CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Pologne présentait lors de son entrée dans l’Union une agriculture caractérisée par de petites exploitations à faible productivité et capacité d’investissement, partageant leurs productions entre auto-consommation et ventes, et jouant un rôle de refuge social pour une main-d’œuvre – évaluée selon l’approche économique classique comme excédentaire et source de sous-productivité du travail pour le secteur agricole national – trouvant difficilement à s’employer dans un contexte de fort chômage national [Pouliquen, 2001]. Peu soutenue politiquement et économiquement, au contraire du secteur agricole des 15 [ibid., p. 23], elle est pourtant parvenue à se maintenir, tant au cours de la période de transition qu’au cours de la période plus spécifiquement marquée par les politiques de préadhésion à l’Union.

2 Le reflux démographique des petites et moyennes exploitations, présenté comme inéluctable par une partie des études économiques compte-tenu de leur faible capacité de compétition face au potentiel d’investissements des exploitations de plus de 40 hectares, s’est amorcée plus lentement que prévu entre 1990 et 2003 [Gorlach, 2001]. « Au cours de la période de la décennie 90, la part relative [des exploitations individuelles dans la production] s’est renforcée sans que leur taille ne progresse sensiblement, la superficie moyenne passant de 6,3 à 7,2 ha […] Contre toute attente, l’agriculture individuelle n’est pas parvenue à opérer sa conversion moderniste vers un modèle agricole familial intensif comparable à celui qui s’est développé au sein de l’UE » [Maurel, Halamska, Lamarche, 2003, p. 222] La diminution du nombre d’exploitations entre 1988 et 2002 a correspondu « à une baisse annuelle de 0,7 %. Bien que ce taux d’évolution soit beaucoup plus rapide qu’au cours de la période communiste, il demeure plus lent que les changements survenus pour l’agriculture de l’Ouest au cours des années de modernisation forcée » [Halamska, 2004], malgré un contexte économique libéral peu assorti de mesures protectrices. Les mécanismes socio-économiques de cette relative inertie structurelle et de ses limites dans le nouveau contexte européen ont fait l’objet d’études sociologiques et économiques récentes [Maurel, Halamska, Lamarche, 2003 ; Bafoil et alii, 2006 ; Pouliquen, 2001 ; Gorlach 2001, 2003 ; Sikorska, 2003].

3 Il demeurait intéressant d’explorer spécifiquement l’articulation entre les stratégies socio-économiques mises en œuvre par les familles concernées, et les choix agronomiques et techniques opérés sur l’exploitation. Outre l’intérêt anthropologique de ces questions, il s’agit de tenter de caractériser comment le modèle technique dominant – démographiquement – en Pologne rencontre le modèle modernisé soutenu par la Politique agricole commune. Quels bouleversements technique et social l’Union déclenche-t-elle pour la catégorie des exploitations petites et moyennes ? Quels sont les espaces de divergence et de recouvrement entre ce projet européen pour le secteur agricole du pays et les stratégies à l’œuvre dans la majorité des exploitations ? Quels questionnements cette situation ouvre-t-elle en termes de modèle agricole à moyen terme pour la Pologne ?

4 Conduite entre 2004 et 2006, notre recherche s’est centrée sur les aspects de conduite agronomique des exploitations : les questions d’organisation sociale et économique des familles, ainsi que l’impact du contexte économique et politique, ont été abordées de manière à expliquer l’organisation de ce modèle technique.

5 Cet article vise à rendre compte d’une réflexion de fond ayant accompagné cette recherche, et portant sur la confrontation de représentations du modèle agricole polonais – l’une portée par une part des exploitants polonais, dont nous espérons rendre compte, l’autre portée par les institutions européennes et leurs relais nationaux.

6 Nous décrirons dans une première partie les éléments agronomiques et socio-économiques caractérisant les exploitations paysannes « actives » en Pologne. Nous montrerons dans la seconde partie comment ce système se compose d’éléments paysans pré-modernes et d’éléments modernes imbriquées sans se dénaturer mutuellement, puis comment certaines catégories d’exploitations s’éloignent de ce modèle, quand d’autres mettent en œuvre des stratégies visant à le maintenir. Dans la troisième partie, nous montrerons comment les nouvelles mesures européennes de soutien à l’agriculture véhiculent la norme d’un continuum modernisateur sélectif mettant en difficulté les exploitations apparentées au système que nous décrivons. Nous soulignerons pourtant en conclusion les pistes agronomiques, sociales et économiques ouvertes par un tel système paysan modernisé dans l’éventail des modèles de développement agricole européens.

Le terrain, la démarche

7 Les observations qui suivent sont construites à partir de monographies d’exploitations rassemblées dans quatre communes non seulement situées dans les trois anciennes zones de partage, mais aussi dans des régions présentant des caractéristiques agro-économiques très différentes : Knyszyn (Podlasie), Zator (Malopolska), Drobin (Mazovie), et Steszew (Wielkopolska). Ces trois dernières communes ont été étudiées par Halamska, Maurel, et Lamarche (Maurel [1988] – Halamska, Maurel, Lamarche [2003]). Au-delà de la variabilité des formes économiques et sociales, nous avons pu mettre en évidence des constantes dans la conduite technique des exploitations (pour des structures, aspect inattendu de ces observations, allant de 2,5 à 40 hectares), ainsi que dans le récit et la justification des pratiques.

8 Rendre compte des logiques fédératrices, à l’œuvre dans les exploitations de notre échantillon, relève de la démarche de construction d’un idéal-type, qui agrège « une série d’événements construits par la pensée qu’on retrouve très rarement avec leur pureté idéale dans la réalité empirique et souvent pas du tout, mais qui d’un autre côté, parce que leurs éléments sont pris à l’expérience et seulement accentués par la pensée jusqu’au rationnel, servent aussi bien de moyens heuristiques à l’analyse que de moyens constructifs à l’exposé de la diversité empirique » [Weber, 1951, p. 396-397].

9 L’idéal-type donne à penser, il permet de comprendre (par l’appropriation sensible des faits), il permet d’expliquer (en mettant en lumière des causalités).

Les résultats

Composantes du modèle idéal-typique

10 La possession d’une parcelle de terre, sa mise en culture et son exploitation, le lien entre ces productions végétales et l’élevage, l’organisation du travail familial, le mode de constitution du revenu, ont constitué les échelons de l’analyse du fonctionnement de ces exploitations.

11

  • Foncier : les surfaces en propriété ne se vendent qu’en dernier recours, leur transmission a lieu gratuitement au sein de la famille, avec ou sans division égalitaire, selon les périodes historiques et les zones géographiques : la transmission sans division avec indemnisation (sous diverses formes) des collatéraux semble actuellement dominer. En revanche, de nombreux échanges de foncier ont lieu, sous forme de baux informels renouvelés annuellement, contribuant à accroître (hors cadre statistique) la taille des exploitations actives [Pouliquen, 2001, p. 48], moyen de régulation souple de l’activité familiale caractéristique de la stratégie paysanne à l’Est [Tchayanov, 1990, p. 119].
  • Espace agricole : il comporte dans chaque exploitation quatre composantes : terres arables, pâturages et prairies permanent (e) s, forêt paysanne, jardin vivrier. Une parcelle glisse rarement d’une catégorie à l’autre. La vocation de chaque parcelle est déterminée par des données agronomiques (qualité du sol) et spatiales (éloignement du siège d’exploitation). Les meilleures terres de chaque exploitation sont consacrées aux cultures arables, les terres accidentées, trop humides au printemps pour autoriser le labour ou de moindre qualité, sont consacrées aux pâturages permanents et prairies fauchée, les terres les plus pauvres des exploitations, lorsqu’il y en a, sont aujourd’hui boisées. Les terres arables sont occupées, par des rotations triennales, quadriennales voire plus longues. Une tête de rotation sarclée et fumée les amorce en général : pommes de terres en zones moins fertiles, betterave sucrière voire maïs en zone plus propice. Lorsqu’elle est constituée de pommes de terre, la tête de rotation n’occupe guère que quelques % des terres arables, au lieu des 25 à 30 % qu’exigeraient les rotations quadriennales ou triennales : l’effondrement des ventes de pommes de terre vers l’Est depuis les années 90, la chute des cours, le recours accru aux compléments alimentaires commerciaux pour les porcins, limitent l’attrait pour cette culture. C’est pour le moment (et c’est une perte agronomique), la céréale exigeante de tête de rotation qui reçoit l’essentiel de la fumure organique. Ailleurs, betterave sucrière ou plus rarement maïs occupent pleinement la place de tête de rotation sarclée et fumée.
  • Le système de production est un système de polyculture-élevage (lait et porcs) fondé sur la complémentarité entre productions animales et végétales, visant à minimiser les achats de consommations intermédiaires par le recours à l’autoproduction de l’essentiel des fourrages et des matières fertilisantes sous forme de fumiers compostés. Les prairies, et a fortiori les forêts, ne sont présentes que sur les sols de moindre qualité, dans ce cas, l’élevage laitier est plus développé. Lorsque les tanks de hameaux permettant la collecte de petits volumes font défaut (pour des raisons économiques, historiques et/ou politiques) le petit élevage laitier cède entièrement la place à l’élevage porcin. L’interdépendance élevage-cultures est maintenue : cette « spécialisation » en porcs ne relève nullement de systèmes « hors-sol »  [4], contrairement au modèle intensifié d’Europe de l’Ouest.
  • Famille et travail agricole : la répartition intrafamiliale des tâches est fixe pour chaque sexe [Lamarche, 1991, p. 245]. Les membres de la famille liés à l’exploitation sans y résider se rendent disponibles pour les pics de travail, chantiers, aide en urgence, ou contribution financière aux projets d’investissements productifs ou domestiques. L’exploitation leur fournit des produits alimentaires, un lieu de villégiature… mais surtout un lieu d’accueil lors de moments tendus de la vie (naissance, deuil, divorce, chômage…) ou d’éventuelles crises politiques. Le lien matériel de la famille élargie avec l’exploitation est sous-tendu par un puissant lien psychologique et symbolique, sous forme de garantie de la sécurité de base des individus. Il se traduit par une capacité d’accueil de la main-d’œuvre familiale sur l’exploitation lorsque celle-ci peine à s’employer ailleurs. Cette performance sociale tient au mode de vie procuré par l’exploitation (toit, alimentation, statut social), fut-ce au prix de la nature composite des revenus familiaux articulés autour de cette activité agricole. Notre échantillon procure les résultats suivants :
  • Principe d’autonomie : il s’exprime dans le domaine technique par l’autoproduction des consommations intermédiaires, par la limitation du recours aux intrants chimiques grâce aux rotations culturales et au lien agronomique entre élevage et cultures, dans le domaine économique par la restriction du recours aux emprunts, la limitation des investissements, le recyclage, la réparation et l’autoconstruction des facteurs matériels (machinisme, bâtiments agricoles, habitation), enfin par l’autoproduction de l’alimentation de base pour la famille Le jardin familial, pris en charge quasi exclusivement par les femmes, assure 75 à 100 % des besoins familiaux en légumes. En outre, pommes de terre, lait et fromages, viande porcine, œufs et volailles, légumes, fruits de manière plus variable, bois selon la présence d’espaces boisés, sont procurés par l’exploitation.
  • Savoirs pratiques : relatifs aux techniques de production et à la conduite de l’exploitation, ils sont transmis de génération en génération par une collaboration de moyenne ou longue durée entre deux générations actives. Ils se distinguent des savoirs acquis à l’extérieurs qui portent sur d’autres registres : informations relatives aux techniques « modernes », relevant d’un modèle de production non paysan (fertilisation et traitements chimiques, machinisme, techniques d’élevage en bâtiments, sélection génétique végétale et animale…), informations institutionnelles. Ces deux catégories de savoir cohabitent dans chaque exploitation, tout comme les techniques respectives qu’ils concernent.
  • Revenu et bénéfices matériels : les revenus sont composites et solidairement partagés entre les personnes résidant sur l’exploitation de manière permanente ou provisoire (personnes expatriées une partie de l’année). Ils se composent du bénéfice de la vente des produits agricoles, des aides publiques à l’agriculture, des pensions de retraite, des revenus tirés du travail salarié, de la valeur des produits autoconsommés, du bénéfice tiré des échanges de services locaux. Une partie de ces bénéfices est de nature non-monétaire (auto-consommation alimentaire, gratuité du logement, échanges de services) : quoique non qualifiable de revenu au sens strict, ces bénéfices améliorent significativement le niveau de vie familial. Une enquête menée en 2000 auprès de 2835 familles rurales a montré que « les familles […] qui cultivent la terre, disposent de revenus totaux significativement plus élevés : 24 000 zloty comparés à 17 000 zloty pour les familles qui ne cultivent pas de terre […] même avant que nous ayons pris en compte la valeur des produits auto-consommés par le foyer. […] La terre et l’agriculture contribuent ainsi de manière significative à accroître le niveau de vie des familles rurales en Pologne » [Csaki, Lerman, 2001, p. 7-10].
Surface de l’exploitation
(surface en propriété + louée)
Nombre de personnes
hébergées
dans les exploitations
pour 100 ha
Nombre de personnes
actives à l’année 2
(hors pics de travail)
pour 100 ha
1 à 5 ha 166,9 63,3
5 à 15 ha 48,8 17,2
15 à 30 ha 23,2 10,7
30 à 50 ha 10,9 4,7
Moyenne Pologne 2003 3 29,8
Moyenne UE 15 en 2003 4 10,2
figure im1
2. Quel que soit leur temps de travail effectif sur l’exploitation.
3. Calculs de l’auteur d’après Eurostat : Données nationales harmonisées en enquêtes communautaires sur
la structure des exploitations agricoles, 2005.
4. Ibid.

12 Notre enquête, menée entre 2004 et 2006, a procuré les résultats suivants (graph. 1) : la stratégie pluri-active et solidaire des familles paysannes parvient à hisser le revenu familial à hauteur du revenu moyen obtenu par deux actifs dans d’autres secteurs d’activité. Considérer le seul revenu agricole (conformément à l’approche comptable associée au modèle « professionnel » occidental) ne rendrait pas compte de cette situation, qui suffit à expliquer la ténacité de ces exploitations dans un paysage socio-professionnel national incertain. Encore ces résultats ne prennent-ils pas en compte la gratuité du logement sur l’exploitation, qui améliore d’autant le niveau de vie familial en regard des familles rurales devant assumer la charge d’un loyer (estimé à 10 000 zl/an au moins pour une famille de 5 personnes).

Graph. 1

Composition du revenu en zloty en fonction de la taille de l’exploitation

figure im2

Composition du revenu en zloty en fonction de la taille de l’exploitation

Un modèle paysan ?

13 Mendras [1967] attribue cinq caractéristiques aux sociétés paysannes : une économie domestique et productive gouvernée par le principe d’autonomie vis-à-vis de la société englobante, l’importance du groupe familial (interdépendance économique et en terme de travail), une économie semi-autarcique (avec pour but de satisfaire prioritairement les besoins du groupe familial et de renouvellement de la structure productive, la vente de produits excédentaires étant conçue comme un détour monétarisé permettant la relation avec la société englobante afin de se reprocurer des éléments matériels nécessaires à ce projet patrimonial), une société paysanne basée sur les relations locales d’inter-connaissance, le rôle spécifique des notables, médiateurs entre société paysanne et société englobante. Nous nous intéresserons aux quatre premiers points.

14 Il est tentant au premier abord d’identifier notre idéal-type à ce que l’on sait des techniques et de l’organisation paysanne qui dominaient en Europe avant la mise en œuvre de vigoureuses mesures modernisatrices soutenues par la PAC depuis les années 1960.

15

  • L’objectif d’autonomie s’exprime dans tous les domaines  [5] : recours aux achats d’intrants et de fourrages minimisé, matériel agricole maintenu et recyclé, recours aux emprunts limité au minimum, tout comme l’ensemble des investissements, recours à l’auto-construction généralisé en cas de besoin de modernisation ou de rénovation, alimentation familiale largement auto-produite.
  • Le groupe familial forme la base de la main-d’œuvre. Bénéfices agricoles et aides publiques, salaires, pensions de retraites, mais aussi mandats de l’émigration, sont partagés solidairement entre résidents (à temps partiel ou complet) sur l’exploitation. Echanges de produits agricoles et de coups de main soudent le groupe familial élargi autour de l’exploitation. Au contraire des exploitations « professionnelles » du modèle ouest-européen, il n’existe pas de comptabilité étanche entre exploitation et domesticité : l’ensemble constitue l’économie du groupe familial.
  • Le principe d’économie semi-autarcique est fondé sur la satisfaction des besoins matériels de base par l’exploitation : alimentation familiale auto-produite, bois de chauffage, logement transmis gratuitement d’une génération à l’autre ; dans le domaine agronomique, l’exploitation permet l’auto-production des semences (deux années sur trois en moyenne dans notre échantillon), des fertilisants organiques, des rations animales.
  • Les relations locales d’interconnaissance jouent un rôle important dans l’économie familiale et plus spécifiquement dans l’économie agricole. Nous qualifions « d’entre-soi paysan » l’ensemble des modalités d’échanges formelles ou non visant à satisfaire les besoins de la communauté locale à partir de ses propres ressources.

16 Ces caractéristiques socio-économiques signent la nature paysanne de l’organisation des exploitations et des communautés locales dans la perspective de Mendras. Toutefois, des éléments non-paysans (technique « modernes », fonctionnements économiques propres à la société englobante) « s’hybrident » avec ces éléments fondateurs. Cette forme contemporaine d’agriculture évoque plutôt une imbrication d’éléments prélevés lors des diverses étapes évolutive de l’agriculture modernisée aujourd’hui caractéristique de l’Ouest européen.

Arguments en faveur du modèle de la chimère

17 Intéressons nous dans un premier temps aux aspects technique de ce système.

18 Mazoyer [2002] date du Moyen Âge la tétrapartition de l’espace caractérisant l’aire d’extension de la charrue  [6] en Europe. Les définitions de la sylva, du saltus, de l’ager et de l’hortus médiévaux rendent assez fidèlement compte de l’organisation spatiale et agronomique caractérisant en Pologne aujourd’hui les espaces de forêt paysanne, les pâturages permanents, les terres arables et le jardin familial.

19 Le remplacement (dans cette zone géographique de l’Europe tempérée froide) de la jachère par des cultures améliorantes constituant une tête de rotation sarclée et bénéficiant d’une fumure organique (pomme de terre, racines fourragères, betterave sucrière, légumineuses) date du XVIIIe siècle, ainsi que les rotations culturales accompagnant cette mutation technique [ibid., p. 411]. Ces têtes de rotations, pourtant très intéressantes agronomiquement lorsqu’il s’agit de préserver la matière organique et la vitalité biologique des sols, ont globalement cédé la place aux monocultures de céréales dans les régions d’agriculture intensives spécialisées d’Europe de l’Ouest. Elles occupent en revanche jusqu’à 30 % de la sole dans certaines exploitations de notre échantillon, ou 14 % de celle-ci en moyenne pour l’ensemble des exploitations enquêtées.

20 Mazoyer [2002, p. 502] rend compte d’une forme de « continuum modernisateur » (continuum évolutif substituant l’agriculture « moderne » à la paysannerie) qui se poursuit par la révolution de la moto-mécaisation-chimisation amorcée à la fin du XIXe siècle. Elle amène le système paysan de polyculture-élevage vers un système motorisé-chimisé-spécialisé, grâce à des tracteurs de plus en plus puissants, évoluant dans des exploitations de plus en plus grandes et spécialisées, tractant du matériel de labour plus lourd, pour des cultures mobilisant des quantités croissantes de traitements et fertilisants chimiques.

21 Cette révolution de la moto-mécanisation a indiscutablement eu lieu en Pologne : 95,2 % des exploitations de plus d’une UDE  [7] y utilisaient un tracteur en 2005  [8], 87 % de ces exploitations utilisaient aussi une moissonneuse-batteuse  [9]. Le recours aux intrants chimiques est aussi généralisé : 100 % des exploitations « paysannes » de notre échantillon y ont recours, les quantités d’azote minéral sont en moyenne de 51 kg d’azote/ha de SAU. De son côté, le Réseau des Experts Indépendants dans les Pays Candidats à l’entrée dans l’Union [Network of Independent Agricultural Experts in the CEE Candidate Countries, 2004] donnaient une charge de 47 kg d’azote minéral par hectare de SAU en Pologne en 2001  [10]. En matière de traitements phytosanitaires, toutes molécules confondues, la moyenne est de 1,38 passage  [11]/an/ha SAU pour notre échantillon d’exploitations.

22 C’est là que bifurquent à notre avis les trajectoires européennes et polonaises. Cette révolution des temps modernes s’est accompagnée à l’Ouest d’une spécialisation des régions productives, cultures en zones de plaines fertiles, élevage en zone de forte pression foncière ou peu mécanisables en raison du relief. Les régions de grandes cultures ne bénéficient plus de la complémentarité agronomique avec l’élevage, imposant ainsi un recours exclusif aux intrants chimiques ; les régions d’élevage sont dépendantes, en matière de compléments pour les rations animales, des zones de grandes cultures. À l’échelle de l’exploitation, la stratégie d’autonomie paysanne a été remplacée par un fonctionnement techniquement et économiquement hétéronome, très dépendant des marchés d’amont comme d’aval.

23 En revanche en Pologne, la révolution de la moto-mécanisation dans ces exploitations apparentées au système paysan s’est faite, jusqu’ici, sans abandon des composantes médiévales (tétrapartition stable de l’espace de l’exploitation) et physiocrate (rotations triennales ou quadriennales sans jachère) du système technique.

24 Sur le plan technique, le modèle idéal-typique paysan polonais peut aujourd’hui être interprété comme une « chimère »  [12], composée d’éléments issus des systèmes paysans médiévaux, des systèmes intensifiés pré-industriels, et des systèmes moto-mécanisés contemporains. Les innovations techniques sont connues et mobilisée, mais la logique paysanne reste dominante et n’est pas réellement perturbée par l’incorporation de ces pratiques techniques. Ce système est guidé par les règles idéal-typiques que nous avons décrites et justifie, selon nous, le recours à l’image de la chimère : organisme composite, formé de l’agrégat organisé d’éléments tirés de l’ensemble des révolutions agricoles traversées par l’agriculture européenne sans que les traces d’aucune d’elles n’aient été gommées par la suivante. Sa cohérence d’ensemble (sa « personnalité », pour garder l’analogie avec l’animal mythique) est paysanne : économe, autonome, fondée sur l’interconnaissance et sur la satisfaction en priorité des besoins familiaux et communautaires ; mais une paysannerie ayant incorporé les moyens techniques contemporains en les mettant au service de sa logique fondatrice sans distordre celle-ci. Le constat dressé par Lamarche en 1991 demeure aujourd’hui valide : « l’introduction de nouvelles techniques de production n’a pas eu pour conséquence les changements radicaux des mécanismes de fonctionnement des exploitations, comme ce fut le cas dans la plupart des pays dominés par le système capitaliste. Au contraire, les techniques modernes sont restées souvent subordonnées aux vieilles stratégies traditionnelles […] Le mode de fonctionnement de ces exploitations ne tient pas uniquement compte des règles de rentabilité et du profit maximum. Elles fonctionnent selon d’autres règles, des règles établies plus dans une logique familiale que dans la logique de production » [Lamarche, 1991, p. 237].

Une analyse comparable peut-être conduite dans le domaine socio-économique

25 L’incorportaion des moyens de la révolution de la moto-mécanisation-chimisation dans le système agricole relève de la stratégie de l’ « entre-soi » : La majorité des petites et moyennes exploitations en activité dispose aujourd’hui d’un tracteur léger, acquis en général au cours des années 80, voire 90, à la faveur d’une politique socialiste provisoirement favorable à ces investissements [Maurel, 1988], mais seules les exploitations les plus grandes, au-delà de 40 hectares, disposent d’une moissonneuse-batteuse. Ces propriétaires déplacent leurs machines chez leurs voisins contre de l’argent (60 euros/heure environ dans les exploitations de notre échantillon), ou des échanges : accès au foncier, foin, bois de chauffage, temps de travail et de services, alimentation…

26 Cet « entre-soi » fonctionne dans divers domaines : prêts informels de foncier, entretien des chemins et débardage en forêt d’État, réparation et vente de machines d’occasion, transport, vente directe de produits alimentaires, savoir-faire vétérinaires, portage de repas, garde d’enfants… Ce système [Darrot, Mouchet, 2007] permet aux petites et moyennes exploitations, grâce au recours communautaire, d’accéder à des ressources qu’elles ne pourraient financer dans la sphère formelle de l’économie. La mécanisation – généralisée – de l’agriculture polonaise s’est effectuée selon les règles paysannes de « l’entre-soi ». Sans recours à ces solutions, elle ne concernerait que la tranche étroite des exploitations de plus de 40 ha.

27 Le recours au salariat, aux pensions de retraite et à diverses formes de transferts sociaux, aux aides publiques, met en question le principe d’autonomie et de semi-autarcie du système paysan initial. Cette incorporation de capitaux et revenus non-agricoles dans l’économie familiale prête à une interprétation paradoxale : elle génère à la fois une dissolution de l’économie paysanne d’origine dans les activités de la société englobante, mais vise en contrepartie, à assurer de manière détournée l’autonomie de l’économie familiale par le maintien de l’exploitation, grâce à cette hybridation des revenus.

Approche typologique

28 La construction de cet idéal-type n’exclut pas la considération des différenciations structurelles, amplement abordées dans les publications récentes, quoique avec prudence, la composante informelle des structures agricoles polonaises « échappe à la rigueur de la mesure, qu’il s’agisse des transactions foncières informelles, de l’emploi avec l’apparition de chômage déguisé, ou de l’orientation de la production agricole » [Maurel, Halamska, Lamarche, 2003, p. 60].

29 Selon ces auteurs, la période 1990-2000 a accentué la polarisation de l’agriculture polonaise [ibid., 2003, p. 158] : Le repli autarcique domine pour les plus petites exploitations, détenues par une population en difficulté pour trouver d’autres emplois dans un contexte national de fort chômage (17,7 % de la population active en 2005, 13,9 % en 2006  [13]). La production est alors exclusivement (10, 9 % des exploitations) ou majoritairement (33,1 %) destinée à l’auto-consommation, voire partiellement ou totalement suspendue. Ces exploitations, dont la surface et les liens avec le marché tendent à s’amenuiser, constituent un pôle « d’exclusion », une « trajectoire descendante » [Halamska, 2004].

30 À l’autre extrême, une frange d’exploitations, constituant un pôle « d’intégration », une « trajectoire ascendante » [ibid.] a fortement établi son orientation marchande et développé des stratégies d’accumulation foncière et de modernisation technique visant à intensifier la production. Un tiers des exploitations de leur échantillon relevait de cette stratégie en 2000. Bafoil [2007, p. 333-336] rejoint cette perspective duale, en distingant deux portes de sortie du système paysan. L’une est constituée par une dynamique modernisation, concernant un très petit nombre d’exploitations, soit de bonne taille (15-30 ha), soit plus petites mais se distinguant par une capacité de modernisation et d’innovation (productions rares, agro-tourisme, agrobiologie…). L’autre est constituée par une dynamique de paupérisation. Celle-ci s’exprime au sein du groupe des micro-exploitations pratiquant une agriculture de semi-subsistance et tirant le revenu monétaire d’autres activités, mais aussi des exploitations de 5 à 15 ha disposant de peu de moyens financiers pour renouveler leur matériel et ne trouvant pas d’emploi complémentaire permettant de conforter leur revenu.

31 Si le consensus semble permettre de valider la conformité de la majorité des exploitations « moyennes » (5 à 15 ha) au modèle de la « chimère », il nous parait utile d’interroger cette validité pour les extrêmes des classifications proposées dans la bibliographie.

32 Ce modèle nous parait effectivement fragilisé lorsqu’il s’agit des plus petites exploitations ayant ralenti leur activité. Cette catégorie est menacée par l’abandon progressif de la production, faute de repreneur amenant une dynamique productive, de débouchés pour les faibles volumes de production de vente, d’une surface suffisante pour établir un système productif complet. Halamska [2007] suggère le terme de « quasi-paysans », « ce qui se réfère d’une part à la rationalité paysanne de leur fonctionnement (autoconsommation et vente du surplus sur le marché local), et d’autre part au caractère apparent et aux déformations de cette même rationalité (revenus extra-agricoles, abandon progressif de la production, absence de mise en valeur du potentiel matériel et de la main-d’œuvre de l’exploitation, autonomie par rapport à la famille) ». L’auteur se penche dans ce propos sur la catégorie d’exploitation la moins active du pays, correspondant le plus souvent à des structures de petite taille (2,74 ha en moyenne) : ces exploitations occupent 16,2 % de la SAU du pays pour 28,5 % de la main-d’œuvre agricole nationale [ibid.].

33 Nos observations dans des exploitations de moins de 3 ha corroborent ce principe d’appauvrissement du système paysan : rotations seulement biennales, têtes de rotation sarclées n’occupant que 3 % de la sole en moyenne (contre 14 % dans l’ensemble de notre échantillon), variété culturale plus faible (2,7 variétés contre 4,4 variétés en moyenne pour l’ensemble de l’échantillon), très faible chargement animal (0,61 UGB/ha, contre 1,21 UGB/ha pour l’ensemble de notre échantillon), faibles volumes de fumier disponibles limitant la complémentarité élevage-cultures, 0 % pâturage et de forêt dans la SAU (contre 29 % dans l’ensemble de notre échantillon). La faiblesse de la taille de l’exploitation et sa fragilité limitent les liens d’interdépendance avec la famille élargie (échanges de services contre denrées alimentaires, potentiel d’hébergement en cas de coup dur).

34 Les limites de ce système idéal-typique de la « chimère paysanne » nécessitent en revanche discussion à l’autre extrême. Pouliquen décrit l’extension du mode paysan de semi-subsistance à la tranche d’exploitations de 20 à 50 ha, compte-tenu de la dégradation des termes de l’échange diminuant la part agricole dans les revenus familiaux : ces surfaces sont « très supérieures aux besoins d’autoconsommation, mais inférieures aux seuils de viabilité durable du modèle professionnel »  [14] [Pouliquen, 2001, p. 41]. « Il s’agit d’exploitations dont la taille, le caractère familial (ou de petit groupe) et le degré d’intégration dans le marché évoquent, à première vue [15], les formats prédominants de l’agriculture communautaire. Elles constituent donc, espère-t-on généralement à l’Ouest et à l’Est, le premier noyau d’une agriculture professionnelle intensive […] Mais les résultats de l’échantillon comptable indiquent [que cette modernisation] s’effectue en moyenne sur un mode peu intensif, c’est-à-dire avec une densité animale à l’hectare relativement peu élevée et peu d’achats de grains et de concentrés complets » [Pouliquen, 2001, p. 47-48].

35 Les exploitations de 20 à 40 ha de notre échantillon contre-disent en effet l’impression première d’une trajectoire de modernisation à l’occidentale. L’essentiel des rations animales demeure auto-produit sur l’exploitation, les bâtiments, s’ils doivent être modifiés, le sont sur la base de l’existant, en mobilisant des techniques d’auto-construction et la main-d’œuvre familiale ou locale ( « l’entre-soi », encore) : la dépendance vis-à-vis des marchés d’amont et les prises de risque financières sont limitées, conformément au principe paysan. L’organisation agronomique pré-moderne est peu modifiée : le chargement animal demeure modéré (1,04 [16] UGB/ha), les rotations restent triennales ou quadriennales, la tête de rotation sarclée occupe toujours 20 % de la sole, les cultures sont variées (4,8 variétés en moyenne), la tétrapartition de l’espace de l’exploitation gouvernée par le principe agronomique (en fonction de la fertilité des sols), continue de prévaloir. Le revenu agricole complété des aides directes, quoique bien plus élevé que dans les catégories précédentes, ne représente que 52,5 % du revenu familial, l’autoconsommation diminue dans la part du revenu (9,5 % du revenu  [17] dans cette catégorie d’exploitations) mais demeure constante en volumes si l’on compare avec les petites exploitations : la logique d’autoconsommation demeure inchangée, quoique englobée par la logique marchande. Les revenus restent composites (les pensions de retraites entrent pour 16 % dans le revenu familial, les revenus salariaux sont partagés solidairement pour 22 %).

36 En revanche les volumes de fertilisants chimiques mobilisés dans cette catégorie d’exploitations sont comparables aux moyennes de l’Europe des 15 (94 kg/ha d’azote minéral dans les exploitations de cette catégorie de notre échantillon, contre 66 kg/ha dans l’Europe des 15 en 2001, ou 150 kg/ha en Hollande  [18]). On ne peut parler ici de « modernisation » de l’agriculture au sens strict, qui sous-entendrait un passage radical à l’hétéronomie technique que l’on observe pas plus ici que l’intensification nette du système productif. On ne peut non plus parler de réelle « professionnalisation », les revenus demeurent composites, quoique la part de revenu agricole s’accroisse. Ces exploitations plus grandes correspondent finalement elles aussi à notre définition de la « chimère paysanne polonaise », dont il devient possible de cerner les contours.

37 Deux catégories d’exploitations semblent s’en éloigner : d’une part les plus petites et les moins productives, par perte progressive de leur capacité productive sans possibilité de retour. Dans ce cas, l’adhésion intellectuelle au modèle idéaltypique, qui demeure, selon nos observations, est entravée par un appauvrissement relativement irréversible du modèle technique. À l’autre extrême, une part des exploitations renonce au principe d’autonomie, en s’endettant afin d’ouvrir des possibilités d’investissements productifs, en général consacrés à la spécialisation progressive et à l’intensification du système. La logique paysanne cède la place à une logique de marché. Dans ce second cas, les modèle idéal-typique est progressivement abandonné intellectuellement pour céder la place à une autre représentation des fonctions productives de l’exploitations, sans que, pour autant, le modèle technique évoquant l’idéal-type soit totalement remanié, au moins dans un premier temps.

38 Demeurerait un noyau d’exploitations représentant la voie médiane – « chimère », y compris des exploitations relativement grandes (20 à 40 ha) en regard de la moyenne nationale, dont les pratiques techniques et les stratégies socio-économiques demeurent apparentées à des caractéristiques paysannes gouvernant les formes de leur développement marchand. Halamska [2004] estime qu’un quart des exploitations de l’échantillon qu’elle suit depuis 1988 formerait potentiellement le noyau d’une « troisième voie » [Lamarche, 1995, cité par Halamska, 2004] entre les deux extrêmes des voies « descendantes » et « ascendantes ». Nous pensons que ce chiffre constitue un minimum, compte-tenu de la ré-incorporation dans cette catégorie d’une part d’exploitations relativement grandes.

39 Dans ce groupe intermédiaire, les stratégies adaptatives sont interprétables comme des formes de flexibilité : aménagement des bâtiments, choix des cultures, phases de développement/regression des divers élevages, sont réversibles, de manière à maintenir la possibilité d’un retour au système « chimère » complet, autrement dit à un modèle paysan poly-productif intensifié et « modernisé ». Le contexte institutionnel et commercial (socialiste, de transition, européen) génère des distorsions de ce modèle qui, jusqu’à un certain point, ne mettent pas en jeu le retour possible à sa forme « complète » si ces contraintes finissent par être levées. Nous avons par conséquent adopté pour qualifier ce modèle de la chimère le terme de « système idéal-typique de résilience (SIR) ».

40 La question aujourd’hui porte sur l’impact des puissantes réformes modernisatrices impulsées par l’Union : la résilience, capacité physique d’un matériau à absorber des chocs et des distorsions, a sa limite, au-delà de laquelle la rupture survient.

Un modèle qui questionne les catégories normatives européennes

Le modèle impulsé par le nouveau système d’aides européennes traduit une norme historique peu questionnée

41 Nous avons choisi l’image de la chimère parce que le « corps », la structure recomposée est doté d’une forme et d’une identité inédites. Appliquée au modèle agricole qui sous-tend les représentations des agriculteurs rencontrés lors de nos enquêtes, cette image permet de souligner comment cette forme d’agriculture questionne les catégories nées à l’Ouest. Ni archaïques ni modernes, ni tout à fait paysannes ni radicalement professionnalisées et tournées vers le marché grâce à la technicisation des pratiques, les exploitations apparentées à l’idéal-type que nous décrivons ont tracé une voie technique et socio-économique unique, sous la triple contrainte de facteurs historiques, sociaux et économiques propres à la Pologne.

42 Cette image de la chimère est inspirante politiquement, elle encourage à reconnaître la trajectoire polonaise comme latérale par rapport à celle des agricultures de l’Europe-Centre, et pourrait susciter une reconsidération des normes et des représentations justifiant les choix européens de politique agricole.

43 Les paysans pérennisant ce modèle composite polonais « peuvent être appréhendés comme des ruraux faisant usage [de l’ensemble] des ressources disponibles [localement] pour maintenir leur mode de subsistance dans un contexte économique incertain, selon des modalités valorisées socialement et ancrées historiquement » [Small, 2003, p. 45]. La standardisation des catégories d’analyse à l’échelle européenne semble avoir limité les possibilités de compréhension du potentiel de ce modèle productif, les aides européennes convergent vers l’établissement du modèle professionnel qui caractérise la trajectoire structurelle des agricultures de l’Ouest depuis les années 60, procurant plus de la moitié du revenu des actifs qu’il emploie, à travers une production prioritairement consacrée à satisfaire les besoins du marché.

44 L’aide unique versée aux exploitations financées grâce au premier pilier de la PAC, et les aides structurelles au secteur agricole prévues en Pologne lors de l’élargissement par le RDR  [19] et par le SOP  [20] « Agriculture et développement rural »  [21] traduisent un objectif déterminé de restructuration du secteur :

45

  • Les aides sont versées proportionnellement à la taille de l’exploitation, elles ne sont pas plafonnées pour les grandes exploitations : la capacité de trésorerie, de survie économique, d’investissement, d’adaptation aux impulsions politiques extérieures est d’autant mieux soutenue par la puissance publique que l’exploitation est grande. Les typologies disponibles ainsi que nos travaux, convergent pour monter que les exploitations de plus de 40 ha environ quittent majoritairement le modèle « de la chimère » pour rejoindre le standard professionnel européen : les aides européennes favorisent radicalement ce mouvement, en creusant les écarts structurels pré-existants.
  • Une part majeure des aides inclut des soutiens aux investissements productifs (machinisme, matériels et locaux techniques…), certains étant d’ailleurs obligatoires dans le domaine sanitaire (mise aux normes de systèmes de traite et de refroidissement du lait). Ces aides aux investissement sont en pratique versées a posteriori sur présentation de factures, et ne constituent généralement qu’un co-financement, l’exploitation devant prendre à sa charge une part des fonds nécessaires, fut-elle restreinte. Ces conditions sanctionnent sévèrement les exploitations orientées vers les stratégies d’autonomie par la limitation des investissements, qui envisageraient de l’auto-construction (sans facture d’entrepreneur donc sans aides), mais ne peuvent en revanche avancer la trésorerie nécessaire à des achats importants dans la sphère marchande formelle (avec facture). Imposer légalement des investissements revient, dans ces conditions, à condamner certains domaines productifs nationaux : plus de la moitié des exploitations « paysannes » de notre échantillon ont récemment cessé la commercialisation de lait, pilier de leurs revenu agricole. Le système d’aide européen met directement en péril la survie de ces exploitations « économes et autonomes » du pays.

46 Une part des aides financières proposées par l’Union est explicitement vectrice d’un changement de modèle guidant les exploitations vers l’augmentation de leur surface, les investissements productifs, l’orientation des productions et des activités associées vers les marchés. La mesure de préretraite, le soutien aux exploitations de semi-subsistance en cours de restructuration, les aides aux jeunes agriculteurs, les aides du SOP aux investissements productifs, l’aide aux mesures de remembrements fonciers, ont en commun les principes suivants :

47

  • Elles sont versées si l’exploitation poursuivant son activité témoigne d’un projet productif « viable », autrement dit fondé sur une taille minimale d’exploitation, et dégageant à travers son activité commerciale une masse financière estimée comme suffisante par les instances d’évaluation (locales ou européennes selon les cas).
  • Elles sont fondées sur le principe de professionnalisation de l’activité, traduite par la prédominance de la part agricole dans le revenu des actifs de l’exploitation.

48 La conception de ces aides gomme les notions paysannes d’autonomie, de semi-subsistance, de pluralité des sources de revenu familial, mais disqualifie surtout le principe de « l’entre-soi », qui stabilise le niveau de vie par des mécanismes situés en marge ou en dehors de la sphère commerciale.

49 Le volet « agri-environnement et bien-être animal » du RDR (mesure 4) semble au contraire reconnaître l’intérêt écologique du système « chimère ». Il propose le soutien à la réduction des intrants chimiques et au maintien des rotations culturales, à la reconversion à l’agrobiologie, au maintien des prairies naturelles et des pâturages extensifs sur ces prairies (afin de préserver leur variété floristique et les habitats fragiles qu’elles hébergent), le maintien de bandes enherbées en bordure de cours d’eau (et a fortiori des rypisylves naturelles fréquentes dans les exploitations paysannes)… Ces financements sont d’autant plus faciles d’accès que les pratiques agronomiques sont proches du système idéal-typique que nous décrivons. Ces aides sont versées sans conditions de revenu ni d’intégration au marché.

50 Il n’en reste pas moins que le montant de ces aides n’est pas forfaitaire, ni même plafonné au-delà d’une certaine taille d’exploitation, ce qui leur confèrerait un caractère mécaniquement redistributif et égalitaire. Proportionnelles à la taille de l’exploitation, puisque versées par hectare, elles contribuent finalement elles aussi à accroître la capacité d’investissement des plus grandes exploitations.

Conclusion

51 Ces choix européens assignent l’agriculture polonaise à une trajectoire calquée sur celle de l’Europe-Centre depuis les années 60 : rationalisation technique, prédominance de structures entrepreneuriales de grande taille visant la maximisation du profit, subordonnées à l’autorité de l’État comme garant des procédures [Bafoil, 2006, p. 33, d’après Weber, 1925]. Si les données structurelles d’origine présentent certaines similitudes, le pas de temps court entre Chute du Mur et accession à l’Union, le fort contexte de chômage interdisant l’absorption de la main-d’œuvre agricole par les secteurs secondaires et tertiaires de l’économie à court terme [Wos, 2004, p. 8 ; Bafoil, 2006, p. 426], le budget européen limité en regard des moyens déployés dans l’Europe des six au cours des Trente Glorieuses grâce au plan Marshall, interdisent en réalité le parallèle.

52 Plus, les limites écologiques (en terme d’impact sur les ressources naturelles, de biodiversité et de coût en énergies fossiles), budgétaires (en terme de volumes de soutiens publics mobilisés), et sociales (en terme de vitalité des espaces ruraux, de fragilisation économique des familles par un fort taux d’endettement) du modèle « intensifié/modernisé » occidental sont aujourd’hui indiscutables, ce n’était pas le cas lorsque les programmes de modernisation du secteur agricole européen ont vu le jour dans les année 60 :

53

L’actuelle crise de la voie dite « productiviste » dans l’agriculture communautaire est une raison supplémentaire d’éviter dans les PECO le mimétisme historique [22] de la voie ouest-européenne. [Il est indispensable de définir des] options de politique agricole plus soucieuses de l’environnement, de l’emploi agricole et rural, et de la qualité des produits [Pouliquen, 2001, p. 86].

54 Bafoil [2006, p. 38] met en question le caractère économiquement et historiquement inéluctable de ce processus modernisateur, qui néglige notamment « les déficits et la rareté qui ont accompagné la modernisation de type occidental, à commencer par le chômage et l’exclusion sociale. Prétendre désigner une fin a priori [c’est] en revenir au one best way et prédéterminer le changement historique. »

55 Au cours des Trente Glorieuses dans l’Europe-Centre, les exploitations « appropriées » [Bray, 1994, p. 20] étaient sans doute intensifiées et tournées vers le marché : la reconquête de l’auto-suffisance alimentaire et du rayonnement commercial et diplomatique de l’Europe d’Après-guerre étaient à ce prix. Aujourd’hui, ce modèle de développement est mis en question par l’impératif de « soutenabilité », qui replace au centre d’un raisonnement de type holiste cette notion de rareté (tant écologique que matérielle) :

56

Un système de production soutenable ne doit pas être évalué seulement en fonction de l’impact écologique des méthodes qu’il mobilise. Il doit aussi assurer le niveau de vie pour toute la population concernée, agricole ou non. […] Les services urbains et l’industrie absorbent à présent moins de travail qu’ils ne le faisaient. Un système de production agricole soutenable doit par conséquent être capable de créer de l’emploi aussi bien que de produire de la nourriture. Il doit être flexible et diversifié, capable de procurer non seulement la subsistance mais aussi des surplus commerciaux, et il doit stimuler les échanges ruraux de biens et de services internes [au système lui-même] plutôt que de dépendre lourdement du monde extérieur pour les intrants et les marchés. Je suggère qu’il est plus facile de planifier le développement vers des économies rurales soutenables si nous prenons pour modèle non le système de production agricole de l’Ouest, qui tend vers la monoculture et les économies d’échelles, mais des systèmes de polyculture-élevage utilisant la terre intensivement et offrant une base pour la diversification économique. […]. N’importe quelle combinaison ou presque de produits de base utilisant la terre intensivement fera l’affaire [ibid.].

57 L’Union Européenne ne privilégie cette voie que formellement, à travers un système d’aides structurelles prenant une part de ces enjeux en compte dans ses intitulés, mais favorisant dans sa mise en pratique une restructuration radicale du secteur agricole. « La fin des paysans » relèvera dans ces conditions davantage du pilotage politique que des lois inéluctables de l’économie libérale, auxquelles le modèle de la « chimère » est au demeurant relativement armé pour résister. Son démantèlement par les mécanismes liés à la PAC telle qu’elle s’applique actuellement dans le pays priverait l’Europe de l’occasion d’enrichir l’éventail de ses modèles de développement agricole.

Notes

  • [*]
    Ingénieur agronome, doctorante en économie et sociologie rurale, Agrocampus, Laboratoire SPDR (Systèmes de Production et Développement Rural), 65, rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 Rennes Cedex – cathdarrot@yahoo.fr.
  • [4]
    Caractérisés par l’achat de la totalité des rations animales, sous forme d’aliment industriel.
  • [5]
    À l’exception notable de la ration protéique animale, constituée majoritairement de soja importé. Historiquement, l’autonomie a existé grâce au recours aux légumineuses et aux oléo-protéagineux locaux (pois, lupin), conformément au modèle physiocrate du XVIIIe siècle. Ces cultures ont été abandonnées il y a une génération, mais sont ici et là en cours de réintroduction, sous l’impulsion de certains conseiller techniques locaux à l’agriculture.
  • [6]
    Par opposition à l’aire d’extension de l’araire, dans l’Europe méridionale.
  • [7]
    Unité de Dimension Économique, soit 1 200 euros de Marge Brute Standard.
  • [8]
    Source Eurostat 2006.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Exploitations de moins d’une UDE incluses, moins utilisatrices que la moyenne.
  • [11]
    Nous avons compté un passage dès lors qu’une molécule était employée une fois : il arrive que deux molécules soient mélangées lors d’un seul passage de machine, nous avons alors compté deux passages. Si une molécule donnée est employée plusieurs fois dans une saison pour une surface donnée, nous avons compté autant de passages.
  • [12]
    Créature mythique, mi-effrayante, mi-vénérée pour sa puissance symbolique et initiatique, associant une tête de lion, un corps de chèvre, une queue de serpent, dans un corps organisé.
  • [13]
    Source Eurostat, 2007.
  • [14]
    Procurant le revenu monétaire principal des personnes actives sur l’exploitation.
  • [15]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [16]
    En élevage laitier, on considère comme intensifs les élevages présentant plus de 1,4 UGB/ha, mais les valeurs peuvent être beaucoup plus élevées.
  • [17]
    Estimé en valeur d’achat au détail des produits, conformément à la logique ménagère qui préside à cette catégorie de productions.
  • [18]
    Source IAMO 2003.
  • [19]
    « Règlement de Développement Rural » [Ministère de l’Agriculture et du Développement Rural, Varsovie, 2005].
  • [20]
    Sectoral Oprational programme, inclus dans le Plan de Développement National.
  • [21]
    « Restructuring et modernisation du secteur agro-alimentaire et développement rural 2004-2006 » [Ministère de l’Agriculture et du Développement Rural, Varsovie, 2004].
  • [22]
    C’est moi qui souligne.
Français

La notion de « continuum modernisateur » structure le récit des changements survenus en agriculture depuis le XVIIe siècle dans les pays fondateur de l’Union et justifie aujourd’hui l’évolution assignée aux agricultures des nouveaux pays membres. Une des lectures de cette réalité présente l’agriculture polonaise comme la persistance d’une paysannerie pré ou proto-industrielle. Des observations de terrain en agronomie et en sociologie procurent une perspective plus insolite : nous proposons l’image de la chimère, assemblage inédit mais organisé et doté d’une trajectoire autonome d’éléments issus ici de la paysannerie pré-moderne et de la révolution de la moto-mécanisation-chimisation. La politique des structures bâtie pour la Pologne, qui reproduit dans ses grandes lignes la politique modernisatrice des années 60 conduite en France et dans l’Europe des six, trouve en partie sa source dans l’inquiétude suscitée par l’étrangeté de l’agriculture polonaise, et par le besoin de la rétablir dans une trajectoire évolutive balisée.

Mots-clés

  • agriculture
  • Pologne
  • Union Européenne
  • politique structurelle
  • paysannerie
  • systèmes agraires

BIBLIOGRAPHIE

  • BAFOIL F. (dir.) [2006], Europe Centrale et Orientale. Mondialisation, européanisation et changement social, Paris, Presses de Science Po., 576 p.
  • BAFOIL F. [2007], Pologne, Paris, Fayard, 600 p.
  • En ligne BRAY F. [1994], « Agriculture for developing nations », Scientific American, vol. 271, no 1, p. 30-37.
  • COMMISSION EUROPÉENNE, DIRECTION GÉNÉRALE DE L’AGRICULTURE (DG VI) [2002] Regular report on Poland’s progress towards accession, 34 p.
  • COMMISSION EUROPÉENNE, DIRECTION GÉNÉRALE DE L’AGRICULTURE (DG VI), [1998], Agriculture situation and prospects in the Central and Eastern European Countries (Working document).
  • DARROT C., MOUCHET C. [2007], Le rôle social de la diversification des activités paysannes en Pologne, enjeu incontournable des politiques structurelles européennes, Communication aux journées Sciences Sociales de la SFER (Société Française d’Economie Rurale), Paris, 13- 14 décembre 2007.
  • GORLACH K. [2001], ?wiat na progu domu. Rodzinne gospodarstwa rolne w Polsce w oblczu globalzacji [Le Monde au seuil de la maison. Fermes familiales en Pologne et Globalisation], Cracovie, Wydawnictwo Universytetu Jagiello?skiego.
  • GORLACH K. [2003], « La disparition des denriers paysans en Europe », in J. M. De Waele (dir.), La Pologne et l’intégration européenne, p. 167-180.
  • HALAMSKA M. [2007], « Les « quasi-paysans » polonais dans l’Union Européenne. Quel avenir pour cette petite paysannerie ? », Séance à l’Académie d’Agriculture de France, 20 juin 2007, 19 p.
  • HALAMSKA M. [2004], « A different end of the Peasants ? », Polish sociological review, vol. 3, n° 147, p. 245-268.
  • En ligne JOLLIVET M. [2003], « Comment se fait la sociologie : à propos d’une controverse en sociologie rurale », Sociétés contemporaines, n° 49-50, p. 43-60.
  • LAMARCHE H. [1991], L’agriculture familiale, t. 1 : Une réalité polymorphe, Paris, L’Harmattan, 304 p.
  • MAUREL M.-C. [1988], Les paysans contre l’État, le rapport de forces polonais, Paris, L’Harmattan, coll. Alternatives Rurales, 240 p.
  • MAUREL M.-C., HALAMSKA M., LAMARCHE H. [2003], Le repli paysan, trajectoires de l’après-communisme en Pologne, Paris, L’Harmattan, coll. Pays de l’Est.
  • MAZOYER M., ROUDART L. [2002], Histoire des agricultures du monde ; du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, coll. Points histoire.
  • MENDRAS H. [1967], La fin des paysans, Paris, SEDES.
  • MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE ET DU DÉVELOPPEMENT RURAL, [2004], Restructuring and modernisation of the food sector and rural development 2004-2006, Varsovie, 166 p.
  • MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE ET DU DÉVELOPPEMENT RURA, [2005], Rural Dévelopment plan for Poland 2004-2006, Varsovie, 206 p.
  • Network of independent agricultural experts in the CEE candidate countries, EUROPEAN COMMISSION (directorate general for agriculture), [2004], The future of rural areas in the CEE new members states, Edition IAMO (Institüt für agrarentwicklung in mittel- und osteuropa, Halle, Germany).
  • ?IKORSKA A. [2003], Gospodarstwa socialne w strukturze spo?eczno-ekon.omicznej wsi [Exploitations sociales dans la structure socio-économique], Varsovie, IERIGZ.
  • TCHAYANOV A. [1990], L’organisation de l’économie paysanne, Librairie du regard (1re éd. 1926)
  • WOS A. [2004], « The new development conditions for Poland’s agricultute », Wie? I Rolnictwo, vol. 3, n° 124, p. 6-21.
Catherine Darrot [*]
  • [*]
    Ingénieur agronome, doctorante en économie et sociologie rurale, Agrocampus, Laboratoire SPDR (Systèmes de Production et Développement Rural), 65, rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 Rennes Cedex – cathdarrot@yahoo.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.046.0097
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...