CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’Inde n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951, jugeant ses critères trop européo-centrés ; elle n’a pas non plus adopté de loi nationale sur les réfugiés. Pourtant, elle respecte le principe de non-refoulement et accueille aujourd’hui sur son sol entre 180000 et 300000 réfugiés (Baujard, 2010b). À Delhi, capitale de l’Union indienne, vivent au sein de la population locale des réfugiés provenant essentiellement du Tibet, d’Afghanistan et de Birmanie. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) – qui n’est pas reconnu formellement et agit sous l’égide du Programme des Nations Unies pour le Développement – y assure son mandat de protection internationale auprès des Afghans (9500 personnes) et des Birmans (2000 personnes)  [1]. Réfugiés à Delhi à partir de 1979, les Afghans sont considérés par le HCR comme deux groupes distincts : les « Afghans ethniques » (1500 personnes), c’est-à-dire des musulmans et plus exactement une majorité de Kaboulis, soit une « élite instruite d’origine urbaine qui formait l’essentiel des fonctionnaires et des cadres politiques du pays » (Gehrig et Monsutti, 2003, p. 70), et les « Afghans sikhs et hindous » (8000 personnes environ), une minorité religieuse d’Afghanistan vivant du commerce ou de l’agriculture et majoritairement d’origine ethnique penjabi. Tandis que ces deux groupes sont principalement constitués de familles, les Birmans  [2] comptent davantage de jeunes et d’étudiants, à l’origine du soulèvement populaire de 1988 [3] qui marque aussi le début de l’exil birman en Inde. Installés à Delhi depuis le début des années 1960, les réfugiés tibétains de la capitale, dont on estime le nombre entre 5000 et 10000 personnes, sont majoritairement des familles de commerçants ainsi que des étudiants inscrits à l’université. À la différence des Afghans et des Birmans, ils ne dépendent pas du HCR mais sont directement administrés par l’Inde et le gouvernement tibétain en exil (Baujard, 2009)  [4].

2 Comme les Tibétains, les Birmans ont formé un gouvernement en exil, divisé entre la Thaïlande, les États-Unis et l’Inde, mais celui-ci ne peut se prévaloir de l’administration de ses ressortissants. La constitution de ces gouvernements en exil est directement liée à l’histoire de ces deux groupes. Elle est l’expression de leur opposition politique au régime de leur pays d’origine, qui les a contraints à fuir. La création d’un pouvoir parallèle, sur un « mode antagonique », est qualifiée par Stéphane Dufoix (2003, p. 73) d’« exopolitie » : « un espace politique à la fois national et transétatique formé par les groupes refusant de reconnaître la légitimité du régime en place dans leur pays d’origine ou considérant que [celui-ci] est sous occupation étrangère ». On a bien affaire à deux entités – les réfugiés d’un côté, l’État de l’autre – poursuivant des buts contradictoires, entretenant une relation conflictuelle. La situation des Afghans est quelque peu différente dans le sens où leur refuge n’a pas été synonyme de création d’un mode alternatif d’administration du groupe. Ils font néanmoins référence à un conflit qui, disent-ils, empêche leur retour au pays : celui qui oppose l’État afghan, quelles qu’en soient les limites, et des groupes islamistes, faisant régner une insécurité permanente. Pour ces trois groupes, la situation qui a provoqué et justifie leur exil est toujours d’actualité.

3 Toutefois, la capitale indienne se trouve au moins à 2000 kilomètres des régions d’origine des différents réfugiés. L’urgence est passée et un certain temps s’est écoulé entre le moment du départ et celui de l’établissement à Delhi. Même s’il existe une population de demandeurs d’asile fraîchement arrivée dans la capitale, elle ne constitue qu’une minorité dans chacun des groupes considérés et la plupart de ceux qui y vivent s’y sont installés il y a plusieurs années. Le HCR parle d’ailleurs, au sujet des Birmans et des Afghans, de « protracted refugee situation » (une situation prolongée de refuge), expression reflétant une des apories du système puisqu’elle reconnaît la pérennité d’un état qui se veut temporaire. Quant aux Tibétains, ils forment la troisième génération en exil.

4 Qu’ils soient exilés de longue date ou non, de nombreux réfugiés installés à Delhi ont placé l’éducation au centre de leurs préoccupations ainsi qu’en témoignent la récurrence de ce sujet dans leurs conversations et les diverses organisations qu’ils ont créées dans ce domaine. Issus d’une élite lettrée qui a bénéficié d’une politique éducative volontariste mise en place par le régime pro-soviétique, les Afghans musulmans considèrent la scolarisation de leurs enfants comme fondamentale. Ceci est d’autant plus vrai qu’ils connaissent un fort déclassement social dans l’exil et qu’ils comptent sur leur progéniture pour regagner leur prestige passé. Leurs compatriotes sikhs, pour lesquels l’enseignement est au cœur de la religion  [5], sont eux aussi fortement préoccupés par la scolarité de leurs enfants. La Khalsa Diwan Welfare Society, unique association qu’ils ont créée en Inde, suit la question de près, organisant soutien scolaire, réunions d’orientation, voire de rappel à l’ordre des parents d’élèves dont les mauvais résultats porteraient atteinte à l’honneur de la communauté. Dans ce contexte urbain indien où l’éducation est le moteur de l’ascension sociale (la hiérarchie sociale étant particulièrement rigide du fait du système dominant des castes), les Afghans sikhs et hindous dont le futur se dessine en Inde [6] voient dans l’insertion scolaire de leurs enfants le gage d’une insertion sociale plus globale de leur communauté. S’agissant des Tibétains, si la mise en place d’un système éducatif propre a constitué un élément fondateur de leur installation en Inde, son existence constitue l’une des raisons majeures qui pousse à l’exil de nombreux jeunes que leurs parents envoient en Inde pour bénéficier d’un cursus scolaire tibétain. La situation des Chin de Birmanie, enfin, est proche de celle des Tibétains : la dictature bamar  [7] les a privés d’écoles chin, qui constituaient un lieu de transmission de leur culture à travers l’étude de la langue, l’histoire, la géographie, etc. Leurs revendications ethniques, qui dépassent de loin la seule sphère politique, se traduisent notamment par une forte préoccupation pour l’éducation de leurs enfants.

5 Pour des raisons assez diverses, donc, de nombreux réfugiés de Delhi considèrent l’accès à l’éducation comme une question cruciale. Partant de ce constat, cet article explore la diversité des dispositifs éducatifs auxquels ils ont accès dans la capitale indienne et les logiques sociales et identitaires qui les poussent à se diriger vers telle ou telle structure. Dans un premier temps seront analysés les cadres éducatifs mis en place par les organisations de tutelle des réfugiés. Si ces cadres s’inscrivent dans des perspectives différentes suivant que l’exil est envisagé sur le long terme pour les uns (les Tibétains) ou le court terme pour les autres (les Afghans et les Birmans), dans un cas comme dans l’autre, les réfugiés sont orientés vers l’enseignement public. Nous montrerons ensuite que d’autres acteurs – des fondations philanthropiques et des Églises notamment – interviennent également dans l’offre éducative faite aux réfugiés, comblant une part du vide laissé par les institutions qui les administrent. Portés par des motivations différentes – le soutien politique pour certains, la foi religieuse pour d’autres –, ces acteurs offrent aux réfugiés des alternatives à l’enseignement public formel. Ils participent ainsi à l’établissement d’un dispositif éducatif pluriel et hybride, qui donne aux divers groupes de réfugiés une certaine marge de manœuvre pour « bricoler » des itinéraires scolaires en accord avec la diversité de leurs situations, de leurs revendications et de leurs aspirations.

Un enseignement public prôné par les institutions de tutelle

Un système éducatif tibétain propre

6 L’éducation est le secteur qui a reçu le plus d’attention de la part du Dalaï Lama, en tant qu’élément primordial de la création de la nation tibétaine en exil (Korom, 1997, p. 2), l’école étant pensée comme le lieu de promotion de « la nouvelle idéologie démocratique, unitaire et nationaliste » tibétaine (Labiesse, 1997, p. 100). L’instauration d’un système éducatif tibétain, soutenue par l’Inde et la communauté internationale, fut l’un des jalons de l’établissement des Tibétains en Inde. L’exil a ainsi conduit le Dalaï Lama à mettre en place un système scolaire ouvert à tous les enfants réfugiés, en rupture avec ce qui prévalait au Tibet, où l’éducation était essentiellement réservée aux moines.

7 Quatre-vingts écoles accueillent les enfants tibétains en Inde, au Népal et au Bhoutan. Trente d’entre elles sont financées et gérées par la Central Tibetan Schools’ Administration du gouvernement indien. Les autres sont des écoles autonomes à la charge du département de l’éducation de l’Administration tibétaine grâce au soutien d’organismes internationaux et aux dons individuels à travers le système du parrainage. Également, tous les enfants isolés  [8] obtiennent des bourses d’études et sont pris en charge dans des internats jusqu’à la fin du secondaire ; ceux dont les parents ont peu de ressources reçoivent des aides et les étudiants méritants bénéficient de bourses jusqu’en mastère. Enfin, il existe cinq bourses de thèse.

8 S’inspirant du modèle scolaire occidental importé par les Anglais, les écoles tibétaines (a fortiori indiennes) utilisaient dans un premier temps l’anglais comme langue d’enseignement. Une réforme imposa en 1985 le tibétain dans les écoles primaires. Le programme de ces écoles est original – des manuels scolaires tibétains ont été rédigés à cet effet – et il mélange une formation « traditionnelle », à travers des cours de langue, d’histoire et de religion tibétaines, à une approche que les Tibétains qualifient de « moderne » avec des enseignements d’anglais, de biologie, de mathématiques, de hindi, etc. Pas totalement autonome puisqu’il s’arrête à la classe 12 (équivalent de la terminale), ce système éducatif permet aux jeunes Tibétains d’intégrer ensuite l’enseignement supérieur indien. L’Inde se présente ainsi comme le pays d’adoption des Tibétains.

9 Néanmoins, des voix s’élèvent pour dénoncer l’inadéquation entre cette éducation généraliste et le marché du travail indien. Parmi elles, celle d’un directeur d’agence de voyages trentenaire, qui souligne que les jeunes Tibétains sont formés pour des emplois de « cols blancs » peu nombreux auxquels la plupart des réfugiés n’ont finalement pas accès. Les formations professionnelles sont rares et, le plus souvent, souligne Christiane Labiesse (op. cit.), les parents tibétains – fermiers ou petits commerçants pour la majorité – sont hostiles au travail manuel pour leurs enfants et ambitionnent pour eux un meilleur avenir. Cette interprétation est confirmée par l’un des représentants de l’administration tibétaine à Delhi qui regrette l’évolution du rapport aux études :

10

« À la différence des premières générations qui, comme moi, plutôt que de faire de longues études, se sont formées à l’agriculture par exemple... les jeunes aujourd’hui, mais aussi leurs parents, délaissent ce genre de domaines... Bien sûr, ce sont des métiers difficiles, mais c’est très noble de travailler la terre. »

11 La question de la finalité de ce système éducatif se pose néanmoins aujourd’hui car l’objectif initial de « donner le meilleur enseignement possible aux futurs citoyens d’un Tibet “libre” » (op. cit., p. 104) est mis à mal par la longue durée de l’exil. Ces contradictions nourrissent un certain désenchantement chez les jeunes Tibétains, notamment chez ceux qui poursuivent leur scolarité dans les universités indiennes et qui composent une large part du groupe vivant à Delhi. L’un d’entre eux exprimait ses doutes ainsi :

12

« Je passe les rattrapages, mais je n’ai pas beaucoup de chances... de toute façon, si je n’ai pas ma licence, j’irai rejoindre mon oncle au Népal qui vend de l’artisanat tibétain sur les marchés. Et finalement, ça me sera sûrement plus utile que ce diplôme avec lequel je ne trouverai pas de travail en Inde. Quant au Tibet, qui sait si un jour nous y retournerons ? »

13 En exil, le système éducatif tibétain remplit deux fonctions essentielles pour un groupe de réfugiés qui lutte contre la colonisation chinoise à distance : la perpétuation (ou la création) de son identité culturelle et la survie de son combat politique. L’image stéréotypée et idéalisée du Tibet – royaume d’une vie nomade idyllique et d’un bouddhisme unifié aux valeurs de tolérance et de non-violence – qui y est transmise aux enfants permet d’entretenir ou de créer un attachement avec leur terre d’origine. L’idéal patriotique et la résistance non-violente sont transmis par le maître, « qui devient le symbole de la résistance, lui qui affirme que [...] le stylo est plus utile que l’épée » (op. cit., p. 106). Il tente ainsi d’éviter que les jeunes ne se réfugient dans la violence ou, au contraire, ne se désintéressent de la cause.

14 Rien de tel pour les Afghans et les Birmans. Ni le gouvernement indien ni les bailleurs occidentaux n’ont permis aux réfugiés de poser les bases d’un système éducatif équivalent à celui des Tibétains. Ils doivent donc intégrer les écoles indiennes.

Les écoles indiennes pour les Afghans et les Birmans

15 Pour les réfugiés reconnus par le HCR, l’éducation au sein des établissements publics indiens est prise en charge, dans une certaine mesure. Les familles sont aidées pour la scolarisation de leurs enfants jusqu’à l’équivalent du lycée. Depuis le début des années 2000, en effet, le HCR ne finance plus de façon automatique les études secondaires, suivant de nouvelles directives adoptées en 1997 (UNHCR, 1997, p. 5).

16

[Donors] typically prefer activities focusing on local intégration or voluntary repatriation and show little enthusiasm for long-term care and maintenance of urban cases, including upper secondary and tertiary education.

17 Ces directives s’appuient sur le constat que les réfugiés urbains, qui représentent 2 % des réfugiés sous mandat du HCR, absorbent entre 10 et 15 % des ressources humaines et financières de l’institution. Or, selon l’agence, cette inégale répartition est difficile à défendre face aux pays donateurs (Crisp et Obi, op. cit., p. 29-35).

18 L’allocation d’éducation est calculée sur la base des frais de scolarité dans les écoles gouvernementales  [9] qui sont toutefois d’une qualité médiocre et où la langue principale d’enseignement est le hindi. La Young Men’s Christian Association, partenaire du HCR dans ce domaine, distribue les allocations aux réfugiés et agit comme médiateur auprès des établissements scolaires. Néanmoins, l’accès à de telles écoles est problématique. Bien qu’elle puisse être négociée, l’inscription réglementaire exige un ensemble de documents que bien des réfugiés n’arrivent pas à réunir : certificat de naissance, ration card [10] (ou, à défaut, une attestation d’un élu local), Tribal Certificate pour les Birmans (à cause de leur ressemblance physique avec les Indiens du Nord-Est qui doivent en produire un). Par ailleurs, de nombreux réfugiés ne souhaitent pas envoyer leurs enfants dans ces écoles gouvernementales. En effet, Afghans musulmans comme Birmans ne sont pas enclins à scolariser leurs enfants en hindi, dans la mesure où ils envisagent l’Inde comme une simple étape de leur projet migratoire et que les conditions d’asile n’y sont pas favorables.

19 L’absence de réels accords passés avec les institutions scolaires – qui permettraient aux réfugiés de contourner les difficultés d’admission – et le peu d’enthousiasme des parents pour ces écoles entraînent chez certains groupes de très forts taux de déscolarisation (65% chez les Birmans en 2004 selon une enquête commandée par le HCR [11]). Il existe des stratégies de contournement, comme l’obtention de faux documents ou le recours à la corruption, mais elles ont un coût que les réfugiés ne peuvent pas toujours supporter. Enfin, la solution des écoles privées, au sein desquelles l’anglais est la langue d’enseignement, est souvent écartée, faute de moyens.

20 En ce qui concerne les études supérieures, le HCR dispose de bourses DAFI  [12] pour des étudiants inscrits dans une université indienne. Il faut cependant que le candidat ait résolu la question des frais d’inscription, supérieurs pour les étrangers à ceux payés par les Indiens. Une seule des trois grandes universités indiennes de la capitale, la Jamia Millia Islamia University, a adopté des dispositions spécifiques pour les étudiants réfugiés, qui paient le même prix que les Indiens. À la Delhi University, le coût des études est double pour un étudiant étranger tandis qu’à la Jawaharlal Nehru University, les frais d’admission sont 70 fois supérieurs : 22000 roupies (400 €) le semestre quand les Indiens paient environ 300 roupies. Il faut ensuite produire des documents que les réfugiés possèdent rarement tels un visa étudiant et des attestations des études antérieures. Certains Birmans parviennent à se faire passer pour des Indiens du Nord-Est mais cela n’évacue pas la question des documents à fournir. On observe finalement que, à quelques exceptions près (issues de familles relativement aisées dans le cas des Afghans et/ou en relation avec les milieux politiques indiens en ce qui concerne les Birmans), la plupart des réfugiés sous mandat du HCR ne parvient pas à suivre ou reprendre des études universitaires en Inde.

21 Seuls les Afghans sikhs et hindous, bien implantés à Delhi du fait de leurs réseaux familiaux, religieux, ethniques et culturels, d’un accès à la citoyenneté indienne et de l’absence d’opportunités de réinstallation (Baujard, 2009), n’expriment pas la même insatisfaction que les autres réfugiés. Bénéficiant des contacts noués par la Khalsa Diwan Welfare Society avec plusieurs écoles penjabi du voisinage, les enfants afghans fréquentent souvent des écoles semi-privées : moins chères que les écoles privées (qui pratiquent elles-mêmes des prix très divers), elles sont de meilleure qualité que les écoles gouvernementales. Les parents y trouvent ce qu’ils attendent d’un établissement scolaire d’un point de vue linguistique, socio-économique et culturel, à un prix abordable.

22 L’absence de système éducatif propre aux Afghans et aux Birmans traduit une différence majeure entre eux et les Tibétains, celle du leadership structurant le groupe, observable uniquement chez ces derniers. Les Birmans connaissent de profondes divisions entre Bamar et Chin et au sein des Chin eux-mêmes, qui les empêchent de s’exprimer d’une seule voix et de capter d’autant plus facilement des fonds extérieurs pour le financement de leurs écoles (rappelons que leur leader, Aung San Suu Kyi, est en résidence surveillée à Rangoun). Quant aux Afghans, qui n’ont pas fondé d’instances politiques représentatives en exil, ils sont privés de l’interlocuteur nécessaire pour attirer et négocier avec les bailleurs occidentaux et le gouvernement indien la mise en place de leurs propres structures.

23 L’Administration tibétaine et le HCR ne sont en effet pas les seuls à investir le champ de l’éducation en direction des réfugiés. Ces derniers, du fait de leur combat politique, reçoivent le soutien d’acteurs variés : instances étatiques, associations ou même particuliers, tous conscients de l’importance de cette tâche éducative, socle de la formation des citoyens et des cadres de futurs pays démocratiques.

Les projets éducatifs des bailleurs étrangers

24 Les Tibétains et les Birmans, en devenant réfugiés, accèdent à un « système-providence » (Baujard, 2008). Il s’agit là de l’ensemble des interventions des différents acteurs impliqués auprès des réfugiés, qui visent à leur garantir un niveau minimum de bien-être, à travers un système d’assistance sociale  [13] et une protection juridique. C’est un « système-providence » qui n’est pas garanti par un État mais par un « système-réfugié » (ibid.), composé de divers acteurs institutionnels qui entrent en relation d’interdépendance avec les réfugiés qui se déploient dans différents secteurs, dont l’éducation. Ces acteurs comprennent des gouvernements (occidentaux pour la plupart), des particuliers, des ONG et des fondations.

25 Dans le cas tibétain, les fonds étrangers  [14] sont regroupés par le Central Tibetan Relief Committee, organe de l’Administration tibétaine, qui les redistribue ensuite aux écoles du Tibetan Children’s Village (TCV), absentes de la capitale, ou sous forme de parrainages individuels. À Delhi, le TCV a financé la construction d’une cité universitaire dans les années 1990. Les Birmans, qui ne peuvent se prévaloir de fonds réguliers ni d’un système éducatif dans lequel les injecter, bricolent des projets de soutien aux enfants scolarisés, lesquels parfois se pérennisent. Ainsi, une initiative qui touchait quelques enfants depuis 2003, grâce à des dons individuels venant d’Irlande, a été systématisée en 2006, devenant le Refugee Children Education Trust : 167 enfants recevaient désormais une allocation de 1500 roupies par an. Ou encore, quelques « écoles » ont vu le jour mais elles n’ont pas abouti à la mise en place de structures d’enseignement solides. Il s’agit en fait davantage de centres culturels où l’accent est porté sur l’apprentissage de la langue maternelle (ou à défaut de la langue majoritaire  [15]), qui font office d’école pour les demandeurs d’asile et servent donc à la fois de substitut et de complément aux écoles indiennes.

26 Ces écoles sont souvent subventionnées par des fondations que j’ai qualifiées de « croisées de la démocratie » (Baujard, 2008, p. 251) : des organisations démocrates et libérales occidentales qui reçoivent des fonds publics ou privés et financent diverses associations de réfugiés. Deux d’entre elles se montrent particulièrement actives à Delhi : le National Endowment for Democracy (NED) et l’Open Society Institute (OSI). Fondé en 1983 par le Congrès américain à la suite d’un appel de Ronald Reagan en faveur d’une « croisade » pour la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes [16], le NED est une association qui finance les organes politiques majeurs des Birmans ainsi que certaines de leurs associations, notamment celles spécialisées dans l’éducation (comme le National Health and Education Committee) ou développant des projets éducatifs (en particulier diverses organisations féminines). Américaine également, l’Open Society Institute (OSI), de George Soros, est une sorte de multinationale de la philanthropie fonctionnant sur la base de remise de fonds à des ONG dont les projets visent la promotion de la gouvernance démocratique. À un niveau local, l’OSI intervient dans les domaines juridique, éducatif, de santé publique et des médias indépendants. En 1994, l’OSI lance le Burma Project qui soutient diverses initiatives visant à restaurer et préserver les droits et libertés fondamentales des exilés birmans à travers des organisations populaires et multiethniques. Par ailleurs, il se propose de former les futurs dirigeants de la Birmanie, notamment en payant leurs études.

27 En apportant leur soutien aux réfugiés, les bailleurs tentent de transmettre leurs valeurs et leur idéologie, parfois de façon très claire en faisant figurer leurs attentes sur les contrats de subventions, lors d’échanges téléphoniques avec les responsables réfugiés ou de visites de contrôle à Delhi, mais aussi parfois par de simples orientations données en amont. C’est le cas de ces deux fondations, qui encouragent les Birmans à la formation d’organisations pluriethniques, visant à terme la réconciliation nationale. Elles n’y parviennent cependant pas toujours, les Chin, notamment, étant souvent plus enclins à fonder des écoles communautaires suivant des lignes ethnique, religieuse et linguistique (l’école des Haka Chin de la Chin Believers Church, par exemple), qu’à suivre les encouragements des bailleurs.

28 Ces acteurs font preuve d’une approche holiste selon laquelle le changement de la société passe par une action sur l’ensemble de ses composantes. Ce faisant, ils contribuent à cristalliser une définition politique du réfugié dans la mesure où ils n’apportent leur aide qu’à ceux qui s’affirment comme des sujets politiques. Le choix des projets financés reflète également l’idée que se font les bailleurs des réfugiés (qui participent eux aussi à cette définition). En l’occurrence, la place majeure que tiennent l’anglais et l’informatique dans les projets éducatifs mis en place par les réfugiés grâce aux fonds étrangers est remarquable.

Des formations à l’anglais et à l’informatique en guise d’éducation

29 À Delhi, au sein de la myriade d’organisations politiques et sociales créées par les réfugiés birmans, celles consacrées à l’enseignement de l’anglais et de l’informatique occupent une place de choix, aussi nombreuses que les partis politiques (plus d’une dizaine) et les organisations féminines (presque autant). Considérant la difficulté de poursuivre des études supérieures en Inde, les étudiants birmans s’engouffrent dans ce qui constitue la principale opportunité d’étudier.

30 Entre 2003 et 2005, l’OSI a financé  [17] diverses initiatives comme les cours d’informatique du Burma Information and Technology Team  [18] – qui vise le rétablissement de la démocratie à travers le développement des techniques d’information et de communication – les cours d’anglais du Burma Asylum Seekers Committee, formé et dirigé par les nombreux demandeurs d’asile rejetés par le HCR en 2002 et 2003 (voir Baujard, 2010a) ou encore ceux donnés par l’English Language Training School. Cette dernière initiative est un projet de la fondation Prospect Burma, créée elle aussi par un philanthrope, le Britannique Alan Hal, en 1989. Parallèlement à cette école, l’organisation fournit chaque année à plus de cent soixante étudiants (en Inde et ailleurs) des bourses pour étudier des matières jugées prioritaires au regard du développement démocratique de la Birmanie : santé publique, éducation, environnement, droits de l’homme, développement technologique.

31 Ces fondations qui font de la promotion de la démocratie leur cheval de bataille rencontrent chez de nombreux réfugiés un écho très favorable. Pour les Tibétains qui ont quitté leurs terres « envahies » par un régime autoritaire tout comme pour les Birmans qui ont fui une dictature, la démocratie est la valeur suprême. Cet appui extérieur vient renforcer l’idée véhiculée par les défenseurs des droits de l’homme selon laquelle les réfugiés politiques sont les meilleurs représentants d’un combat pour la démocratie, passage obligé vers la paix. L’anglais et l’informatique sont considérés par les bailleurs, le HCR  [19] et les réfugiés afghans musulmans et birmans comme des savoirs indispensables aux réfugiés, déterminants pour leur avenir. Ils le sont cependant en vue d’une réinstallation  [20] ou d’un retour en pays d’origine car les conditions d’accueil en Inde ne permettent pas aux réfugiés d’espérer décrocher un emploi où ces compétences seront mobilisées (la plupart d’entre eux travaillant comme gardiens, ouvriers, marchands ambulants, etc.). Ces formations entretiennent donc en quelque sorte le sentiment d’entre-deux, celui d’être dans une situation temporaire sur un parcours dont le but est incarné par l’Occident. Elles façonnent aussi ces réfugiés comme des citoyens d’un monde global en leur inculquant les compétences propres à celui-ci. Les bourses d’études à l’étranger s’inscrivent également dans cette dynamique.

Des bourses d’études à l’étranger

32 Des bourses d’études universitaires (et des formations professionnelles dans une moindre mesure) sont proposées par divers gouvernements occidentaux chaque année aux réfugiés. Dans la plupart des pays concernés, le boursier a la possibilité, à l’issue de sa formation, de transformer son visa étudiant en un visa de séjour de plus long terme et ainsi de demeurer dans ledit pays. Nombreux sont ceux qui adoptent ensuite la nationalité du pays en question.

33 Entre 1982 et 2002, 391 bourses – annuelles pour la plupart – ont été octroyées à des étudiants tibétains, soit environ vingt par an. Les bourses sont décernées par le département de l’Éducation de l’Administration tibétaine et les candidats sélectionnés par un Comité des bourses. Les deux critères majeurs pris en compte (comme dans le cas des bourses pour étudier en Inde) sont le service communautaire réalisé par le candidat et l’excellence des résultats. Les étudiants s’investissant pour la communauté sont donc privilégiés.

34 En ce qui concerne les réfugiés birmans, cinq bourses leur sont proposées chaque année dans le cadre du Burmese Refugee Scholarship Programme, centralisé par l’université d’Indiana. Les candidats sont sélectionnés en fonction de leur score au TOEFL (Test Of English as a Foreign Language) et de plusieurs entretiens menés par des représentants de l’université américaine. Il s’agit d’un financement de deux ans et demi, à l’issue duquel le réfugié peut rester aux États-Unis s’il le souhaite. Les six premiers mois sont consacrés à des cours intensifs d’anglais. Les réfugiés passent alors de nouveau le TOEFL et choisissent parmi sept établissements, en fonction de leurs résultats et de leurs souhaits, l’université dans laquelle ils vont étudier.

35 On voit bien la différence fondamentale dans le processus de sélection des candidats. Dans le cas des réfugiés tibétains, c’est leur administration qui y procède ; les Tibétains sont donc maîtres, pour une large part, de ce processus décisionnel. Les étudiants birmans, en revanche, sont choisis par les financeurs ; ils se trouvent donc dans une position de receveurs, dépossédés du choix des étudiants méritants, tout comme des critères de sélection. Les Tibétains ont pu introduire le facteur du service communautaire ; les étudiants de Birmanie sont choisis quant à eux en fonction de leur niveau d’anglais. Quoi qu’il en soit, ces bourses représentent un moyen de poursuivre la migration en direction de l’Occident en passant par les universités des pays du Nord. Elles participent ainsi à faire des réfugiés des acteurs transnationaux d’un monde global, et à ajouter à leur « casquette » de réfugié celle d’étudiant international.

36 Derniers acteurs impliqués auprès des réfugiés dans le domaine éducatif, les chrétiens sont actifs auprès des Chin de Birmanie, mais pas uniquement : les écoles chrétiennes, qui dispensent les cours en anglais tout en pratiquant des tarifs souvent très compétitifs, comptent quelques Afghans sur leurs bancs.

L’appui des chrétiens indiens

37 Les interactions entre les réfugiés et les acteurs chrétiens indiens procèdent de deux types de logiques : des logiques communautaires, développées par des organisations chrétiennes en faveur de réfugiés chrétiens, et des logiques prosélytes – sous-jacentes ou affirmées – de la part d’acteurs indiens ou occidentaux envers des réfugiés musulmans.

Dynamiques communautaires

38 Les dynamiques communautaires visent à faire prévaloir la communauté sur d’autres formes d’appartenance, qu’elle soit linguistique, religieuse et/ou ethnique. Elles concernent les Chin de Birmanie qui fréquentent des établissements chrétiens de la capitale, des écoles qui appartiennent à l’ensemble des Églises d’Inde du Nord, regroupant des congrégations protestantes. Dans ces établissements, les frais d’admission sont réduits de moitié pour les réfugiés, qui obtiennent de plus des tarifs préférentiels pour les classes 11 et 12 a priori non prises en charge par le HCR. Les enfants qui y achèvent leur cursus pourront prétendre à l’entrée à l’université. Mais pour les autres réfugiés chrétiens, une alternative existe : les Bible Colleges.

39 Ces institutions bibliques dispensent aux étudiants qu’elles accueillent des cours de théologie chrétienne, d’histoire de l’Église ainsi qu’un enseignement d’anglais et de hindi. Les frais de scolarité sont variables d’un établissement à l’autre, mais peu élevés. Certains ne font payer que l’admission, comprise entre 500 et 1000 roupies, d’autres y ajoutent des frais mensuels (équivalents). On y prépare différents diplômes : le Bachelor of Theology, le Bachelor of Divinity, des mastères dans ces deux disciplines ou bien encore un doctorat de théologie. Ces diplômes n’apportent aucun débouché aux Chin sur le marché du travail, pas plus qu’ils ne leur permettent d’entrer à l’université en Inde. Cependant, face aux difficultés concernant l’accès à l’université, les Chin trouvent dans ces institutions un moyen de faire des études. De plus, les Bible Colleges sont accessibles aux demandeurs d’asile rejetés par le HCR. Ne demandant pas aux Chin de certificat de réfugié, ils constituent pour les déboutés un véritable asile et un lieu de sociabilité important. En plus des cours, diverses activités sont organisées : travaux manuels, service de culte tous les soirs et le dimanche, jeûnes réguliers, diffusion de la bonne parole et de tracts chrétiens. La plupart du temps, ces établissements sont des internats. À Delhi, plusieurs institutions de ce type existent, on en trouve également partout en Inde.

40 Certaines organisations chrétiennes apportent quant à elles leur aide aux réfugiés de toute obédience, sans nécessairement chercher à les convertir mais non sans s’efforcer de leur transmettre leurs valeurs.

Prosélytisme latent

41 En 1995, une école afghane a vu le jour à Delhi, sous l’impulsion d’une organisation d’inspiration chrétienne, la secte Moon, incarnée par un couple d’italo-américain, les Angelucci. La Sayed Jamaluddin Afghan School est une école culturelle qui fonctionne deux après-midi par semaine ; elle accueille des enfants réfugiés scolarisés par ailleurs ainsi que les demandeurs d’asile en attente de statut et de scolarisation. Il existe des classes de plusieurs niveaux, où sont enseignés le dari, la géographie, la culture afghane (à travers la musique essentiellement) et la morale. Cette dernière discipline est basée sur la religion, précise Angelucci. La directrice est une femme, car l’intention est aussi de donner plus de voix aux femmes ; les enseignants ont été choisis parmi les différents groupes ethniques, pour refléter la diversité de la population afghane. S’il s’avère que l’école ne fait en effet pas de prosélytisme (elle est d’ailleurs reconnue par l’ambassade d’Afghanistan à Delhi), les valeurs véhiculées par la secte Moon sont étroitement liées à la religion en général et au christianisme en particulier ; sous-jacentes dans les pratiques et le discours des responsables de l’école, elles sont ainsi transmises aux réfugiés.

42 Le projet Umeed s’inscrit dans la même dynamique. Lancé par l’ONG américaine chrétienne World Vision en 1998, Umeed (« espoir » en ourdou) a concerné en premier lieu les réfugiés afghans musulmans de la capitale. La coordinatrice du projet explique qu’un des responsables de World Vision a eu une vision, précisément : il leur fallait porter secours à ces Afghans en difficulté. Le HCR ne les prenait plus en charge comme par le passé, ils étaient nombreux à être désœuvrés, isolés, les enfants n’allaient pas à l’école, les femmes restaient à la maison. Mais elle se défend, en revanche, de faire du prosélytisme. Sur le plan éducatif, l’ONG est ainsi en relation avec des écoles, chrétiennes ou non, pour tenter de faciliter l’admission des jeunes, notamment pour leurs études secondaires. Elle finance également l’école privée à quelques enfants. Néanmoins, l’objectif majeur de ce programme est la réinstallation des réfugiés dans un pays occidental, objectif que l’ONG poursuit en offrant aux réfugiés des activités leur permettant d’acquérir les compétences nécessaires : des cours d’anglais et d’informatique sont proposés. En parallèle, World Vision fait pression sur les gouvernements des pays d’accueil en mobilisant les communautés chrétiennes de ces pays, et, dans certains cas, trouve des sponsors aux réfugiés.

43 Quelques Afghans musulmans suivaient les cours d’Umeed, ce qui laisse penser que l’intérêt pour les services proposés l’emporte sur les appartenances confessionnelles. Cependant, la plupart de ceux qui fréquentaient ce programme étaient devenus chrétiens, sous l’action de prosélytes indiens.

Prosélytisme affiché

44 La conversion au christianisme et la formation de congrégations religieuses constituent des phénomènes récurrents dans les contextes d’exil en ville (Köser Akçapar, 2007 ; Le Houérou, 2004 ; Leman, 2007). Ceci s’explique d’une part par la demande de migrants vivant en marge des sociétés d’accueil, à la recherche d’une protection et de perspectives pour le futur. Or, c’est précisément ce qu’offrent les Églises à leurs fidèles. D’autre part, comme le montre Johan Leman (op. cit.), les migrants en transit, auxquels on peut assimiler une large part des réfugiés de Delhi, et les Églises partagent un regard transnational, ce qui augmente d’autant le succès de ces dernières auprès des réfugiés.

45 En 1983, Serving People in Need (SPIN), une organisation qui travaille avec les enfants déshérités, décide d’ouvrir un centre d’apprentissage pour les réfugiés afghans de la capitale, proposant notamment des cours de langue (anglais, hindi, persan) et d’informatique. Si le but réel est bien l’évangélisation, SPIN se présente au premier abord comme une structure éducative pour les réfugiés. C’est à cette organisation que l’on doit les premières conversions d’Afghans.

46 En 1987, un pasteur pentecôtiste fonde la Congrégation chrétienne afghane de Delhi. En son sein, des cours d’anglais sont aussi dispensés par des missionnaires américains de passage et une « école du dimanche » se tient pour les plus jeunes fidèles. Elle consiste principalement en l’apprentissage de l’anglais par le biais de chansons à la gloire de Jésus-Christ. Par ailleurs, les responsables de la confrérie agissent comme intermédiaires entre les écoles chrétiennes et les réfugiés et les demandeurs d’asile, et elles aident parfois ces derniers à payer les divers frais de scolarité.

47 Obéissant à une logique communautaire ou prosélyte, les congrégations chrétiennes offrent donc aux réfugiés des structures pour étudier qui constituent des lieux de sociabilité et des repères pour reconstituer une identité mise à mal dans l’exil, que l’on considère la perte de statut ou bien celle de capital économique et social. Le christianisme agit ainsi auprès des réfugiés sur un plan à la fois matériel et symbolique, comme le dit justement Wouter Dumont (cité par Köser Akçapar, op. cit., p. 97) :

48

« Religion [...] can constitute a basis for extensive network formation as well as become an important marker of identity and a significant instrument for self-categorisation. »

49 Les liens établis entre les organisations chrétiennes indiennes et occidentales et les réfugiés permettent aux Chin d’inscrire leur passage à Delhi dans un continuum doté de sens, malgré leur situation transitoire. La vision transnationale de l’Église chrétienne, dont les territoires et les communautés de fidèles s’étendent à travers le monde, le soutien et l’espoir qu’elle apporte aux réfugiés leur permettent d’articuler les différentes phases de leur existence, d’affirmer et de renouveler leur représentation collective dans laquelle le christianisme est central. Pour les Afghans qui se convertissent également, passé, présent et futur trouvent un sens nouveau, comme en témoigne Hamid, musulman pachtoune converti en 1996 et devenu en 1999 le leader des Afghans chrétiens de Delhi :

50

« La vie de réfugié est vraiment mauvaise ; on est soucieux en permanence, préoccupé, inquiet à propos du futur, et du quotidien également. Depuis que j’ai trouvé Jésus-Christ, toute cette tension est partie. Je me sens jeune. Avant, j’étais un homme mauvais, j’avais de mauvaises fréquentations, je commettais des actes condamnables. Maintenant, je suis bon, car j’ai été sauvé. Je suis heureux parce que je sais qu’il y a le paradis, mon espoir est dans le salut, dans une vie éternelle. Je suis un serviteur dans cette maison de Dieu, je suis au service des Écritures saintes, des mots de Dieu. Cela fait aujourd’hui six ans que je travaille ici. Je n’ai pas voulu suivre mes enfants puis ma femme au Canada, car ma mission est ici. »

51 Dans ce cas, ce n’est pas le modèle de la continuité (Köser Akçapar, 2007) qui prévaut mais plutôt celui de la rupture entre le passé, porteur de souffrances, et le présent et le futur, chargés d’espoir grâce à la renaissance spirituelle.

Conclusion

52 Si les institutions de tutelle orientent les réfugiés vers l’enseignement public, cela se traduit de façon très différente pour les uns et les autres. Les Tibétains bénéficient d’un système éducatif créé par eux et pour eux, qui permet à la fois de préserver (ou de créer) l’identité tibétaine et de perpétuer leur combat pour un Tibet libre, mais aussi de préparer leur insertion dans le pays d’accueil qui se présente comme leur pays d’adoption. Les réfugiés sous mandat du HCR, pour leur part, doivent intégrer les écoles indiennes qui ne répondent pas à leurs attentes, du fait de la langue et de la qualité d’enseignement, excepté dans le cas des Afghans sikhs et hindous. La logique du HCR, qui consiste à privilégier l’intégration dans le système scolaire local, quelle que soit son adéquation avec les souhaits des réfugiés mais aussi avec leurs conditions d’accueil dans le pays d’asile, amène ces derniers à solliciter d’autres acteurs.

53 C’est ainsi que l’on voit se déployer, à travers cette étude de cas à Delhi, le système-réfugié constitué d’entités aux logiques différentes mais articulées entre elles. Cette pluralité de logiques se traduit par une pluralité de l’offre éducative qui laisse aux réfugiés une certaine marge de manœuvre pour choisir les formes d’apprentissage les plus appropriées à leur projet de vie. Ainsi, lorsque les dispositifs éducatifs offerts par leurs institutions de tutelle ne sont pas en accord avec leurs propres priorités et représentations, ils se tournent vers d’autres acteurs tels que les fondations, les ONG ou les Églises. L’absence d’instances représentatives parmi certains groupes de réfugiés les contraint néanmoins à naviguer au sein d’une offre éducative dont ils n’ont pas nécessairement défini les contours.

54 Les réfugiés se trouvent ainsi au cœur d’un dispositif hybride, mêlant éducation publique et privée, logiques transversales des acteurs politiques et catégorielles des instances religieuses. Ils circulent d’un monde à l’autre, ne souscrivant pas forcément aux logiques des acteurs du système-réfugié, mais faisant preuve d’une réelle capacité à s’y adapter. Dans bien des cas, les réfugiés de Delhi se projettent comme les citoyens d’un monde global.

Notes

  • [*]
    Anthropologue membre de l’Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique – Université de Provence, 3, place Victor Hugo, 13003 Marseille.
  • [1]
    Nombre de réfugiés en 2006, fournis par le HCR.
  • [2]
    Le groupe des Birmans à Delhi est majoritairement composé de Chin, une minorité ethnique chrétienne vivant dans les montagnes qui bordent l’Inde et le Bangladesh.
  • [3]
    Les manifestations populaires contre la politique du régime dictatorial qui a pris le pouvoir en 1962 ont été réprimées par la junte dans le sang et se sont soldées par plusieurs milliers de morts (Egreteau, 2009, p. 5).
  • [4]
    Cet article se fonde sur des données empiriques collectées à Delhi entre 2001 et 2006, lors d’un stage de trois mois au HCR puis au cours d’enquêtes auprès des réfugiés dans le cadre de mon DEA et de ma thèse, représentant une durée totale de deux ans. Celles-ci furent possibles notamment grâce au soutien du Centre de Sciences Humaines de Delhi et de l’IRSEA de Marseille que je remercie ici.
  • [5]
    Le terme sikhisme provient du verbe hindi sikhna lui-même formé sur la racine sanskrite shak signifiant apprendre, étudier.
  • [6]
    Ils sont en effet les seuls réfugiés qui ont accès à la naturalisation indienne (voir Baujard, 2009).
  • [7]
    Les Bamar représentent le groupe ethnique majoritaire de Birmanie dont sont issus les généraux au pouvoir. À Delhi, les Chin sont fortement majoritaires.
  • [8]
    Les enfants isolés sont des orphelins ou des enfants envoyés en Inde par leurs parents.
  • [9]
    Le HCR verse entre 2500 et 3000 roupies pour la scolarisation de chaque enfant jusqu’au secondaire non inclus.
  • [10]
    Les ration cards, délivrées par le gouvernement indien, permettent d’obtenir de la nourriture et des produits de première nécessité à des prix réduits.
  • [11]
    Marie Lobo [2005], Report Survey of Myanmar Refugees in New Delhi, 2 May-11 July for UNHCR OCM New Delhi.
  • [12]
    Ces bourses sont financées par le gouvernement fédéral allemand à travers l’Albert Einstein German Academic Refugee Initiative Fund. Cinq bourses ont été distribuées en 2002, dix en 2003, vingt en 2004. Leur montant était alors de 6450 roupies (117 €) par mois durant le temps des études, avec un maximum de trois ans.
  • [13]
    La couverture sociale apportée par le HCR est à prendre en compte dans ce « système-providence ».
  • [14]
    Seuls les parrainages non institutionnalisés (minoritaires) échappent au contrôle de l’Administration.
  • [15]
    En l’absence d’une langue unifiée, le choix s’est porté, à l’école de la Chin Women’s Organisation, sur le dialecte compris par la majorité des Chin de Delhi, le lai. Il s’agit là de la langue maternelle du groupe Laimi, comprenant les sous-groupes Haka (majoritaires à Delhi), Zotung, Mara, et bien d’autres (Sakhong, 2003, p. 19).
  • [16]
    « Let us now begin a major effort to secure the best – a crusade for freedom that will engage the faith and fortitude of the next generation. For the sake of peace and justice, let us move toward a world in which all people are at last free to determine their own destiny. » These words by President Ronald Reagan in a 1982 speech before the British Parliament. [...] Congress responded to President Reagan’s call in 1983 when it created the National Endowment for Democracy to support aspiring democrats worldwide, http://www.iri.org/history.asp, 28 mai 2007.
  • [17]
    Il s’agit de financements d’une année, reconductibles.
  • [18]
    Voir son site www.burmait.net.
  • [19]
    Lors d’un entretien réalisé en août 2009, l’un des cadres de l’agence estimait que l’anglais et l’informatique étaient « des savoirs à considérer au même titre que la lecture et l’écriture ».
  • [20]
    La réinstallation est l’une des trois solutions durables à l’exil des réfugiés prévue par la Convention de Genève relative au statut de réfugié. Elle est appliquée lorsqu’un réfugié ne trouve pas une protection juridique appropriée dans son premier pays d’asile. Dans ce cas, le réfugié est réinstallé vers un deuxième pays d’asile, généralement occidental. Les deux autres solutions durables prévues par le droit international sont le rapatriement dans le pays d’origine et l’intégration locale dans le premier pays d’asile.
Français

Cet article détaille la pluralité du système éducatif destiné aux populations réfugiées dans la capitale indienne, Delhi. Il expose le rôle des différents acteurs qui interviennent dans le champ de l’éducation : les organisations de tutelle des réfugiés mais également, comblant une part du vide laissé par ces institutions, des fondations politiques et des Églises qui participent à l’établissement d’un dispositif pluriel et hybride, au cœur duquel les réfugiés évoluent. Cette étude permet de montrer l’articulation existant entre les différents acteurs qui interviennent auprès des réfugiés mais aussi la part de ces derniers dans la définition des cadres éducatifs.

Mots-clés

  • Delhi
  • réfugiés urbains
  • éducation
  • HCR
  • administration tibétaine
  • fondations
  • Églises

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Julie Baujard [*]
  • [*]
    Anthropologue membre de l’Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique – Université de Provence, 3, place Victor Hugo, 13003 Marseille.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/09/2010
https://doi.org/10.3917/autr.054.0081
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