voiriot, 2008] et 48 % des allocataires du RMI étaient étrangers en 2004 [DSDS des Antilles-Guyane, 2006].
  • [11]
    Les femmes rencontrées au cours de ce terrain réalisé en 2009 prétendaient au « titre de séjour pour soins » prévu par la loi du 11 mai 1998 (11° de l’Article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945) pour l’étranger « résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire ».
  • [12]
    16 des 17 femmes étrangères de l’échantillon, y compris celles présentes sur le sol français depuis plus de dix ans, étaient sans-papiers avant de demander un titre de séjour pour soins. La 17e avait un titre de séjour par un autre biais que sa maladie, même si c’était également par celui du sanitaire (pour la maladie de son fils, drépanocytaire).
  • [13]
    Certaines femmes, sachant que leurs enfants ne seront pas français du seul fait de leur naissance en France, paieraient des hommes français pour qu’ils les reconnaissent comme leurs enfants afin que ces derniers soient français dès leur naissance.
  • [14]
    Les professionnels n’observent pas cette absence d’anticipation chez les quelques femmes françaises qu’ils suivent pour une infection VIH, surtout si elles sont métropolitaines : elles ne tomberaient enceintes qu’après l’avoir souhaité, les avoir interrogés sur les risques liés à cette maternité et dans le cadre d’un projet de couple. L’enquête menée en Guadeloupe et en Martinique par Dolorès Pourette, auprès d’une proportion importante de femmes créoles françaises, révèle la fréquence d’un cas de figure « intermédiaire », c’est-à-dire la survenue de grossesses chez des femmes qui, sans en avoir fait explicitement le projet, ont cessé de se « l’interdire », à la suite d’une rencontre avec un partenaire stable [Pourette, 2011].
  • [15]
    Excepté en cas d’altération grave du système immunitaire (auquel cas ils conseillent de décaler le projet) ou de situation sociale particulièrement précaire (l’infection par le VIH n’entre alors pas en ligne de compte dans leur avis).
  • [16]
    Proportion donnée oralement dans les services de Cayenne et de Saint-Laurent et corroborée par une étude [Sobesky et al., 2003]. Cette proportion est d’un quart à l’échelle de la France entière [enquête périnatale française de l’ANRS, résultat cité dans Yéni, 2010]. La proposition faite à toute femme enceinte d’un dépistage explique ces proportions élevées.
  • [17]
    Ils étaient de 6,5 % de 1998 à 2000 [Sobesky et al., 2003], 4,4 % en 2000-2005 [Calvez, 2007], 2,9 % en 2006-2008 (données communiquées lors de la séance plénière du COREVIH Guyane, le 21 décembre 2009), contre 1 à 2 % pendant la même période en France entière [Yéni, 2010]. À Saint-Martin, le dernier enfant contaminé est né en 2002. Précisons que le risque de TME baisse jusqu’à 0,3 % quand l’état du système immunitaire de la femme est optimal (charge virale maternelle à l’accouchement inférieure à 50 copies/ml) alors qu’il s’élève à 15-20 % en l’absence de traitement [Yéni, 2010].
  • [18]
    Les Noirs Marrons sont des descendants des esclaves amenés d’Afrique pour travailler dans les plantations de la Guyane hollandaise (aujourd’hui le Surinam) et qui s’en sont enfuis, aux xviie et xviiie siècles, pour créer dans les forêts voisines du Surinam et de la Guyane des communautés autonomes. Les Créoles ont une ascendance métissée, mêlant des esclaves africains (mais qui sont restés sur les plantations et ont été affranchis ou bien émancipés au moment de l’abolition de l’esclavage en 1848) et des individus issus des vagues migratoires successives parvenues en Guyane au cours des siècles (Européens, Chinois, etc.).
  • [19]
    Selon l’enquête VESPA, un tiers des femmes infectées vivant aux Antilles-Guyane taisent leur séropositivité à leur conjoint contre 7 % d’entre elles en métropole [ANRS, 2004 a et b].
  • [20]
    A contrario, sur l’ensemble des femmes que nous avons rencontrées, seules les deux Françaises ont affirmé ne pas craindre une révélation de leur séropositivité à leur entourage étendu, se sentant suffisamment soutenues, l’une, par son conjoint et l’autre, par sa famille.
  • [21]
    En 2009, 6,5 % des femmes enceintes avaient moins de 18 ans en 2009, proportion plus élevée encore le long du fleuve Maroni [Besançon, 2011].
  • [22]
    L’article 17ter du projet de loi relatif à l’immigration, « Immigration Intégration Nationalité » adopté définitivement par la commission mixte paritaire réunie le 4 mai 2011, réduit considérablement l’accès à ce titre de séjour en le conditionnant à l’absence du traitement médical requis par l’état de santé de l’étranger dans le pays d’origine de celui-ci.
Français

Résumé

En Guyane et à Saint-Martin, les grossesses en contexte d’infection par le VIH sont plus fréquentes qu’ailleurs en France. Elles sont le fait, dans une grande majorité des cas, de femmes immigrées. Une enquête de terrain a été menée par observations et entretiens auprès de 19 de ces femmes et de 54 professionnels impliqués dans leur suivi social et médical, afin de comprendre les enjeux sociaux qui sous-tendent leurs maternités. Pauvreté, isolement, dépendance vis-à-vis de leurs partenaires, secret sur leur maladie stigmatisée et absence de titre de séjour placent ces femmes dans des rapports sociaux inégalitaires. Ces rapports s’articulent selon des configurations diverses, non seulement évolutives au cours de ces maternités (de la conception au suivi du nouveau-né) mais aussi marquées par les spécificités spatiales de chacun des deux territoires. Pour le système de soins, le défi reste le même sur les deux terrains : atténuer les conséquences, sur la santé des femmes et de leurs enfants, de ces rapports sociaux inégalitaires.

Mots-clés

  • maternité en contexte d’infection par le VIH
  • immigration
  • rapports sociaux inégalitaires
  • Guyane
  • Saint-Martin

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Estelle Carde [**]
  • [**]
    Professeure, Département de sociologie, Université de Montréal, Chercheure au CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2012
https://doi.org/10.3917/autr.060.0077
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