CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le développement du recours à une perspective de genre pour expliquer les comportements sociodémographiques, notamment depuis la conférence internationale sur le développement et la population au Caire en 1994, a donné un élan à l’analyse de la construction sociale du masculin et du féminin dans une approche relationnelle. Connaître les contours de la féminité et de la masculinité, les rôles sociaux et les représentations sexuées, contribue à la compréhension des évolutions et des résistances de différents comportements sociodémographiques.

2Force est de constater que si dans une telle perspective, il est question de s’intéresser tant au féminin qu’au masculin, la situation des femmes a été questionnée bien avant que la problématique de l’identité et des rôles masculins n’émerge, et cela tant en sciences sociales que dans l’ensemble de la société [Figueroa, Jiménez, Tena, 2006 ; Amuchastegui, Szasz, 2007]. La société mexicaine a connu de nombreux changements au cours des dernières décennies : nouvelles préférences pour le nombre d’enfants, réduction de la fécondité et de la taille des familles, augmentation de l’âge au mariage et diminution de l’écart d’âge entre conjoints [Quilodrán, 2000]. Les transformations de la vie économique et les crises ont favorisé l’activité professionnelle féminine [Parrado, Zenteno, 2005]. Les conséquences de ces changements sur la vie quotidienne des hommes (implications dans la vie familiale, dans les soins et l’éducation des enfants, et dans les tâches ménagères), sur leurs rôles et sur les contours de l’identité masculine sont encore mal connues. Beaucoup d’études sont centrées sur « le pôle féminin », et de la même façon, la parole des femmes est plus souvent prise en considération [Ojeda, 1999 ; Garcia, 2000]. Ainsi, malgré leur multiplication, les recherches sur les identités masculines et sur le regard des hommes concernant les femmes semblent encore en retrait, alors qu’elles sont nécessaires à une compréhension des rapports sociaux de sexe, des identités et des inégalités [Gutmann, 2003 ; Figueroa, Jiménez, Tena, 2006], notamment dans un pays traditionnellement marqué par la domination masculine, le machisme.

3Cette recherche exploratoire souhaite contribuer à cette connaissance en s’intéressant plus précisément à quelques aspects des représentations des rôles sexués chez les adolescents, groupe d’âge très important au Mexique de par son poids numérique, et par conséquent, pour l’avenir du pays. Les décisions que prennent les adolescents, qui marqueront toutes leurs trajectoires (arrêt des études, entrée dans la vie active, formation d’une union…), dépendent de très nombreux paramètres tels que leur situation socio-économique, leur autonomie, leur accès à différentes informations et opportunités, ainsi que de la représentation qu’ils ont de leurs possibilités et de la valorisation de ces potentialités. L’hypothèse peut être formulée que ces décisions résultent aussi de leurs conceptions des rôles et identités sexués.

4Catégories fondamentales qui ordonnent les sociétés [Héritier, 1996], les identités sexuées sont intériorisées via un processus de socialisation précoce et omniprésent [de Beauvoir, 1949 ; Belotti, 1974 ; Falconnet, Lefaucheur, 1975]. Il s’effectue dans l’espace privé comme dans l’espace public, et mobilise de nombreuses instances. La famille et l’école jouent un rôle essentiel et au-delà des discours égalitaristes, au Mexique comme dans de nombreux pays, les attentes des parents et des enseignants sont encore très différentes selon le sexe des enfants [Figueroa, 2001 ; Ángeles, 2006 ; Torres, 2006 ; Seidler, 2007]. L’ensemble du monde environnant (média, contexte religieux, etc.) participe aussi au processus de socialisation. Le contexte dans lequel ont évolué les adolescents pendant leur enfance comme celui qu’ils connaissent aujourd’hui influent donc sur leurs représentations des rôles et identités sexués.

5Les adolescents étudiés ici vivent à Tijuana, ville située à la frontière Mexique-États-Unis. Cette ville [1] est caractérisée par une croissance démographique rapide, des mouvements migratoires intenses, une économie « prospère », fortement intégrée au système nord américain, des particularités de l’activité telles que la diversité de l’offre (emplois dans les « maquiladoras », dynamisme du secteur tertiaire, emplois aux États-Unis…), l’implication des femmes dans l’industrie [Coubès, 2008], et des niveaux de scolarité globalement plus élevés que la moyenne mexicaine [2]. Le régionalisme et l’éloignement du centre politique mexicain, comme les expériences de la vie à la frontière, qui impliquent des degrés variables d’interactions directes ou indirectes avec le pays voisin, représentent des aspects plus culturels qui complètent la description de ce contexte unique au monde.

6L’analyse est centrée sur des lycéens fréquentant deux établissements publics de Tijuana. La situation des adolescents est très variée au Mexique : si certains sont scolarisés, d’autres sont déjà pleinement intégrés à la vie active, notamment dans une ville comme Tijuana où le marché du travail, fortement industriel, offre des opportunités aux jeunes sans qualification qui sont moins frappés par la précarité et l’instabilité professionnelle [Coubès, Gonzalez, 2011]. L’étude porte donc sur une population très sélectionnée puisque nombre d’adolescents ne prolongent pas leur scolarité au lycée : selon le recensement de 2005 [3], à Tijuana, 51 % des garçons âgés de 15 à 19 ans sont scolarisés et 38 % ont validé au moins une année d’étude après la fin du cycle secondaire, équivalent au collège français, ce qui situe la ville en deçà du niveau national [4].

7Après avoir présenté les données et la population étudiée, nous analyserons quelques aspects des représentations des rôles et identités sexués chez ces adolescents. Puis nous dégagerons des facteurs qui influent sur ces représentations.

Source de données et population étudiée

8Cet article est basé sur l’analyse d’une enquête, auto appliquée grâce à un questionnaire, menée en 2005 à Tijuana dans deux lycées publics, l’un d’enseignement général, l’autre d’enseignement professionnel [5]. L’enquête proposait une trentaine de questions « d’opinion » sur des sujets variés, avec l’idée de faire réagir les lycéens sur des « lieux communs » relatifs aux caractéristiques associées aux deux sexes. Les établissements sont situés à proximité l’un de l’autre dans un quartier populaire urbain, San José del Río, qui comme 90 % des « colonias » de la ville présente un « Indice de marginalité » très bas [Alegría, 2000 [6]]. Dans un contexte où les familles des classes favorisées privilégient la scolarisation de leurs enfants dans des établissements privés ou dans un lycée public mieux coté, ces lycées recrutent sur l’ensemble de la ville des élèves admis après un examen d’entrée.

9Seuls les garçons âgés de moins de 20 ans sont considérés dans cet article, soit 1 057 adolescents. 58,5 % sont scolarisés au lycée d’enseignement général et 41,5 % au lycée d’enseignement technique. 13,6 % des lycéens sont âgés de 15 ans, 30,6 % de 16 ans, 30,5 % de 17 ans et 25,3 % de 18 ou 19 ans. La plupart sont issus de classes populaires et moyennes. Le niveau scolaire de leurs parents peut être considéré comme un proxy de leur niveau social : 14,5 % des pères et 19,4 % des mères n’ont pas dépassé le niveau primaire, respectivement 23,8 % et 33,0 % ont fréquenté le collège, 41,1 % et 31,9 % ont continué leur scolarité au-delà. L’information est inconnue pour 20,6 % des pères et 15,7 % des mères. Les fiches administratives des lycées permettent de savoir que les parents sont, pour la plupart, des travailleurs à leur compte ou des salariés peu qualifiés des secteurs privés et publics, quelques-uns exerçant des professions intermédiaires comme instituteurs, etc. Le recrutement des deux établissements n’est pas strictement identique : les élèves du lycée d’enseignement professionnel sont plus âgés que ceux de l’établissement d’enseignement général [7] et leurs parents ont des niveaux scolaires moins élevés [8]. Par ailleurs, 67,4 % des lycéens ont vécu toute leur vie à Tijuana. Ils sont un peu plus nombreux à avoir cette expérience au lycée d’enseignement général (70 % versus 63,5 %).

Filles et garçons à l’école

10Avant de s’intéresser aux rôles sexués proprement dits, examinons la perception de la manière dont sont considérés les filles et les garçons dans le cadre de l’école à travers l’analyse que font les adolescents des compétences scolaires de chacun des sexes et de l’attitude des enseignants à leur égard. Résultats de la socialisation familiale et scolaire, mais également de l’environnement dans toutes ses dimensions, la représentation des aptitudes intellectuelles des hommes et des femmes renvoie à l’identité de chacun des sexes. En effet, la distinction entre les aptitudes des unes et des autres, souvent associée à une naturalisation des compétences, sert à justifier l’assignation à des rôles sociaux distincts selon le sexe.

11Dans nombre de contextes, le sérieux dans l’accomplissement du travail scolaire et l’application sont attribués aux filles et expliquent leur réussite scolaire, alors que pour les garçons, elle est associée à l’intelligence [Duru-Bellat, 2004]. L’enquête permet de savoir si les adolescents adhèrent à ce stéréotype grâce à deux propositions : « Les lycéennes sont plus appliquées et studieuses mais elles sont moins intelligentes que les lycéens », « Les lycéens sont moins appliqués et studieux mais ils sont plus intelligents que les lycéennes ».

1237,3 % des lycéens rejettent clairement les deux propositions reliant le sérieux et l’application dans le travail scolaire aux filles et l’intelligence aux garçons. Pour ces adolescents il est évident que ces compétences, le sérieux, le travail, l’intelligence, sont indépendantes du sexe de la personne. Plus incertains, 7,3 % rejettent une des propositions sans avoir d’opinion tranchée sur l’autre. À l’opposé, 12,2 % d’entre eux adhérent totalement à une conception inégalitaire des compétences intellectuelles renvoyant ces capacités à des différences selon le sexe et 13,8 % y adhèrent partiellement. Enfin, 29,4 % sont complètement indécis. De fait, il apparaît que la majorité des adolescents n’est pas clairement dégagée de représentations stéréotypées des capacités intellectuelles.

13Alors que son potentiel dans la promotion du changement est largement reconnu, l’éducation scolaire légitime encore souvent les inégalités [Figueroa, 2001]. Plusieurs études empiriques menées au Mexique ont montré la difficulté pour nombre d’enseignants de prendre de la distance par rapport aux rôles sexués et la persistance de représentations, d’attentes et de comportements différents selon le sexe des élèves [Cano, 2007 ; Flores, 2007 ; Aguirre, 2007 ; Barrientos, 2007 ; Parga, 2007]. Si nous n’avons aucune information sur l’attitude réelle des enseignants dans leur classe, l’enquête permet de connaître le ressenti des lycéens par rapport aux exigences et aux comportements des enseignants envers les élèves de chaque sexe. Plusieurs propositions ont permis de capter les impressions des lycéens : « Les enseignants/les enseignantes sont plus exigeants avec les garçons qu’avec les filles », « Les enseignants/les enseignantes traitent de la même façon les filles et les garçons », « Les enseignants valorisent plus les garçons pour leur intelligence », « Les enseignants valorisent plus les filles pour leur apparence que pour leur intelligence ».

14La majorité, 56 %, ressent au moins une forme de différence dans le traitement des professeurs selon le sexe des élèves. Les adolescents sont beaucoup plus nombreux à ressentir une différence de comportement chez les enseignants hommes, 52,2 %, que chez les femmes, 22,5 %. Plus précisément, la différence la plus fréquemment relevée concerne le traitement réservé aux filles par les professeurs masculins : 27,7 % des adolescents pensent que ces derniers valorisent plus les filles pour leur beauté que pour leur intelligence. 22,2 % ont l’impression que les professeurs masculins sont plus exigeants avec eux qu’avec leurs camarades féminines. Ainsi, les différences de comportement ressenties sont-elles plutôt valorisantes pour les garçons, même si certains peuvent déplorer et trouver injuste l’attention accordée aux filles pour leur plastique.

15Beaucoup adhèrent, au moins partiellement, aux représentations stéréotypées qui assignent l’application aux filles et l’intelligence aux garçons et qui renvoient le plus souvent à une naturalisation des capacités intellectuelles. La majorité ressent une différence de traitement selon le sexe de l’élève. L’institution scolaire concourt alors à une conception et à une légitimation de la différence entre les sexes qui semblent valorisantes pour les garçons. L’hypothèse peut être faite que ces expériences participent à leurs représentations des rôles sexués.

Regards d’adolescents sur les rôles sexués

16Le regard des adolescents sur les rôles sexués est analysé à partir de leur prise de distance par rapport aux schémas classiques propres à chaque sexe, exprimés par des poncifs en circulation au Mexique :

17

« Pour les hommes, il est plus important d’avoir une profession que de se marier » ;
« Pour les femmes, il est plus important de se marier que de se former professionnellement » ;
« Les femmes qui sont mères ont plus de valeur que celles qui n’ont pas d’enfant » ;
« Les femmes qui sont mères et celles qui ne le sont pas ont la même valeur ».

18Au-delà des considérations générales, les lycéens étaient invités à se prononcer sur leurs priorités dans la vie en donnant leur avis sur les deux affirmations suivantes relatives à l’activité professionnelle et à la paternité :

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« Pour moi, avoir une profession est le plus important dans la vie » ;
« Pour moi, avoir des enfants est le plus important dans la vie ».

20Aux yeux des adolescents, l’activité économique reste primordiale pour les hommes. Presque la moitié d’entre eux affirme qu’il est plus important d’avoir une profession que de se marier (46,7 %). Cela ne révèle pas nécessairement une dévalorisation de la vie privée, du mariage, mais plutôt l’intégration de la norme qui assigne aux hommes le rôle de pourvoyeur économique du ménage. Dans cette optique, l’activité professionnelle est un préalable indispensable à la formation d’une union. Pour plus du tiers des lycéens (36 %) le positionnement le plus conformiste n’est plus une évidence, ils doutent, ce qui constitue une amorce de changement. Cependant, seuls 17,3 % ne survalorisent pas la vie professionnelle face à la vie privée.

21La priorité donnée à l’insertion professionnelle apparaît encore plus nettement lorsque l’on interroge les lycéens sur leurs propres priorités. Ils valorisent en premier lieu et massivement le fait d’avoir une profession (83 % ; tableau 1). Cette primeur donnée à l’activité professionnelle n’a rien de surprenant chez des garçons qui semblent prêts à assumer leur rôle traditionnel de pourvoyeur économique. De plus, le cadre de l’enquête, le lycée, lieu de formation et de préparation à la vie active, renforce certainement cette réponse. En effet, d’une part être dans le milieu scolaire incite les élèves à se projeter dans leur vie active, et d’autre part les adolescents peuvent considérer que la réponse attendue, la réponse légitime, consiste à valoriser l’utilisation professionnelle future de leur formation. Par ailleurs, cette population est « sélectionnée », elle prolonge sa scolarité au-delà du temps obligatoire. L’inscription dans un lycée, qu’il soit général ou technique, résulte d’un premier projet, celui d’acquérir une formation qui, logiquement, doit déboucher sur un projet professionnel en cours d’élaboration. Même ceux qui, pour les hommes, n’accordent pas à la carrière la prépondérance sur le mariage considèrent qu’elle est une priorité pour eux (80 %). Leur opinion est similaire à celle de ceux qui n’ont pas d’opinion tranchée pour les hommes en général (76 %) ou qui pensent que la profession est plus importante que le mariage (90 %).

Tableau 1

Répartition des élèves selon leur priorité (pourcentages)

Tableau 1
« Pour moi, avoir une profession est le plus important dans la vie » Non Oui Indécision Total « Pour moi, avoir des enfants est le plus important dans la vie » Non 1,6 15,4 2,6 19,7 Oui 0,6 27,1 2,2 29,8 Indécision 2,3 41,0 7,3 50,5 Total 4,5 83,4 12,1 100,0

Répartition des élèves selon leur priorité (pourcentages)

Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.

22La paternité apparaît comme secondaire, cependant 30 % des garçons lui accordent la priorité et la moitié ne sait pas quelle importance lui octroyer alors que, contrairement à ce qui concerne l’activité professionnelle, le lycée n’est sans doute pas le lieu approprié pour exprimer, dans ce type d’enquête rapide, des projets privés, familiaux (tableau 1). Impliqués dans leur scolarité, la formulation d’un projet parental ne fait pas partie de leurs préoccupations immédiates. Toutefois, ils sont peu à minorer complètement l’importance de la paternité : seuls 20 % affirment que ce n’est pas leur priorité. Cette valorisation du fait d’avoir des enfants est significative d’une place importante donnée à la parentalité et reflète peut-être leur ambition d’avoir « une vie équilibrée », valorisant autant les sphères publique et privée, que l’on rencontre chez les jeunes adultes des classes moyennes urbaines [Rojas, 2006]. D’ailleurs, un quart des adolescents place l’activité professionnelle et la paternité au même niveau et leur donnent une place centrale dans leur future vie, et plus de 40 % donnent la priorité à l’activité économique tout en étant indécis concernant la place à accorder à la paternité. Il semble qu’ils posent les jalons de leur trajectoire de vie : se former, avoir une profession et donc assurer ses ressources économiques, puis peut-être dans le futur formuler un projet familial. En effet, ces événements s’inscrivent dans des calendriers différents, l’activité économique représentant une première étape pour nombre d’entre eux. Si l’activité économique est le socle de l’identité masculine traditionnelle, c’est en partie parce qu’elle permet d’assumer correctement deux fonctions, celles d’époux et de père [Nunez Noriega, 2007 ; Rojas, 2007].

23Qu’en est-il des identités féminines ? Malgré le développement de l’activité salariée féminine, sa place dans la définition de l’identité féminine est très variable selon le milieu social [Welti, Rodriguez, 1999]. Cette diversité se retrouve chez les adolescents. En effet, 40 % des lycéens sont en rupture nette avec le modèle traditionnel en donnant pour les femmes la priorité aux études et non au mariage (tableau 2). Ces adolescents, nés dans les années 1985-1990, ont vécu dans des contextes économiques difficiles et ont été témoins de l’insertion grandissante des femmes sur le marché du travail [Parrado, Zenteno, 2005]. Ils ont assimilé l’idée de la nécessaire préparation des filles à l’activité professionnelle. Cependant, 41 % des adolescents n’émettent pas d’opinion tranchée, ils ne se détachent donc pas clairement du modèle traditionnel, et pour 19 % le mariage reste le projet de vie essentiel pour les jeunes filles. Les études et les possibilités de carrières qu’elles ouvrent ne sont pas une priorité.

Tableau 2

Répartition des élèves selon leur opinion concernant deux composantes de l’identité féminine (pourcentages)

Tableau 2
Valorisation supérieure des mères Non Oui Contradiction ou indécision Total Valorisation supérieure du mariage par rapport aux études Non 26,6 0,4 13,1 40,1 Oui 7,8 0,5 10,5 18,8 Indécision 20,0 0,3 20,8 41,1 Total 54,4 1,2 44,4 100,0

Répartition des élèves selon leur opinion concernant deux composantes de l’identité féminine (pourcentages)

Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.

24En donnant la primeur au mariage sur les études pour les filles, les adolescents confèrent à la relation conjugale une place centrale dans l’existence des femmes, qui apparaissent comme des êtres « relatifs » : dépendantes de leur mari, leur identité principale est celle d’épouse. Néanmoins la définition de l’identité féminine est révélatrice en creux des contours de la masculinité. Il semble que même lorsque l’homme n’est pas le seul pourvoyeur économique, il est considéré et se considère lui-même comme responsable du niveau économique et du bien-être de la famille. Il peut expérimenter de nouvelles façons « d’être homme » en étant moins autoritaire, en développant des relations plus affectueuses avec ses enfants, en exprimant ses sentiments, mais l’activité professionnelle reste fondamentale dans l’identité masculine [Salguero, 2006, 2007] en permettant d’assumer convenablement les fonctions d’époux et de père [Nuñez, 2007 ; Rojas, 2007]. Minorer l’importance du mariage pour les filles revient alors à modifier les contours de l’identité masculine, ce qui semble difficile pour certains garçons.

25Alors que de nombreuses études montrent que la maternité constitue aujourd’hui encore un élément fondamental [Welti, Rodriguez, 1999], les adolescents sont moins intéressés par cet aspect de l’identité féminine. Il y a en effet chez les lycéens une rupture nette avec une conception traditionnelle de reconnaissance des femmes à travers la maternité. Être mère ne donne pas aux femmes une valeur différente et supérieure : cette opinion est légèrement majoritaire, 54 %. À l’inverse, une survalorisation des mères est absolument marginale (1,2 %). Néanmoins, une part non négligeable des lycéens, 44 %, montre des résistances à dissocier identité féminine et maternité : 25 % des adolescents sont indécis par rapport à l’une des affirmations proposées, 9,6 % n’ont d’opinion tranchée sur aucune des affirmations et enfin 9,9 % émettent des avis contradictoires.

26Combiner la conception des rôles masculin et féminin éclaire un peu plus le système de genre plébiscité par les lycéens. Au total, 18 combinaisons d’opinions sont possibles. Seules les catégories qui regroupent au moins 5 % des adolescents ont été retenues (tableau 3).

Tableau 3

Répartition des élèves selon le « système de genre » plébiscité (pourcentages)

Tableau 3
Typologie Rejet ou indécision par rapport au modèle traditionnel masculin Acceptation du modèle traditionnel masculin – Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études – Pas de valorisation supérieure des mères 15,2 11,3 – Pas de valorisation supérieure du mariage par rapport aux études – Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité 7,5 5,8 – Indécision par rapport au mariage et aux études – Pas de valorisation supérieure des mères 10,8 9,2 – Indécision par rapport au mariage et aux études – Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité 12,8 8,0 – Valorisation supérieure du mariage par rapport aux études – Contradiction ou indécision dans les opinions sur la maternité 3,7 6,8 Sous-total 50,0 41,1 Autres 8,9 Total 100,0 Effectif 1 057

Répartition des élèves selon le « système de genre » plébiscité (pourcentages)

Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.

27La position la moins traditionnelle est la plus fréquente chez les adolescents, même s’ils ne sont que 15 % à y adhérer. Cette configuration est la seule réellement prometteuse de changements dans les relations entre sexes. Le travail féminin, le refus de survaloriser la maternité dans l’expérience féminine, le refus d’assigner l’homme à un rôle d’unique pourvoyeur économique favorisent l’expérimentation d’autres comportements au sein de la famille, générant un bouleversement des relations entre les sexes [Rojas, 2006 ; Salguero, 2007]. Quelques adolescents ont une position similaire sans avoir d’opinion tranchée sur la valorisation de la maternité (7 %), ce qui peut constituer un frein à la redéfinition des rôles sexués.

28La remise en question des deux aspects du modèle traditionnel féminin, associée au maintien du modèle masculin, se place en troisième position (11 %) après l’ensemble de ceux qui émettent des doutes sur les trois aspects considérés (13 %). L’insertion professionnelle des femmes, quel que soit le contexte, est une condition préalable mais non suffisante pour réaliser l’égalité. Pour ce faire, les expectatives relatives aux hommes doivent également changer. S’ils sont considérés comme les responsables économiques de la famille, il ne peut pas y avoir de partage égalitaire dans la prise en charge des activités domestiques et parentales qui restent essentiellement assumées par les femmes [Ángeles, 2006]. Dans cette optique, le travail féminin ne génère pas un nouveau partage des tâches mais plutôt une double journée pour les femmes [Rojas, 2008], et cela a fortiori s’il n’y a pas de refus net de survaloriser les femmes à travers la maternité (6 %).

29Trois groupes sont composés d’adolescents qui doutent sur la place à accorder au mariage face aux études, indiquant ainsi un certain attachement au rôle féminin traditionnel. Les plus nombreux ne survalorisent pas les mères. Certains, plus engagés dans une critique des rôles traditionnels, questionnent aussi le modèle masculin (11 %), d’autres y adhèrent (9 %). Plus conformistes encore, certains ne dissocient pas nettement maternité et valorisation des femmes et privilégient l’insertion professionnelle pour les hommes (8 %).

30Enfin, presque 7 % des élèves privilégient le mariage sur les études et adoptent une position traditionnelle pour les hommes, même s’ils n’ont pas d’opinion claire sur la maternité.

31Face à cette diversité et aux nombreuses incertitudes formulées par les adolescents, il semble intéressant de rechercher des facteurs qui influent sur leurs opinions.

Influence de la socialisation sur les définitions des identités sexuées

32Les représentations des identités sexuées résultent de diverses influences transmises au cours de processus de socialisation et d’éducation. Même si elle est fortement sélectionnée par la fréquentation d’un lycée, la population enquêtée est loin d’être homogène. Ainsi, pour les différents aspects envisagés précédemment, une régression logistique a été menée afin de tester l’influence de quelques caractéristiques de leur environnement sur l’opinion des adolescents. Six ensembles de caractéristiques ont été considérés. Ils visent à cerner les conditions socio-économiques, les ambiances « culturelles » et « normatives » dans lesquels vivent les adolescents.

33L’Âge. Variable basique de l’identité, l’âge est particulièrement important lorsqu’il s’agit de populations adolescentes, en transition entre l’enfance et l’âge adulte, dont les préoccupations et les expériences évoluent.

34Le lieu de socialisation. Les élèves qui ont vécu toute leur vie à Tijuana ont été distingués de ceux qui sont arrivés au cours de leur enfance ou de leur adolescence. Les « Tijuanenses » ont toujours connu un modèle de développement socio-économique et culturel spécifique et marqué notamment par des migrations qui bouleversent la structure des ménages, les rapports de masculinité et, de façon plus générale, les rapports entre les sexes [Szasz, 1999]. Les adolescents qui n’ont pas toujours vécu à Tijuana ont connu des contextes différents quant au développement socio-économique et aux relations humaines qui en découlent.

35Le niveau d’études des parents. Cette variable combine le niveau scolaire de la mère et la différence de scolarisation entre les parents. Elle représente un proxy du capital socioculturel des parents [Bourdieu, 1998] et du milieu socio-économique dans lequel évolue l’adolescent. De plus, les représentations du masculin et du féminin, la définition des rôles sexués, la « conception » de l’éducation des filles et des garçons varient selon les milieux sociaux et vont influer sur les opinions des adolescents. La variable reflète par ailleurs le rapport entre le capital scolaire de la mère et du père, potentiellement porteur de relations plus ou moins égalitaires au sein du couple parental et servant de modèle ou de contre-modèle aux enfants.

36L’établissement scolaire. L’orientation scolaire peut être considérée comme un indicateur social indirect ; les enfants des milieux favorisés étant encouragés à suivre un enseignement général. Elle induit un type de projet professionnel et donc d’ambitions et de perspectives différentes d’insertion sociale et économique. Or, les jeunes adultes urbains des classes moyennes ont une conception des identités sexuées plus souples que ceux appartenant aux classes populaires [Rojas, 2006]. Par ailleurs, le lycée est un lieu d’éducation et le contenu des enseignements diffère selon le type d’établissement ; le lycée d’enseignement général donnant une importance accrue à la « culture générale », il favorise la réflexion et l’analyse critique sur des sujets de sociétés. Le lycée est un lieu de socialisation par les enseignants mais aussi par les pairs, particulièrement importante pendant l’adolescence. La dynamique interne à chacun des sexes et entre les sexes va influer sur la manière de penser de l’élève, or il est probable que ces dynamiques ne soient pas exactement les mêmes dans les deux établissements.

37Les représentations des aptitudes intellectuelles de chaque sexe. L’hypothèse est faite que l’adhésion aux stéréotypes qui assignent l’application aux filles et l’intelligence aux garçons, sous-tendue le plus souvent par une naturalisation des capacités intellectuelles favorise le respect des rôles sexués traditionnels. Au contraire, leur rejet produirait plus de souplesse.

38Le ressenti de l’attitude des enseignants. L’hypothèse est faite que le ressenti d’un traitement différent des filles et des garçons peut être interprété, d’une part, comme une conception et une légitimation de la différence entre les sexes par les enseignants, et d’autre part comme une valorisation ou une dévalorisation selon le sexe. Ce ressenti pourra alors avoir un impact sur l’estime de soi et influencera le jeune dans sa représentation des identités sexuées.

39Deux caractéristiques favorisent le questionnement de l’identité masculine traditionnelle (tableau 4, modèle 1) : une conception égalitaire des aptitudes intellectuelles des filles et des garçons, et un sentiment d’égalité dans le traitement à l’école quel que soit le sexe de l’élève. En considérant les filles comme leurs égales quant aux aptitudes face à l’investissement scolaire et à l’intelligence, ces élèves dégagent les hommes de la responsabilité d’assumer le rôle de pourvoyeur économique unique. Cette souplesse est favorisée et légitimée lorsqu’aux yeux des élèves les enseignants ne marquent pas de différence, ne prédisposant pas les élèves à des rôles spécifiques.

40À l’inverse deux facteurs limitent la distanciation avec le modèle traditionnel : un déséquilibre scolaire en faveur du père au sein du couple parental et la fréquentation d’un lycée d’enseignement général. Quel que soit le niveau scolaire des parents, les élèves dont le père a une position dominante au sein du couple de par sa formation, et probablement de par sa situation économique, valorisent l’insertion professionnelle masculine. Les garçons dont les mères sont allées au lycée, que le père y soit allé ou non, ont aussi une propension supérieure à se conformer aux normes traditionnelles. Ces adolescents appartiennent certainement à des classes moyennes supérieures. On peut faire l’hypothèse que leur adhésion au schéma traditionnel, alors que leur mère a une « bonne » dotation scolaire, renvoie à leur représentation du marché matrimonial : pensent-ils que pour fonder une union avec une femme dotée scolairement, et socialement, l’homme doit avoir une « bonne situation » ?

41Il serait alors possible d’expliquer le conformisme des adolescents scolarisés au lycée général par une logique similaire. Investis dans une scolarisation qui souvent débouche sur des études plus longues, plus prometteuses socialement et économiquement, le projet de formation d’une union apparaît plus lointain à ces lycéens. L’homme doit d’abord se consacrer à sa carrière et les possibilités d’union apparaîtront ultérieurement. Ces adolescents peuvent être dans une logique de reproduction ou d’ascension sociale, parfois inconsciente, qui les pousse à privilégier l’insertion professionnelle dans un premier temps pour accéder ensuite à un « marché matrimonial » plus vaste.

42La position des élèves de formation technique semble paradoxale. Des recherches montrent que les milieux populaires sont plus attachés aux rôles traditionnels masculins [Rojas, 2008], or ce n’est pas le cas de ces adolescents. À l’aube de carrières moins prometteuses, confrontés à des risques supérieurs de précarité économique et certainement à la difficulté d’assumer pleinement leur rôle de pourvoyeur économique, relativisent-ils l’importance de leur insertion professionnelle face à la formation d’une union ?

Tableau 4

Coefficients des modèles de régressions logistiques, modèles 1, 2, 3, 4

Tableau 4
Modèle 1 Modèle 2 Modèle 3 Modèle 4 Âge 15 ans Réf. Réf. Réf. Réf. 16 ans 0,19 0,05 0,05 -0,22 17 ans 0,31 0,05 -0,11 0,14 18-19 ans -0,17 0,03 0,12 -0,04 Établissement scolaire Lycée technique Réf. Réf. Réf. Réf. Lycée général -0,29** 0,35*** 0,47*** 0,11 Lieu de socialisation Tijuana Réf. Réf. Réf. Réf. Hors de Tijuana -0,08 0,13 0,07 0,08 Niveau d’étude des parents Mère primaire ; père même niveau Réf. Réf. Réf. Réf. Mère primaire ; père niveau supérieur -0,60** 0,20 -0,06 -0,53 Mère primaire ; père non déclaré -0,28 0,41 0,74 -0,11 Mère secondaire ; père, niveau inférieur -0,52 0,15 0,76** 0,18 Mère secondaire ; père même niveau -0,37 0,06 -0,21 -0,43 Mère secondaire ; père niveau supérieur -0,68** 0,14 -0,02 -0,46 Mère secondaire ; père non déclaré -0,21 0,05 -0,23 -0,71 Mère lycée et + ; père niveau inférieur -0,64* -0,03 -0,12 -0,81 Mère lycée et + ; père même niveau -0,43* 0,13 0,07 -0,07 Mère lycée et + ; père niveau supérieur 0,24 0,01 0,09 -1,88 Mère non déclarée 0,26 0,00 -0,14 -0,36 Aptitudes intellectuelles Différentes selon le sexe Réf. Réf. Réf. Réf. Identiques entre les sexes 0,52*** 0,67*** 0,99*** 1,11*** Ressenti de l’attitude des enseignants Différentes selon le sexe Réf. Réf. Réf. Réf. Identiques entre les sexes 0,21* 0,55*** 0,14 0,40** Constante 0,35 -1,35 -0,54 -2,19

Coefficients des modèles de régressions logistiques, modèles 1, 2, 3, 4

Modèle 1 : Probabilité de rejeter ou de questionner la norme traditionnelle qui donne la primeur à l’activité professionnelle sur le mariage pour les hommes.
Modèle 2 : Probabilité de rejeter la norme traditionnelle qui donne la primeur au mariage sur les études pour les filles.
Modèle 3 : Probabilité de ne pas donner une valeur supérieure aux mères.
Modèle 4 : Probabilité de rejeter les normes de l’identité féminine classique et de rejeter ou de questionner les normes masculines.
Notes : Les coefficients présentés en gras sont significatifs : * au seuil de 10 %, ** au seuil de 5 %, *** au seuil de 1 %.
Lecture : un coefficient positif, statistiquement significatif, indique que l’on est en présence d’un facteur qui accroît la probabilité estimée par rapport à la catégorie de référence (Réf.). À l’inverse, un coefficient négatif, statistiquement significatif, indique que cette probabilité décroît. Plus les coefficients sont importants, plus l’impact sur le phénomène l’est aussi.
Source : Enquête dans deux lycées de Tijuana, 2005.

43Les modèles relatifs à l’identité féminine (tableau 3, modèles 2 et 3) confirment l’importance du lieu de scolarisation. La valorisation des études et le refus de la maternité comme critère d’évaluation des femmes sont renforcés chez les élèves du lycée d’enseignement général. Les garçons associent moins souvent la valorisation des femmes à la maternité et donc à leur rôle reproducteur. Ils manifestent de la sorte une conception plus large et moins naturalisée de l’identité féminine. Par le contenu des enseignements et les interactions entre élèves et avec les professeurs, ce type de scolarité donne plus de recul par rapport à la norme traditionnelle. De plus, ces élèves sont en contact avec des filles investies au même titre qu’eux dans leur formation et désireuses de s’épanouir en dehors de la maternité. À l’inverse, les lycéens de l’établissement technique ont pour camarades de classe des filles qui ont moins d’opportunités de valorisation professionnelle et qui sont probablement issues de milieux moins stimulants pour l’investissement féminin dans une carrière. Les filles en formation technique donnent une place plus importante à la maternité dans leur identité de femme que celles qui suivent un enseignement général [Brugeilles, 2009].

44La valorisation des études et le refus de la maternité comme critère d’évaluation des femmes sont aussi favorisés par une conception égalitaire des aptitudes intellectuelles. Si les filles ont les mêmes capacités que les garçons, il n’est pas justifié qu’elles investissent principalement dans le mariage, se plaçant en situation de dépendance. De la même façon, une représentation égalitaire des aptitudes intellectuelles entre les sexes tend à minorer l’importance de la maternité dans la valorisation des femmes, qui ne sont pas « résumées » à leur fonction reproductrice. Dans le cas contraire les différences essentialisées entre hommes et femmes influent « naturellement » sur la place de chacun dans la société.

45Lorsque les élèves ne ressentent pas de différence selon le sexe dans l’attitude des enseignants, ils ont une propension plus grande à valoriser l’investissement scolaire féminin. Cela n’a pas d’effet sur la valorisation de la maternité. Par contre, le rejet du modèle classique de valorisation des mères est favorisé par la présence du modèle parental où la mère, qui a fréquenté le collège, a un capital scolaire supérieur au père.

46Pour finir, quels facteurs favorisent la distanciation avec les normes traditionnelles ? (tableau 3, modèle 4). L’analyse faite des aptitudes intellectuelles est prépondérante. Les adolescents qui ne marquent pas de différence entre les sexes abolissent les frontières entre les rôles. Le rôle des enseignants est également très important. Selon leur perception de l’attitude des enseignants, les adolescents ont des opinions différentes. Le type d’établissement fréquenté n’a pas d’effet significatif. Il y a contradiction des effets du lieu de scolarisation sur les identités féminine et masculine : les élèves du lycée général ont une vision plus progressiste des rôles féminins (modèles 2 et 3) et au contraire, ce sont ceux du lycée professionnel qui ont une approche moins traditionnelle du rôle masculin (modèle 1). Ainsi, les effets « s’annulent » lorsque l’on considère dans un même modèle les opinions reflétant une évolution de la définition des rôles pour les deux sexes.

47Soulignons que les effets de l’âge et du lieu de socialisation ne sont pas significatifs. Le modèle parental capté à travers les écarts de niveaux d’études a une action finalement assez restreinte, puisqu’il joue principalement sur la définition du rôle masculin et quasiment pas sur celle des rôles féminins.

Conclusion

48Cette étude exploratoire est forcément réductrice de la complexité des processus à l’œuvre. Il apparaît néanmoins que chez les adolescents, la pluralité des représentations des identités sexuées est évidente et que les positions nettement progressistes ne dominent pas, ce qui révèle un attachement aux représentations et rôles classiques plus ou moins marqués selon le sexe.

49Les lycéens sont plus conformistes concernant l’identité masculine. Rappelons que si le rôle classique, notamment de pourvoyeur économique, est questionné dans certains milieux et par les faits, il est toujours très fortement valorisé au Mexique [Seidler, 2007]. On observe une large palette d’identités masculines qui va du patriarche, dont la paternité prouve la virilité, à l’homme qui promeut un partage égalitaire des tâches, y compris ménagères, au sein de son couple. Cette dernière option se concrétise rarement et fait l’objet de moquerie dans certains milieux [Rojas, 2008]. Dans ce contexte, une nouvelle définition de l’identité masculine par les jeunes semble particulièrement difficile. D’une part, les changements s’inscrivent dans la sphère privée : dès lors, ils sont peu visibles et les lycéens manquent certainement de nouveaux modèles. D’autre part, ce questionnement paraît délicat justement à un âge où les jeunes construisent leur propre identité sexuée.

50L’évolution de la place des femmes dans la société est entérinée par de nombreux lycéens. Beaucoup reconnaissent l’importance des études, et en conséquence, de l’activité professionnelle pour les femmes. Survaloriser la maternité dans l’expérience féminine n’est absolument plus à l’ordre du jour. Pourtant, des doutes subsistent tant sur la place des études, du mariage ou de la maternité dans le vécu féminin, témoignant de la résistance des valeurs traditionnelles. Les adolescents sont attachés à la position traditionnelle pour eux-mêmes et le fait qu’ils soient plus « conservateurs » en ce qui concerne le mariage que la maternité pour les femmes renvoie certainement à des inquiétudes face à leur propre identité. Cependant, une étude similaire chez des adolescentes a montré que si elles étaient beaucoup moins conformistes que les adolescents concernant les rôles féminin et masculin, la « masculinité traditionnelle » reste aussi plus importante pour elles [Brugeilles, 2009].

51La recherche des facteurs qui influencent l’opinion souligne la complexité des processus de changements. L’école apparaît comme un vecteur particulièrement important dans la mesure où la différence des sexes y est omniprésente. Les représentations stéréotypées des aptitudes intellectuelles ne sont pas obsolètes, et elles entrent en résonance avec tous les aspects des rôles sexués envisagés. Le ressenti par rapport à l’attitude des enseignants semble influencer et légitimer les adolescents dans l’ensemble de leurs prises de position, à l’exception de leur opinion relative à la maternité. De plus, la fréquentation d’un lycée général favorise des positions plus traditionnelles pour les hommes et plus progressistes pour les femmes, alors que c’est l’inverse chez les élèves du lycée professionnel. Les positions semblent donc paradoxales et résultent probablement des perspectives d’avenir des uns et des autres. Les lycéens de l’enseignement professionnel, à l’avenir plus incertain et confrontés à un « principe de réalité », entrevoient-ils qu’il sera difficile d’assumer correctement un rôle classique de pourvoyeur économique alors que leurs camarades sont plus optimistes ? En revanche, les positions concernant les femmes sont plus attendues.

52Enfin, le milieu social, mais aussi la différence de niveaux scolaires entre les parents, jouent sur la définition de l’identité masculine. Les adolescents qui vivent dans une configuration classique, où le père est scolairement plus doté que la mère, sont plus enclins à adhérer à un modèle qui valorise le rôle de pourvoyeur économique. Ce conformisme concerne aussi les adolescents des milieux sociaux favorisés (parents ayant fréquenté le lycée). Il semble que lorsque les garçons expérimentent à travers le couple parental le modèle dominant et qu’ils ont, par leur formation, bon espoir de pouvoir le reproduire, ils y adhèrent.

53Au contraire, ceux qui ont d’autres modèles et qui ont des perspectives moins avantageuses, ne survalorisent pas la carrière professionnelle. Ces conclusions mériteraient cependant un approfondissement, notamment par des entretiens qualitatifs nécessaires pour affiner les analyses, mais elles constituent un jalon vers une meilleure connaissance des opinions juvéniles masculines.

Notes

  • [*]
    Maître de conférences, démographe, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CERPOS/CREDA.
  • [1]
    Les recherches sur le contexte frontalier sont très nombreuses. On peut citer à titre d’exemple Coubès et Macias, 2007.
  • [2]
    30 % des hommes de 15 ans et plus résidant en Basse-Californie et 32 % des femmes n’ont pas poursuivi une scolarité au-delà du cycle primaire. Ces proportions sont respectivement de 38 % et 42 % pour l’ensemble du Mexique. En Basse-Californie, 36 % des hommes et 35 % des femmes ont suivi au moins une année d’étude au-delà du secondaire. Au niveau national, ils sont respectivement 33 % et 31 % [Conteo 2005, INEGI, www.inegi.org.mx].
  • [3]
    Il s’agit en fait d’un « Conteo », un recensement simplifié, dont un quart de l’échantillon est exploité.
  • [4]
    Au Mexique, 53 % des garçons âgés de 15 à 19 ans sont scolarisés et 36 % ont validé une année au-delà de la « Secundaria » [Conteo 2005, INEGI, www.inegi.org.mx].
  • [5]
    Cette recherche s’inscrit dans un projet intitulé « Trajectoires migratoires, vie familiale et rapports sociaux de sexe chez les jeunes mexicains à la frontière Mexique-États-Unis » qui résulte d’une collaboration entre trois institutions : le Colegio de la Frontera Norte au Mexique, l’université de San Diego State aux États-Unis et le Centre de Recherche et de Documentation des Amériques. Elle a reçu un financement dans le cadre d’un accord entre le CNRS et le CONACYT (Consejo Nacional de Ciencia y Tecnología).
  • [6]
    Cet indice, proposé par le Consejo Nacional de Poblacion (CONAPO), a été calculé pour différents quartiers de Tijuana par Tito Alegría [Alegría, 2000] à partir des caractéristiques de l’habitat, du niveau d’études et du niveau de revenu.
  • [7]
    Les élèves du lycée d’enseignement professionnel sont plus âgés que ceux de l’établissement d’enseignement général. 11,8 % des premiers ont 15 ans, 28,5 % 16 ans, 29 % 17 ans et 30,7 % 18 ou 19 ans. 14,9 % des élèves du lycée d’enseignement général ont 15 ans, 32,2 % 16 ans, 31,6 % 17 ans et 21,4 % 18 ou 19 ans.
  • [8]
    On relève une différence entre les deux établissements. Le niveau d’éducation des parents des élèves du lycée technique est plus faible : 19,1 % des pères et 24,6 % des mères n’ont pas suivi de scolarité après le cycle primaire alors que c’est le cas de 11,2 % et 15,5 % pour le lycée d’enseignement général ; 28,5 % des pères et 23,5 % des mères d’élèves de l’établissement technique ont fréquenté le lycée versus 50,0 % et 37,9 %.
Français

Résumé

Le développement du recours à une perspective de genre pour expliquer les comportements sociodémographiques a donné un élan à l’analyse de la construction sociale du masculin et du féminin dans une approche relationnelle. Cependant malgré leur multiplication, les recherches sur les identités masculines et sur le regard des hommes sur les identités féminines semblent encore en retrait. Cette recherche exploratoire souhaite contribuer à cette connaissance en s’intéressant plus précisément aux représentations des rôles sexués d’adolescents lycéens à Tijuana, en Basse-Californie, au Mexique. Elle s’appuie sur l’analyse d’une enquête auprès de 1 057 lycéens. La pluralité des représentations des identités sexuées est évidente et les positions nettement progressistes ne dominent pas. La majorité des adolescents ne sont pas clairement dégagés de stéréotypes relatifs aux capacités intellectuelles et semblent adhérer à une « essentialisation » des différences, dont découlent « naturellement » des rôles sexués spécifiques. L’attachement à l’identité masculine classique est particulièrement marqué. La recherche des facteurs qui influencent les opinions souligne la complexité des processus de changements et l’école semble être un levier particulièrement important.

Mots-clés

  • rapports sociaux de sexe
  • socialisation
  • adolescents
  • Mexique

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Carole Brugeilles [*]
  • [*]
    Maître de conférences, démographe, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CERPOS/CREDA.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2012
https://doi.org/10.3917/autr.060.0003
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