CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La notion de développement durable est polysémique. Elle se présente comme un projet visant à concilier la croissance économique, la protection de l’environnement et le progrès social. Elle trouve son origine dans des discours et des résolutions adoptés à un niveau international. Sa mise en œuvre implique de nouvelles articulations entre politiques sectorielles et politiques environnementales. Mais, son institutionnalisation à l’échelle mondiale fait l’objet de réinterprétations aux échelles nationales, régionales ou locales. Selon les lieux et les enjeux, telle ou telle dimension du développement durable est prise en compte. Dans le cas européen, nous avons affaire à des conflits d’interprétation entre des préoccupations plus environnementales à l’ouest et des problèmes d’intégration au marché et de sauvegarde de l’emploi rural à l’est. Nous aborderons ce processus à partir d’un exemple de coopération entre des institutions françaises et des agriculteurs de la région du nord-est de la Pologne. L’opération, menée dans le cadre d’un programme de recherche-action, concerne la mise en place d’un programme de développement durable centré sur la réorganisation de systèmes de production en direction d’une « labellisation environnementale ».

La réception[1]

2 La réception des projets de développement durable par les agriculteurs est à replacer dans un contexte particulier. La région nord-est de la Pologne souffre, depuis des décennies, de sa position périphérique, aux confins de l’est de l’Europe. Soumise à de fortes turbulences historiques en raison de conflits de voisinage, qualifiée aujourd’hui de « Pologne B », elle tente depuis les années 1970 de se requalifier et de « se dépériphériser » grâce la mise en valeur de son potentiel environnemental. Ses dernières zones forestières primaires et ses lacs font l’objet de mesures de protection. Des associations d’élus et de producteurs tentent de labelliser les productions agricoles en faisant référence au thème de la durabilité environnementale.

3 Cette préoccupation a vu le jour à la fin des années 1970, à l’initiative de forestiers. Il s’agissait de construire une action collective entre acteurs professionnels et institutionnels différents autour d’un projet de valorisation des productions. Dans un contexte de crise du socialisme et de rejet des formes de collectivisation des compétences, l’objectif était de re-créer de la « sociabilité territoriale » et de rétablir la confiance, à l’échelle locale, entre les populations et leurs institutions.

4 À partir de 1989, avec l’ouverture des frontières est-européennes, les collaborations avec la France vont se multiplier. De 1990 à 1996, le Centre International de recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) met en place un important programme de coopération sur les thèmes de l’environnement et du développement durable. Durant les trois premières années les travaux et les échanges entre chercheurs portent sur les questions environnementales dans les pays en transition. Cela donne lieu à un colloque à Nantes en 1993 et une publication qui met en relief l’intérêt de l’expérience française d’une économie mixte tout en soulignant la nécessité de l’adapter aux réalités post-socialistes de l’Europe centrale. À partir de 1993, la coopération avec la Pologne se renforce autour d’un projet axé prioritairement sur la problématique des institutions et des instruments des politiques de développement durable. Il s’agit du projet « Poumons verts de la Pologne », en référence à la zone d’implantation des actions c’est-à-dire la partie boisée du nord-est de la Pologne. L’objectif est de mener là-bas une politique exemplaire d’écodéveloppement. Une liaison institutionnelle est mise en place entre le CIRED et l’Université polytechnique de Bialystok. Trois chercheurs français du CIRED, K. Vinaver, J.-P. Ciron et S. Passaris, collaborent avec l’équipe polonaise du Professeur B. Poskrobko. Entre 1994 et 1996, des scénarios économiques sont testés dans 13 communes du nord-est polonais avec l’aide de spécialistes et de praticiens du développement local français. L’opération est de grande ampleur, sachant qu’un territoire communal polonais équivaut à la surface d’un canton français.

5 Les équipes françaises et polonaises se rencontrent régulièrement et publient les résultats de leurs recherches en édition bilingue. Ces ouvrages servent de support à la mise en place d’un nouveau diplôme de « conseiller en écodéveloppement » et d’une formation spécifique proposée par l’Université de Bialystok depuis 1966.

6 Parallèlement à ces collaborations scientifiques, de nombreux voyages d’études sont organisés par le CIRED. Ainsi, entre 1991 et 1998, quatre séjours sont organisés entre des responsables des parcs naturels français de la Brenne et des landes de Gascogne et des responsables polonais des parcs de Mazurie et de Narew. L’objectif est de réfléchir, à partir d’expériences concrètes, aux problèmes de l’articulation entre le développement local et la protection de l’environnement. D’autres séjours sont organisés en 2001 et en avril 2003 en Meuse et en mars 2003 en Creuse. Les invités polonais sont généralement des élus ou des responsables d’association qui échangent avec leurs collègues français des informations sur le développement local et ses composantes novatrices (parcs naturels, tourisme, labellisation). En retour, des experts français effectuent quatre missions vers le nord-est polonais. Il faut préciser le rôle primordial d’un homme dans la réalisation de ces échanges, G. Peltre.

7 G. Peltre possède une « double casquette ». Il est à la fois maire d’une commune lorraine proche de Metz et président d’une association « Ruralité-Environnement-Développement » qui intervient à l’échelle internationale, notamment dans le cadre de projets financés par l’Union Européenne, dans des projets de développement rural. Cette association est née de la volonté de certains élus lorrains de reconvertir le potentiel économique de leur région après le désastre industriel. L’idée était de ne pas uniquement persister dans la même voie économique (la grande industrie ou la mono-industrie) mais de promouvoir des activités innovantes en milieu rural. G. Peltre présente en ces termes le bilan européen en manière de développement local : « Dans le modèle polycentrique articulé sur les seuls pôles urbains, les enjeux dynamiques des cohésions sociale, économique et territoriale se trouvent mis à mal alors qu’une des caractéristiques initiales communes aux États membres de l’Union Européenne est d’avoir des espaces ruraux à l’expression culturelle et sociale forte, partout habités » [Peltre, 2005, p. 5]. Les mots-clefs concernant la méthodologie des projets sont : communautés d’intérêts, participation, intégration, partenariat, coopération, évaluation. L’association milite pour la transformation des zones rurales en pôles ruraux. En ce qui concerne notre exemple polonais, G. Peltre a joué un rôle moteur dans l’organisation des échanges de savoirs.

8 Nous allons nous intéresser davantage à la dernière phase de cette longue collaboration franco-polonaise, c’est-à-dire au programme expérimental de développement rural « Territoires, Hommes, Produits » (THP), conduit entre 2001 et 2004. Cette opération de recherche-action a été menée, côté polonais, par le Bureau des « Poumons Verts de la Pologne » et la Fondation polonaise pour la protection de l’environnement, et, côté français par le Centre International de Recherches sur l’Environnement (CIRED), l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Notre intérêt se porte sur trois aspects novateurs du projet : la mise en réseau des acteurs français et polonais, la réalisation concrètes d’opérations à partir d’échanges de savoirs, le processus d’institutionnalisation du développement rural.

9 Une première partie du programme « Territoires, Hommes, Produits », dont nous rendons compte dans cet article, menée en 1999 et en 2000, consiste à délimiter le territoire et à identifier les acteurs chargés de construire une démarche et une stratégie de développement rural. Une partie très importante de la recherche consiste en un repérage et une mise en réseau des « personnes ressources » susceptibles de porter le projet. Des groupes sociaux ou institutions sont retenues : les élus locaux (principalement les Maires), les « leaders » locaux (directeurs de Maison de la Culture, directeurs d’école, agents d’institutions locales), des personnalités de la société civile (un peintre de notoriété internationale, un ethnologue, un créateur d’écomusée), des acteurs économiques (entrepreneurs, artisans, directeur de coopérative laitière), des associations (Ligue de protection des oiseaux de Podlasie, association d’agrotourisme et d’artisanat populaire…), des porteurs d’initiatives, des agents de développement.

10 Le projet de recherche-action franco-polonais « Territoires, Hommes, Produits » débute officiellement en 1999 lors de la visite de membres polonais de la Fondation Nationale pour la Protection de l’Environnement au salon de l’agriculture à Paris. Les visiteurs sont séduits par l’expérience française en matière de développement local et de labellisation des produits et des services. La suite proposée est d’échanger des savoirs dans le domaine du développement rural durable entre des équipes françaises et polonaises. Un programme ambitieux est mis en place. Il comprend les axes de recherche suivants : la protection des ressources naturelles, le développement de l’agriculture, de la sylviculture, du tourisme (notamment l’agrotourisme), de l’industrie de transformation et de l’identité culturelle. Une recherche, forme élaborée d’une étude de faisabilité, est menée sur trois communes et deux groupements de communes. Trois objectifs sont fixés aux enquêtes de terrain : établir la représentation du territoire par les habitants, lister les productions locales susceptibles d’être valorisées, identifier dans les communes des « groupes-leaders » aptes à porter les projets de développement [Sokolska, Vinaver, 2001]. Afin de coordonner les actions, un comité de pilotage, réunissant des acteurs français et polonais est créé. Sa composition reflète une grande diversité d’acteurs. Ainsi côté français trouve-t-on un chargé de mission du Ministère de l’Agriculture, un agriculteur du Jura, une sociologue et une socio-économiste de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, un artisan du bois, un expert en développement du tourisme. Côté polonais, la représentation professionnelle est tout aussi variée : un géographe, un architecte, une économiste rurale, un ethnographe, une archéologue, une historienne, un économiste, un forestier et un agriculteur. Ce groupe édite, en 2001, le premier numéro d’une collection d’ouvrages intitulée « Territoires, Hommes, Produits ».

11 L’année 2001 voit la réalisation de quatre opérations majeures en matière de développement local. Deux sont à dimension culturelle. Il s’agit de la création de deux itinéraires. L’un est archéologique. Sur une distance de 40 km de routes balisées, des lieux de fouilles et des structures d’accueil sont ouverts au public. L’autre est ethnographique. S’appuyant sur l’expérience du musée d’ethnographie de Bialystok, capitale de la région de Podlasie, des ateliers d’artisanat (céramique, tissage, fabrication de couverts de table) sont restaurés ou des métiers anciens remis en activité (forgeron, sculpteur). Les deux autres projets visent à promouvoir des productions agricoles locales. Il s’agit de la revitalisation d’une ancienne coopérative laitière, née en 1994, regroupant 63 éleveurs de Grodek et Michalow, deux communes situées au bord de la rivière Supasl. L’autre projet concerne la création d’un produit de terroir, les « cornichons aigres de Narew ». La transformation de ce produit, dans le village de Sliwno, remonte à la période d’avant la Seconde Guerre mondiale. La culture des cornichons connaît un essor important après la guerre. Le procédé d’acidification est original. Les cornichons, cultivés localement, sont placés dans des tonneaux, avec le vinaigre et les condiments, puis immergés dans le fleuve Narew où ils sont conservés jusqu’à la vente. Durant l’hiver, cette technique demande beaucoup d’efforts car il faut briser la glace du fleuve pour extraire les fûts.

12 Le bilan de ces opérations est mitigé. Les circuits de découverte font l’objet de visites régulières de la part des scolaires et des particuliers commencent à les fréquenter. Concernant les productions agricoles, la coopérative laitière voit sa production doubler et les éleveurs envisagent de créer une marque et de gérer leur propre réseau de distribution. Par contre, les problèmes sont plus complexes pour la production des cornichons. K. Zagorski, producteur à Sliwno, énumère ainsi les difficultés rencontrées : la baisse du niveau d’eau de la rivière durant l’été rend délicate l’immersion des tonneaux, le manque de transports publics limitent les embauches de saisonniers pour la récolte des cornichons, les agriculteurs désirant s’installer dans cette activité ne connaissent pas les nouvelles réglementations, les débouchés sont étroits, le travail de promotion du produit est inexistant et il manque des fonds pour investir [Sokolska, Vinaver, 2001, p. 83-86]. Il est envisagé de créer un groupement de producteurs pour résoudre une partie de ces difficultés. Dans les projets cités précédemment, en particulier ceux à vocation productive, les auteurs signalent l’émergence d’une concurrence entre les producteurs.

13 Le programme « Territoires, Hommes, Produits » s’articule, en 2002, autour de la question du tourisme. Un deuxième ouvrage est publié. Il dresse le bilan des recherches et des actions menées [Passaris, Sokolska, Vinaver, 2002]. Les auteurs reconnaissent le « retard » de la Pologne en matière de tourisme par rapport à d’autres pays d’Europe occidentale. De même, le climat ne plaide pas en faveur de la Pologne, mais ils conseillent de « garder en tête l’exemple de l’Irlande » [Passaris, Sokolska, Vinaver, 2002, p. 15]. L’objectif du projet est d’intégrer le développement du tourisme dans le développement d’un territoire en mobilisant les collectivités locales et les professionnels de l’accueil. Partant du constat que l’activité touristique sera de toute évidence limitée dans l’année et destinée à répondre à des demandes multiples, il convient d’intégrer ce secteur dans des pratiques économiques déjà existantes, notamment les pratiques agricoles. Les concepteurs de projet s’appuient sur des savoirs élaborés en France à partir d’une expérience menée dans le Parc naturel régional de la Brenne. Dans cet exemple, l’agriculteur se transforme en prestataire touristique. Pour cela, il mobilise une partie de son temps à créer des produits commercialisables en partenariat avec des institutions ou des acteurs locaux, tels les musées, les associations, les artisans [Sécheresse, in Passaris, Sokolska, Vinaver, 2002, p. 49]. Il s’agit ensuite de pérenniser les projets en « durabilisant » les productions. C’est en ce sens que sont créés des labels qui « constituent des signes distinctifs, un code fiable » [Chocian, in Passaris, Sokolska, Vinaver 2002, p. 100]. L’expérimentation du développement touristique dans la région soulève un certain nombre de problèmes [Passaris, Sokolska, Vinaver, 2002]. Le premier tient lieu de la gouvernance des projets. Beaucoup d’initiatives sont prises en ordre dispersé. Dans les faits, les acteurs privilégient l’accès aux ressources financières, sous la forme de dépôts de dossiers, au détriment des débats ou des actions concertées. Le second renvoie à une vision réductrice du tourisme. Bien souvent, les agriculteurs restreignent les investissements à l’amélioration des capacités d’accueil et délaissent les activités annexes ou les services. Le troisième problème vient de la faible intervention des organisations professionnelles à différents niveaux territoriaux et de l’appui insuffisant des politiques européennes. Le quatrième tient à un déficit d’image pour le tourisme rural en Pologne. La qualité du milieu naturel (forêts, lacs) est un atout essentiel qui est mal connu des populations ouest-européennes, hormis peut-être des allemands dans la mesure où la Mazurie fut une province allemande jusqu’en 1945.

14 Le troisième ouvrage, publié en 2004, s’intitule « Des territoires intercommunaux pour bâtir un développement durable ». Sa tonalité générale est plus « institutionnaliste » que les textes précédents. Il s’agit de faire le bilan, à l’échelle des communes, des actions menées depuis plus de deux ans [Passaris, Sokolska, Vinaver, 2004]. Le phénomène émergent, souligné par les auteurs, est celui de l’intercommunalité. Sur la base d’adhésions volontaires, des villages se regroupent pour rechercher des fonds. Ces structures créent de nouveaux périmètres qui n’ont pas le statut juridique des collectivités territoriales [Passaris, Sokolska, Vinaver, 2004, p. 8]. Les auteurs reconnaissent néanmoins que l’évolution du rôle de l’intercommunalité en Pologne depuis 1990 va dans le bon sens. Les améliorations à apporter sont d’ordre financier. Les syndicats de communes trop petits ont des problèmes d’accès aux ressources par manque de personnel compétent pour monter les dossiers ou pour assurer le travail administratif. En effet, dans la majorité des cas, les projets sont confiés à des experts qui ne garantissent pas le suivi du dossier. Les auteurs rappellent que bien des plans de développement local « finissent sur des étagères » [Passaris, Sachs, Vinaver, 2004].

15 Le quatrième revient à des préoccupations plus économiques. Le titre est surprenant : « la République des produits régionaux » [Jasinski, Vinaver, 2004]. Il s’agit en fait d’un réquisitoire pour l’instauration de politique de labellisation des productions agricoles en Pologne. La visée est double. En s’engageant dans cette voie, les agriculteurs s’insèrent dans une logique de développement à l’échelle européenne et se donnent une lisibilité au sein du marché national. Les auteurs rappellent la statistique des labels en Europe. Fin 2003, 630 produits sont protégés dont 60 % en Appellation d’Origine Protégée. Mais la répartition géographique est très inégale. 80 % des protections sont localisés dans le Sud (France, Italie, Grèce, Portugal, Espagne). Le quart des appellations concernent des fromages, 21 % des fruits, des légumes ou des céréales, 21 % de la viande, 15 % de la charcuterie et 12 % de l’huile. En Europe centrale et dans le Nord de l’Europe, ce sont surtout les boissons et les bières qui font l’objet d’une labellisation [Vinaver, Jasinski, 2004, p. 27]. Les produits susceptibles d’être marqués dans la région sont le fromage et la charcuterie [Jasinski, 2004, p. 113]. En ce sens, la voie choisie est plus proche des expériences menées dans le Sud de l’Europe.

16 La lisibilité à l’intérieur du marché polonais est obtenue grâce à la création d’une marque, « Poumons Verts de Pologne » (en référence aux surfaces boisées de la région), qui concerne 150 produits et une soixantaine d’entreprises [Wolfram, in Vinaver, Jasinski, 2004, p. 68]. Les acteurs sont principalement des agriculteurs et des artisans liés aux métiers de la transformation du lait, de la boulangerie et de la charcuterie. Au-delà de la promotion des productions locales, cette opération est l’occasion de rencontres entre les acteurs autour des thèmes de l’aménagement du territoire, du paysage et du mode de vie.

17 Ce programme est ambitieux et mobilise des ressources diverses. Cependant, de nombreux acteurs, en particulier les petits agriculteurs, ne s’insèrent pas dans les opérations mises en place. Cela tient en grande partie au manque d’outil d’évaluation de la durabilité des systèmes de production. Nous aboutissons à ce paradoxe : les exploitants produisant de manière respectueuse pour l’environnement (généralement faute de pouvoir faire autrement) ne sont pas pris en compte par les institutions du développement durable. Il convient de replacer ce problème dans le contexte général du développement agricole en Pologne depuis la fin du socialisme. La politique étatique se caractérise par une certaine prudence en matière de réformes tant est délicat le problème de l’emploi rural. Toute restructuration du secteur agricole sur le modèle occidental ne manquerait pas de créer un chômage massif dans les campagnes. Les tentatives de développement se construisent principalement à l’échelle régionale en relation avec des institutions occidentales. Dans bien des cas, malheureusement, elles initient des processus de mise en concurrence entre les agriculteurs, au détriment de la cohésion sociale (accès différencié aux subventions, pertinence des projets, compatibilité avec les objectifs de la politique européenne, importance des réseaux). Avec cette région polonaise, nous sommes en présence d’un « cas d’école » des contradictions entre les piliers environnementaux, économiques et sociaux du développement durable.

Les apports exogènes

18 Un des intérêts majeurs de cette opération « Hommes, Territoires, Produits » réside dans le processus d’institutionnalisation initialisé. Il convient de revenir sur la notion d’institutionnalisation. Pour Barthélémy, elle renvoie à « un travail de la société sur elle-même, un procès de reconnaissance, de légitimation de discours et de représentations, ainsi que de mises en œuvre de pratiques et de formes organisationnelles, qui aboutit à l’institution de nouvelles normes, de référentiels techniques innovants » [Barthélémy, 2006]. Les normes et les référentiels ainsi créés deviennent des cadres de la vie individuelle. Barthélémy souligne qu’ils n’agissent pas uniquement de manière restrictive, ils protègent aussi l’individu de discriminations ou de coercitions ou tout simplement lui assurent un développement économique, politique ou social [Barthélémy, 2006]. C’est précisément le but du développement durable. La difficulté dans l’exemple du projet franco-polonais tient à la question de l’appropriation et de la construction de savoirs sur le développement durable à partir d’exemples ouest-européens par les acteurs d’une région d’Europe centrale. L’effet de contexte et d’héritage prend ici tout son sens. Arrêtons-nous un moment sur le programme de labellisation des productions locales, pierre angulaire du projet. Dans un article intitulé « De l’authenticité des produits alimentaires », R. Bonnain et A. Brochot rappellent que les éléments du choix d’un consommateur pour tel ou tel produit alimentaire sont à rechercher autant dans l’image sociale et culturelle que dans une qualité intrinsèque du produit. Le label est bien souvent une marque de garantie sur ce que recherche le consommateur et en ce sens il signale plus souvent un lieu, une région, une tradition, une histoire, qu’une charcuterie, un fromage, un vin ou un fruit. Le cas des fromages est exemplaire ; chaque nom de fromage en Appellation d’Origine Contrôlée renvoie à un lieu et non à un processus de fabrication ou à un inventeur. Plus globalement, la relation producteur/consommateur repose sur une identification claire par chacun des acteurs du contexte social ou culturel d’émergence d’un nouveau produit. Or, dans notre exemple, la question de l’origine, de la provenance, du lieu, est brouillée par l’extrême complexité de l’histoire. En l’espace de trois générations, les habitants ont connu l’occupation russe, le pouvoir nazi, le régime communiste et la transition, sans compter les innombrables déplacements de populations qui ont accompagné chacune des périodes sombres. Il nous faut donc apprécier et analyser la capacité de la société rurale de l’Est de la Pologne à se réapproprier des prescriptions et des normes en matière de développement durable.

19 La problématique générale des programmes de développement agricole et des transferts de savoirs et de moyens financiers de l’Union Européenne vers les régions polonaises en difficulté tient à la question de l’intégration de la société civile. L’exemple des fonds structurels illustre ce phénomène. Un petit rappel sur la répartition et l’objectif des aides européennes est utile. Lorsqu’un pays reçoit des fonds structurels, c’est le cas de la Pologne, 72 % de la somme sont affectés aux infrastructures et aux entreprises, 15 % à l’aide à l’emploi et à la requalification, 10 % à l’agriculture et aux régions défavorisées et 3 % aux restructurations du secteur de la pêche. Ces fonds entrent dans le cadre du deuxième pilier de la Politique Agricole Commune et ne représentent que 9 à 10 % des aides. Le premier pilier absorbe 90 % des aides qui sont affectées à l’hectare et favorisent donc les grandes exploitations. En résumé, ce sont 10 % des 10 % des fonds structurels qui seront alloués à des projets de développement [Bafoil, 2005]. Dans les faits et pour le dire un peu brutalement, les fonds structurels servent principalement aux infrastructures. Le résultat est visible dans l’Est de la Pologne où le changement majeur est la rénovation des routes et des postes frontières facilitant le trafic des camions. C’est à peine caricatural.

20 L’on peut supposer la réticence des agriculteurs à se lancer dans des projets complexes à mettre en œuvre pour des sommes relativement faibles. C’est un premier blocage, mais il y en a d’autres. La programmation des objectifs de développement nécessitant des fonds structurels européens se fait à l’échelle régionale. Or, en Pologne les programmes régionaux ont été élaborés au centre, par l’État. Le résultat dans les zones frontalières a été « une européanisation brutale, sans négociation avec les populations locales » [Bafoil, 2005]. De plus, la répartition des fonds structurels multiplient les relations institutionnelles que ce soit horizontalement, privé/public, associatif, ou verticalement, Europe/État/région/commune. Cela ne pose pas problème dans les pays occidentaux, c’est plus complexe dans les anciens États socialistes où le fonctionnement institutionnel était plus simple. D’autres difficultés limitent l’efficacité des fonds voire aboutissent à l’échec des projets : le manque de co-financement local qui tend à désengager les acteurs locaux, des procédures trop complexes, le tempo trop rapide pour monter les projets, l’absence de contrôle sur l’usage des subventions [Bafoil, 2005]. Les autorités européennes ont tenté de résoudre ces problèmes en accordant aux régions de l’Est la possibilité d’une expertise parmi un des États membres de l’Union Européenne. Lors de sa mission en Pologne dans le cadre de la constitution du dossier de pré-adhésion à L’Union Européenne, F. Bafoil a analysé minutieusement le fonctionnement de cette expertise. Il a conclu à une inadéquation complète entre l’appel d’offre des régions et la réponse des experts. Dans les faits, l’expert ne collabore pas avec les partenaires locaux. Nous sommes dans un processus « d’anarchie organisée » selon l’expression de J. G. March. La réponse donnée par les experts ne correspond pas à la question posée par les acteurs locaux. Pour les autorités européennes, il ne s’agit pas d’apporter une réponse concrète à un problème concret mais de faire coïncider deux discours : celui de l’expert et celui d’objectifs généraux, nationaux ou internationaux. Ainsi dans le cas des Poumons Verts, l’expertise demandée à l’institut italien Nomisma conclut à l’insuffisance des investissements et de l’aide de l’État et à une absence de protection contre la concurrence. Ces considérations ont peu de signification dans le contexte politique polonais. Les régimes qui se succèdent depuis la fin du communisme doivent faire face à une double exigence : intégrer l’agriculture polonaise dans le jeu de l’économie de marché et éviter l’effondrement social des campagnes où, pour le moment, il y a peu d’autres choses à faire hormis de l’agriculture.

Les apports endogènes

21 L’effondrement du système socialiste en Pologne conduit à une situation complexe dans le secteur agricole. Le pays a abandonné, dès 1956, la voie de la collectivisation des terres et des moyens de production. À juste titre, la Pologne est montrée comme un modèle de résistance au socialisme dans les campagnes. Pourtant, entre fin 1989 et 1991, Leszek Balcerowicz, vice-Premier ministre et ministre des Finances du premier gouvernement polonais non communiste depuis la Seconde Guerre mondiale, met en place une politique qualifiée de « thérapie de choc » et destinée à accélérer l’intégration de la Pologne à l’économie de marché. Dans le domaine agricole cela aboutit au paradoxe suivant : le pays le moins collectivisé de l’ancien bloc socialiste est celui qui subit l’un des traitements « post-socialistes » les plus durs. Le marché de la terre est libéralisé. Cette politique a deux conséquences majeures. Tout d’abord, loin de rompre avec le passé, elle amplifie les tendances lourdes des années socialistes. Les agriculteurs redécouvrent les marchés informels, les arrangements [surtout lorsqu’il s’agit de négocier la requalification de terres agricoles en terrains à bâtir], et le processus de polarisation entre les exploitations « rentables » et les micro-exploitations de survie devient la caractéristique essentielle du développement agricole polonais. Ensuite, cette politique n’a aucun effet sur l’augmentation de la production puisqu’elle n’est pas faite pour ça. Elle vise à régler le problème des privatisations des anciennes fermes d’État en axant les mesures sur la question foncière. Ce phénomène est une constante dans tous les pays d’Europe centrale et orientale. Le redémarrage productif n’est effectif qu’à partir de 1998, année où la productivité retrouve son niveau de 1989 [Small, 2003, p. 47]. Un deuxième paradoxe tient au regard porté par les experts sur la petite exploitation. Qualifiée d’exploitation « sociale » ou de « survie », elle est systématiquement envisagée dans les projets de développement sous l’angle strictement économique ou agronomique. Les termes employés dans les rapports de « conjoncture » sont très ciblés : seuil de rentabilité, potentiel agronomique, processus de modernisation en cours. Les petits paysans ne s’y trompent pas en plébiscitant par exemple les aides européennes directes au détriment des aides ciblés sur des projets de mise en valeur de la multifonctionnalité, lourds à mettre en place et nécessitant des savoirs spécialisés (comptabilité, lobbying, juridiction).

22 La spécificité du « cas » polonais nous rappelle la nécessité d’un questionnement sur la nature de cette « transition » qui n’en finit pas de nous étonner. D’une manière générale, les exploitations agricoles en difficulté sont celles qui échappaient, durant le socialisme, à la sphère étatique ou collective. Pour simplifier, en agriculture, la Pologne est victime de sa résistance au collectivisme. La comparaison avec d’autres pays voisins comme la Tchéquie ou, plus encore, l’ex-RDA le confirme : les grandes structures collectives ou étatiques ayant surmonté le cap des privatisations sont aujourd’hui performantes [Streith, 2004]. Les petites fermes, telles qu’il s’en rencontre des milliers en Pologne, qui vivotaient grâce à la pluriactivité de ses membres et aux combines avec les coopératives d’État, sont en parfait décalage avec les critères de compétitivité.

23 Dans une très bonne étude synthétique, Lee-Ann Small dresse le bilan, à l’échelle macro, des handicaps de l’agriculture dans les pays d’Europe centrale et orientale [Small, 2003]. Son texte ne porte pas explicitement sur la Pologne mais il est surprenant de constater que la petite exploitation agricole polonaise représente une sorte « d’idéal-type » du « problème agricole » est-européen. L’auteur précise tout d’abord le contexte général qu’elle nomme « contexte de vulnérabilité ». Cela concerne les héritages limitants comme nous les avons développés précédemment : l’arrière-plan historique, les chocs de la privatisation, les processus décisionnels locaux, le problème foncier. Dans ces domaines, le petit fermier polonais cumule les difficultés. Si l’on décline ensuite les données quantitatives générales sous la forme des cinq catégories de capitaux nécessaires à l’épanouissement de la vie individuelle et sociale (capital financier, social, humain, physique et naturel), la situation n’est guère plus brillante.

24 Au plan financier, à la fin des années 1990, 30 % de la population rurale des PECO vit avec moins de deux dollars par jour. Certes, ce critère ne dit rien des possibilités des familles en terme de satisfaction des besoins alimentaires car une grande part des approvisionnements passe par des circuits non monétarisés. Mais, il révèle un fait majeur : l’incapacité pour le paysan d’acheter de la terre. Or, le manque d’accès au foncier, problème récurrent des paysanneries est-européennes depuis près de deux siècles, limite toute possibilité de développement.

25 Sur le plan du capital social, les ressources sont limitées par l’héritage. Les formes de coopération organisationnelle ou volontariste pâtissent des blocages psychologiques ou sociaux issus des quatre décennies de socialisme. Les relations sociales se constituent davantage à partir de réseaux informels qu’au sein d’institutions associatives.

26 La situation est très préoccupante en ce qui concerne la question du capital humain qui englobe les ressources liées aux modes de vie des populations telles la démographie, la santé, l’éducation et l’emploi. À propos des campagnes du centre et de l’est de l’Europe, Small dresse le tableau suivant (ses données valent bien entendu pour les régions rurales polonaises, surtout celles de l’est du pays) : la mortalité est supérieure à celle observée en ville, la chute très importante du nombre de naissances conjuguée à une forte migration vers la ville ou vers l’étranger accroît la charge de travail des membres de la famille sur l’exploitation agricole, la formation agricole est quasiment inexistante depuis le début des années 1990, le chômage est très élevé en milieu rural en raison du manque d’alternative à l’activité agricole, le fossé se creuse entre les villes et les campagnes en matière d’infrastructures de transport, d’équipements scolaires et culturels, de centres de soin [Small, 2003, p. 50-51]. Nous assistons à la résurgence d’un trait caractéristique de l’Europe centrale d’avant la Seconde Guerre mondiale : le fossé entre les conditions de vie à la ville et celles à la campagne. Les décennies de socialisme avaient, tant bien que mal, réussi à resserrer en partie les écarts. En Pologne, le problème est tel que de nombreux centres de recherche, comme l’institut de géographie ou de sociologie de l’Académie des Sciences par exemple, ont été sollicités pour réaliser de grandes enquêtes sur le thème du retard des campagnes polonaises.

27 Au niveau du capital physique, c’est-à-dire les infrastructures de base (transport, eau, énergie, communication), les équipements de production et les logements, là encore le fossé est grand entre les milieux urbains où les transformations sont conséquentes et les milieux ruraux qui voient les infrastructures héritées du socialisme lentement, mais sûrement, se détériorer sans être remplacées. Les exceptions concernent les zones « stratégiques » telles les grands axes routiers, les postes frontières, les aéroports, quelques sites touristiques et les postes de contrôle des gazoducs qui font l’objet d’investissements de grande ampleur. L’enjeu est l’acheminement du fret occidental ou des touristes vers l’est et, à l’inverse, l’approvisionnement de l’ouest en gaz russe. Ce sont là les principaux signes visibles des changements d’infrastructures dans les campagnes est-européennes.

28 Enfin, il est un secteur qui semble échapper à cette anomie générale. Il s’agit de la question du capital naturel (terre, eau, faune, flore). La fin du socialisme a eu un effet bénéfique en limitant considérablement les désastres écologiques dus à l’industrialisation de l’agriculture (emploi massif d’engrais et de pesticides dans les champs, souillure des eaux par les élevages en batterie) ou à la création de combinats chimiques, sidérurgiques ou métallurgiques polluant l’air et les sols sur des dizaines de km2. La restructuration des entreprises agricoles et industrielles a stoppé ce gigantisme, atténuant du même coup les questions environnementales. Dans le cas de la Pologne, la situation est contrastée. Les problèmes de pollution ont pu surgir à l’ouest de pays, dans les grandes fermes étatiques. Les régions à l’est ou au sud ont échappé à cela en raison de leur taille réduite et de la limitation de l’utilisation de pesticides et d’engrais. Mais, « l’intérêt environnemental » aujourd’hui ne correspond pas à une prise de conscience politique ou citoyenne. C’est un effet indirect des privatisations, qui ont réduit et réorienté les productions en diminuant les « gigantismes » chimiques du socialisme.

Les perspectives

29 En résumé, nous pouvons affirmer qu’en Pologne le contexte n’est pas favorable à la généralisation de projet agricole durable. Dans les premières années qui ont suivi la fin du régime socialiste, les réformes mises en place ont eu pour objectif de libéraliser l’activité agricole. La question de la rapidité des transformations au lendemain de la chute du mur de Berlin est un phénomène majeur qui a été très peu souligné par les observateurs et les chercheurs. Pourtant, comme le suggère Pascal Michon, la notion de « rythme » permet une excellente lecture du monde contemporain et du capitalisme mondialisé. Les privatisations, les restructurations, les restitutions de terre ont été menées, dans bien des pays d’Europe centrale, en moins de deux ans (1990 à 1992). Ceci a eu pour conséquence d’occulter tout débat national sur les choix ou les voies alternatives possibles, de donner la priorité aux investissements financiers sur le règlement des problèmes sociaux et de mettre au-devant de la scène politique ou économique les acteurs ayant les moyens et les outils pour « réagir vite » c’est-à-dire les gens de pouvoir et non la société civile. La pré-adhésion et l’intégration à l’Union Européenne ont amplifié ce processus de libéralisation, accentuant la concurrence entre les agriculteurs au sein de la Pologne et avec des pays tiers. Ce processus s’est accompagné d’une différenciation accrue du monde agricole et de l’intervention d’acteurs « médiateurs » entre les agriculteurs et les instances décisionnelles locale, régionale, nationale ou européenne. La conséquence est que nous observons la résurgence du « mal agricole est-européen » datant du XVIIIe siècle, à savoir l’écart entre une série de grandes exploitations agricoles performantes dont le « profil » économique (importance des investissements étrangers et main-d’œuvre bon marché) n’a pas changé depuis des décennies, avec une parenthèse durant le socialisme, et une multitude de micro-fermes aux statuts divers.

30 La question centrale posée à la société polonaise est le devenir de la petite exploitation agricole. Tout observateur extérieur est surpris de sa permanence dans le paysage actuel. Cela renvoie à « l’exception » polonaise. F. Bafoil rappelle « qu’au-delà de son importance numérique, c’est son importance historique qui doit retenir l’attention » [Bafoil, 2006, p.394]. Avant l’arrivée des régimes communistes, la micro-exploitation était la règle dans toute l’Europe centrale. Ce phénomène a perduré en Pologne orientale durant le socialisme. L’interaction s’est accrue entre les formes individuelles d’agriculture (principalement la micro-exploitation) et les formes collectives (coopérative de production, de matériel ou de commercialisation), ces dernières fournissant aux petites fermes une grande partie de la « logistique » nécessaire. Ce système était si bien rôdé que l’on a pu parler de « socialisme de marché ». De plus, en Pologne comme ailleurs, tous les régimes socialiste est-européens ont tenté d’égaliser, avec plus ou moins de succès, les conditions de vie entre les villes et les campagnes, en termes d’accès aux soins, à l’éducation ou à la culture. Enfin, les réformes agraires mises en place ont profité aux travailleurs agricoles des anciens domaines qui ont reçu un surplus de foncier. Celui-ci était en quelque sorte protégé dans la mesure où les réformes ont mis fin aux inégalités statutaires et ont instauré un régime administratif et non juridique, toujours plus favorable aux nantis, de la terre. Dans le cas de la Pologne, la réforme agraire a été partiellement réalisée dès les années 1930. Après 1945, les socialistes se sont contentés de nationaliser les domaines appartenant à des Allemands dans l’ouest du pays. Pour toutes les raisons citées précédemment, il se disait en Pologne que les paysans étaient les gagnants du socialisme. Aujourd’hui, la petite exploitation est privée de ces « liens organiques » avec les autres structures agricoles, le petit paysan ne peut pas accéder au marché foncier faute de moyens financiers et l’État n’assure plus l’entretien des infrastructures, notamment routières, renforçant ainsi l’isolement des populations rurales.

31 Au plan strictement agricole, les politiques nationales puis européennes menées depuis le début des années 1990 participent de la construction du discrédit de la petite ferme. Celle-ci est jugée, avec beaucoup de condescendance, « sociale ». Pourtant, les critères évaluant ses performances sont strictement économiques : ainsi est-elle qualifiée de non rentable, en voie de développement, ayant peu de potentialités productives. Elle ne bénéficie d’aucune aide mais l’on souhaite son maintien car elle jugule les problèmes de sous-emploi dans les campagnes. En fait, l’élément le plus exceptionnel concernant la micro-exploitation polonaise, c’est sa survie dans un contexte de libéralisation. Du coup, nous pouvons nous interroger sur cette durabilité d’un nouveau genre.

32 Trois facteurs peuvent légitimer le maintien de la micro-exploitation. Tout d’abord, comme le rappelle B. Hervouet à partir de recherches menées en Biélorussie et en Russie sur les datchas, c’est « un des éléments essentiels du capital économique du ménage » [Hervouet, 2006, p. 39]. En son sein, s’élaborent les stratégies d’approvisionnement qui vont bien au-delà de la survie. Les petits paysans vivent de leurs productions domestiques. Les économistes qualifient ces fermes de non rentables dans la mesure où, par exemple, le paysan cultive des produits qu’il ne vend pas cher et qu’il pourrait se procurer à bas prix dans le commerce. Dans les faits, ces fermes sont rentables car elles nourrissent plusieurs personnes. De plus, elles sont gérées sur un mode entrepreneurial et rapportent de l’argent de manière régulière, dans des régions où il n’y a pas d’autre travail possible. Le deuxième avantage tient à une question de posture vis-à-vis de l’économie de marché. Dans un article consacré aux habitants des montagnes du sud de la Pologne, F. Pine montre comment, durant la période socialiste, les paysans ont appris à combiner différentes sources de revenus (la petite ferme, l’émigration de quelques membres de la famille, le travail salarié de quelques autres) et différents types de travail, à jouer entre l’économie formelle et informelle, à tirer profit des contradictions du régime socialiste [Pine, 1994]. Dès lors, au début des années 1990, ils s’adaptèrent plus vite que d’autres catégories sociales au nouveau langage du capitalisme. Le troisième facteur, en relation directe avec notre expérience de développement durable en Mazurie, tient à la qualité agronomique des exploitations agricoles. Nous sommes là en pleine contradiction. Les petites fermes polonaises correspondent en fait au modèle occidental d’agriculture « raisonnée » ou durable. Faute de moyens financiers, l’utilisation d’engrais, de pesticides, et l’achat d’aliments sont extrêmement limités voire inexistants. Dans certains cas, la traction animale remplace le tracteur et le recours à des carburants pétroliers n’existe pas. En France, nous serions dans un profil innovant au plan environnemental. Mais, en Pologne, ces fermes sont qualifiées d’arriérées, de vestiges en voie de disparition. Ce discrédit cache en fait l’absence de toute politique régionale, étatique ou européenne, d’aide au développement. Leur perpétuation représente une réponse sociale à des politiques agricoles discriminatoires qui avantagent les systèmes productivistes.

33 Avec l’émergence des projets de développement durable en Pologne, nous assistons à un processus de décalage. Les questions environnementales telles que nous les posons en Europe occidentale arrivent sans doute trop tôt dans la société rurale polonaise. Les exploitations agricoles ont besoin de stabilité, de garanties sur leur avenir et de reconnaissance de leurs acquis, qui sont en grande partie des acquis environnementaux. Les petits paysans ne s’y trompent pas en plébiscitant par exemple les aides européennes directes au détriment des aides ciblées sur des projets de mise en valeur de la multifonctionnalité, lourds à mettre en place et nécessitant des savoirs spécialisés (comptabilité, lobbying, juridiction). A contrario, l’arrivée d’argent frais est toujours mieux utilisée, même si ce n’est pas affecté à l’agriculture. Cela participe à la pérennisation du groupe familial.

34 Aujourd’hui comme hier, l’agriculture polonaise doit faire face à un processus de modernisation inachevé. Les petites fermes ne sont ni des archaïsmes, ni un reflet de nos sociétés paysannes d’antan. Elles sont le résultat de près de deux siècles de blocage de l’évolution agricole du pays. Chaque tentative de modernisation en Pologne s’est trouvée entravée par l’arrivée d’un nouvel occupant, d’une guerre ou d’un changement de régime. La situation actuelle n’échappe pas à la règle. Les politiques mises en place après la chute du socialisme n’ont pas encore garanti la stabilité et la pérennité des exploitations agricoles, bien au contraire. Les petits paysans veulent d’abord jouer dans la cour des « grands » avant de répondre à de nouvelles injonctions productives.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, CNRS, UMR 7533, LADYSS – michel.streith@yahoo.fr.
  • [1]
    Les informations traitées dans ce chapitre sont en grande partie issues d’entretiens réalisés en octobre 2005 auprès de Madame Krystyna VINAVER, chercheur au CIRED/EHESS. Je la remercie tout particulièrement.
Français

À partir d’une expérience de projet de développement durable menée dans le nord-est de la Pologne, sur un territoire regroupant des communes de Mazurie, de Podlasie et de Mazovie, et inspirée d’exemples français, nous analyserons les conséquences, à l’échelle d’un territoire réduit, de l’intégration d’agricultures paysannes à des dynamiques qui leur sont étrangères. L’objectif de cette opération est de regrouper des représentants des collectivités locales, des agriculteurs, des acteurs associatifs et des chercheurs autour d’un projet, et de construire une action collective dans le contexte très particulier de la transition post-socialiste. Les préoccupations et normes environnementales, les procédures de requalification des productions, les nouveaux circuits commerciaux ou la re-spécialisation des territoires font l’objet de nouveaux apprentissages et de fabrication de savoirs. Mais, ceux-ci ne se constituent pas par simple copiage des modèles occidentaux. En tenant compte de facteurs exogènes et endogènes, d’expériences et d’attentes, les agriculteurs polonais engagés dans ce processus réinterrogent nos catégories traditionnelles en matière d’agriculture et questionnent notre conception du développement.

Mots-clés

  • développement durable
  • environnement
  • Pologne
  • systèmes agraires

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Michel Streith [*]
  • [*]
    Anthropologue, CNRS, UMR 7533, LADYSS – michel.streith@yahoo.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.046.0173
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