CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Évoquer les produits de terroir conduit nécessairement à évoquer la notion de terroir et à constater la variété de ses contenus et de ses usages. C’est aussi se poser la question de la dénomination, c’est-à-dire du nom géographique et du sens donné à l’espace que ce nom représente et des usages de ce nom, qu’ils soient réglementairement établis (par un label, par exemple) ou non (par des habitudes ou par l’information publique).

2Les usages de l’expression « produit de terroir » nous paraît ouvrir trois axes de réflexion, que nous allons parcourir dans les pages qui suivent en les illustrant par plusieurs productions agro-alimentaires du milieu aride chilien :

  • le premier de ces axes concerne le territoire : ses ressources biophysiques et ses ressources humaines (les savoir-produire, savoir-transformer et savoir-évoluer de ses habitants), sa localisation, son périmètre, sa superficie et les systèmes de production qui s’y rencontrent ;
  • un second axe concerne le terroir, dans son sens social et historique, c’est-à-dire entre autres dans la profondeur de son évolution économique et dans les conséquences des décisions politiques sur ce niveau d’organisation, qui est l’une des formes du local dans ses rapports avec les autres niveaux (régional, national, global…) ;
  • le troisième axe aborde le nom du terroir-territoire, fréquemment nom géographique puis éventuellement label officiel et protégé par une dénomination d’origine, qui vont donner une identité exclusive au terroir-territoire et aux acteurs et produits qui lui correspondent.
Au centre de ce triangle, et reliant ses éléments entre eux, plaçons l’image du terroir-territoire, celle du produit (semblable ou différente : la question se pose) et aussi celle transcrite et convoquée par le nom géographique. Nous considérons ici l’image comme un produit social et économique, à l’intersection de la production et de la consommation ; production et consommation qui sont décidées (ou subies) non seulement par les producteurs et les consommateurs comme personnes ou comme entreprises, mais aussi par des acteurs associés, publics et privés, à de multiples échelles : aménageurs, financeurs, législateurs. Chacun de ces objets d’étude induit de multiples interprétations et perspectives, des relations nombreuses en termes d’échelles et d’organisations des productions : leur mise en système dans le schéma que nous venons de proposer évoque et annonce une complication d’autant plus grande que nous y superposons la notion de variété agro-biologique et culturelle, qui ressort aussi des champs multiscalaires du biophysique et du social.

3Nous allons donc nous guider sur la question suivante : la variété des usages des termes territoire, terroir, label correspond-elle a une variété agrobiologique et culturelle ? Et de façon complémentaire : la variété des attentes et des espoirs à l’égard des labels territoriaux de production alimentaire destinée au marché correspond-elle à la conservation – voire à l’émergence – d’une variété agrobiologique et culturelle ?

4Pour illustrer la réelle complexité du sujet, nous proposons l’espace géographique de la Région de Coquimbo, au Chili. Le concept de produit de terroir n’y est pas inconnu, il a été introduit en 2005 auprès des petits et moyens producteurs agricoles et pastoraux des hautes vallées et de la montagne dans le cadre d’un programme de développement. Les grands entrepreneurs agricoles qui produisent pour l’exportation dans la même région, établis majoritairement dans les moyennes et basses vallées, étaient déjà familiers, sinon du concept, du moins du vocabulaire grâce aux relations techniques et économiques qu’ils entretiennent avec l’Europe méditerranéenne (entre autres) à propos du vin et de l’huile d’olive notamment. Cette différence entre deux « milieux », différence culturelle autant qu’économique et sociale, introduit toutes sortes de nuances dans la perception et dans l’usage qui est fait, ici dans la Région de Coquimbo, de ce que l’on appelle en France « produit de terroir ». Ces nuances sont perceptibles dans les attentes des producteurs en ce qui concerne le futur de leur exploitation, telles qu’eux-mêmes les expriment. Elles sont perceptibles également dans leurs rapports avec l’organisation de la consommation, terme plus difficile à saisir car flexible et peu prévisible.

5Un exemple territorial au Chili nous paraît intéressant dans la mesure où il s’agit d’un pays émergent du Sud, à forte croissance économique depuis plusieurs années grâce aux productions minières et où la notion de « tradition agricole », couramment et implicitement associée à celle de terroir « à la française », paraît absente. Ceci dit, les politiques économiques nationales ont orienté le pays depuis de nombreuses années vers le libéralisme et la priorité donnée aux lois du marché à tous les niveaux de régulation souhaitables : le produit de terroir, principalement alimentaire, dans un système spéculatif, n’y serait donc pas aberrant. La pauvreté en milieu rural est l’objet de préoccupations et de mesures étatiques récurrentes, parmi lesquelles la promotion de la production alimentaire territorialisée est récemment (2006) devenue visible au niveau local, quoique encore timidement.
Nous allons donc nous attacher en premier lieu aux producteurs de ces « produits de terroir », dont le devenir est encore incertain. L’examen des usages de la dénomination nous conduira à l’autre famille d’usagers du « produit de terroir » : les consommateurs. Nous suivrons ainsi la piste de plusieurs productions alimentaires régionales qui sont liées aux caractères historiques, sociaux et naturels du territoire géographique. Ce seront des produits transformés issus de la vigne : vin, alcools blancs ; des produits peu transformés issus de l’arboriculture et de l’élevage de montagne : fruits secs (pêches et abricots, poires, figues, papayes, noix) et viande séchée ; et de l’une des productions les plus intéressantes par ses contradictions : le fromage de chèvre. Nous laisserons de côté les fruits frais (raisin de table, agrumes, avocats), tout en y faisant allusion à l’occasion puisque ces productions sont en partie intégrées dans les mêmes systèmes d’exploitation et qu’ils sont produits sur les mêmes territoires, parfois par les mêmes producteurs. Nous n’aborderons pas l’huile d’olive, produite de façon marginale ou depuis trop peu de temps dans la région, et dont la production appartient au domaine industriel plus qu’au domaine artisanal et nous n’aborderons pas non plus les produits de la mer.

Le mot terroir dans un pays non francophone sous économie libérale

6L’un des vieux mots de la langue française, rajeuni par la géographie tropicale française dans la seconde moitié du vingtième siècle, fait l’objet actuellement d’une exportation active dans le monde économique et dans le champ du développement rural à l’échelle mondiale. Il transcrit, conformément à l’un de ses sens originaux, l’aptitude d’un espace à telle production agricole, presque exclusivement à celle du vin. Le vin étant un produit très transformé issu du raisin, le mot terroir transfère donc vers d’autres cultures son riche contenu historique, social et technique issu de la Méditerranée romaine. Il n’a cependant pas d’équivalent dans la plupart des autres langues européennes. Le concept de terroir, tel qu’illustré par les historiens et les géographes français [Bertrand, 1975] et tel que vigoureusement utilisé par la viti-viniculture française depuis plus d’un siècle, n’a pas d’équivalent au Chili : en espagnol du Chili, c’est territorio qui est utilisé et parfois zonificación pour en exprimer les seuls caractères biophysiques. Le terme terroir n’est pas traduit, il est utilisé (avec un rien de snobisme) sous sa forme française. Or, terroir prend au Chili un contenu différent du contenu français, puisque ses contenus historiques et géographiques sont, sinon absents, du moins très différents de ce qu’ils sont en France méditerranéenne. Il suffit de rappeler que l’économie du Chili s’est davantage fondée sur l’exploitation des mines, sur les villes, les ports et l’océan que sur l’exploitation des espaces agro-pastoraux : désert chaud et sec au nord, désert froid et humide au sud et hautes montagnes escarpées presque partout ont laissé d’autant moins de place à des identités rurales agricoles singulières que l’histoire de la propriété a vu se prolonger les grands latifundios jusqu’aux années 1970. Le caractère réellement patrimonial que peut avoir un espace de production, entretenu en fonction des qualités reconnues du milieu local par des savoir-faire transmis sur place au sein d’une communauté rurale stable, n’existe pas ici. Les paroisses coloniales ont été transformées, les populations se sont déplacées (parfois contre leur gré), les organisations administratives couvrent des superficies souvent très étendues. La notion de communauté rurale d’habitants, de producteurs et d’associés, socialement et géographiquement identifiable par un nom durablement connu et un espace-système de production « local », n’existe pas clairement ici. Le mot espagnol terruño est connu mais il exprimerait plutôt l’idée du lieu de naissance et de « la terre des ancêtres », l’attachement individuel profond à un lieu campagnard.

7Ce n’est pas seulement l’histoire rurale de cette région du Chili qui n’a pas favorisé la continuité du concept socio-géographique, c’est aussi l’évolution économique du pays tout entier, résolument tourné vers le libéralisme économique et l’initiative privée, individuelle et entreprenariale : lois du marché et de la libre concurrence, production pour l’exportation et rôle très important du secteur bancaire sont les éléments qui continuent à donner la priorité au mondial sur le local, à l’image du produit sur le produit lui-même, aux services standardisés et aux pré-formatages sur une spécificité supposée originale. Ces orientations, si elles ne font pas l’unanimité des producteurs (et notamment de ceux qui n’ont pas accès à la « sécurité » de ces systèmes de valorisation et de rentabilité), sont cependant largement admises et majoritaires. Nous nous trouvons alors devant deux utilisations du concept de terroir : l’une utilisant le terme comme appel dans le cadre de marketings visibles sur la scène mondiale pour développer tel champ d’activités, en conformité avec les règles générales et les intérêts particuliers ; l’autre l’utilisant pour lutter précisément contre cette orientation, en prônant l’intérêt d’une production locale a priori plus soignée et plus personnalisée que les généralisations planétaires d’origine en partie étrangère, perçues alors comme inadéquates et non durables. Le premier usage est celui des grandes entreprises nationales et multinationales, qui sont en quête d’originalité et de labels pour lutter contre la forte concurrence des nombreux pays émergents dont le potentiel agrophysique, au niveau du pays tout entier et sans entrer dans les détails, est semblable à celui du Chili : Mexique, Argentine, Afrique du Sud, Maroc, Nouvelle Zélande, Australie. Le second est, dans la Région de Coquimbo, celui de petits et moyens propriétaires, voire de paysans sans terre, pourvus de peu de moyens monétaires et de peu d’influence sur les orientations socio-économiques et sur les réglementations. Néanmoins ces producteurs sont confortés par des mouvements présents dans toute l’Amérique latine et caraïbe, rendus visibles sur la scène mondiale par les manifestes alter-mondialistes et par les exemples de la pomme de terre et de la quinoa de l’altiplano péruano-bolivien, ou du guarana du Brésil.
Ce qui attire l’attention à propos de la Région de Coquimbo c’est que, littéralement et au sens propre, une simple clôture peut séparer les deux orientations, ce qui nous amène à nous interroger sur ce qu’est ou sur ce que serait, géographiquement et dans un tel contexte, le sens d’un terroir.

Territoires en Région de Coquimbo

8Dans les trois provinces de la Région de Coquimbo (du sud au nord : Choapa, Limarí, Elqui, du nom de chaque fleuve principal), l’accès à l’eau (au sens technique et social) a gouverné l’organisation spatiale depuis la colonisation espagnole, et même avant. Sans l’irrigation par les eaux de fonte des neiges de la haute cordillère, l’agriculture n’était guère possible autrefois et ne le serait plus du tout aujourd’hui. Actuellement, et sous une pluviométrie annuelle régulièrement inférieure à 100 mm de pluies d’hiver, le développement agricole des trois provinces repose essentiellement sur l’eau, secondairement sur l’énergie électrique pour en disposer sous pression. On peut se demander, en conséquence, si « l’idée de terroir » à la française (l’espace d’une communauté de producteurs, distinct du voisinage) est cohérente avec l’espace d’un réseau physique : l’espace technique de l’eau est linéaire et orienté par la gravité ; l’espace social de l’irrigation est fondé sur le voisinage et la connexité, le partage, la négociation, la réglementation, le contrôle. En outre, dans l’environnement socio-politique chilien, très marqué à la fois par la grande propriété et par la réforme agraire, aussi bien que dans le système d’exploitation socio-économique national, très marqué par l’activité minière, les organisations de l’espace agricole et pastoral n’ont que peu de rapports avec celles du rural agraire français, ni avec sa continuité historique et sociale.

9Dans la Région de Coquimbo, l’unité administrative et politique la plus petite est celle du découpage communal. Elle est héritée à la fois du regroupement des paroisses anciennes, du renforcement du rôle des petites villes, dans certains cas du déplacement plus ou moins forcé de populations dans les vallées et au bord des routes, et d’une cohérence spatiale liée aux accès à l’eau d’irrigation et donc, indirectement, aux bassins versants et aux grandes propriétés montagnardes [1]. La superficie des communes peut varier beaucoup, indiquons seulement que celle de chacune des cinq communes du Limarí peut être rapprochée de celle d’un demidépartement français, pour donner un ordre de grandeur. Nous sommes donc loin de la « paroisse-commune-terroir » française. Trop vastes et trop montagnardes pour avoir en elles-mêmes une cohérence agraire, les communes de la Région de Coquimbo ne constituent pas réellement le lieu de la gestion agricole : celle-ci est menée par les propriétaires terriens et par les propriétaires des droits d’irriguer (en partie les mêmes), individuellement et collectivement.

10Enfin, un dernier critère territorial : la densité de l’occupation agro-pastorale, nous conduit à évoquer la dichotomie de l’espace exploité. Au fond des vallées moyennes et sur leurs basses pentes, se placent l’agriculture irriguée, les agglomérations (habitats, commerces et services), les axes de transport : les fonds des vallées et les petites plaines alluviales sont les lieux de la production intensive et les lieux de vie, ceux dans lesquels et sur lesquels se prennent les décisions politiques, économiques et sociales, aux divers niveaux des décisions privées et publiques locales [2]. Ce sont les lieux d’une production agricole à propos de laquelle les motivations, les attentes et les décisions des producteurs sont orientés par deux niveaux d’organisation bien différents : celui de leur accès à l’eau (qui est local et qui est complexe [3]), celui du marché international de la production. Or le fait que l’agriculture irriguée de la région soit à 70 % constituée par l’arboriculture (vigne, agrumes, avocatiers) implique des investissements et un entretien coûteux avant et pendant la mise en production, et par conséquent l’intervention d’un secteur bancaire actif, puissant et sélectif. Un producteur citait récemment (en 2007, après une année agricole décevante) que « l’agriculture régionale est aux mains des banques » : ce n’est sans doute pas le niveau adéquat pour l’émergence d’une gestion locale. Car il s’agit bien ici d’émergence : une gestion de l’espace agricole irrigué semblable à une gestion de terroir reste à promouvoir, elle n’existe pas spontanément ici. Ce qui peut s’en rapprocher le plus est la gestion des grandes propriétés viti-vinicoles (Ocho Tierras, Francisco de Aguirre, Santa Rosa de Tabalí, Sutil) : dans chacune, la combinaison de la superficie, des qualités du milieu bio-physique, de la capacité à s’afficher sur le marché national et international et la qualité des crus permet de se poser « presque » comme des terroirs, à une énorme différence près si on les compare au terroir à la française : ces noms ne peuvent guère se réclamer d’une longue tradition locale ni de savoir-faire paysans et ancestraux ; les vins sont issus des technologies modernes, de savoir-faire transnationaux, de stratégies de financement et de commercialisation conçues au niveau global.
À l’opposé des paysages irrigués, les hautes pentes des moyennes montagnes et toute la montagne au dessus de 2 000 mètres d’altitude constituent un tout autre espace, un tout autre type de territoire [Reyes et al., 2006 ; Poncet et al., 2007]. Ces montagnes désertiques et escarpées couvrent la quasi-totalité de l’espace de la Région de Coquimbo, qu’il s’agisse de la cordillère côtière du Pacifique, des hautes Andes qui font la frontière avec l’Argentine ou des chaînons orientés estouest qui compartimentent la Région en trois bassins versants correspondant aux trois provinces [Instituto Geográfico Militar, 1988]. Elles sont le domaine des « paysans pauvres », souvent non propriétaires de terres, de l’élevage caprin (en partie transhumant vers les estives de haute altitude de la cordillère des Andes) et des mines, grandes et petites (cuivre, or, fer, lapis lazuli). Elles sont la propriété de personnes individuelles et de sociétés familiales privées, de communautés agricoles et de sociétés minières. Dépourvues des ressources en eau suffisantes pour une agriculture irriguée, ou sous un climat trop froid, les montagnes sont utilisées par les éleveurs, qui en sont soit propriétaires, soit locataires, ce dernier cas étant le plus général notamment en haute montagne andine [Koné, 2007].
L’idée qu’« il manque un niveau territorial » a commencé à se faire jour auprès des producteurs-propriétaires moyens (entre 10 et 50 hectares), en particulier auprès des producteurs de produits semi transformés, qui voient un intérêt à se regrouper entre voisins, non plus seulement pour les transports et les prix de vente, mais aussi pour la promotion de la production elle-même. Certains viti-viniculteurs connaissent les terroirs français (au sens viticole traditionnel) pour les avoir visités, entre autre au cours d’échanges inter-régionaux (Région Languedoc, Région Centre). Ils connaissent aussi le rapport entre territoire et label, ne serait-ce que parce qu’il y a quelques années, le Chili était ostensiblement producteur de vin de champagne : il s’est trouvé vigoureusement rappelé au respect de l’authenticité géographique. Par ailleurs, la diversité des milieux géographiques qui accueillent les productions agricoles est très élevée. L’environnement montagnard engendre une mosaïque de caractères biophysiques plus ou moins favorables à tel système de production : qualité des sols (en termes de capacité de rétention de l’eau, notamment), degré et orientation des pentes, altitude et nombre de jours de gel, exposition au vent, etc. La petite ville d’El Palqui (5 300 habitants) et les terres qui l’entourent sont réputées pour la précocité (dès le mois de décembre) des récoltes de raisin de table : ses producteurs peuvent alors imposer leurs prix aux courtiers de New-York, Boston et Philadelphie. Le mètre carré de terre irrigué y est plus cher qu’ailleurs dans le Limarí [Alvarez, 2005 ; Reyes 2009]. Au sens de la relation étroite entre un espace et plusieurs caractères positifs de sa production agricole, El Palqui pourrait constituer un terroir si la notion territoriale correspondante y prenait sens, ce qui n’est pas exclu dans le futur. En effet, le besoin se fait sentir, aussi bien pour les agents du développement rural national que pour les agronomes des entreprises agricoles, de travailler et de prévoir (en d’autres termes « de s’organiser ») sur des espaces plus petits que celui des communes. Le district censitaire est alors évoqué : c’est l’espace couvert par un agent recenseur (ou une équipe) lors des recensements de la population et des recensements agricoles et pastoraux, décennaux dans les deux cas. Le district censitaire est connu et cartographié, bien que son périmètre change parfois d’une opération à l’autre, ce qui gène les comparaisons temporelles. Il est établi en fonction de la répartition spatiale de la population et des moyens de transport, sachant que depuis plusieurs décennies, est menée (avec un succès mitigé) une vigoureuse politique de regroupement de la population vers des villages qui passent alors au statut de villes dès qu’ils sont pourvus d’infrastructures adéquates, ceci afin d’assurer l’accès aux soins, à l’éducation et aux structures administratives. Cette politique est menée en faveur des populations rurales les moins riches, des éleveurs et des agriculteurs qui n’ont pas (ou n’ont plus) de terre à eux [4], ou qui ne disposent pas d’une superficie productive suffisante pour faire vivre une famille et assurer à leurs enfants une vie meilleure que la leur. C’est parmi ces agriculteurs et éleveurs, dont l’avenir est incertain, que l’on rencontre une amorce d’intérêt pour le concept de terroir tel qu’il leur a été exposé en 2006 et 2007 dans le cadre du Programa Territorial Integrado (PTI) de la vallée du Limarí. Or le concept a visiblement intéressé également les petits producteurs et les producteurs moyens (en termes de superficies et de revenus) qui sont souvent propriétaires et qui pratiquent une agriculture très diversifiée en bordure de ville (maraîchage, élevage laitier, fleurs) et dans les parties amont des vallées cultivables et irrigables (production de fruits séchés et de noix).

« Du terroir au produit », ou l’inverse ?

11En 2005, l’équivalent chilien d’un ministère du développement, la Corporación de Fomento de la Producción (CORFO) initia la création du programme territorial intégré du Limarí destiné, comme les programmes de même nature déjà créés ailleurs dans le pays, à booster le développement rural de la province avec un financement de cinq ans. Une grande attention était alors accordée à la notion de territoire et un inventaire géographique et cartographique détaillé de la province du Limarí a été établi. La notion de terroir est apparue tôt dans le développement de ce programme, qui a financé des échanges inter-régionaux et des visites en France sur des sites de production d’huile d’olive et de vin. Leur terroir a longuement été exposé, par exemple, par des producteurs des appellations Sancerre et Reuilly, dans leurs sens géographique, historique, technique et commercial et dans leurs relations avec le label AOC. En 2007, le PTI Limarí changea de direction et de stratégie pour s’orienter, de façon plus restrictive qu’à l’origine, vers certaines productions et non plus vers le territoire[5]. Le fait que ces productions soient aussi celles des grandes entreprises viticoles n’a pas étouffé l’intérêt des petits et moyens producteurs (moins liés à la seule viticulture) pour le thème terroir, vu comme un outil de promotion de leurs produits. C’est le cas notamment des moyens producteurs de fruits de l’amont des vallées cultivées et irriguées. Les producteurs de fromage de chèvre de ces vallées (les voisins et les cousins – littéralement – des moyens producteurs de fruits) s’efforçaient de conserver et de diffuser le fromage de montagne, avec les aides de l’État [Cialdella, 1999 ; Koné, 2007]. Dans ces deux cas, l’argumentation des producteurs pour afficher et faire reconnaître leurs produits était fondée sur trois caractères essentiels.

12D’abord sur une géographie particulière et spécifique, qui permet de proposer des produits originaux et sans équivalent ailleurs au Chili et dans le monde. Néanmoins, l’exemple du fromage de montagne met en évidence les contradictions et les incohérences du rapport entre les producteurs et les pouvoirs publics.

13Le fromage de montagne est lié aux pâturages de haute altitude broutés en été par les chèvres transhumantes ; c’est un système de production qui ne se rencontre, au Chili, qu’en Région de Coquimbo, et sur ses bordures immédiates en Région d’Atacama au Nord et d’Aconcagua au Sud. Les races caprines, criolla (en partie d’origine hispanique), anglo-nubienne et croisée, produisent du lait pour la fabrication d’un fromage réputé, notamment en été quand les chèvres broutent les pâturages de haute altitude. Or, si le fromage de montagne, fabriqué par les éleveurs eux-mêmes, jouit d’une grande réputation, il ne rencontre pas une clientèle étendue. Une distinction est faite, parmi les fromages de chèvre artisanaux, entre le queso de cabra, produit en dehors des estives et commercialisé toute l’année, et le queso de cordillera, qui est saisonnier et produit en transhumance [6] sur les estives. Ses conditions de production – production estivale de montagne ayant des caractéristiques propres, identifiables et intrinsèquement liées à un territoire – font du fromage de cordillère un produit qui pourrait être qualifié « de terroir ». Mais là où nous voyons ce qui pourrait être un produit de terroir, les pouvoirs publics voient un système à éradiquer puisque les conditions de production en haute montagne pendant l’été, et sans infrastructures autres que celles de bergeries sommaires, ne peuvent obéir au règlement sanitaire des aliments : pas d’eau potable, de pasteurisation du lait, de salle d’affinage aux normes sanitaires ni de réseau de distribution assurant en toutes circonstances une bonne conservation des fromages. On entrevoit là une contradiction. Les pouvoirs publics octroient des subsides aux éleveurs transhumants pour compenser les pertes dues à la réduction légale de l’espace transhumant, ce qui apparaît comme un encouragement à leur activité. Puisque le produit de la transhumance est le fromage de montagne, ces subsides paraissent en légitimer la production. Dans le même sens, la mise en place d’un registre des producteurs et l’obligation légale qui est faite de mentionner sur chaque fromage le numéro de registre propre à chaque producteur montre la volonté de traçabilité des fromages. Ce registre octroie en quelque sorte un droit à la commercialisation pour des produits qui, en fait, ne répondent pas, ou pas toujours, au strict règlement sanitaire des aliments. L’idée que le fromage artisanal est impropre à la consommation est très répandue auprès des pouvoirs publics [Espinoza, 2006], indépendamment du fait que les consommateurs locaux restent fidèles à ce produit.

14Les mesures de promotion prises jusqu’ici avec les aides de l’État pour étendre le champ des consommateurs n’ont pas montré l’efficacité attendue. « L’idée de terroir » a commencé à circuler et rencontre un certain intérêt auprès de certains producteurs, mais davantage, certes, auprès des producteurs à plus grande échelle, qui ont des entreprises de fabrication de fromage pasteurisé. Il ne s’agit plus, alors, de fromage de cordillère à proprement parler.

15De cet exemple, on peut rapprocher celui du pisco[7], un alcool blanc distillé à partir de cépages méditerranéens qui produisent un alcool de qualité dans les zones les plus ensoleillées du pays (approximativement entre Santiago et Copiapo). Le pisco est fabriqué dans toute la Région de Coquimbo par des coopératives et des entreprises privées alimentées par des producteurs moyens et petits. Ils s’affichent sous des marques parfois géographiques (Limarí par exemple) : marque, et non pas appellation d’origine. Les pêches, abricots, figues, noix des vallées très ensoleillées (Elqui, Hurtado, Rapel) sont récoltés à la main et séchés au soleil, sans que soit nécessaire une intervention énergétique ni chimique pour leur conservation : le Chili affiche et revendique vigoureusement, d’une manière générale et tous produits alimentaires confondus, la santé de ses cultures et son immunité phyto-sanitaire ; celle-ci a longtemps été assurée par des caractères géographiques exceptionnels (des « déserts infranchissables » de tous les côtés du pays), elle l’est maintenant par des vérifications réglementaires impitoyables.

16Le second argument des producteurs pour afficher et faire reconnaître leurs produits se fonde sur le coût peu élevé de la production et de la transformation, qui permet d’exporter à des prix relativement bas. Les papayes d’Elqui sont vendues confites dans le cadre d’entreprises artisanales familiales, dont le nom d’entreprise et la provenance géographique assurent la réputation jusqu’au-delà des frontières, sans souci de concurrence ni de label pour le moment. Il en est de même pour les noix (qui ne sont pas transformées à proprement parler mais vendues en cerneaux, sans brou et sans coque) et les figues séchées. Les abricots et les pêches séchés des vallées sont réputés, mais peu commercialisés au-delà de leur commune. Citons cependant la variété locale de pêches nommée blanquillo, réputée pour sa qualité et son goût, qu’elle soit fraîche ou séchée : un programme de mise en valeur a été initié par l’INIA (l’équivalent chilien de l’INRA français).
Le troisième argument est fondé sur la rencontre, stratégiquement étudiée, du secteur de la production avec les marchés de consommation. Or la rencontre entre la production que l’on peut qualifier de « locale » et la consommation des produits présente des caractères et des processus très variés : ce sont ces caractères et processus qui font la différence entre les produits, et donc entre les « espérances de terroirs ».
C’est par le marché de consommation, et donc par « le consommateur » que nous allons aborder la diversité des produits locaux, en développant plus précisément la diversité du rapport entre quelques-uns de ces produits et la façon dont ils sont connus et appréciés.

C’est le consommateur qui décide

17Le pisco nous fournit un premier exemple : l’intérêt d’un nom géographique a été développé sous le nom Ovalle (du nom de la ville chef-lieu de la province du Limarí), avec une image de qualité supérieure associée à une production limitée et à une fabrication semi-artisanale : on s’approche là du label produit de terroir, ou plutôt d’une variante « informelle » du label, pourrait-on dire.

18Les vins nous proposent des illustrations plus classiques. Les vins chiliens ne s’affichent pas par provenance géographique mais d’abord par cépages puis par entreprise vinicole. Il se trouve que les entreprises vinicoles de la Région de Coquimbo et du sud de la Région d’Atacama sont les plus septentrionales du pays (situées entre les 31e et 27e degrés de latitude sud), ce dont elles tirent parti pour la promotion de leur production : ensoleillement, qualité et variété des sols, originalité de leur situation extrême leur donnent une « griffe » efficace en termes commerciaux. Les cépages plantés sont cependant conventionnels (cabernet sauvignon, chardonnay, sirah, merlot), auxquels il faut cependant ajouter le célèbre (et rare ?) carménère [8] : la diversité biologique n’est donc guère présente, et il ne semble pas que ce soit ce que recherchent les consommateurs chiliens mais plutôt des qualités engendrées par les conditions de culture de la vigne et d’élevage du vin. Depuis une dizaine d’années, une culture du vin de qualité est apparue dans la région (et pas seulement à Santiago, la capitale du pays), favorisée par des revues spécialisées et par l’approbation des consommateurs pour l’exportation des vins chiliens hors du sous-continent.

19Entre ces deux exemples, citons celui des noix : la forte demande de noix sur le marché mondial a encouragé les petits et moyens producteurs des hautes vallées irrigables bien exposées à planter des noyers (Juglans regia, variété américaine serr, différente des noyers du Périgord et de Grenoble), et à tirer un parti commercial de leur qualité en termes de conservation et d’immunité aux maladies cryptogamiques. Il en est de même pour d’autres fruits, vendus secs (les figues) et confits (les papayes). Ces produits bénéficient d’une image très positive, liée à leur origine géographique, à des noms de marque et aux noms de leurs producteurs, quoique sans labels géographiques proprement dits. Au demeurant, les noyers plantés actuellement sont issus de plants nord américains sans spécificité locale.

20On a vu plus haut que le produit « labellisable » qui pourrait s’apparenter à une dénomination d’origine est le fromage de chèvre, mais le fromage standardisé et non pas celui de montagne : de petites entreprises de transformation du lait ont été subventionnées dans l’espoir que leur production, contrôlée et tracée, franchisse le niveau de commercialisation régional et soit vendue dans les villes chiliennes (Santiago et le Norte Grande notamment) et les États voisins. L’un des arguments forts invoqué par les pouvoirs publics pour le passage de l’artisanat à l’industrialisation était le prix nettement plus élevé que les producteurs pouvaient attendre du nouveau processus [EUROCHILE, 1997] : l’industrialisation était perçue comme un moyen d’augmenter les revenus des petits producteurs, considérés (à tort ou à raison) comme pauvres [Ramírez, 2003]. Or la plupart de ces entreprises ont périclité faute de suivi (notamment en comptabilité et trésorerie), faute de préparation initiale (il n’y a pas eu d’études de marché avant la mise en place des projets) et faute de régularité dans les approvisionnements. L’absence de marché (ne serait-ce que local) pour un produit cher (cinq fois plus que le produit artisanal) a contribué à l’échec. Les entreprises qui se maintiennent produisent un fromage de chèvre pasteurisé produit par des chèvres en stabulation ou qui fréquentent toute l’année les basses vallées et la cordillère côtière. La fabrication et la qualité, uniformisées, rencontrent ainsi plus facilement une clientèle habituée à des produits standardisés : la diversité en goût et en texture disparaît. Le fromage de montagne continue certes à être produit et il est vendu dans la région où il jouit d’une grande réputation, mais c’est – par définition et par tradition proprement dite – un fromage au lait cru et non pasteurisé, donc non conforme aux normes de qualité sanitaire exigées par les acheteurs urbains. Il reste essentiellement consommé par les habitants de la région, ou directement originaires de la région [Serani, 2001], tels que les ouvriers des grandes mines du nord du pays vers lesquels il est expédié. Le fromage de montagne est pourtant le produit qui se rapproche le plus d’un « produit de terroir », aux sens géographique, social et historique. Mais produit « toléré » par les instances nationales, il ne peut pas rencontrer le marché de consommateurs sur lequel il pourrait se déployer.
Ceci dit, et à l’instar des fruits secs, le fromage est considéré, par les producteurs aussi bien que par les développeurs-aménageurs, comme un excellent produit de développement rural, à promouvoir particulièrement auprès des touristes qui fréquentent la région. Le tourisme est en effet considéré comme le meilleur porteur de développement des secteurs montagnards – le seul, en fait. Mais venant principalement des grandes villes du pays et de la sous-région, les touristes consomment les produits standardisés et emballés dont ils ont l’habitude : ils dégustent, certes, mais ils consomment peu.
On peut se demander, à propos de cette région chilienne en cours de transformation, si ce n’est pas le consommateur qui « ferait le terroir », à travers une image (qu’il se fabrique ou qu’on lui fabrique) et un label, à condition que « la tradition » et le caractère artisanal n’entrent pas en contradiction avec ses propres valeurs, en termes de risque pour sa santé, par exemple. Le rapport entre le tourisme et les produits de terroir, et leurs niveaux d’organisation respectifs, ne seront pas abordés ici : ce qu’on peut en distinguer ne va pas dans le sens de la diversification des espèces exploitées, des pratiques de transformation ni des produits proposés.

Le problème du label

21Le label est l’un des outils permettant d’identifier clairement la relation entre l’image, le produit, les savoir-faire. En France, les labels paraissent assez bien connus et compris, dès lors qu’ils s’appliquent à des produits de terroir : bien compris des producteurs, en tous cas, qui connaissent l’histoire, les motifs et les vicissitudes du label qu’ils affichent, et qui savent en parler et en tirer parti. Au Chili, le mot label est compris comme trade mark, c’est-à-dire comme une marque commerciale ou un nom d’entreprise : il n’est donc pas spontanément assimilé à l’image géographique, historique et sociale d’une communauté rurale ni à un produit de fabrication traditionnelle artisanale. Le terme de fromage de montagne, s’agissant du fromage de chèvre fabriqué en estives, autorise et accueille, certes, une assez grande diversité de provenances, d’alimentation des animaux laitiers, de modes de fabrication et de présentations (dimensions et formes) : certains commerçants font valoir les différences de goût engendrées par les différences de provenance en citant au consommateur avisé ou curieux les noms géographiques des vallées et des pâtures. Il ne s’agit pas d’un label mais d’un (discret) affichage territorial. En ce qui concerne cette production, la question du label (au sens européen) ne semble pas se poser (ou pas encore) en termes commerciaux entre les producteurs et les consommateurs : on peut s’interroger d’ailleurs sur le type d’organisation qui créerait, validerait et contrôlerait un label, sur les producteurs qui pourraient en tirer parti et sur les consommateurs qui accorderaient foi à ce label pour sélectionner un produit. Enfin, on peut se demander si un label d’origine géographique ne serait pas au contraire une incitation à une homogénéisation de la production via la demande très conventionnelle d’une clientèle accoutumée à d’autres produits et à d’autres présentations. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire dans le cadre des programmes nationaux de développement : leur objectif est d’homogénéiser les productions et les produits dans le cadre national, où le territoire est alors le Chili tout entier.

La variété biologique et culturelle en question ?

22Dans le tableau compliqué qui vient d’être dressé à propos des produits alimentaires « de terroir » dans la Région de Coquimbo, la variété biologique et culturelle n’est jamais évoquée ni citée comme positive. Les produits qui rencontrent la notion de terroir et se fondent sur des caractères réellement spécifiques du territoire sont surtout des produits transformés, à propos desquels le produit de base (le raisin, le lait) n’a pas d’intérêt en lui-même dans le discours sur la production. L’intérêt est placé dans la quantité et la rentabilité : produire davantage et à moindre coût. Cette option, renforcée par la relative jeunesse de l’agriculture et du pastoralisme chiliens, ne va pas dans le sens de la conservation d’une diversité qui n’existe sans doute plus depuis longtemps. Rappelons ici que la plupart des variétés cultivées et élevées dans la région sont toutes d’origine étrangère, introduites après la colonisation espagnole et modifiées ensuite, notamment par les variétés et cultivars nord-américains. Elle ne va pas non plus dans le sens du développement d’une diversité qui ne rencontre pas (ou pas encore ?) ses clients. Cette diversité n’est pas non plus valorisée ni encouragée. Le « produit de terroir » (ou plutôt une approximation) existe bien, en effet, dans le discours des promotions commerciales dirigées vers une clientèle non locale : c’est l’orientation du développement agro-pastoral telle qu’approuvée par les développeurs et par les producteurs. Mais la diversité agro-biologique et agro-culturelle n’y a pas place, ni dans la production de base, ni dans les savoir-faire de la transformation. Nuançons cependant cette affirmation : la diversité agro-biologique existe et pourrait se développer ; actuellement cependant, on ne voit pas comment elle peut s’exprimer, dans ce pays et dans cette région, en termes territoriaux et en termes labellisés. L’exemple du fromage de cordillère fumé parait significatif : il y a une quarantaine d’années, il était encore fabriqué et vendu. Le produit n’existe plus, mais il y a encore un petit nombre d’éleveurs qui disent avoir su comment le faire.

Conclusion

23Actuellement dans cette région du Chili, la diversité agro-biologique et culturelle ne semble guère être exprimée, développée ni valorisée dans le champ des produits alimentaires des territoires ruraux. L’organisation sociale des espaces, l’organisation économique des chaînes de production et la retenue de l’État dans ses projets et ses régulations ne semblent pas favoriser une évolution semblable à celle des liens entre le territoire, l’agro-pastoralisme et la société tels qu’ils se sont tissés dans le temps long pour donner « le modèle français » (au sens large) que l’on observe actuellement. À travers la réelle complexité agro-pastorale d’un territoire chilien et à travers les confusions et les attentes contradictoires qui accompagnent cette complexité, il semble que les évolutions soient divergentes, sans que l’on puisse dire aujourd’hui vers quoi elles tendent. Dans le cas que nous avons abordé, le terroir et son affichage paraissent être une opportunité parmi d’autres de promotion de la ruralité locale. L’intérêt des producteurs aussi bien que celui de l’État n’est apparemment pas dans la diversité variétale et culturelle, paramètre peu ou pas valorisé.

24C’est plutôt vers la valorisation des territoires marginalisés et peu « rentables » (la haute montagne par exemple) que le concept de terroir pourrait être exploité, mais alors quel que soit le produit, ou tous produits confondus : le fromage, le ski, le pèlerinage… Les « produits de terroir » ne peuvent alors ressortir que de catégories multiples et leur intérêt ne peut être que diversement interprétable, ajustable et utilisable en fonction de critères et de normes variés. Il n’est donc pas très surprenant que l’étude de cas dont nous avons exposé ici quelques éléments ajoute à l’apparence de désordre. Mais peut-être aussi présage-t-elle de l’apparition d’un ordre différent, d’une perception différente (peut-être simplifiée) du territoire et, partant, des produits de terroir. Remarquons toutefois que simplification et diversité paraissent bien peu compatibles dans le domaine de l’agro-production locale que nous avons illustrée ici.

25En Région de Coquimbo au Chili, la variété agrobiologique et culturelle de la production alimentaire territorialisée n’est pas démontrable. Qu’elle ait existé « dans le passé » ne semble confirmé par aucune étude disponible : les discours fragmentaires sur ce point reposent peut-être sur l’idée selon laquelle « avant c’était mieux ». Aura-t-elle des chances de se développer au bénéfice de producteurs locaux eux-mêmes ? Certaines opportunités semblent se manifester, mais ne vont-elles pas promouvoir le seul territoire, sans autre qualité que la valeur ajoutée de son image ? Ou bien la diversité culturelle et biologique n’est-elle pas déjà récupérée (ou potentiellement récupérable) par le marché mondial, les produits et les producteurs non valorisables étant simplement abandonnés pour des raisons déjà acceptées (« les chèvres détruisent l’environnement et peuvent transmettre des maladies graves », par exemple) ? Les tendances actuellement observables n’incitent pas à l’optimisme à l’égard de telles variétés. Néanmoins, ce sont peutêtre de tout autres systèmes qui sont susceptibles de se développer, sur de nouvelles relations entre le territoire et la variété des productions et des savoir-faire, initiées et pratiquées par de nouveaux acteurs. La rapidité des transformations des systèmes de production ruraux dans la Région de Coquimbo, et la capacité des acteurs du développement rural à évoluer et à tirer parti des opportunités, constituent un contexte favorable quoiqu’incertain. Enfin, les actions de développement rural annoncées et menées actuellement en Région de Coquimbo, qui s’apparentent – par leurs échelles et leurs destinataires – à l’encouragement de ce qui se rapproche de « productions de terroirs », sont initiées hors du monde rural, à propos de produits qui existent, certes, mais sur l’argument de leurs consommations potentielles. La parole, l’initiative et la critique ne sont pas (ou pas clairement) données aux producteurs-paysans, qui ne s’impliquent donc que médiocrement dans ces actions. C’est sur ce point que pêchent, à notre sens, les approches simplistes qui pourraient être qualifiées « de terroir » : l’initiative paysanne, si elle était écoutée, amènerait sans doute avec elle une diversité qui rencontrerait peut-être des consommateurs disposés à la valoriser. Néanmoins, et c’est là une contradiction, les pouvoirs publics chiliens, qui se montrent timides ou silencieux dans bien d’autres domaines, imposent vigoureusement une politique d’homogénéisation dès lors qu’il s’agit de « réduction de la pauvreté » paysanne.

Notes

  • [*]
    Géographe, IRD, Orléans (France), yveline.poncet@ird.fr
  • [**]
    Biogéographe, IRD, Orléans (France), tchansia_kone@hotmail.com
  • [***]
    Agronome, Université de La Serena (Chili), freyes@userena.cl
  • [1]
    L’indispensable eau d’irrigation est issue de la fonte des neiges de haute montagne, au printemps et en été. Or la haute montagne est entièrement appropriée en unités de plusieurs centaines ou de plusieurs milliers d’hectares. Ses ressources (eau, mines et pâturages) sont exploitées dans le cadre de systèmes sociaux et politiques dont la complexité et les transformations [Alvarez, 2005 ; Koné, 2007] influencent les organisations territoriales jusqu’à l’océan.
  • [2]
    Le terme « local » (aussi bien que « régional ») appliqué aux décisions publiques a ici un sens relatif puisque le Chili n’est pas un État décentralisé.
  • [3]
    Sur cette complexité technique, sociale et juridique dans le bassin du Limarí, cf. Alvarez, 2005.
  • [4]
    Jusqu’en 2007 (et encore actuellement dans la plupart des cas), les paysans sans terre ni droits d’eau n’ont pas accès aux prêts bancaires pour en acheter, même s’ils les exploitent déjà quand ils sont locataires ou propriétaires communautaires [cf. Reyes, 2009].
  • [5]
    La Corporación de Fomento de la Producción (CORFO) et le gouvernement régional de Coquimbo ont mis en place le programme « Transferencia de Buenas Prácticas de Innovación », destiné à renforcer plusieurs productions choisies comme points d’appui du développement : huile d’olive, miel, agrumes, légumes, noix, avocats, pisco, raisin de table : le titre et le contenu du programme n’ont donc plus suivi une direction similaire à celle de l’idée de terroir.
  • [6]
    Mode de conduite habituel du bétail dans la Région de Coquimbo, actuellement en déclin [Aranda, 1971 ; SAG, 2003].
  • [7]
    Le mot pisco et le produit qu’il désigne sont revendiqués à la fois par le Pérou et par le Chili : les deux États se sont mis en compétition devant l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) pour l’exclusivité de leur utilisation. Cette rivalité ne ressort pas clairement de l’intérêt d’une appellation « d’origine » (les Espagnols ont introduit le pisco dans un territoire colonial pré-étatique, [Cortés, 2005]) mais plutôt, semble-t-il, de batailles économiques et politiques permanentes de tendance assez nationaliste.
  • [8]
    Le carménère a disparu d’Europe lors de la crise du phylloxera à la fin du dix-neuvième siècle. Ce sont les plans chiliens qui ont maintenu la variété, actuellement « supposée absente » du pool variétal cultivé en France.
Français

Résumé

Les actions de développement rural telles qu’on les voit se mettre en place dans la Région de Coquimbo au Chili, ne sont pas précisément orientées vers la variété des productions ni vers la mise en valeur de la variété des savoir-faire. Le terroir, au sens territorial est connu, certes, quoique non formalisé. Mais le terme est davantage exploité pour promouvoir les qualités de produits locaux (mais pas nécessairement « typiques ») sur le marché mondial. Une partie des acteurs concernés sont les producteurs importants (en superficies agricoles et en capitaux d’exploitation) dans le cadre de systèmes qui donnent la parole aux courtiers commerciaux et aux consommateurs, et dont l’un des objectifs est l’homogénéité et la régularité des produits. Les petits et moyens producteurs de produits alimentaires, beaucoup plus proches de « l’exploitation de terroirs » à la française, n’ignorent pas quel intérêt le concept pourrait avoir pour leur activité, quoique les politiques dominantes ne leur donnent guère les moyens de faire émerger leurs initiatives ni de faire connaître leurs produits.

Mots-clés

  • développement rural
  • économie locale
  • territoire
  • terroir
  • Chili

Bibliographie

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Yveline Poncet [*]
Tchansia Koné [**]
Héctor Fabián Reyes [***]
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/autr.050.0017
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