CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« À Yalalag, il n’y a pas d’avenir, je dis. Enfin pour moi, il n’y en pas, alors il valait mieux que j’aille chercher en ville [1]. » Ces mots sont ceux d’Armando, un jeune zapotèque de 19 ans originaire de Yalalag, un village de la Sierra Norte de Oaxaca. Je l’ai connu en 2005 à Los Angeles, en Californie. Comme Armando, beaucoup de jeunes de cette région sentent qu’il n’y a pas d’avenir dans leurs villages et qu’ils doivent aller le chercher autre part. Ce sentiment a pour origine la précarisation des conditions de vie des paysans mexicains, résultat de trois décennies de politiques néolibérales imposées aux zones rurales [Harvey, 1995], mais aussi l’émergence de nouvelles aspirations et besoins subjectifs que beaucoup de jeunes ne peuvent plus satisfaire en restant dans leurs villages. Ces nouveaux besoins répondent principalement au fait d’appartenir à un monde globalisé, régi par un modèle capitaliste qui leur a permis un contact permanent avec les modèles de vie des grandes capitales du monde, impossibles à appliquer dans les zones rurales du Mexique.

2Depuis la fin des années 1980, la migration pour les États-Unis s’est accélérée dans plusieurs villages de la Sierra Juárez, jusqu’à devenir un phénomène social ayant des conséquences importantes pour beaucoup de villages de la région. Ces transformations s’expriment dans la modification des tendances démographiques locales et dans l’augmentation des revenus familiaux grâce à l’arrivée de mandats d’argent. Cependant, les changements n’ont pas seulement revêtu un caractère économique ou démographique. La migration a également modifié les projets familiaux, les styles de vie et les subjectivités qui dominaient depuis très longtemps dans la région et qui caractérisaient la génération antérieure. Cette génération a joué un rôle central dans la vie des villages de la Sierra puisque ce fut elle qui impulsa les premières luttes pour l’autonomie [Aquino, 2010]. À la différence de ce qui se passe aujourd’hui avec les jeunes, les membres de cette génération ­ même ceux qui ont dû émigrer temporairement dans les villes ­ ont projeté leur avenir et celui de leurs peuples sur leurs territoires. Ils misent sur l’organisation et la lutte comme moyen privilégié pour obtenir la satisfaction de leurs revendications et pour améliorer la vie de leurs villages.

3Dans cet article, je propose de réfléchir aux besoins subjectifs qui amènent les jeunes zapotèques à émigrer et aux défis que la migration représente pour ces villages. L’article sera divisé en trois parties. Je présenterai d’abord le contexte dans lequel se font les départs et je décrirai les dynamiques migratoires du village étudié. Dans un deuxième temps, j’analyserai les besoins subjectifs liés à la migration des jeunes et je montrerai quels types de défis cela implique pour la communauté. Enfin, je mentionnerai quelques-unes des conséquences de la migration sur la vie communautaire et des alternatives que les villages ont trouvées pour y faire face. La décision de centrer l’analyse sur les motivations subjectives de la migration permet de dépasser dans l’analyse, sans les sous-estimer, les conditions de pauvreté dans lesquelles vivent les jeunes ruraux du Mexique et les difficultés qu’ils rencontrent pour trouver un travail qui leur permette de vivre dignement.

4L’ensemble des informations présentées dans cet article est le résultat de mes recherches de doctorat, dont j’ai réalisé le travail de terrain dans le village de Yalalag, dans la Sierra Norte de Oaxaca, et dans la ville de Los Angeles, en Californie. Ce travail a duré approximativement vingt mois, entre 2005 et 2007. Pour la méthodologie, j’ai privilégié le travail ethnographique et les entretiens approfondis, en particulier avec des jeunes.

La migration dans le village de Yalalag

5Yalalag est un village indien enclavé dans la Sierra Juárez de Oaxaca, au sud du Mexique [2]. Il compte à peu près 2 000 habitants, dont la majorité parle le zapotèque ou le mixe. Selon le Conseil national de la population [SIMO [3], 2005], le village atteint un haut niveau de marginalisation.

6Yalalag, tout comme la Sierra Juárez en général, est caractérisé par ses dynamiques politiques et d’organisation puisque c’est dans ces régions que les premières luttes pour l’autonomie ont été impulsées et que sont nées les premières organisations indiennes régionales pour la défense du territoire et des ressources naturelles [Aquino, 2010].

7Presque tout au long du xxe siècle, Yalalag a été le théâtre de différents types d’émigration. Par exemple, à partir des années 1950, beaucoup de jeunes ont émigré dans les villes d’Oaxaca ou de Mexico à cause du manque d’alternatives scolaires ou par nécessité économique. Ces derniers ont intégré les usines de la naissante ­ mais bel et bien existante ­ industrie nationale, ou bien le secteur informel. Les femmes yalaltèques, quant à elles, ont majoritairement travaillé dans le secteur domestique des maisons particulières.

8Au début des années 1960, un nouveau type de migration naît à Yalalag : la migration internationale sous contrat dans le cadre du « Programme Bracero », un accord signé entre le gouvernement du Mexique et celui des États-Unis, qui cherchaient à satisfaire leurs besoins en main-d’œuvre après leur intervention dans la Seconde Guerre mondiale [Durand, 2007 ; Calavita, 1992 ; Galarza, 1964]. Même si une petite minorité d’hommes yalaltèques a participé à ce programme pour des saisons agricoles, cette expérience sera l’antécédent d’un nouveau type de migration, qui émerge dans les années 1970 et qui touche autant les hommes que les femmes : la migration sans papiers vers les villes de Los Angeles ou de Chicago, au lieu des champs californiens. Les yalaltèques ont peu à peu emprunté le chemin du Nord, quelques-uns partant directement de Yalalag, tandis que d’autres partaient de la ville de Mexico où ils se trouvaient depuis déjà une décennie. Bien qu’à cette période la migration soit devenue constante, c’était tout de même à petite échelle. Il n’était alors pas encore possible de voir les transformations qu’elle apporterait bientôt à la vie de la communauté.

9Par exemple, les jeunes considéraient alors encore que leur avenir était au village. C’est en grande partie pour cela que la lutte politique qu’ils menaient contre le caciquisme avait autant de sens. Mêmes les jeunes qui partaient aux États-Unis le faisaient en pensant que c’était temporaire, juste le temps de gagner l’argent nécessaire pour s’acheter un terrain pour construire une maison ou une parcelle où semer. Les jeunes étaient confiants et pensaient qu’une fois résolus les problèmes de la terre et de l’habitation, ils pourraient s’établir et travailler dans leur village.

10Cependant, à partir des années 1980, et particulièrement pendant les années 1990, la migration des zapotèques de Yalalag vers les États-Unis s’est considérablement accélérée au point que, malgré un taux de fécondité élevé, l’indice de croissance démographique du village est devenu négatif [4]. La même tendance, avec une accélération majeure, a été observée dans beaucoup d’autres villages de l’État, principalement dans les régions de la Mixteca, des Vallées Centrales et de la Sierra Juárez, connues pour être les principales régions d’émigration.

11Cette soudaine accélération a donné, comme résultat, ce que Nikos Papastergiadis [2000] appelle une « migration turbulente ». Selon cet auteur, les mouvements migratoires contemporains se caractérisent par l’augmentation de leur intensité et par la forme apparemment chaotique et imprévisible des flux. L’adjectif « turbulent » s’avère parfait pour décrire la manière dont la migration yalaltèque s’est précipitée, jusqu’à se convertir en un phénomène « scandaleux », tumultueux, qui ne pouvait pas passer inaperçu puisqu’il transformait radicalement la vie communautaire. En d’autres termes, les années 1980 sont marquées par l’irruption définitive de la migration internationale dans la vie quotidienne des yalaltèques. Ceci s’est exprimé non seulement à travers les modifications des tendances démographiques locales, mais aussi à travers la transformation de la vie communautaire et le changement de perspectives et de projets de vie pour les jeunes.

12À cette période, la migration yalaltèque a expérimenté un autre changement important : une partie des migrants ont cessé d’être sans papiers. À la fin des années 1980, quelques migrants yalaltèques ont obtenu leur régularisation dans le cadre de l’Immigration Reform and Control Act (IRCA). Grâce aux programmes de légalisation de la loi IRCA, plus de trois millions de personnes ont obtenu des papiers de résidence légale [Massey, Durand, Malone, 2002]. Cette régularisation massive a favorisé l’établissement définitif et la consolidation de la communauté yalaltèque installée dans la ville de Los Angeles. Elle avait alors réussi à s’y faire une place dans le secteur des services : les hommes dans les cuisines des restaurants et les femmes dans le service domestique.

13Ainsi, dans les années 1990, il existait entre Yalalag et Los Angeles un réseau migratoire consolidé permettant à la migration vers les États-Unis de se convertir en une dynamique dominante [Cruz-Manjarrez, 2007], surtout chez les jeunes qui n’attendaient qu’une chose : terminer le collège ou avoir 18 ans pour aller tenter leur chance dans le pays voisin. Tous, dans le village, étaient des migrants potentiels. Il n’y avait plus qu’à prendre la décision de partir, puisque les conditions matérielles et psychiques de la migration étaient réunies. Comme l’ont soutenu quelques spécialistes, les réseaux migratoires fonctionnent comme une sorte de capital social qui dote les acteurs de ressources précieuses pour mener à bien leur aventure migratoire [Durand, Massey, 2003, p. 32].

Les besoins subjectifs des jeunes zapotèques

14Quels sont les défis que la migration des jeunes implique pour les communautés zapotèques de la Sierra ? Nous pouvons trouver quelques pistes de réponse dans l’analyse des besoins subjectifs qui poussent les jeunes à émigrer. Comme l’expose Mezzadra [2005, p. 57-78] dans son livre Derecho de Fuga[5], Max Weber fut l’un des premiers à signaler l’importance des motivations subjectives pour l’analyse des processus migratoires. Après avoir réalisé une recherche sur les conditions des travailleurs agricoles dans les provinces orientales de la Prusse (commandée par une institution de l’État préoccupée par la migration massive des paysans allemands vers les villes), le jeune sociologue a expliqué :

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« Le travailleur agricole ne vit pas seulement de pain et son existence ne se réduit pas seulement à son intérêt social, il vit d’illusions, avec modération, […] en majeure partie inaccessibles à la considération purement économique. »
[Weber in Mezzadra, 2005, p. 62]

16Weber montre comment ces « illusions », à partir du moment où elles deviennent massives, seront le moteur d’importantes transformations qui aboutiront à l’éboulement de tout un ordre de relations sociales [Mezzadra, 2005, p. 62]. L’attention portée aux motivations subjectives nous donne la possibilité de comprendre les logiques non économiques inscrites dans la migration. Elles passent très souvent inaperçues parce qu’il s’agit justement d’« illusions » difficilement perceptibles et quantifiables qui, cependant, parviennent à provoquer des transformations structurelles [Mezzadra, 2005].

17Le fait de nous concentrer sur la dimension subjective du processus migratoire ne signifie pas que l’on oublie les causes économiques. Personne ne peut nier la difficile situation économique et les difficiles conditions de travail qu’affrontent les jeunes dans leurs villages. Évidemment, au moment où ils partent pour les États-Unis, ils s’attendent tous à une amélioration de leur situation économique ­ ce qu’ils appellent « se dépasser » ­ et la majorité d’entre eux se fixe des objectifs économiques concrets, comme l’achat d’un terrain, la construction d’une maison, aider leurs parents, etc. Cependant, la « nécessité économique » n’est plus l’unique motivation pour émigrer et, dans le contexte actuel, il semble indispensable de comprendre aussi les besoins subjectifs qui poussent les jeunes à émigrer. Comme me l’explique Zion, un jeune de 22 ans que j’ai interrogé à Los Angeles :

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« Moi, je suis venu parce que j’ai voulu, juste pour ça. Un jour, j’ai dit à ma mère : “Je vais y aller, là-bas.” “Pourquoi tu t’en vas si tu peux continuer à étudier ?”, m’a-t-elle dit. Mais bon, je suis venu comme ça, parce que j’ai voulu. J’ai cinq grands frères au Nord, ils m’ont tous dit de ne pas venir, qu’ils m’aidaient si j’ouvrais un commerce, que c’était difficile, ici, qu’on souffrait. Mais moi, ça m’a semblé facile et je suis venu. »

19Très souvent, même les jeunes qui ont eu la possibilité de continuer à étudier ont préféré émigrer. Comme le raconte Gina, une femme yalaltèque qui a émigré au début des années 1990 :

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« Moi, je ne suis pas tant que ça venue à cause de la pauvreté, je suis venue parce que je voulais connaître ici, j’étais pleine d’illusions à l’idée de connaître les États-Unis. Mes parents ne voulaient pas, ils voulaient que je continue mes études d’abord, mais je leur ai dit que je partais deux ans et que je revenais. Seulement, ça ne s’est pas passé ainsi, je suis restée, je me suis mariée et je suis encore ici, mojada[6]. »

21Le modèle économique néolibéral n’a pas seulement précarisé la vie de milliers de jeunes ruraux, il a aussi provoqué un nouveau type de « besoins », d’« aspirations » qui les poussent à émigrer dans les pays du premier monde. Ces aspirations sont le moteur de transformations sociales, politiques, économiques et culturelles importantes, et ce tant dans les lieux d’origine que dans les lieux d’arrivée. Dans le cas des jeunes zapotèques de Yalalag, les besoins subjectifs qui impulsent leur migration vers les États-Unis sont en relation avec : 1) la recherche d’un nouveau style de vie qui leur permette une mobilité physique et sociale ; 2) la recherche de nouveaux modèles de couple et de famille. Cependant, les départs des jeunes yalaltèques ne doivent pas être vus comme un abandon de la communauté, mais plutôt comme un effort pour la reconstruire et une tentative d’établir un autre type de relation avec elle. Il s’agit de partir pour revenir avec une meilleure situation économique et personnelle.

La recherche d’un nouveau style de vie

22À travers les médias de masse, dans tous les coins de la planète, les styles de vie propres aux sociétés du premier monde urbain se sont diffusés, caractérisés par un haut niveau de consommation et de mobilité spatiale. Comme une grande partie des jeunes de la planète, les jeunes zapotèques rêvent d’atteindre ces niveaux de vie. C’est pourquoi il est indispensable qu’ils soient capables d’acquérir des biens de consommation comme des télévisions, des réfrigérateurs, des machines à laver, des chaudières, des téléphones, le câble, des ordinateurs, etc. Ces derniers étant d’ailleurs tous considérés comme des articles basiques dans les villes.

23Il y a une vingtaine d’années, ce type d’objets n’existait pratiquement pas à Yalalag, les gens n’avaient pas les possibilités matérielles de les acquérir, ça ne les intéressait d’ailleurs pas non plus. Aujourd’hui, en revanche, ce type d’objets est désiré par tous, ils sont aussi les symboles de la « réussite » personnelle de ceux qui peuvent les acheter.

24Dans les conditions actuelles de la campagne mexicaine, pour beaucoup de jeunes, l’unique solution pour gagner sa vie et se convertir en consommateurs actifs est l’émigration aux États-Unis [Cordero, 2007]. Les politiques néolibérales ont converti l’agriculture en une alternative non viable de sorte que, comme les jeunes eux-mêmes l’expliquent, ils peuvent « survivre » mais pourront difficilement avoir le mode de vie qui leur plairait. Les jeunes ruraux se retrouvent exilés du marché du travail et de celui de la consommation, ils sont ce que Bauman [2000, p. 64] appelle des « consommateurs en manque » ou, selon la logique capitaliste, des consommateurs « déficients ». Le problème est que cela peut s’avérer insupportable dans une société capitalisée et globalisée, où le consumérisme est une forme de travail et d’obligation [Appadurai, 2001, p 23], où une partie importante de la reconnaissance sociale dérive de la capacité personnelle à consommer. En témoigne le fait que la migration internationale est vue par ces jeunes comme le moyen de pallier partiellement ce « manque » et de devenir des consommateurs complets et actifs.

25Un autre besoin subjectif motive l’immigration et définit les nouvelles manières de vivre auxquelles aspirent les jeunes : le désir de mobilité physique, c’est-à-dire de sortir de sa communauté pour découvrir de nouveaux horizons. Comme l’explique une jeune zapotèque grâce à une phrase simple mais convaincante : « Je suis partie parce que je voulais connaître, là-bas ». Bien qu’entre Yalalag et la capitale de l’État il n’y ait que cent trente kilomètres de distance, il est très fréquent que les jeunes qui restent au village se heurtent à une sensation d’enfermement et d’ennui, ce qui n’arrivait pas il y a trente ans, et ce, même s’ils étaient beaucoup plus éloignés. Comme l’explique Ariel, un jeune de 21 ans :

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« Ici, à Yalalag, il devrait y avoir un cinéma ou quelque chose comme ça pour se distraire, ne pas rester tout le temps enfermé. Parce qu’ici, on se sent enfermé. Il devrait y avoir d’autres manières de se divertir, surtout pour que les jeunes se réveillent, parce que beaucoup d’entre eux, justement parce qu’il n’y a rien à faire, tombent dans l’alcool ou les drogues. Il y a peu de temps, je discutais avec un jeune et je lui ai dit : “Pourquoi tu prends des trucs comme ça ?” Et il m’a répondu : “Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ici ? J’en ai assez d’être enfermé [7].” »

27La recherche de mobilité des jeunes est en relation avec ce que signale Bauman [1999, p. 8] : la mobilité s’est convertie en l’une des valeurs les plus convoitées dans le monde ainsi qu’en l’un des principaux facteurs de stratification sociale. C’est-à-dire que la liberté de mouvement est devenue une marchandise rare et distribuée de manière inégale dans le monde. Ainsi, pendant qu’une élite a le droit à la mobilité et à une vie véritablement globale, d’autres sont retenus dans leurs « localités », un fait qui s’avère désagréable, voire insupportable s’il est imposé [Bauman, 1999, p. 9].

28La transformation du type d’aspirations des jeunes représente un grand défi pour le mouvement indien de la Sierra, qui a été très critique envers les modèles de vie basés sur la consommation et la migration. Pour les générations antérieures, « faire de l’argent » n’a jamais été une priorité. Leur objectif était bien plus d’obtenir l’autosuffisance alimentaire et l’autonomie, c’est-à-dire d’arriver à satisfaire leurs besoins avec ce qu’il y avait sur leurs territoires. Pour elles, l’important était de dépendre le moins possible du marché du travail et du marché de la consommation. Ce qui ne signifie pas, comme elles le disent, qu’elles refusent les avancées scientifiques et technologiques ; de fait, elles ont su incorporer à leurs luttes les moyens de communication que sont la radio, la vidéo et internet. Toutefois, le mode de vie recherché n’a rien à voir avec le modèle du citoyen moyen d’une ville puisque ces générations considèrent que ce ne serait pas soutenable, écologiquement parlant, pour la planète. Comme me l’a expliqué Jaime Martínez Luna, un des théoriciens de la comunalidad[8] :

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« Dans notre projet, la définition économique doit partir de la satisfaction qui provient de la survie, non pas de la consommation. C’est-à-dire que nous voulons montrer comment être plus heureux dans une communauté sans la dépendance, sans la soif de Sky[9], d’une télévision énorme, de vêtements à la mode. Le problème, c’est que le marché ne cesse de mettre la pression sur les nouvelles générations pour qu’elles cherchent des satisfactions non nécessaires mais qui le deviennent en vertu de ces mêmes relations avec le marché. Il faut alors prendre conscience de ce phénomène et réfléchir à ce que l’ont veut, nous, comme conditions de vie. Il faut être sélectifs. Nous ne sommes pas intéressés par le fait de vivre comme un citadin qui achète, achète et achète, nous voulons autre chose […]. Et je ne suis pas en train de parler de “conformisme”, parce que le “conformisme” est aussi un mot inventé par le marché [10]. »

30Depuis que les luttes pour l’autonomie ont commencé, les communalistes de la Sierra ont impulsé un processus de valorisation des cultures indiennes, lesquelles ont pendant très longtemps été considérées par la pensée dominante comme un synonyme de « retard », de « pauvreté » et de « marginalité ». Grâce à ces processus de réflexion, ils ont cherché à faire prendre conscience aux jeunes de leur capital culturel, de la richesse de la vie communautaire et des ressources naturelles existantes sur leurs territoires. Ils ont également cherché à démontrer, exemples à l’appui, qu’il était possible de satisfaire la plupart des besoins de base à partir des ressources qu’offre la communauté. Et ceci, tout en respectant l’environnement et en restant autonome par rapport à un marché du travail que les jeunes de la Sierra n’intégreraient qu’au plus bas niveau. Ils ont aussi montré comment la consommation d’un certain type d’articles provoque de nouvelles modalités de dépendance et de subordination aux marchés de la consommation et du travail, entraînant les jeunes dans une situation économique désespérée. L’exemple par excellence de cette situation est l’acquisition d’une camionnette. Symbole indiscutable du succès migratoire et d’un haut statut social, elle s’avère dans la plupart des cas assez peu utile et précarise le niveau de vie de tout le noyau familial : une grande partie des ressources, maigres de toute manière, sont investies dans l’entretien des véhicules.

31La naissance de nouvelles aspirations et de besoins chez une partie des jeunes a obligé le mouvement à réfléchir sur des problèmes de fond : le mode de vie qu’on désire atteindre grâce à la lutte, les besoins vitaux, ceux qui sont considérés « imposés », ce que signifie « être pauvre », ce que signifie avoir une vie digne, entre autres problématiques en lien avec la vision qu’ont les jeunes de leur futur au xxie siècle.

La recherche d’un nouveau modèle familial et de couple

32La migration des jeunes zapotèques de Yalalag a également comme motivation subjective la recherche de nouveaux modèles de famille et de couple. À partir des années 1990, les attentes de beaucoup de jeunes en matière de modèles dominants de famille et de couple ont commencé à se transformer. Les nouvelles générations sont devenues assez critiques au sujet des pratiques qui régissent les relations de genre dans les villages. Par exemple, Yeni, une jeune de 15 ans qui vient d’arriver aux États-Unis, m’explique :

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« La vie des femmes, là-bas au village, eh bien c’est juste balayer et être enfermées […]. En plus, au village, ils n’aiment pas que j’aie un copain, ils voudraient me marier directement. Mais moi, je ne l’accepterai jamais. S’ils m’obligent, je crois que je m’échapperai, je n’irai pas vivre avec quelqu’un que je ne connais pas, je me fiche de ce que pensent mes parents [11]. »

34La transformation des mentalités n’a pas seulement touché les jeunes. Beaucoup de femmes de la génération précédente, loin de reproduire les pratiques de contrôle dont elles ont souffert dans leur enfance, s’y sont opposées et ont maintenu un discours critique. Comme l’explique Andrea, une jeune d’origine yalaltèque née aux États-Unis :

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« Ma mère nous dit toujours : “C’est bien, les temps ont changé, maintenant vous pouvez choisir qui vous aimez. Parce que moi, je ne connaissais pas ton père, on m’a juste emmenée signer et voilà. Ça, ce n’est pas bien du tout. Ce qui est bien, c’est que maintenant, les temps ont changé et vous avez la liberté de choisir qui aimer.” C’est ce que nous a toujours dit ma mère, et elle a raison parce que mon père a vingt ans de plus qu’elle et c’est beaucoup ! Je ne crois pas que j’aimerais qu’il m’arrive la même chose [12]. »

36Dans tous ces cas, la migration vers les États-Unis représente ce que Mezzadra [2007] appelle le choix par défaut de la « fuite », c’est-à-dire la décision de se séparer temporairement de sa famille et de la communauté comme une marque de refus d’un contrôle exagéré et d’un modèle de famille qui n’est plus souhaitable. Cependant, ce n’est pas une fuite pour abandonner la communauté, mais bien pour pouvoir la recréer et y retourner.

37Jusqu’aux années 1970, il existait à Yalalag différentes pratiques (plus ou moins généralisées) pour contrôler la sexualité des jeunes et particulièrement des femmes : enfermement à la maison à partir de la puberté, mariage arrangé par les parents, absence de relations avant le mariage, séparation des espaces masculins et féminins, entre autres. Si les jeunes yalaltèques ont aujourd’hui acquis une plus grande autonomie pour diriger leurs vies, un contrôle strict persiste sur leur intimité. Par exemple, bien que l’enfermement des jeunes à partir de la puberté soit désormais une coutume inexistante, il continue à y avoir un contrôle considérable sur la mobilité féminine à l’intérieur du village. Comme le résume la jeune Elva :

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« Ici, on n’a pas l’habitude de se promener dans la rue, chacun est enfermé chez soi. Peu sont ceux qui vont rendre visite aux autres, même de leur famille, parce qu’on est tout de suite critiqués [13]. »

39Le contrôle de la mobilité féminine ne vient pas seulement de la famille, la communauté exerce souvent une forte pression sur les jeunes femmes, grâce à des pratiques comme les ragots et la critique, afin qu’elles restent chez elles. Et quand celles-ci ne rentrent pas dans le moule, elles peuvent être stigmatisées :

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« Comme je suis quelqu’un qui dit bonjour et qui sort, parce que j’y suis habituée depuis toute petite, je sortais vendre des choses, eh bien il y a des gens qui, des fois, parlent mal de moi et ne veulent pas que leurs filles jouent avec moi [14]. »

41Le contrôle de la mobilité féminine a pour but de « protéger » la réputation des jeunes et, corollairement, de « préserver » l’honneur de la famille, qui est toujours perçu comme quelque chose d’étroitement lié à la sexualité des enfants.

42Une forte pression pèse sur les jeunes, en fonction de leur genre, pour qu’ils se comportent conformément aux codes dominants en termes de pudeur et de respect. D’une jeune femme, on attend qu’elle soit travailleuse et « décente », c’est-à-dire qu’elle sache effectuer les tâches liées à son rôle, qu’elle soit réservée, pudique et qu’elle reste vierge jusqu’au mariage. À Yalalag, le contrôle n’est pas seulement dirigé vers les femmes, il s’étend aussi aux jeunes hommes. Le contrôle est différent puisqu’on n’a jamais attendu d’eux qu’ils soient vierges pour leur mariage, qu’ils aient une attitude réservée et pudique et ils n’ont pas non plus passé des périodes de réclusion dans l’espace domestique, ni été obligés à se marier de force. Les jeunes se plaignent du contrôle excessif, comme l’explique Mauricio, un jeune de 21 ans :

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« Ici, à Yalalag, les gens sont très fermés et, tout de suite, ils vous regardent de travers. Les gens n’arrêtent pas de critiquer ; on ne peut rien y faire. Pour eux, si on a une petite amie, c’est un péché ; pire si tu embrasses ta petite amie au milieu du chemin, les gens te regardent fixement comme s’ils n’avaient jamais vu ça ; rien à voir avec la ville [15]. »

44Les jeunes font face à de nombreuses pressions pour reproduire les rôles de genre qui leur correspondent. Par exemple, s’ils dépassent l’âge acceptable pour le mariage, c’est-à-dire pour prendre la tête d’un nouveau foyer, ils subissent des pressions de la part de leur famille et de la communauté, même si cette pression n’est jamais aussi forte que celle qui s’exerce sur les femmes. De la même manière, si les hommes s’affairent à des tâches « féminines », ils seront la cible de blagues et de moqueries lancées par la communauté pour qu’ils assument les rôles qui leur correspondent. Comme l’explique Javier, un autre jeune de Yalalag :

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« Les Yalaltèques n’arrêtent pas de critiquer. S’ils te voient avec un balai, ils se moquent de toi parce que ça, c’est pour les bonnes femmes. Tu ne peux pas non plus aller au marché acheter tes provisions parce qu’ils se moquent encore, parce qu’ils disent que ce sont les femmes qui font ça. Ici, en tant qu’homme, tu ne peux pas faire certaines choses, et la femme non plus. Par exemple, une femme ne peut pas boire, ne peut pas fumer, ne peut pas éclater de rire parce qu’on va la regarder d’un drôle d’air. Ils n’arrêtent pas de critiquer, bien que chez les jeunes, maintenant, ça commence à se perdre, chacun sa vie [16]. »

46Face à toutes ces pratiques de contrôle qui limitent l’autonomie des jeunes, le Nord est imaginé comme un espace de liberté où ils pourront vivre leur propre vie sans être critiqués et, surtout, où ils pourront expérimenter plus tranquillement de nouveaux modèles de couple et de famille. Comme l’explique Inés :

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« Là-bas, tu as la liberté de t’exprimer et de faire ce que tu veux, en tant que femme, personne ne te critique. Je le vois clairement, par exemple, dans la manière de s’habiller, d’avoir un copain. À l’inverse, ici, on te juge, on t’explique tout le pourquoi de ceci, le pourquoi de cela. Là-bas, non. Je vois aussi comment ils traitent ma cousine Vero, totalement enfermée. Ce qu’il y a, c’est que mon oncle a encore la mentalité fermée, il ne la laisse pas s’habiller comme une petite jeune. Je ne supporterais pas de vivre comme ça, pas du tout, et avoir un mari comme ça non plus, non, pas du tout. Là-bas, la vie est très différente […]. J’ai tout de même connu cette coutume qui fait qu’à partir du primaire, personne ne pouvait sortir. Ça m’est arrivé, mon grand père m’a enfermée ! Mais grâce à Dieu, ma mère est arrivée à temps et nous a emmenés aux États-Unis. Sinon, je serais déjà mariée, mon grand père me disait toujours : “Je vais te marier, je vais te marier”. Je serais déjà mariée et j’aurais des enfants. Là, j’ai 26 ans et je profite de la vie. J’ai une relation mais je continue à profiter, je sors et tout. Ici, c’est très différent du village [17]. »

48La migration prend également la forme d’une « fuite » quand les gens voient en elle une possibilité de commencer une nouvelle vie après être passés par une situation difficile ou insupportable. Le cas des mères célibataires est fréquent : celles qui, parce qu’elles ont eu un enfant hors mariage ont l’habitude d’être stigmatisées et peinent à refaire leur vie affective dans le village. Ce qui n’arrive pas aux hommes.

49Un autre cas fréquent est celui des femmes qui décident de partir pour mettre fin à une situation de violence physique ou symbolique qui vient généralement de leur conjoint ou de leurs parents. Comme l’explique un homme du village :

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« Maintenant, les hommes ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent avec leurs épouses parce qu’ils savent que s’ils les maltraitent, ou par exemple qu’ils boivent beaucoup, eh bien elles peuvent prendre leurs affaires et s’en aller aux États-Unis [18]. »

51Avant que le chemin du Nord ne s’ouvre définitivement, les femmes yalaltèques avaient moins de marge de manœuvre pour lutter contre la violence conjugale ou simplement contre un mariage insatisfaisant. La grande majorité n’avait pas d’autre alternative que de se résigner à ce qu’elles considéraient être leur « destin », puisque la possibilité de laisser leurs maris et de refaire leur vie paraissait irréalisable.

52Cela est dû, entre autres, au fait que, sous des modèles patriarcaux rigides, la femme est reconnue socialement uniquement quand elle fait partie d’un mariage. C’est pour cela qu’une séparation a un prix social très élevé pour elle. De plus, à l’intérieur du village, il n’y a pas d’alternative économique pour que les femmes puissent subvenir à leurs besoins sans l’aide d’un homme. La simple possibilité de pouvoir partir aux États-Unis permet aux femmes de se positionner d’une autre manière à l’intérieur de leur mariage. Elles savent qu’elles ne sont pas obligées de subir les mauvais traitements. Et les hommes font aussi plus attention, ils savent que si leurs femmes s’en vont, ils resteront stigmatisés à l’intérieur de la communauté ­ tout comme les femmes abandonnées, dans le passé ­ comme l’explique Javier :

53

« Ça fait très peu de temps que la femme commence à partir et que l’homme reste, mais c’est une critique brutale pour l’homme parce que quand sa femme est partie, on considère qu’elle l’a abandonné parce qu’il ne sert à rien [19]. »

54Quels débats y a-t-il eu, chez les intellectuels communalistes, sur le modèle familial dominant et les relations de genre attendues dans un projet d’autonomies indiennes ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais comme l’affirme Jules Falquet [2007, p. 170], rares sont les mouvements sociaux qui réfléchissent explicitement aux types de modèles familiaux qui soutiennent leur lutte et structurent leur projet de société. Le cas concret du mouvement communautaire de Yalalag n’a pas été une exception. Celui-ci a bien encouragé la participation des femmes dans les luttes indiennes et dans la construction de l’autonomie. Il a contribué à ce que les femmes entament un processus de prise de pouvoir qu’elles définissent comme la « perte de la honte », la participation, dire ce qu’elles pensent. Mais le mouvement n’a pas impulsé de réflexion systématique et permanente au sujet des modèles familiaux sur lesquels il compte construire ses autonomies. Ce type de réflexion a toutefois eu lieu entre quelques femmes yalaltèques mais de manière privée, dans la vie quotidienne.

55Pour conclure cette section, je voudrais signaler que les pratiques d’oppression envers les femmes ne doivent pas être vues comme une particularité des « us et coutumes » indiens, ni comme un trait inhérent à leurs cultures. La violence subie par les femmes est une pratique généralisée dans toutes les sociétés, qu’elles soient industrialisées et démocratisées ou non, urbaines ou rurales. Comme les femmes indiennes elles-mêmes le soulignent, certains politiques ont refusé d’accorder aux droits indiens une reconnaissance constitutionnelle, argumentant que cela reviendrait à légitimer des pratiques qui portent atteinte aux femmes [Sánchez, 2005]. Ainsi, ils tiennent pour acquis qu’il s’agit de pratiques particulières aux peuples indiens et non d’un phénomène généralisé dans toute la société mexicaine, indépendamment de l’origine sociale ou culturelle. Ce type de position se nourrit de stéréotypes racistes qui permettent aux politiques de supposer que le sexisme existe seulement chez l’autre et non à l’intérieur même de la société. Accepter ce type d’arguments reviendrait, pour paraphraser Delphy et Tissot [2009], à nous laisser imposer une « géographie de la violence sexiste » qui convertit « l’autre » ­ dans ce cas les peuples indiens ­ en une personne « naturellement » programmée au sexisme et, dans le même temps, à nier ou à minimiser la présence d’un système patriarcal dans le reste de la société.

Les conséquences non désirées de la migration sur la vie communautaire

56Les personnes qui ont décidé de rester dans leurs villages affrontent aujourd’hui les « conséquences non désirées » de la migration. Quand le phénomène a commencé, il y a quarante ans, les communautés de la Sierra Juárez n’ont pas imaginé que ce qui semblait être la solution aux problèmes économiques de beaucoup de familles, allait avoir à long terme de graves effets sur la vie communautaire et sur les processus d’organisation locaux. Actuellement, ce qui affecte le plus les communautés est ce qu’elles appellent « la désintégration communautaire », c’est-à-dire la perte massive de leur population jeune et adulte, celle qui doit normalement assumer les principales responsabilités politiques et économiques du village. Cette situation met en danger un type d’organisation politique qui les a caractérisés en tant que peuples indiens.

57Dans beaucoup de communautés zapotèques de la Sierra Juárez, la « désintégration communautaire » est une réalité [20], le manque de citoyens rendant difficile le fonctionnement des principales institutions politiques locales ­ le Tequio[21], l’Assemblée et le Service municipal ­ et des activités économiques et culturelles que ces peuples ont développé pendant très longtemps ­ l’agriculture, la formation de groupes de musique, l’élaboration de tissus, etc.

58L’impossibilité de continuer à reproduire les institutions politiques communautaires n’est pas un sujet mineur. Cette situation implique des problèmes concrets dans la vie quotidienne des personnes puisque, pendant des décennies, ces institutions politiques ont permis aux peuples indiens de s’autogouverner et de couvrir un minimum de besoins collectifs [Sánchez, 2007]. Par exemple : résoudre les problèmes de stockage de l’eau, la propreté de la communauté, l’entretien des routes et des chemins, la résolution des conflits entre membres de la communauté, l’exercice du pouvoir local, etc. La migration des jeunes ­ et par conséquent le manque de citoyens pour accomplir les charges ­ sape une pratique traditionnelle très efficace, toute une conception de l’exercice de l’autogouvernement et de la jouissance de droits basés sur l’idée du « service » pour le bien commun. Pour Kearney et Besserer [2004, p. 487], c’est la viabilité d’une forme ancienne et approuvée de gouvernance communautaire essentiellement démocratique qui est en jeu.

59Dans les communautés de la Sierra, la migration massive des jeunes n’est pas seulement en train de compromettre la reproduction des institutions communautaires qui, pendant des décennies, ont permis l’exercice de l’autogouvernement et ont défini l’identité indienne. Selon certains intellectuels de la Sierra, il y a plus grave. La migration est en train d’affaiblir la dynamique de réflexion interne qui, dans les années 1980 et une partie des années 1990, a permis à ces peuples de produire de nouvelles subjectivités et de nouvelles connaissances en rapport avec leurs pratiques politiques, avec leur identité et avec le projet de Nation. Comme l’explique Jaime Martínez Luna :

60

« La migration affaiblit la dynamique de réflexion interne parce que nos meilleures ressources humaines émigrent. La population est donc “parsemée” de grands-pères, d’enfants et d’un gros vide de réflexion plus que de réalisation des charges [22]. »

61Dans cette perspective, et bien que les communautés parviennent à pallier le manque de citoyens pour l’exercice des charges, le problème de l’affaiblissement de la réflexion collective des peuples, qui implique de donner vie quotidiennement à des dynamiques d’imagination collective, de réflexion et de création, persiste.

62Dans les communautés de la Sierra Juárez, le manque de jeunes citoyens affecte également les projets collectifs d’organisation politique ou de développement communautaire puisque dans tous les cas, il s’agit d’initiatives qui requièrent la participation et la réflexion de la population jeune et adulte. Pour les projets d’autonomie indigène, la migration massive des jeunes et des adultes représente un défi sans précédent. Si l’on observe différentes expériences d’autonomie indigène, nous pouvons constater qu’elles se sont toutes maintenues grâce à la participation directe d’un nombre élevé de citoyens engagés dans la communauté et dans l’exercice de l’autogouvernement. C’est-à-dire que pour que l’autonomie soit viable, il est indispensable qu’il y ait une population intéressée par le fait de s’autogouverner collectivement et de pouvoir jouir des acquis de l’autogouvernement. Même pour les projets ponctuels de développement communautaire ou de gestion des ressources naturelles, si personne n’est intéressé et disposé à y participer, ces projets perdent leur sens et les personnes les plus enthousiastes se démotivent.

63À partir du moment où les communautés de la Sierra et les migrants eux-mêmes ont commencé à voir les effets négatifs de la migration sur la vie politique, ils ont pris des mesures orientées vers la résolution des problèmes qui se présentaient à eux. Chaque communauté, selon ses besoins, a créé ses propres « politiques » pour gérer la migration [Mutersbaugh, 2002]. Dans la plupart des cas, celles-ci ont impliqué de flexibiliser le système de répartition des charges, c’est-à-dire de créer de nouvelles modalités de « services » pour permettre aux migrants qui se trouvaient aux États-Unis de pouvoir participer politiquement et d’exercer une citoyenneté à distance. Ils accomplissent ainsi leur devoir envers la communauté et conservent une partie de leurs droits.

64La participation des migrants à la vie communautaire ne passe pas seulement par les charges. Ils se sont également organisés aux États-Unis pour envoyer une participation destinée aux festivités religieuses et aux œuvres sociales. Il y a aussi des migrants qui, depuis leurs nouveaux lieux de résidence, ont réfléchi à des alternatives pour résoudre les problèmes causés par la migration massive des jeunes. Par exemple, dans le village de Xochistepec, devant l’incapacité de la communauté à conserver sa fanfare, ils ont formé la leur aux États-Unis et, chaque année, ils reviennent jouer au village pour la fête patronale. Une autre initiative intéressante a été encouragée en 2004 par un groupe de jeunes migrants de la région de Zoogocho. Ils se font appeler l’Alliance juvénile de la Sierra (AJUS) et, préoccupés par l’avenir de leurs villages et leur possible disparition, ils ont organisé plusieurs réunions pour penser des alternatives de travail pour les jeunes qui veulent éventuellement revenir ou ne pas émigrer [Berg, 2005, p. 53].

65Alors, bien que le départ des jeunes des villages de la Sierra représente un défi majeur pour les communautés et les mouvements indiens, tout n’est pas négatif. Comme l’affirme A. Regino :

66

« L’histoire des migrations n’est pas non plus si noire, l’histoire est multicolore et nous a permis de reproduire notre culture dans les grandes villes [23]. »

67Effectivement, la migration peut aussi être une manière d’agrandir la communalité et de mettre à l’épreuve des institutions communautaires qui se sont montrées hautement dynamiques et créatives puisqu’elles se rénovent chaque fois que la conjoncture l’exige.

Conclusion

68À partir de l’analyse de la dimension subjective du processus migratoire, j’ai essayé dans cet article de montrer les défis auxquels les communautés font face et les processus de lutte qui ont émergé dans la Sierra Juárez en réponse à la migration des jeunes. J’ai également cherché à exposer les débats migratoires qui ont lieu entre deux générations de zapotèques de Yalalag : la génération de l’« émergence indienne » et ses enfants.

69À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la migration internationale a fait irruption dans la vie quotidienne des communautés de la Sierra Juárez. Cela s’est exprimé dans le fait que les villages se vident et que les transferts arrivent, mais aussi dans la transformation des perspectives futures des jeunes et de leurs projets de vie. Depuis lors, les jeunes partagent le sentiment que, dans leurs villages, « il n’y a pas d’avenir » et que leur unique alternative est l’émigration internationale. Ceci est d’abord dû aux conditions objectives qu’ils affrontent en essayant de gagner leur vie, en tant que paysans, dans une campagne dévastée par plus de vingt ans de politiques néolibérales. C’est également dû à une série de motivations subjectives liées à la recherche d’un nouveau mode de vie qui facilite la mobilité physique et sociale, l’accès à la consommation, la liberté face aux restrictions communautaires et la recherche de nouveaux modèles de famille et de relations de genre.

70Les parents de ces jeunes, quant à eux, continuent à parier que l’avenir et la libération de leurs villages résident dans l’exercice de la libre détermination et de l’autonomie ainsi que dans leur capacité à pouvoir satisfaire la majeure partie de leurs besoins avec ce qui se trouve sur leurs territoires. Cette génération cherche à dépendre le moins possible d’un marché du travail national dans lequel on ne peut s’incorporer qu’en bas de l’échelle. Elle cherche aussi à dépendre le moins possible d’un marché de la consommation auquel elle n’a de toute façon pas accès et qu’elle considère producteur de « faux besoins », non viables, écologiquement parlant.

Notes

  • [*]
    Traduction française : Pauline Roses-Cros.
  • [**]
    Docteur en sociologie (EHESS), enseignante-chercheuse au Centre de recherche et d’études supérieures en anthropologie sociale (CIESAS), unité Pacific-sud Mexique, et membre associé à l’étranger du Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS-EHESS).
  • [1]
    Entretien personnel, Los Angeles, 2005.
  • [2]
    La Sierra Juárez se situe au nord est de la capitale de l’État, elle a une superficie approximative de 4 000 km2. Elle est divisée administrativement en quatre districts et soixante-dix villages à population majoritairement zapotèque, mixe et chinantèque.
  • [3]
    Systèmes de renseignement de marché et d’opinion, organisme privé de sondage mexicain.
  • [4]
    Par exemple, pour la période 2000-2005, le taux de croissance dans le village était de - 1,52, alors que son taux de natalité était de 3,72 pour l’année 2000 [Source : SIMO avec les données de l’Institut national de statistiques et de géographie (INEGI)].
  • [5]
    « Droit à la fuite ».
  • [6]
    « Mouillée », en référence aux « dos mouillés » des migrants illégaux qui traversent le fleuve pour rejoindre les États-Unis. Entretien personnel, Los Angeles, 2005.
  • [7]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [8]
    Courant de pensée fondé sur la théorisation des « us et coutumes », les piliers traditionnels des communautés indiennes.
  • [9]
    Service de câble.
  • [10]
    Entretien personnel, Guelatao, Oaxaca, 2006.
  • [11]
    Entretien personnel, Los Angeles, 2006.
  • [12]
    Entretien personnel, Los Angeles, 2005.
  • [13]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [14]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [15]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [16]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [17]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2005.
  • [18]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2006.
  • [19]
    Entretien personnel, Yalalag, Oaxaca, 2006.
  • [20]
    Par exemple, à San Pedro Cajonos, San Mateo, Zoogocho, Yatzachi el Alto et Yatzachi el Bajo.
  • [21]
    Travail collectif pour la communauté.
  • [22]
    Entretien personnel, Guelatao, Oaxaca, 2006.
  • [23]
    Entretien personnel, Oaxaca, 2006.
Français

Résumé

Vers la fin des années 1980, la migration internationale s’est imposée dans la vie quotidienne des Zapotèques de la Sierra Norte de Oaxaca, au sud du Mexique. Les communautés indiennes ont alors dû faire face à la dépopulation de leurs villages et à la transformation de leur économie paysanne traditionnelle par l’injection d’argent venu des États-Unis. Autre défi de taille : le changement des perspectives d’avenir et des projets de vie de la jeune génération. Cet article montre qu’aujourd’hui la migration des jeunes indiens ne répond pas seulement à une logique économique, mais traduit également l’existence de « besoins subjectifs » liés à la recherche, tant d’un nouveau style de vie permettant la mobilité spatiale et sociale, que de modèles de relations de couple et de famille plus ouverts. Bien que subjectifs, ces nouveaux « besoins » se sont généralisés au point de constituer un important moteur de changement dans la région et un enjeu majeur à la fois pour les familles zapotèques et pour les processus en cours de recouvrement de l’autonomie politique de ces communautés.

Mots-clés

  • migration
  • jeunes
  • subjectivités
  • rapports de genre
  • consommation
  • peuple autochtone
  • Mexique

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Alejandra Aquino Moreschi [**]
  • [**]
    Docteur en sociologie (EHESS), enseignante-chercheuse au Centre de recherche et d’études supérieures en anthropologie sociale (CIESAS), unité Pacific-sud Mexique, et membre associé à l’étranger du Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS-EHESS).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2012
https://doi.org/10.3917/autr.060.0021
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