CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les discours des individus en situation d’infériorité sociale se présentent souvent sous la forme de récits lissés qu’ils débitent à la moindre occasion, que ce soit lors d’entretiens de recherche, dans des soliloques ou au cours d’échanges qu’il est possible d’observer sans interférer sur le cadre qui les a vus naître [1]. Celui qui a deux sous de sens critique repère vite les incohérences, la stéréotypie et le caractère égocentré de ce type de propos. Pour peu qu’il soit familier d’une littérature méthodologique l’enjoignant à ne pas prendre pour argent comptant les discours de ceux qui l’intéressent, il mettra vite en question la vraisemblance de ce qu’il entend. Et il n’aura pas tort, tant on n’est jamais assez vigilant sur les biais inhérents à toute situation d’enquête et l’aptitude des acteurs à se mettre en scène dans des présentations de soi bien rodées [2].

2Ce doute méthodique est autant souhaitable que nécessaire, à condition qu’il ne conduise pas à dévaloriser la parole. Or c’est ce vers quoi conduit la posture méthodologique de ceux qui ne jurent que par l’observation directe au nom des limites intrinsèques des matériaux discursifs. Beaucoup des réserves émises sur la fiabilité de ces données – notamment celles sur leur caractère partiel et orientées par le contexte dans lequel elles ont été produites – s’appliquent pourtant aussi aux résultats d’enquêtes par questionnaires ou recourant à la documentation écrite et à l’ethnographie [3]. Force est cependant de constater l’excès de positivisme qui marque fréquemment la critique faite à l’utilisation des discours produits par ceux sur qui porte la recherche [4].

3Il ne s’agit bien sûr pas de soutenir qu’une parole recueillie par la méthode de l’entretien ne présente aucune limite, ni que les données qu’elle livre ne sont entachées d’aucun biais lié à la situation où elle a été produite. L’enjeu est aujourd’hui ailleurs. Il consiste à prendre acte de la fécondité de ces débats et, fort de leurs acquis, à ne plus systématiquement frapper le discours au coin du soupçon. Dans des perspectives différentes, nombre d’auteurs se sont engagés dans cette voie, de façon plus ou moins explicitée et revendiquée [5]. La sociologie a en effet tout à perdre à se priver des discours par lesquels les individus construisent leur identité personnelle, en donnant une cohérence narrative à des parcours heurtés.
Cet article se propose d’examiner plusieurs dimensions de ce rapport entre narration de soi et construction identitaire chez les travailleuses domestiques [6] de Rio de Janeiro, en insistant sur l’intérêt pour l’analyse du recoupement de matériaux discursifs recueillis dans des situations d’entretiens formalisés et différents contextes d’observation [7]. Ce que ces femmes disent d’elles, leur besoin de se raconter et la manière dont elles le font possède un intérêt intrinsèque qui en apprend beaucoup sur la façon dont elles voient le monde. Dans les discours qu’elles se tiennent entre elles et quand on les interroge sur leur parcours, elles se donnent le beau rôle, se présentent en victimes et ne disent rien qui pourrait ternir l’image de respectabilité à laquelle elles sont attachées. C’est, il est vrai, le contraire qui serait étonnant, tant, comme l’ont montré nombre de travaux, la construction et le maintien de l’identité personnelle dépendent de la capacité d’un individu à pouvoir tenir un récit sur soi. Les histoires que les travailleuses domestiques racontent et se racontent en les racontant révèlent cependant en filigrane des traits centraux de leur expérience qui invitent à toujours prendre au sérieux ce que les individus disent d’eux et à le soumettre à un questionnement distinct de celui qui interroge la plausibilité du discours. Ou, pour utiliser une expression goffmanienne, à regarder leur « façade verbale » et à la traverser. On reviendra pour cela d’abord sur les leçons à tirer d’une enquête menée depuis une position de légitimité sociale. On verra alors la fonction de réassurance que prend la conversation, et la place que la référence à la moralité y occupe. On mettra pour terminer en évidence la signification des reparties que ces femmes disent avoir faites à leurs employeurs.

Une enquête depuis une position de légitimité sociale

4Tout au long de cette recherche, j’ai cherché à échapper à ces deux écueils que sont l’androcentrisme et l’ethnocentrisme (culturel et de classe), auquel mon identité donnait un relief particulier.

5La facilité avec laquelle j’ai recueilli des matériaux doit à ce titre être interrogée, car elle contraste avec les difficultés que beaucoup de chercheuses brésiliennes disent avoir rencontrées lors d’enquêtes sur les travailleuses domestiques. En la matière, la facilité comme la difficulté fait problème, et il n’y a peut-être rien de plus déroutant, au sens étymologique du terme, que de recevoir des paroles que rien ne semble retenir. N’est-on pas là en effet face à une dimension centrale de la relation d’enquête qu’il importe d’analyser pour éviter les biais d’interprétation auxquels mène le manque de réflexivité ? Pour répondre à cette question, je soutiendrai que si la proximité sociale entre l’enquêteur et l’enquêté est une condition propice à une bonne relation d’enquête, la maîtrise de la différence la facilite aussi. Homme, blanc, européen et tenu pour riche, j’étais au plus loin de leur condition de femmes pauvres, noires ou métissées le plus souvent. Ces éléments de mon identité ont pourtant été les piliers sur lesquels s’est établie une communication fondée sur leur demande de reconnaissance.

Une demande de reconnaissance d’un type particulier

6La demande de reconnaissance comme moteur de la relation d’enquête a été bien mise en évidence par Olivier Schwartz (1990) dans sa recherche sur des familles ouvrières du nord de la France. Il y montre comment des hommes et des femmes à l’identité fragile le laissaient accéder à leur vie privée dans l’espoir de recevoir la confirmation de la légitimité de certaines dimensions de leur existence. Or c’est aussi parce que, perçu comme occupant une position socialement légitime, je pouvais jouer ce rôle de « témoin confirmatif », pour reprendre l’expression de Schwartz, que beaucoup de travailleuses domestiques ont accepté de s’entretenir avec moi. Ce besoin de se voir confirmé dans le regard des autres n’a en soi rien de bien original. En dépit de leur diversité théorique, il est peu de travaux sur l’identité qui ne souligne pas l’importance d’autrui dans la construction identitaire. Quand elles s’adressaient à moi, les travailleuses domestiques me demandaient ainsi non seulement de les reconnaître dans leur existence, elles qui se plaignent qu’on ne fait habituellement aucun cas d’elles, mais aussi de les confirmer dans leur valeur. Les formes par lesquelles cette demande de reconnaissance s’exprimait dans et par la relation d’enquête revêtent néanmoins des dimensions spécifiques.

7Il s’agissait, en premier lieu, d’une demande adressée par des femmes du peuple à un homme blanc, européen et diplômé. Dès que ce dernier élément de mon identité était connu, je suscitais un intérêt particulier et bienveillant. Beaucoup évoquaient alors les relations amicales ou amoureuses qu’une personne de leur entourage ou elles-mêmes avaient eues avec un étranger. Le souvenir idéalisé de ces moments dote d’une image positive celui qui vient d’un pays du nord, dont elles disent que, contrairement aux Brésiliens, les hommes « respectent » et « traitent bien » les femmes. Ce n’est pas là céder aux facilités du culturalisme que de repérer dans cette curiosité un aspect central du mode de construction identitaire des femmes de milieu populaire au Brésil. Des travaux récents ont en effet montré comment la conviction d’une supériorité érotique des Brésiliennes métissées leur permet de s’auto-valoriser, en alimentant des espoirs d’ascension sociale par une relation avec des hommes blancs, Brésiliens ou touristes de passage [Gillian, 1997 ; Goldstein, 1999].

8Mon identité de genre s’est à cet égard avérée un avantage pour installer une communication avec ces femmes [8]. La chance d’avoir pu faire une partie du terrain aux côtés d’une sociologue m’a néanmoins appris que si, indubitablement, j’étais apprécié, on ne me racontait pas exactement les mêmes choses qu’à elle. Il ne s’agissait pas pour autant de discours foncièrement différents, mais de thèmes propres à l’entre-soi féminin. Je me souviens aussi comment, à plusieurs reprises, dans la salle d’attente de leur syndicat, ces femmes qui, entre elles, ont la langue bien pendue, avaient stoppé net des conversations grivoises dès qu’elles notaient une présence masculine, la mienne comme celle du conjoint d’une plaignante ou de l’avocat du syndicat. L’identité de genre ne garantit toutefois pas que la façon dont la position sociale et la différence culturelle sont perçues n’influence pas de manière aussi significative le contenu d’un entretien entre deux femmes [9]. Ce qui me semble en réalité est, comme le préconise Angelo Soares (1998), de faire apparaître ce qui est dû à la différence de genre pour corriger les biais qu’elle entraîne. Je montrerai à cette fin dans la section suivante comment l’écoute de conversations permet de compléter les données recueillies par entretien.

9La demande de reconnaissance qui sous-tendait la relation d’enquête était aussi celle que les pauvres adressent, au Brésil, à ceux qui occupent des positions socialement valorisées. Elle s’organise notamment autour de l’exigence de « respect » (Vidal, 1998). Bien qu’il puisse recevoir différentes significations selon les contextes, le respect suppose la reconnaissance de la pleine appartenance à la société des plus démunis et se construit sur la base de la reconnaissance préalable de leur commune humanité avec l’ensemble des membres du corps social ou, autrement dit, la reconnaissance de leur qualité fondamentale de semblables, quelles que soient l’asymétrie fonctionnelle existante dans la relation de travail et les inégalités socioéconomiques qui les différencient de leurs employeurs. Les travailleuses domestiques en cherchaient communément la confirmation quand elles s’entretenaient avec moi qui faisais partie du monde de ceux capables de les en assurer. La façon dont elles guettaient des signes d’approbation de leur plainte quand elles dénonçaient les traitements déshumanisants dont elles s’estimaient avoir été victimes en attestait manifestement.
La reconnaissance demandée l’était encore à un originaire de ce que l’on appelle au Brésil le « premier monde » que les travailleuses domestiques jugent, comme du reste l’immense majorité des Brésiliens, « plus avancé ». Il m’était ainsi régulièrement demandé combien les femmes de ménage étaient payées en France, la couverture sociale dont elles pouvaient bénéficier, et la dureté de leur condition ressortait alors dans toute sa vigueur. J’étais alors le représentant d’une norme juste et, à ce titre encore, la différence culturelle facilitait une relation d’enquête où je reconnaissais de fait l’injustice du sort des domestiques, alors que beaucoup de leurs patrons leur disent qu’elles n’ont pas à se plaindre.
Le fait que je parle portugais avec un accent français perceptible a en outre contribué à faciliter la communication. Alors que, de manière générale, les gens des milieux populaires au Brésil sont complexés par une moindre maîtrise des codes linguistiques dominants, les travailleuses domestiques se sentaient moins jugées sur leur pratique d’une langue que certains employeurs leur reprochent de ne pas manier correctement. Il serait néanmoins excessif de dire que tout effet de domination linguistique ait été absent de nos échanges. J’en ai ainsi entendu s’excuser platement d’utiliser des expressions triviales (« Excuse-moi l’expression », « Ce que je dis est un mot très grossier, je ne devrais pas parler comme ça ») ou me dire que je parlais portugais mieux qu’elles. Cependant, elles se plaisaient le plus souvent à souligner mon accent « marrant » ou s’amusaient quand leurs enfants les prenaient à l’écart pour leur demander qui était « l’homme qui parle bizarre ».

Enquêter à couvert et à découvert

10Pour contrôler les biais d’enquête intrinsèques aux éléments de mon identité susnommés, j’ai eu recours à la triangulation de matériaux réunis par différentes méthodes.

11Une partie des matériaux a été recueillie, de manière classique, au moyen d’entretiens en face-à-face dans des contextes divers où j’enquêtais à découvert, c’est-à-dire sans pouvoir cacher mon identité [10]. Ces entretiens portaient sur le parcours, le vécu de l’emploi domestique et la vie hors travail de femmes domestiques ou anciennes domestiques. Il s’agissait pour cette raison autant de récits de vie que de récits de pratiques. Ces discours recueillis par entretien n’échappent pas à la critique faite à cette méthode. La parole étant sollicitée, les propos tenus peuvent vouloir répondre à la façon dont l’interviewé imagine les attentes de l’enquêteur et, de ce fait, ne pas correspondre à la réalité de son expérience. Je ne partage toutefois pas l’idée que ce type de matériaux est entaché d’un vice de forme qui les rend sujets à caution pour n’avoir pas été recueillis dans un contexte naturel. Quels que soient les biais inhérents à cette méthode, certaines dimensions de la vie sociale ne peuvent être connues autrement, même s’il est effectivement préférable de pouvoir confronter les discours sur l’action à l’observation directe de cette action. Cela est d’ailleurs du registre de l’évidence dans le cas des travailleuses domestiques, la majeure partie de leur activité et des relations qu’elles entretiennent avec ceux qu’elles servent échappant à l’observation.

12L’on peut néanmoins se faire une idée précise de ce travail en faisant décrire précisément des moments et des tâches ou en n’hésitant pas à revenir sur un événement déjà évoqué pour le faire à nouveau raconter. Une question comme : « Peux-tu me raconter ce que tu as fait aujourd’hui (ou hier) ? », accompagnée de relances, permet par exemple d’obtenir des descriptions intéressantes de l’activité. Bien que j’ai choisi de ne pas interroger des employeurs et des domestiques en relation directe, croiser les discours des uns et des autres permet en outre de comprendre les logiques organisant ces rapports et d’examiner la plausibilité des affirmations respectives. Ceux-ci se corroborent plus souvent qu’on pourrait le croire si l’on s’en tenait au sentiment d’une incompréhension mutuelle qui en ressort de prime abord. Le saisir suppose évidemment de ne pas se contenter d’enregistrer sans mot dire « l’histoire que (se) raconte » celle dont on sollicite la parole, mais de ne pas hésiter à demander des précisions, voire à la contredire. Le fait de mener une enquête sur une durée relativement longue favorise ce type de demandes. J’ai ainsi rencontré plusieurs de ces femmes à de nombreuses reprises pour des conversations ordinaires, sans magnétophone, et j’ai pu, de la sorte, compléter et recouper les discours qu’elles tenaient sur des faits passés.

13Cette recherche s’appuie également sur des matériaux recueillis en observant, à couvert et à découvert, des travailleuses domestiques converser entre elles dans la salle d’attente de leur syndicat, les espaces publics où elles surveillent les enfants et les lieux où elles résident et se divertissent. Au siège du syndicat, il serait exagéré d’affirmer que ma présence finissait par être totalement oubliée. Néanmoins, j’ai pu constater que, en ces occasions, fonctionnait ce que Mitchell Duneier appelle le « principe de Becker », du nom du sociologue américain Howard S. Becker, à savoir le fait que la participation d’un tiers dans un groupe a bien moins d’influence que la force des processus sociaux qui en déterminent le fonctionnement [Duneier, 1999, p. 340]. Car, très vite, ces femmes échangeaient à bâtons rompus, comme si de rien n’était. Dans ces occasions, il m’est d’ailleurs arrivé de faire des entretiens de groupe que j’enregistrais. Pour mesurer le biais que ma présence entraînait, je me suis absenté, à plusieurs reprises, en laissant tourner le magnétophone remisé dans mon sac, et j’ai constaté que les conversations qui se poursuivaient en mon absence n’avaient pas un contenu foncièrement différent que celles dont j’avais été le témoin. Tout juste apprenais-je parfois à leur écoute que j’étais identifié comme un étranger journaliste ou un membre d’une organisation non gouvernementale.
Cela ne m’a pas empêché d’être perçu de différentes façons lors de ces observations. Aussi surprenant que cela puisse-t-il paraître, je n’ai, selon ses militantes qui me laissaient procéder avec complicité, que rarement été pris pour un « patron » par les femmes qui attendaient de rencontrer une assistante sociale ou un avocat. Quand j’étais vêtu simplement (jean, polo, baskets), il m’a même plusieurs fois été demandé : « Et toi, pourquoi tu traînes ton patron en justice ? ». Je découvrais alors que j’avais été pris pour un chauffeur ou un jardinier renvoyé. Ce que je prenais pour de l’humour ou une plaisanterie n’en était pourtant pas, comme me l’expliquèrent les syndicalistes qui reçoivent de temps à autre des hommes blancs venus se renseigner sur leurs droits ou ceux de leur compagne. Je compris peu à peu que, n’étant pas habillé comme un employeur et prêtant une oreille complice aux conversations, il paraissait évident aux femmes qui attendaient que je partageais leur situation tant l’idée d’un chercheur étudiant les bonnes en les écoutant ne tombe pas sous la force de l’évidence pour qui n’est pas au fait de l’observation comme méthode d’enquête. Les jours où je venais habillé de manière formelle (un pantalon en toile, une chemise à manches longues et des chaussures cirées), j’ai, en revanche, souvent été pris pour un étudiant en droit en stage ou le comptable chargé d’établir ce qui était dû aux plaignantes.
J’ai aussi recouru à un procédé que j’appelle la méthode de l’idiot linguistique pour être sûr que ma proximité n’inhibait pas ces conversations, et que la salle d’attente du syndicat ne donnait pas lieu à des propos surdéterminés par une relation conflictuelle avec l’employeur. Dans les espaces publics comme les placettes et les parcs, j’arrivais et je posais des questions sur le nom du lieu en baragouinant et en simulant l’incompréhension. Puis je me postais sur le banc d’à-côté où je prêtais l’oreille en faisant semblant de lire un journal français. Mais, là encore, rien ne changeait fondamentalement. Après quelques commentaires du type « c’est un étranger, c’est difficile de le comprendre », on ne faisait plus attention à moi, et la conversation reprenait. La teneur des conversations n’était pas très différente de celles entendues au syndicat : on parlait certes un peu moins des patrons, mais les souvenirs de la terre natale, les histoires de famille, et les récits de rivalités amoureuses ou de conflits de voisinage occupaient de même la plus grande place.

Se rassurer et se réassurer par la conversation

14L’écoute des conversations des travailleuses domestiques offre un accès privilégié à ce besoin d’être reconnu et confirmé par autrui et, son corollaire, la peur d’être invalidé pour avoir eu un comportement contraire aux normes consacrées.

15J’en évoquerai ici certains aspects qui permettront de prolonger la compréhension du rapport entre narration de soi et construction identitaire.

Des monologues qui se corroborent

16Dans les conversations de travailleuses domestiques entendues dans les lieux les plus divers, c’est le souci de se corroborer mutuellement qui frappe. Quel que soit le sujet évoqué, chacune s’évertue en général à aller dans le sens de ce qui vient d’être dit. Dans ces échanges où la conversation ressemble souvent à une succession de monologues qui prennent appui les uns sur les autres [11], on rivalise en souffrance et en moralité. C’est à celle qui a eu l’histoire la plus tragique ou qui affirme avoir su résister à toutes les tentations. L’une raconte l’histoire de son fils, « un travailleur abattu par la police qui l’a pris pour un dealer », une autre renchérit sur son mari écrasé en revenant du travail, avant qu’une troisième n’ajoute qu’elle a beaucoup souffert au décès de sa mère « que les médecins de l’hôpital n’ont pas voulu soigner ». Dans tous les cas, il s’agit de se décrire conforme à l’image du pauvre méritant qui subit mais ne renonce jamais à agir selon un sens moral.

17Ces discours sur soi doivent, bien entendu, être pris pour ce qu’ils sont avant tout : des discours. Comme dans toutes les recherches qui ne s’en tiennent pas à la valeur faciale des propos recueillis, cette enquête a révélé l’écart important qui existe entre le discours et les pratiques. Mais cet écart entre discours et pratiques n’interdit cependant pas de considérer la référence à la moralité comme une ressource majeure de la construction identitaire. L’écart entre le discours d’un acteur et la réalité de ses pratiques n’est tout d’abord pas nécessairement un mensonge, mais, le plus souvent, selon Jean-Marc Weller, « le résultat fragile mais réel d’une construction d’une cohérence » dans la relation à autrui où il existe une forte contrainte de faire la preuve de sa conformité à des normes et à des valeurs (Weller, 1994, p. 41). Cette référence à la moralité au cœur des conversations des travailleuses domestiques ne reflète donc pas une fausse conscience. Elle n’est pas non plus la conséquence de la violence symbolique exercée par les dominants sur les dominés. Pour ces individus en situation d’infériorité, la référence à la moralité est davantage une réponse pratique à la domination sociale que l’imposition d’un arbitraire culturel. Elle leur permet de trouver le sens de leur propre valeur et de disposer de critères d’évaluation des conduites qui organisent le rapport à autrui. Peu importe même au fond que les comportements des individus qui font référence à la moralité pour expliquer leurs conduites ne correspondent pas toujours aux critères moraux qu’ils mettent en avant dans leurs discours. Ce qui retient alors l’attention est le marquage de frontières entre ceux qui agissent conformément à ces critères moraux et ceux qui ne les observent pas. Affirmer le caractère moral de son comportement ou faire référence à la moralité pour condamner une conduite permet de revendiquer et de maintenir le sens de sa propre valeur en dépit d’un statut social peu élevé.

Des échanges à la portée limitée

18Cette référence constante à la moralité a aussi pour conséquence d’empêcher de véritables échanges de points de vue conduisant, par le jeu de la délibération, à l’établissement d’une position commune éloignée des points de départs respectifs. Car ces discours ont réponse à tout. Ils peuvent ainsi aussi bien affirmer le libre arbitre de chacun que le joug de la nécessité qui impose un comportement. Dans le premier cas, on vante la « force du caractère » qui a permis de surmonter une épreuve ou d’atteindre un objectif. L’affirmation de l’autonomie va même jusqu’à soutenir que « personne ne m’a jamais commandé », « je ne suis pas quelqu’un à qui on donne des ordres », propos peu crédibles dans la bouche de domestiques dont le travail suppose d’accepter, bon gré mal gré, les commandements d’un employeur. À l’inverse, l’évocation d’une conduite par l’existence d’une contrainte sociale incontournable se justifie fréquemment par un simple « Mais que pouvais-je faire d’autre ? », qui ferme toute possibilité de discuter le discours sur soi qui vient d’être tenu. (« J’ai accepté de travailler sans être déclarée. Mon mari est au chômage, qu’est-ce que je pouvais faire ? »).

19Dans ces conversations, on s’écoute donc mais sans pratiquement jamais débattre. Dans la salle d’attente du syndicat, chaque participante ne fait que parler d’elle et, pour utiliser leurs termes, « raconte [son] histoire » et « parle de [son] affaire. » Parfois, l’une d’elles, essoufflée par une tirade victimaire, explique aux autres : « J’avais besoin de vider mon sac » (Precisava desabafar). Celles qui viennent de l’écouter acquiescent à sa justification, et une autre prend le relais pour s’engager dans une litanie qui met en relief sa souffrance et son mérite. Elle prend alors appui sur les propos de celle qui parle pour se lancer dans une présentation de soi. Les anecdotes sont d’ailleurs racontées sous forme de leçons de vie et de maximes. « Je pourrais être riche, mais je n’ai pas voulu me salir dans la vie, j’ai de la morale. » « On doit souffrir, mais souffrir dans la dignité. » « La foi déplace les montagnes. » L’accord des auditeurs est en même temps recherché par des « c’est ça, bien comme ça » ou des « Vous savez bien comment c’est ? » qui ponctuent le propos. Un souci de distinction rompt parfois le conformisme ambiant. L’une fait par exemple savoir « Moi, j’ai un diplôme de cuisinière » peu après qu’une autre a affirmé « ma fille sera quelqu’un, je lui paie des cours d’anglais et d’informatique. » Mais la mise en avant d’une différence suppose toujours d’avoir d’abord exprimé sa conformité à des normes sociales, tant ce qui est commun ne paraît reposer que sur le partage de principes moraux. L’expression de l’individualité n’est pour cette raison possible que par l’évocation préalable de ce qui fonde moralement le collectif [12]. Mais c’est le doute qui domine pourtant la conversation. Car si l’on craint tant les jugements d’autrui, c’est qu’ils contiennent potentiellement la possibilité d’invalider sa présentation de soi. D’où l’insistance permanente à obtenir son approbation [13].

Se dire par un titre scolaire

20Cette construction identitaire par narration de soi se fait aussi autour de l’évocation de titres scolaires. Les travailleuses domestiques qui n’ont pu en obtenir l’expliquent par des vicissitudes qui les ont sorties prématurément de l’école. Et celles qui ont obtenu des diplômes le font vite savoir et y voient une preuve de leur valeur, même si leur situation d’emploi n’est pas différente.

21L’obtention de titres scolaires est d’abord vue comme un moyen d’échapper au stigmate qui afflige la condition de domestique. Si la plupart de ces femmes engagées dans un projet de formation ont moins de vingt-cinq ans et n’ont pas d’obligation familiale, il n’est pas rare d’en rencontrer dans la cinquantaine qui cherchent à obtenir le diplôme de fin d’études secondaires. Sans être nuls, les espoirs d’ascension sont pourtant limités. Si quelques-unes deviennent institutrice, employée de bureau ou aide-soignante, la plupart ne parviennent pas à quitter l’emploi domestique ou ne le font que pour une vie de mère au foyer ou des occupations aussi mal payées dans le nettoyage industriel.

22Cependant, le fait de pouvoir dire que l’on étudie est déjà en lui-même un élément de la narration de soi qui concourt à la construction identitaire. La fréquentation de l’école renforce le discours sur la valeur des diplômes que les femmes du peuple entendent depuis leurs plus jeunes années. L’importance attachée à la réussite scolaire ne tient pas seulement aux perspectives d’ascension sociale qu’elle laisse espérer. Elle réside également dans le prestige que la possession d’un diplôme confère. Dans ces conditions, chercher à obtenir un diplôme est un moyen d’espérer qu’autrui leur reconnaisse une identité stable. C’est pourquoi l’on ne saurait se contenter de constater l’abîme entre les attentes déposées dans l’école et la probabilité objective de s’élever socialement sans manquer l’importance de la quête de statut qui sous-tend l’investissement dans un projet d’étude.

23Si un diplôme confère un statut, c’est aussi parce qu’il permet d’espérer un emploi reconnu comme profession. Plus encore que le titre scolaire, le titre professionnel garantit une identité reconnue par les autres. C’est notamment le cas de celles qui, au terme de deux années d’étude après le bac, se sont vues délivrer le grade d’aide-soignante, mais ne trouvent pas d’emploi, les hôpitaux s’appuyant beaucoup sur des stagiaires qui cherchent à obtenir ce titre. Cette construction de l’identité personnelle par rapport à l’idée de profession ne renvoie pas seulement à la dévalorisation de l’emploi domestique. Elle exprime aussi la vigueur du corporatisme dans l’imaginaire social brésilien. Depuis les années 1930, le droit social a contribué à dessiner des statuts sociaux différenciés qui, outre des prérogatives, définissent des critères de prestige social (Santos, 1979).
Pour celles qui ont dépassé l’âge où l’on poursuit habituellement des études, fréquenter un établissement scolaire permet de surcroît de ne pas se résigner à la condition de domestique. Se dire « étudiante » devient alors un ressort de la narration de soi où l’espoir d’un futur meilleur n’est possible qu’au prix d’une conjugaison du présent qui occulte tout ce que les déterminations sociologiques font entrevoir. L’essentiel est d’y croire ou, à tout le moins, de laisser croire que l’on y croie encore. C’est aussi pour cet ensemble de raisons qu’il n’y a guère de sens à se demander si ces femmes croient vraiment que leurs rêves se réaliseront. Dire que l’espoir les fait vivre a tout du raccourci psychologisant sans être totalement faux non plus. Il est plus juste de soutenir que la possibilité de se construire une identité virtuelle par la narration de soi permet aux travailleuses domestiques de maintenir vaille que vaille une identité personnelle singulièrement fragile.

Imaginer des reparties pour résister à la domination

24Chez les travailleuses domestiques, l’évocation de reparties adressées à un employeur constitue une ressource notable de la construction identitaire par narration de soi. Ces reparties sont bien sûr dans la plupart des cas imaginaires. La peur de perdre son emploi impose en effet souvent, on le sait, au subalterne de se taire quand son supérieur lui fait une critique injustifiée ou le traite d’une façon qu’il juge méprisante. Et alors, pour reprendre une expression consacrée, il ne dit rien, mais n’en pense pas moins. C’est le cas des travailleuses domestiques qui disent préférer encaisser sans mot dire la réprimande d’un employeur, quitte à cesser de le servir, plutôt que de lui retourner ses paroles. Cela ne signifie pour autant pas qu’elles n’imaginent jamais leur adresser une repartie qui renverserait les torts. Une bonne partie des récits qu’elles donnent – en situation d’entretien ou lors de conversations entre elles – des différends qui les ont opposées à un employeur contient justement ces reparties auxquelles elles ont pensé.

L’acceptation tacite de la hiérarchie sociale

25De la réponse cinglante au sourire entendu en passant par la note d’humour bien pesée, il existe toute une gamme de reparties possibles [14]. Pourtant, dans tous les cas, leur contenu en dit long sur le rapport à la domination de celui qui en conteste les manifestations. Dans les échanges verbaux auxquelles donnent lieu les interactions conflictuelles, les reparties fournissent en effet des informations sur la façon dont l’acteur pris à partie se prévaut d’une position, et des prérogatives qui lui sont associées, pour arguer de son bon droit, tant une idée de la place que l’on revendique ou que l’on assigne à autrui est au cœur de ces interactions. L’intention de remettre quelqu’un à sa place n’aurait aucun sens si celui qui la nourrit ne disposait pas d’une représentation de l’ordre social et de son fonctionnement ou, à tout le moins, de ce qu’il devrait être.

26Ces réparties imaginées ont ceci d’intéressant qu’elles constituent un aspect du discours des travailleuses domestiques absolument indépendant de sa plausibilité. Elles sont, d’une part, les reparties qu’elles auraient aimé adresser à leur employeur, et, d’autre part, les reparties qu’elles prétendent leur avoir destinées mais qu’elles ont inventées. Les premières commencent généralement par ces termes : « J’ai failli lui dire… », « Je me suis tue, mais j’ai pensé… », « J’avais envie de répondre… ». Elles se poursuivent par un propos qui retournent en leur faveur une injonction hiérarchique (« Vous ne pouvez pas me demander de travailler dimanche, la domestique a droit à un jour de repos, l’esclavage n’existe plus. »), une réprimande injustifiée (« Pour sûr que je n’ai pas eu le temps de nettoyer la cuisine, j’ai dû nettoyer trois fois les toilettes qui sont toujours sales. ») ou une parole méprisante (« Je suis pauvre, mais je ne passe pas mon temps à crier misère parce que je ne peux pas m’acheter des vêtements de marque. »). Le second type de reparties imaginaires peut être identifié quand les domestiques relatent à des tiers un échange conflictuel qui n’a pas eu exactement lieu dans les termes qu’elles rapportent. J’en ai notamment souvent entendu dans la salle d’attente du syndicat des travailleurs domestiques quand, après avoir revu leur ancien employeur dans le bureau de l’avocat, les plaignantes viennent raconter ce qui s’est passé aux domestiques qui attendent leur tour d’être reçues. Elles reconstituent alors fréquemment une partie des échanges qu’elles ont eue en rajoutant une ou plusieurs phrases qu’elles n’ont en réalité pas prononcées, mais qui auraient eu pour effet, selon elles, de « fermer la gueule » (calar a boca) à leur patron(ne) ou de le (ou la) laisser dans l’embarras au bord du ridicule. Une femme de trente-cinq ans, restée silencieuse quand son patron a dit à l’avocat du syndicat qu’il l’avait renvoyée suite à un vol, prétend avoir répondu : « Alors je lui ai dit : “C’est un mensonge, c’est un mensonge. C’est vous le voleur. Vous m’avez volée, vous ne m’avez pas déclarée. ” J’ai dit que la voleuse c’était elle. J’ai dit qu’elle m’avait volée, parce qu’elle ne m’avait pas déclarée. Elle a fermé sa gueule. Exactement comme cela. » Une autre, qui a essuyé sans broncher l’agressivité de son ancienne patronne qui l’a durement accusée d’ingratitude, soutient devant un petit public de plaignantes installé sur les chaises du patio : « J’ai demandé à la femme de bien se tenir. “Vous n’avez pas besoin de crier, ça ne sert à rien. ” Elle est névrosée, complètement agitée, je lui ai dit qu’elle devrait voir un psychologue. “Vous êtes malade des nerfs, vous devriez consulter un psychologue. ” Elle n’a rien dit, elle avait l’air ridicule. »

27Les reparties imaginaires des travailleuses domestiques révèlent en premier lieu une acceptation tacite de la hiérarchie sociale qui va au-delà du constat de l’asymétrie de positions avec l’employeur et de ses conséquences sur la relation de travail. Il est ainsi notable que la possibilité de la violence physique soit absente de ces reparties. Aussi irritée que soit une domestique contre son patron, il ne m’a jamais été donné d’entendre des propos du type « J’ai failli la gifler », comme cela est fréquemment le cas en France quand les subalternes relatent ce qu’ils ont eu envie de renvoyer à un supérieur hiérarchique injuste ou grossier. Cette retenue ne doit pas être confondue avec le comportement de déférence que ces femmes se doivent d’exprimer en présence de ceux qu’elles servent, et dont Goffman (1974) a montré qu’il traduisait peu les vrais sentiments. Elle concerne, au contraire, la façon dont elles parlent de ceux qu’elles servent en leur absence. Les reproches qui sont adressés sont généralement formulés dans des termes bien moins virulents que ceux utilisés dans les conflits qui opposent entre eux les membres des milieux populaires. Dans les relations avec les employeurs, les domestiques acceptent l’existence d’une différence de position fonctionnelle, à la condition que ceux qu’elles servent n’affichent pas ostentatoirement leur supériorité sociale et n’abusent pas de leur pouvoir pour exiger d’elles plus que ce qu’elles peuvent faire. La hiérarchie n’étant pas remise en cause, leurs reproches portent sur l’injustice dont ils ont pu faire preuve (par des réprimandes injustifiées ou un renvoi pour un motif futile), les mérites qu’ils n’ont pas reconnus en refusant une augmentation ou les propos méprisants qui ont révélés l’infériorité dans laquelle ils les tenaient. Souvent même, c’est l’incapacité du dominant à se comporter conformément à ce que l’on attend d’un supérieur qui est sévèrement critiquée. Pour avoir refusé une avance sur salaire ou ne pas avoir acquitté les cotisations sociales, un employeur se fera par exemple traiter de « faux riche ». La référence à un rang que celui qui est dénoncé ne saurait pas tenir est ici explicite.
Parce que la hiérarchie sociale entre les travailleuses domestiques et ceux pour qui elles travaillent se présentent sous la forme d’un horizon intangible pour les deux parties, leurs disputes ne donnent par conséquent jamais lieu à ce que le français, par une métaphore animalière, nomme une « prise de becs ». Car, pour qu’il y ait prise de becs, encore faut-il trouver le bec de l’antagoniste, ce qui suppose que l’on se pense comme se situant sur le même plan d’égalité formelle que lui.

Entre commune humanité et égalité formelle

28Le contenu de ces reparties imaginaires révèle combien l’identité personnelle des travailleuses domestiques dépend du comportement des employeurs. Les reproches qui leur sont adressés sous cette forme s’organisent notamment autour de la dénonciation d’actes et de paroles qui dérogent à l’idée d’une commune humanité de tous les membres du corps social (« Ils m’ont traité comme un chien » ; « Pour elle, je ne suis pas une personne »). Cela explique aussi la simultanéité de la condamnation des comportements infériorisants et l’incapacité à imaginer retourner une injonction hiérarchique par un argument du type « allez vous faire voir » ou « je m’en fous ».

29Ces reparties illustrent le faible enracinement de l’idée d’égalité formelle dans le Brésil contemporain. Cette question, pourtant centrale dans la compréhension du fait démocratique, n’a jusqu’à présent suscité qu’un intérêt secondaire dans les études sur la démocratie en Amérique latine. La pensée sociale latino-américaine a davantage considéré la reconnaissance de l’égalité formelle des individus comme une idéologie masquant la domination exercée par une minorité que comme un trait caractéristique de l’imaginaire démocratique. Plusieurs auteurs se sont cependant engagés dans une voie différente, en suggérant que, en Amérique latine, le problème de l’adhésion à l’imaginaire de la démocratie réside principalement dans la tension produite par la coexistence d’un idéal de relations égalitaires et la présence plus ou moins marquée d’un principe hiérarchique [15]. Selon l’importance de l’élément égalitaire et de l’élément hiérarchique selon les sociétés considérées, le rappel de la hiérarchie donne lieu à des réponses différentes qui en disent néanmoins toujours long sur la teneur des relations sociales. Dans un échange qui a fait date, l’anthropologue brésilien Roberto DaMatta et le politiste argentin Guillermo O’Donnell ont ainsi souligné combien les réponses ordinairement données à une injonction hiérarchique dans ces deux pays traduisaient la présence plus ou moins grande d’un référent égalitaire dans les relations sociales. DaMatta (1983) insiste sur le fait que, au Brésil, la hiérarchie peut être à tout moment rappelée de manière impérative par la phrase « Savez-vous à qui vous parler ? ». La possibilité de cette injonction traduit, selon lui, la vigueur d’une représentation de la société comme une totalité ordonnée et hiérarchisée où chacun, selon sa place, doit se comporter de telle ou telle façon par rapport à autrui. Faisant écho à cette analyse, Guillermo O’Donnell (1984) soutient, de son côté, que, en Argentine, cette logique ne parviendrait pas à s’imposer et que celui qui tenterait de la sorte de se prévaloir d’une position de supériorité se verrait débouter de sa prétention par un cinglant « Je n’en ai rien à faire ». Un type de repartie qui, note-t-il, s’il révèle la plus forte pénétration de l’idéal égalitaire dans la société argentine, traduit cependant une même incapacité à échanger des arguments dans un espace public démocratique.
S’intéresser aux reparties imaginaires des domestiques brésiliennes permet de prolonger ce débat sur les formes et les effets de la rencontre d’une représentation hiérarchique de la société avec l’idée d’égalité. Ces reparties imaginaires expriment en effet l’écart qui subsiste chez elles entre la conviction de la commune humanité de tous les individus et la certitude de leur égalité formelle avec ceux qu’elles servent. Et dans cet écart se lit, de mon point de vue, toute la difficulté de la société brésilienne à se penser comme une société de semblables, tant l’idée de l’égalité formelle des individus n’y a pas encore modifié de manière radicale la façon dont ses membres conçoivent leurs relations. Le sens de ces reparties permet par ailleurs de mettre en évidence l’importance de l’ébranlement des hiérarchies sociales là où DaMatta, même s’il perçoit l’affaiblissement des marqueurs hiérarchiques, propose une lecture anhistorique qui fait peu de cas des changements récents de la société brésilienne. Ce qui caractérise aujourd’hui les relations entre milieux sociaux dans les grandes villes du pays est effectivement moins la coprésence d’un code hiérarchique et d’un code égalitaire que le vide laissé par l’affaiblissement d’un système de statuts qui fournissait des formes d’inscription dans l’ordre social et permettait de régler tant bien que mal les rapports entre supérieurs et inférieurs. Dans le cas des relations entre les domestiques et ceux qui les emploient, ce vide apparaît justement dans cette incapacité des premières à retourner les injonctions hiérarchiques des seconds autrement qu’imaginairement et en en appelant à la commune humanité de tous les membres du corps social.

Conclusion

30Les Brésiliens utilisent une expression imagée pour signifier la faible plausibilité d’un discours. Là où les Français voient une « histoire cousue de fil blanc », ils parlent d’une « histoire mal racontée » (história mal contada). Les pages qui précèdent ont cherché à mettre en évidence l’intérêt sociologique de ces invraisemblances dans la narration de soi pour comprendre la construction identitaire des travailleuses domestiques de Rio de Janeiro. Aussi grosses et aussi peu crédibles soient certaines ficelles discursives, leur utilisation en dit toujours beaucoup sur les contraintes auxquelles font face ceux qui y recourent. Plutôt donc que de céder à cette forme de radicalisme méthodologique qui dénie toute fiabilité aux données obtenues par interview, il est préférable de tirer parti de la possibilité de croiser des discours recueillis dans différents contextes d’énonciation.

31Les questions méthodologiques soulevées dans cet article n’auraient guère d’intérêt si elles ne renvoyaient pas à des questions d’ordre théorique. C’est par l’évocation de certaines de ces dernières qu’il nous paraît opportun de conclure.

32La construction identitaire par narration de soi de ces travailleuses domestiques rappelle en effet la diversité des processus d’individualisation soulignée par Balandier (1955) il y a déjà plus de cinquante ans. À l’heure où le thème de la globalisation autorise fréquemment la transposition sans limites de théories formulées à partir du contexte de la modernité occidentale, il n’est pas mal venu de s’en souvenir. Ces femmes sont certes modernes au sens sociologique, c’est-à-dire des individus dont l’identité n’est pas donnée par la structure sociale et qui n’ont d’autre choix que de devoir se livrer en permanence à un travail laborieux de construction de l’identité personnelle. Mais il ne faut pas non plus se tromper sur la modernité qu’elles vivent. Car si elles doivent se construire elles-mêmes au travers d’un projet réflexif qui passe par la capacité à tenir un récit sur soi, elles ne baignent pas dans cette auto-réflexivité permanente que, dans des raisonnements inspirés des travaux de Giddens, on a identifié dans les couches moyennes et supérieures des sociétés anciennement industrialisées. La stéréotypie de leurs propos, ainsi que le besoin constant de se définir par rapport à des valeurs morales correspondant à des rôles socialement légitimes, traduit ainsi leur difficulté à marquer une distance par rapport aux rôles dévolus aux femmes dans les milieux populaires.

33Les travailleuses domestiques de Rio ne ressemblent pourtant pas davantage aux individus de la première modernité, « fondus dans leurs rôles » selon l’expression de François Dubet (2002, p. 31). Elles peuvent certes construire leur identité à l’écart d’appartenances familiales et sociales premières, et, de plus en plus, en référence à l’école et à des catégories juridiques qui les invitent à se penser comme des sujets de droit. Mais l’État ne parvient jamais à atteindre la totalité de la personne comme au temps où existait un « programme institutionnel » qui parvenait à entretenir, depuis le haut, la croyance en l’adéquation d’une personne et d’un rôle social spécifique (ibid.). L’on rencontre ici une des dimensions de la modernité de la société brésilienne, souvent trop vite rapprochée, dans des raisonnements évolutionnistes, des expressions que la modernité a prises en Europe et aux États-Unis. Au Brésil, l’État imprime assurément sa marque au social et contribue à la construction identitaire par les titres scolaires qu’il certifie et les droits sociaux qu’il reconnaît à différentes catégories de travailleurs. Mais, en même temps, ces femmes pauvres que sont les travailleuses domestiques restent toujours, d’une part, contraintes par une façon ancienne de jouer les rôles féminins, tout en étant, d’autre part, exposées aux messages individualisants véhiculés par l’école et la vulgate psychologique des émissions télévisées. Il en résulte qu’elles doivent composer dans une sorte d’entre-deux où, d’un côté, ces rôles, à défaut de véritablement correspondre à ce qu’elles éprouvent, leur fournissent des modèles d’inscription sociale auxquels elles s’évertuent d’adhérer, et où, d’un autre côté, ces mêmes rôles, parce qu’elles ne peuvent pas les réaliser ou que l’aspiration à vivre pour soi les pousse à ne pas s’en rendre prisonnières, sont vécus comme un carcan qui meurtrit l’identité personnelle.

Notes

  • [*]
    Université Paris Diderot, Paris 7, URMIS.
  • [1]
    L’auteur remercie les deux lecteurs anonymes pour leurs commentaires et leurs suggestions.
  • [2]
    L’ouvrage de Jean Peneff (1990) sur la méthode biographique abonde en ce sens, en formulant des préconisations méthodologiques tout à fait bienvenues en la matière.
  • [3]
    Stephen Steinberg a ainsi mis en garde contre les risques de « l’illusion ethnographique » (ethnographic fallacy) à propos de la croyance en la capacité de l’observation à véritablement donner accès à la réalité sociale. Cité par Duneier (1999, p. 343).
  • [4]
    Cette quête de la donnée « pure » dans la sociologie qualitative est d’autant plus surprenante que, à ce propos, les limites des recherches quantitatives sont aujourd’hui admises par la plupart de ceux qui en font. En sociologie ou en démographie, un raisonnement ne peut ainsi jamais être parfaitement « toutes choses égales par ailleurs », de nouvelles variables à neutraliser pouvant toujours être isolées dans l’infinie diversité du monde social.
  • [5]
    Parmi une longue liste de travaux, on renverra ici à ceux de Beaud (1996), Bertaux (1997), Dubar et Demazière (1997) et Martuccelli (2006).
  • [6]
    Pour désigner en généralité les femmes qui tirent des revenus de l’emploi domestique, je parle de « travailleuse domestique », expression sans doute un peu lourde à l’oreille mais qui permet de faire ressortir le fait que, bien que souvent non perçu comme tel voire invisible aux yeux des employeurs, le travail domestique est un travail. Pour éviter des répétitions et faire une place au point de vue de ces employeurs, j’ai choisi cependant à plusieurs reprises de traduire le mot portugais empregada par le terme bonne qui, en dépit de son aspect aujourd’hui vieilli en français, est souvent le plus adéquat.
  • [7]
    Réalisée entre 2001 et 2005 sur une durée totale de près d’un an, cette enquête s’est intéressée aux formes de construction identitaire des travailleuses domestiques et à leur sens du juste dans les relations avec ceux qui les emploient et lorsqu’elles recourent au judiciaire quand elles estiment que ces derniers ne respectent pas le droit social (Vidal, 2007). Elle repose sur cinquante-sept histoires de vie avec des travailleuses domestiques ou d’anciennes travailleuses domestiques, des entretiens avec des employeurs, des patrons d’agences de placement, des magistrats et des avocats, et l’ethnographie d’espaces publics fréquentés par ces femmes, du syndicat des travailleurs domestiques de la commune de Rio de Janeiro et du tribunal régional du travail où sont examinés les litiges sur le droit social qui opposent les domestiques et leurs employeurs.
  • [8]
    Dans une situation inverse du point de vue de l’identité de genre, i.e. le fait d’être une femme dans un univers masculin qui cultive la virilité, voir le livre de Anne Saouter (2000) sur le rugby qui montre comment la différence de genre s’est aussi révélée un atout.
  • [9]
    Comme le constate Ning Tang dans une recherche sur les femmes universitaires, la dynamique de ses interviews variait considérablement selon les différences de position qui lui étaient prêtées en Chine et en Grande-Bretagne. Elle en conclut que la « relation non-hiérarchique » des femmes entre elles dont a parlé la sociologue féministe Ann Oakley ne lui semble pas exister dans un univers hiérarchisé comme le monde académique (Tang, 2002).
  • [10]
    Pour une discussion détaillée sur l’observation à couvert et à découvert, voir Peretz (1998) et Georges (2003).
  • [11]
    On suit ici la précision apportée par Kerbrat-Orecchioni (1990, p. 15) quand elle rappelle la polysémie du terme de « monologue ». Il peut en effet désigner, au sens strict, « un discours non adressé, si ce n’est à soi-même ( “self-talk ”) », ou, au sens étendu, le « discours adressé à une “audience ”, mais qui ne permet pas l’alternance ».
  • [12]
    Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon analyse (Vidal, 1998, p. 68).
  • [13]
    Linda-Ann Rebhun (1999) a bien montré que le portugais parlé au Brésil contient beaucoup de courtes phrases interro-négatives, des tag questions, ayant pour fonction d’amener l’auditeur à valider le propos qui lui est proposé. Nombre d’affirmations se terminent ainsi par « n’est-ce pas ? » (« não é ? », « né ? », « não é não ? »), « tu le savais ? » (« Sabia ? »), « tu ne le sais pas ? » (« você não sabe ? »), « tu comprends ? » (« entendeu ? », « viu ? »), etc. Ces tag questions sont encore plus répandues en milieu populaire que dans les couches supérieures, et l’on pourrait probablement construire un indicateur de vulnérabilité identitaire en fonction de leur fréquence.
  • [14]
    Voir par exemple l’analyse que Jacques Brès (1994) fait des stratégies verbales des mineurs de Ladrecht dans les houillères des Cévennes.
  • [15]
    Danilo Martuccelli en évoque quelques figures et en propose une interprétation (Martuccelli, 2002, p. 312 et suivantes).
Français

Résumé

Cet article se propose d’examiner plusieurs dimensions du rapport entre narration de soi et construction identitaire chez les travailleuses domestiques de Rio de Janeiro, en insistant sur l’intérêt pour l’analyse du recoupement de matériaux discursifs recueillis dans des situations d’entretiens formalisés et différents contextes d’observation. Les histoires que les travailleuses domestiques racontent et se racontent en les racontant révèlent en filigrane des traits centraux de leur expérience qui invitent à prendre au sérieux ce que les individus disent d’eux et à le soumettre à un questionnement distinct de celui qui interroge la plausibilité du discours. On reviendra pour cela d’abord sur les leçons à tirer d’une enquête menée depuis une position de légitimité sociale. On verra alors la fonction de réassurance que prend chez elles la conversation, et la place que la référence à la moralité y occupe. On mettra pour terminer en évidence la signification des réparties qu’elles disent avoir faites à leurs employeurs.

Mots-clés

  • Brésil
  • travailleuses domestiques
  • méthodologie/methods
  • construction identitaire/identity formation
  • narration de soi
  • genre
  • Rio de Janeiro

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Dominique Vidal [*]
  • [*]
    Université Paris Diderot, Paris 7, URMIS.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/autr.051.0099
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