CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Ces prestations ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique ».
Marcel Mauss, Essai sur le don [1923-1924, p. 147]

1 La mondialisation a engendré pour de nombreuses populations du Sud l’exacerbation considérable de leurs besoins et une précarité accrue de leurs conditions de vie. Ces populations doivent donc disposer de ressources monétaires nouvelles additionnelles et périodiquement doivent répondre à des dépenses inattendues. En Asie du Sud, dans plusieurs secteurs d’activités comme l’extraction de la pierre dans les carrières, la production de briques, la culture de la canne à sucre, le tissage, la fabrication des tapis, etc., l’endettement par avance sur rémunération du travail est un expédient pour y faire face. Des micro-entrepreneurs, tout comme des entreprises contrôlant directement ou par des intermédiaires chargés de leur recrutement plusieurs dizaines de travailleurs migrants ou de travailleurs à domicile payés à la pièce, développent cette relation financière particulière. Ces avances s’inscrivent dans le processus général de financiarisation  [1] des sociétés contemporaines. Elles peuvent être pensées comme une forme de solidarité puisqu’elles répondent à l’incapacité immédiate des travailleurs de faire face à leurs obligations présentes de dépenses ou au remboursement de dettes contractées antérieurement. De nombreux entrepreneurs qui consentent ces avances, directement ou très souvent via des intermédiaires recruteurs, nient les avantages qu’elles leur apportent ; ils les présentent comme une charge et une pratique à laquelle il leur serait difficile d’échapper du fait de la pression sociale. Pour autant, l’avance consentie à une personne avant même qu’elle ait travaillé peut-il être considéré comme un acte de solidarité d’un employeur à l’égard d’un nouvel embauché ? Ou bien doit-on interpréter toute forme d’avance au travailleur comme une condition inacceptable d’embauche ?

2 Si l’avance rend possible une surexploitation de la main-d’œuvre, voire des formes extrêmes de travail forcé ou de servitude y compris avec violence physique et sexuelle, les enquêtes de terrain  [2] obligent à ne pas confondre toutes les formes de rémunération par avance avec la servitude par ou pour dette et de les assimiler de façon systématique à une sous-rémunération de la main-d’œuvre. Remarquons aussi que cette protection est recherchée par les travailleurs eux-mêmes parce qu’elle éloigne la précarité de l’embauche quotidienne ou celle du chômage quasi permanent et qu’elle peut ainsi leur donner une garantie d’emploi.

3 Nous définirons la rémunération par avance comme une relation financière et nous l’inscrirons dans les différentes formes de dettes connues dans les sociétés sud asiatiques qui pratiquent ces modes de rémunération. Cet article n’est pas l’analyse économique d’une modalité particulière d’embauche ou d’emploi et de salariat. Pour être menée à bien une telle analyse supposerait notamment une étude des conditions techniques détaillées de la production, des flux migratoires de travailleurs et de la commercialisation de ces productions. Ceci n’a pas été au cœur de cette recherche. Notre objectif est ici, au travers d’une approche socioéconomique, de l’interpréter comme une relation particulière de dette, car c’est ainsi qu’elle est comprise par les protagonistes de cette relation  [3]. La comprendre comme une forme anormale ou atypique de salariat serait ethnocentrique. Cette réflexion critique permet de conclure que certaines formes de protection par les entrepreneurs, fussent-elles désirées par ceux qui bénéficient de ces avances, produisent, dans des sociétés profondément structurées par des principes hiérarchiques, une solidarité – au sens d’interdépendance recherchée  [4] – pervertie.

Des avances sur rémunération dans les logiques de l’endettement et de la recherche de protection et de domination

Premiers éléments de définition de la rémunération par avance et de la servitude par dette

4 Une définition des pratiques d’avance suppose au préalable de distinguer le plus clairement possible les différentes formes d’engagement de la main-d’œuvre, en tenant compte tant de données objectives que des représentations que les acteurs ont de leur situation personnelle. Dans un contexte où plus des neuf dixièmes de la main-d’œuvre connaissent des modes dits informels d’emploi, définir toute rémunération en dessous du salaire légal comme une forme de travail forcé ou toute avance sur rémunération comme une modalité de servitude pour dette rend impossible la distinction de la solidarité, de la protection et de la servitude, et donc impossible la compréhension des formes concrètes de ce rapport social et d’en mesurer l’ampleur : la fourchette peut être estimée entre 1 % et… plus de 10 % de la main-d’œuvre recrutée. En l’absence d’une clarification des différentes situations, toute action pratique pour éradiquer dans un délai court les formes de servitude est particulièrement difficile. Faute de pouvoir interdire la rémunération par avance, les autorités publiques indiennes feignent de l’ignorer, voire nient son existence, en ne s’attaquant qu’à certaines de ses manifestations comme la mise en servitude des enfants. La reconnaissance de l’existence de la servitude par et pour dette et leur distinction au sein de la catégorie générale de la rémunération par avance apparaissent donc comme une première étape indispensable avant même de penser à « sa régulation »  [5].

5 Le terme begar que citent certains textes officiels indiens, en particulier de la Supreme Court of India, pour désigner le forced labor (terme souvent traduit en français par servitude pour dette et qui désigne aux yeux d’un grand nombre d’observateurs les pratiques de rémunération par avance) est ambigu puisqu’il recouvre des situations différentes : dans certaines circonstances, le travailleur est rémunéré et dans d’autres il ne l’est pas. La Supreme Court of India définit le begar comme « a form of forced labour under which a person is compelled to work without receiving any remuneration », donc comme un travail gratuit car la seule compensation serait d’être nourri. Or, il apparaît que ces travailleurs reçoivent une avance (notamment pour régler une dot ou pour solder un ensemble de dettes contractées chez un commerçant ou auprès d’un prêteur privé) ; en échange de cette avance, tant que dure la dette, ils plantent par exemple des pommes de terre sur le champ d’un propriétaire ou des cannes à sucre et les récoltent. Par conséquent il ne s’agit pas dans tous ces cas d’un bonded labor. Le Dictionnaire Hobson-Jobson [Yule, 1903, p. 80-81] indique que begar, équivalent en hindi de forced labor, désigne dans le Karnataka un travail rémunéré non en monnaie mais en grains ou en terre ; bigarry désigne le travailleur dans cette situation. La législation indienne nous éclaire donc peu pour comprendre le phénomène. La difficulté tient en grande partie à ce que la marchandisation des productions a changé la nature des activités de production, notamment en transformant des relations statutaires en créances.

Rémunération avec avance et servitude pour dette

6 La rémunération avec avance est largement pratiquée en Inde dans l’emploi de la main-d’œuvre. C’est une relation dans laquelle le travailleur n’est pas rémunéré en fin de journée, de semaine ou de mois. Il l’est, pour totalité ou pour partie, par une avance lors de son embauche. Cette avance peut représenter plusieurs mois de travail, lui-même pouvant être estimé soit au temps, soit à la pièce (quantité de briques produites, de cannes à sucre coupées, de soie tissée, etc.). Le solde restant dû peut être versé chaque semaine ou en fin de période d’embauche. Quand cette avance sert en partie ou totalité à rembourser des dettes préalablement contractées, il existe une contrainte plus forte au travail et un risque de surexploitation plus élevé.

7 Cette avance peut aussi être consentie après quelques mois ou quelques semaines d’embauche comme une preuve de confiance de l’employeur et de satisfaction vis-à-vis de l’employé. On la rencontre fréquemment dans l’emploi de domestiques par exemple. Des avances successives peuvent être faites, qui se cumulent.

8 Dans certains cas, l’employé rembourse partiellement la dette et demande ensuite des avances jusqu’à atteindre le niveau initial d’endettement (l’avance remboursée est alors considérée comme une sorte d’épargne et l’employeur est celui qui permet cette épargne). Pour les tisseurs en soie de Kancheepuram en Tamil Nadu, le remboursement de la dette contractée lors de l’embauche n’est jamais exigé et nombre de tisseurs sont rémunérés au-dessus du minimum légal. Dans la production des briques, une caractéristique est non seulement l’avance elle-même, mais le fait que l’avance sur rémunération soit incluse dans le contrat initial d’embauche qui comprend également le temps de travail prévu. Dans certains exemples parmi des populations tribales (enquêtes menées en Orissa), celui qui, dans le besoin, s’engage à travailler auprès d’un voisin en échange de nourriture ignore souvent le montant de sa dette, et donc la durée de son travail pouvant être considéré comme gratuit. Dans certains cas, le simple fait d’être nourri peut constituer la dette.

9 Il est par conséquent difficile de confondre tous les cas de rémunération par avance, notamment quant au degré de liberté de travailler. Il est erroné d’assimiler toute rémunération par avance à une forme de servitude. La dette peut passer pour une forte protection de l’employé, qui ainsi renforce la sécurité de son emploi. Dans le cas de la production de la soie à Kancheepuram, la rémunération par avance est aujourd’hui beaucoup plus recherchée par les travailleurs que par les employeurs ; ceux-ci refusent d’offrir de nouvelles avances. Si cette rémunération peut difficilement être qualifiée de solidarité (qui suppose une certaine égalité dans la relation), elle traduit une forme de protection.

10 La servitude pour dette [6], quant à elle, peut être comprise comme un cas particulier de rémunération avec avance. C’est l’état d’un débiteur dans l’obligation de travailler pour un créancier, gratuitement ou contre une très faible rémunération  [7] du fait d’une dette qu’il a contractée auprès de ce créancier ; le débiteur peut être la personne elle-même ou un membre de son entourage familial qui lui est substitué (frère ou sœur, épouse ou époux, enfant, neveu ou nièce) ; de même, le bénéfice de la créance peut être transmis à un employeur par le créancier. L’endetté ou la personne qui lui est substituée peut dès lors être assimilé à un salarié, si l’on retient pour une définition de celui-ci que dans l’exécution de son travail il, ou elle, est dans une position de subordonné pour l’exécution des tâches. Toutefois, nombre d’éléments caractérisant ce type de relations l’éloignent d’un rapport entre patron et salarié. Il ou elle n’a pas la liberté du choix de son employeur car il ou elle est contrainte de travailler pour le créancier ou pour celui, ou celle, qui est désigné (e) par celui-ci. Il ou elle ne perçoit qu’une très faible partie de la rémunération légalement ou informellement reconnue pour ce type d’activité. Ceci tient très largement au fait que bien souvent il y a un intermédiaire dans la relation. Celui qui recrute n’est pas alors celui qui emploie. La relation apparaît donc d’abord comme une obligation au sens d’un lien de dette. Ceci explique qu’il peut être difficile de distinguer de manière très claire la rémunération avec avance en général des formes particulières que sont la servitude pour ou par dette. Quand cette avance cache une dette préalable qui contraint à une perpétuation du lien de subordination, tracer une frontière étanche entre avances avec surexploitation et formes de servitude avec protection se révèle complexe et souvent arbitraire.

Les obligations et contraintes consécutives à l’avance : servitude pour dette versus servitude par dette

11 Les obligations consécutives à l’avance faite par l’employeur, ou par un agent de celui-ci, sont variables. Il est indispensable de cerner les diverses situations possibles.

12 Il convient de distinguer les cas où l’employé conserve la possibilité de rembourser sa dette par recours à un autre employeur, qui lui consent une avance équivalente au montant de sa dette, des cas où ce transfert de créance est impossible et où le lien est personnalisé à un point tel que la liberté du travailleur se trouve de ce fait totalement aliénée de façon temporaire ou permanente. L’impossibilité peut tenir au montant de cette dette comparé à celui de la rémunération. L’impossibilité peut tenir aux incitations faites au travailleur d’augmenter sa dette (incitation à boire, à fréquenter des prostituées, incitation ou obligation de s’approvisionner dans des boutiques contrôlées par l’employeur et dans lesquelles les prix sont prohibitifs, etc.). L’impossibilité de rembourser cette dette peut provenir de l’ignorance dans laquelle l’employé est tenu du montant global de ce qu’il doit ; dans ce cas, il recherche la protection de l’employeur et se pense lui-même comme un dépendant en état de servitude.

13 Ainsi, les cas où la dette est d’un montant fixe et connu et ne donne pas lieu à versement d’un intérêt différent :

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  • d’une part des situations où le montant de la dette, les modalités de son remboursement et en particulier ses échéances sont imparfaitement connues du débiteur mais sont compatibles avec ses capacités effectives de remboursement à un maître auquel il fait pleinement confiance ;
  • et d’autre part des cas extrêmes où les intérêts s’accumulent de mois en mois et d’année en année, à défaut de remboursement, jusqu’à atteindre un niveau qui met la personne endettée dans un état de dépendance personnelle permanente, puisqu’aucune perspective de libération de sa dette n’est imaginable ; c’est le cas notamment quand la dette représente plusieurs années du revenu personnel ou familial disponible.

15 Il s’agit avec ces situations extrêmes d’un travail forcé caractéristique de la servitude pour dette. Les cas où l’endetté connaît exactement le montant de son dû et les modalités de son remboursement sont différents des situations où l’emprunteur ignore ces informations et se trouve dans une dépendance totale vis-à-vis de son créancier. Dans cette circonstance, la dette n’est qu’un élément d’une relation statutaire de dépendance et traditionnellement le maître avait l’obligation de prêter à l’un ou l’autre de ses dépendants qui étaient dans le besoin. Il s’agit donc là d’une protection quasi obligatoire. Nous la désignons ici comme servitude par dette. Pour opposer d’un point de vue transactionnel, les deux logiques en jeu dans la relation, il est possible de recourir ici à une opposition au sein des relations dites marchandes entre une logique de place de marché et une logique de clientèle [Servet, 2006a, p. 314-316]. La première est contractuelle ; on y fait comme si les partenaires de la transaction étaient en position d’égalité et comme si le paiement mettait un terme au lien alors que la seconde reconnaît les statuts différents des échangistes ; il s’agit de compenser et non à proprement parler de rendre quitte par le paiement car celui-ci ne peut pas mettre un terme à la relation.

Travail forcé versus travail contraint

16 Pour apprécier les degrés de protection, de solidarité et de servitude, il faut distinguer les pratiques de travail forcé des multiples formes de travail contraint. La servitude pour ou par dette inclut des éléments de travail forcé alors que la rémunération par avance fait partie du travail contraint. Cette distinction abstraite peut apparaître artificielle sur le terrain et difficile à identifier ; la rupture n’est pas franche entre les types d’emploi et ils existent des zones floues entre la servitude et la contrainte. Il s’agit d’une question de degré que chaque enquête doit identifier et préciser dans le contexte local.

17 Toute personne dans l’obligation de travailler pour autrui parce qu’il n’a pas les moyens de s’auto-employer et de créer sa propre entreprise et de vivre de sa propre production subit une contrainte au travail. C’est le cas d’un employé mais aussi celui du paysan sans terre, ou dont le lopin individuel ou des droits collectifs sur la terre ou à des soutiens dans sa communauté ne lui permettent pas ou plus de satisfaire ses besoins personnels ainsi que ceux de sa famille. D’où une contrainte à une activité urbaine informelle, au travail salarié ou quasi-salarié. Le quasi-salariat est en particulier la situation des travailleurs qui semblent être autonomes mais qui en fait sont des producteurs payés aux pièces et sont dans une situation de subordination dans l’exercice de leur activité productive ; c’est en Inde le cas notamment d’ouvriers et d’ouvrières tissant des nattes en feuilles de palmier, fabriquant des allumettes, des bâtons d’encens, des feux d’artifice ou des cigarettes bedhi. En Inde, leur inclusion dans les programmes publiques d’assurance sociale obligatoire les intègre au monde du salariat. Une infime minorité des travailleurs recevant une avance bénéficient de cette protection.

18 Le caractère forcé du travail apparaît lorsque les pressions exercées par l’employeur ou un de ses mandants sur le travailleur outrepassent les conditions habituelles d’emploi de la main-d’œuvre (pour ce qui est des conditions de travail, de sa durée, etc.). Il n’est pas en mesure de faire valoir ses droits et la forte intensité de cette subordination caractérise le travail forcé. Dans certains contextes, la migration libère le travailleur d’obligations « traditionnelles » qu’il a vis-à-vis d’un maître ; dans d’autres, la migration le fragilise, lui fait perdre le bénéfice d’obligations de protection, qui pouvaient être la contrepartie de ces contraintes, et favorise l’absence de respect de ses droits en tant que travailleur.

19 Dans le cas extrême de travail forcé qu’est la servitude, la personne-même du travailleur devient de fait la propriété de celui qui l’emploie ou qui le loue pour travailler pour un autre ; ceci peut s’accompagner d’une petite rémunération donnée au travailleur et d’une mobilité contrainte ou non à la demande de l’employeur. La liberté réelle de quitter l’emploi distingue le salariat de la servitude par esclavage ou servage. Le fait que chaque année le travailleur contracte ou non, et par conséquent qu’il puisse ou non le faire avec un employeur nouveau, est aussi un élément d’appréciation du degré effectif de cette coercition et de la différence entre une relation statutaire et une relation contractuelle. Chacun peut comprendre qu’entre les modes extrêmes d’emploi, il existe des degrés variables dans la capacité concrète qu’a un travailleur d’être libre.

20 Cette complexité tient aussi aux évolutions faisant que d’anciens systèmes de dépendance et protection se transforment en des logiques crues de surexploitation, voire d’esclavage moderne avec trafic d’êtres humains. Ces cas de surexploitation peuvent s’appuyer sur des représentations et des pratiques anciennes ou au contraire mobiliser certaines innovations, en matière de déplacements, de techniques de production, et d’écoulement des productions notamment.

21 Il convient aussi de poser la question de la légalité du travail, notamment dans le cas de populations migrantes sans titre de séjour ni droit de travail, ainsi que dans le cas de l’embauche d’enfants en dessous d’un certain âge. L’illégalité, non seulement de l’emploi mais aussi de l’activité, favorise tant les formes de surexploitation (au regard de la durée du travail, de la sécurité de l’activité, des droits à la protection sociale et du niveau de rémunération) que des formes d’embauche et d’emploi. Cela peut aller jusqu’à l’impossibilité pour le travailleur d’échapper à une activité qui se distingue peu de l’esclavage. La servitude par ou pour dette est certes susceptible recouvrir des activités illégales, mais elle peut aussi affecter des populations ayant parfaitement le droit de travailler et exercer des activités qui sont elles-mêmes tout aussi légales. Ce sont les modalités particulières du contrat (écrit, oral ou implicite) entre l’employeur et l’employé et les conditions réelles de leur application, qui rendent ce contrat de travail illégal ou non. L’illégalité de ce contrat vient des contraintes qui peuvent être subies par le travailleur du fait des avances sur rémunération qu’il a lui-même reçues, ou une personne dont il est dépendant. Le degré de contrainte s’exerçant sur le travail distingue la frontière souvent peu tranchée séparant les formes d’embauche et d’emploi avec rémunération par avance de la servitude.

22 Ajoutons que de façon générale, pour comprendre la relation existant à travers l’avance, il convient de ne pas en rester aux rapports interindividuels. Certaines personnes originaires des couches les plus exclues de la population, mais ayant connu des itinéraires de vie leur permettant partiellement et parfois temporairement d’échapper à leurs conditions initiales, jouent du rapport général de domination pour surexploiter des personnes socialement exclues ou servent de médiateur dans la surexploitation de celles-ci.

23 Nous pensons possible sur cette base de distinguer dans l’observation contextualisée des relations entre employeur, médiateur de la dette et employé, rémunération par avance, travail contraint, travail forcé, servitude pour dette et servitude par dette, en reconnaissant qu’il existe des situations de chevauchement de ces modalités d’emploi et de rémunération en partie dues à l’évolution même tant des relations statutaires que contractuelles qui dans ces sociétés sont complémentaires. Cette analyse permet aussi de comprendre que la protection ne doit pas être confondue avec la solidarité. La solidarité implique une relation de réciprocité [Servet, 2007]. De façon générale, si le niveau de rémunération est trop faible en regard du montant de la dette et que des augmentations du niveau de la dette induites par l’imputation des frais de nourriture, de boisson, d’hébergement, de transport, etc. rendent toute perspective de libération de la dette illusoire, on se trouve face à une situation de servitude permettant le travail forcé.

L’exemple du travail des enfants et du trafic d’êtres humains

24 Pour illustrer les diverses formes de subordination et de contrainte, prenons le cas du travail des enfants. Si une famille dans le besoin confie l’un de ses enfants à un maître qui en échange du travail de cet enfant le nourrit et l’héberge, il s’agit à la fois d’un engagement de protection et d’un travail contraint. L’enfant peut dans ce cas, s’il le souhaite, à tout moment, quitter le maître qui l’emploie. Il serait abusif de parler de travail forcé du simple fait que l’emploi des enfants est illégal. Si la famille qui confie l’enfant reçoit une avance en échange du travail ultérieur de l’enfant, mais que l’enfant peut à tout moment quitter le maître à la suite du remboursement de la dette, on se trouve face à une situation de rémunération par avance ou de servitude pour ou par dette, selon les conditions exactes du travail, les niveaux de rémunération comparés au montant global de la dette ainsi engagée et les liens de dépendance personnelle qui prévalent. Si l’enfant a été cédé par la famille contre une somme impossible à rembourser (notamment parce qu’un intermédiaire prélevant une commission a cédé à un employeur cet enfant qu’il avait préalablement acquis) on se trouve dans une situation de travail forcé, analogue à l’esclavage et au trafic d’êtres humains.

25 Ce trafic d’enfants est proche de situations, signalées en Andhra Pradesh, Karnataka, Maharastra et Orissa, de jeunes filles offertes par des familles à un temple auquel elles deviennent attachées pour servir de prostituées sacrées [8]. On doit aussi rapprocher ces cas de celui de mariages factices où des femmes sont épousées sans le versement d’une dot (ce qui diminue la charge de leur famille) et deviennent formellement des co-épouses et de fait ouvrières agricoles non rémunérées dans des régions éloignées des attachements familiaux de leur naissance.

Les facteurs et degrés de dépendance entre endetté et créancier conduisant de la protection à la servitude

26 Divers facteurs déterminent le lien de dépendance entre l’endetté et le créancier, ses modalités et son intensité. Ils permettent de comprendre comment la protection est une forme de soumission qui conduit à une surexploitation. Nous relevons ici quatre de ces facteurs.

27 La dette peut tout d’abord manifester un lien de dépendance  [9]. Elle est alors un moyen de reproduire celle-ci. Elle n’en est que la cause apparente car elle est la conséquence du statut personnel. Alors qu’elles ne forment qu’un quart environ de la population indienne totale, les scheduled castes [10] et les scheduled tribes [11], donc les groupes les plus rejetés dans la hiérarchie indienne, constituent 86,6 % des cas de bonded labor [Government of India, 2001, p. 181]. Dans certaines régions, parmi les tisseurs considérés comme étant en situation de bonded labor, le tissage des sarees emploie aussi un pourcentage significatif de musulmans. Cette discrimination fondée sur des distinctions de castes ou de religion explique pourquoi, pour exprimer ces situations, nous parlons de servitude par dette plutôt que de servitude pour dette. Il convient donc d’analyser de façon très précise les hiérarchies entre castes et avec les groupes minoritaires et les liens personnels de clientèle dominants pour comprendre ces processus d’endettement, en particulier de « servitude volontaire ».

28 Un deuxième élément qui joue un rôle déterminant dans les formes et l’intensité de la dépendance est la situation sectorielle et locale de l’emploi, notamment la capacité pour les travailleurs de trouver un emploi rémunéré, d’exercer une activité génératrice de revenus ou de migrer. L’avance d’un employeur peut apparaître comme une garantie d’emploi pour l’employé. À l’inverse quand les employeurs rencontrent des difficultés pour embaucher, en particulier des travailleurs ayant acquis certaines qualifications techniques dont les maîtres ont besoin, l’avance consentie est un moyen pour eux de fidéliser ceux qu’ils emploient et qu’ils rémunèrent aux conditions légales ayant cours ou au niveau de rémunération pratiqué dans la région pour ce type d’activité. Dans ce cas, l’expression servitude par dette paraît inadéquate. Il s’agit plus certainement de travail contraint avec rémunération par avance.

29 Un troisième élément est constitué par les pressions à l’endettement que subissent les travailleurs pour faire face aux risques de l’existence (maladie, décès d’un membre de la famille, vol, incendie, etc.) ou aux obligations sociales comme le règlement de funérailles ou des dots (dont le montant peut atteindre plusieurs années du revenu effectivement disponible en Inde). Dans certains cas, comme nous l’avons déjà évoqué, la pression à l’endettement est exercée par l’employeur et son entourage ou ses représentants (accès quasi obligatoire à des boutiques contrôlées par l’employeur pratiquant des prix très élevés, incitation à la consommation d’alcool, à la fréquentation de prostituées, etc.). Une partie significative des revenus se trouvent dès lors amputés par les intérêts des dettes passées, qu’il s’agisse de l’acquittement d’intérêts échus ou de l’intégration de cette dette par une minoration des rémunérations.

30 Un quatrième élément déterminant des modalités et de l’intensité personnelles de la dépendance est le processus technique de la production. Celui-ci explique le caractère individuel ou collectif (en général familial) de l’activité. La complexité ou le caractère rudimentaire des connaissances nécessaires à son exécution éclairent le degré de la dépendance du travailleur. On peut remarquer que le travail de fabrication des briques, l’extraction de pierre dans les carrières ou de récolte de la canne à sucre sont des tâches sans qualification professionnelle demandant un long apprentissage ; la substitution des travailleurs y est aisée, en particulier en comparaison du tissage de la soie, activité pour laquelle la qualification est élevée.

31 Autrement dit, plus l’activité est techniquement simple, moins un travailleur dispose d’alternatives à l’emploi, sauf si les employeurs connaissent une forte pénurie de main-d’œuvre  [12] ; de même, plus les conditions de son exercice sont illégales, plus la dépendance se renforce et plus apparaissent les formes les plus abjectes et ignominieuses de l’exploitation humaine, y compris avec mise en danger de certaines capacités des travailleurs ou de leur vie, du fait de l’usage de substance toxique, explosive ou des conditions et des lieux dans lesquels s’exerce l’activité. Ceci est accentué par le fait d’appartenir ou non à des fractions de la population en situation de discrimination négative (schedule caste et schedule tribe notamment, et religion très minoritaire) et à une population déplacée par la migration temporaire ou permanente dans une région où les populations locales parlent d’autres langues que celles connues des migrants. L’absence totale d’alternatives est évidemment le cas des travailleurs déplacés quand ils se trouvent de fait dans l’impossibilité de quitter leur lieu de travail, notamment parce qu’ils sont enfermés dans des espaces clos (pour le décorticage du riz notamment) ou qu’ils travaillent et résident dans des lieux distants de toute habitation (au cœur d’une forêt ou en zone agricole éloignée de tout moyen collectif de transport par exemple). L’ensemble de ces facteurs peuvent se surdéterminer les uns les autres pour induire et définir le travail forcé.

32 Il est possible de relever des trappes à servitude. Le caractère fortement contraint du travail (en raison des faibles potentialités locales d’activités génératrices de revenus et de statuts personnels particulièrement inégalitaires subis par certaines fractions de la population) conduit le travailleur et très souvent certains membres de sa famille à subir des conditions de quasi-esclavage. Celui-ci peut aller jusqu’à l’enfermement du travailleur (comme certains exemples de moulins à riz ou de champs de canne à sucre), des violences physiques, la maltraitance dans le travail et l’absence totale de rémunération. On se trouve alors dans des formes cumulatives de travail forcé et de maltraitance. Toutes les formes de servitude par dette ne prennent pas ces formes extrêmes. Toutefois, celles-ci sont révélatrices de la nature non seulement de ces liens particuliers de protection-servitude mais aussi des contraintes subies et exercées. Le système des avances dans le secteur de la fabrication des briques par des travailleurs et familles, qui sont originaires du district de Bolangir dans l’État indien de l’Orissa (côte du golfe de Bengale) et qui émigrent en Andhra Pradesh ou dans d’autres régions de l’Orissa, révèle certaines de ces formes extrêmes alors que les relations ne sont pas des rapports inter castes traditionnelles  [13]. Le fait que des migrants disparaissent, sans donner de nouvelles aux membres de leur famille restés au village, traduit certaines conditions exceptionnelles de cet esclavage moderne qui affecte chaque année des milliers de travailleurs et que les autorités gouvernementales nient.

Les relations de dette

Avance et transfert temporaire de droits

33 L’avance a toute apparence d’un prêt. Elle ne peut donc a priori être comprise que si elle est mise en relation avec l’ensemble des pratiques financières. Il est possible de distinguer dans les sociétés indiennes quatre grandes catégories de prêt [Servet, 2006, chap. V] :

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  • la première catégorie est celle des prêts à intérêt avec dépôt de garantie réelle ou avec caution personnelle ;
  • la deuxième catégorie est celle des prêts qui sont une avance sur récolte ou production ;
  • la troisième catégorie est celle des prêts qui se caractérisent par un transfert temporaire de droits de propriété durant la période d’endettement ;
  • enfin, la quatrième catégorie est celle des prêts qui sont un rapport contractuel liant débiteur et créancier et qui sont fondés sur un lien interpersonnel de confiance  [14].

35 Dans certains cas, les prêts présentent un caractère hybride, en particulier par confusion d’éléments de l’une ou l’autre des trois premières catégories. Le classement d’un prêt dans l’une ou l’autre des catégories détermine l’appréhension de sa moralité par les contractants. Cet ordonnancement a une conséquence elle-même très importante : le degré d’intériorisation de la contrainte au remboursement d’un prêt ne sera pas le même selon la perception morale de ce prêt par la population. À noter que pour un grand nombre de prêteurs, l’important est de percevoir régulièrement les revenus que l’avance procure. Le remboursement du principal est accessoire car le prêteur préfère la régularité de la relation avec un même débiteur que de changer d’emprunteur fréquemment  [15].

36 Les avances des employeurs peuvent être comprises dans le cadre des catégories 2 et 3. Il est en effet possible de considérer ces prêts comme une avance sur la production à venir : l’endetté reçoit une certaine somme à un moment donné et son statut et ses droits de propriété changent puisque, du fait de l’avance, le produit de son travail appartient durant un certain temps à son créancier. On doit noter ici l’avantage que l’endetté pense trouver dans cette situation : le créancier, pour recouvrer sa créance, est obligé d’employer la personne ou un membre de sa famille pendant un certain temps et réciproquement l’endetté ou une personne qui lui est substituée l’est de travailler pour lui. Cette position offre ainsi à celui qui s’endette une garantie d’emploi, et à celui qui l’emploie une garantie de main-d’œuvre. Ces obligations réciproques éclairent des situations a priori étonnantes. Certains endettés ignorent le montant exact du remboursement qu’ils doivent effectuer et par conséquent le nombre de mois voire d’années qui les lient ainsi à leur employeur ; ils lui font pleine confiance pour ce calcul ; l’emporte de toute évidence pour eux la garantie d’être employés et la reconnaissance de leur statut de subordonnés. Des personnes ayant été « libérées » de leurs dettes, notamment par l’action d’une organisation non gouvernementale, par exemple grâce au versement d’une compensation à l’employeur ou à la suite d’une intervention des autorités publiques, retrouvent très rapidement les chemins de la « servitude » en s’endettant à nouveau auprès de leur créancier.

37 Ce type d’endettement s’apparente aussi à un transfert temporaire de droits, caractéristique de l’aliénation temporaire de biens fonciers [16]. En contrepartie du prêt l’endetté cède ses droits d’exploitation de la terre. Jusqu’à extinction de sa dette, il verse un loyer pour exploiter son propre lopin. On doit remarquer que ses liens ancestraux et communautaires avec le sol ne sont pas rompus mais que le revenu de la propriété foncière est transféré. L’intérêt dans ce cas est assimilé à ce que les économistes ont désigné comme rente. Pour comprendre ce transfert temporaire de droits, il convient de dépasser la distinction courante entre propriétaire et locataire d’une terre pour inscrire les droits fonciers dans une hiérarchie d’accès à l’exploitation et aux revenus du sol. Dans le cas de l’avance sur rémunération, c’est la capacité de travailler elle-même qui est cédée pour une durée donnée plus ou moins explicite. Cette durée permet en partie de distinguer la servitude de la simple avance. Par la dette, le débiteur (ou une personne qui lui est familialement liée) peut devenir un dépendant ou un quasi esclave  [17].

38 Les sociétés indiennes pratiquent depuis longtemps, et avec une grande intensité, le prêt à intérêt. Rien de surprenant par conséquent que le temps écoulé entre le moment de l’endettement et celui du remboursement de la dette justifie aux yeux des endettés et leurs créanciers la marge qui est prélevée pour le service financier fourni. La différence entre la valeur ici et maintenant et la valeur dans une période ultérieure se trouve ainsi intégrée. Ceci éclaire les diminutions considérables de rémunération que peuvent subir les travailleurs recevant une avance lors de leur embauche. Toutefois, les avances sur rémunération diffèrent fortement de la catégorie des prêts avec intérêt, qui ont la particularité de permettre des intérêts cumulés : quand l’endetté est dans l’incapacité de rembourser sa dette, les remboursements échus non effectués portent alors à leur tour intérêt. On doit remarquer que, dans un grand nombre de sociétés, ces cumuls sont limités, par exemple au doublement de la dette.

Les hiérarchies sociales de l’endettement

39 En Inde, presque toutes les couches de la population sont endettées, notamment les entrepreneurs qui donnent des avances à leurs employés et qui eux aussi empruntent afin de disposer des capitaux leur donnant accès à la main-d’œuvre. Il serait faux de penser qu’être endetté signifie nécessairement être statutairement dominé. Toutefois, les garanties que ces employeurs peuvent présenter à leurs créanciers leur permettent d’échapper à un lien de subordination. Pendant des siècles à travers le système des castes, l’Inde a connu une spécialisation fonctionnelle où des catégories particulières de la population avaient pour fonction d’épargner et pour obligation morale de prêter une fraction des revenus qu’elles tiraient des intérêts perçus. On peut schématiquement représenter une hiérarchie sociale de l’endettement, allant des détenteurs de biens pouvant servir de garantie à un prêt (bijoux et terres notamment) à celles et à ceux qui en sont totalement dépourvus. Dans la catégorie supérieure de l’endettement, les objets mis en gage sont des objets en or ou en argent, très souvent hérités ou apportés en dot par l’épouse. Cette forme de garantie d’un prêt, si elle altère les capacités de manifestation du statut supérieur de la famille, par effet de démonstration, ne porte pas atteinte aux capacités de production des endettés. La mise en gage des bijoux ou objets en argent peut même se révéler une stratégie pertinente pour bénéficier d’opportunités dans des opérations spéculatives. L’intérêt versé correspond en quelque sorte au transfert d’une fraction de ce gain éventuel au créancier. La dot n’a donc pas toujours, comme on le pense généralement, un caractère anti-économique, puisqu’elle peut permettre un endettement profitable.

40 La colonisation a été une période durant laquelle les rapports personnels de subordination ont pu se transformer en relations dites économiques – processus non achevé –, relations pour lesquelles des rapports de propriété objectivent la subordination et des « marchandises » la fétichisent. Un rapport de servitude n’apparaît plus dès lors pour ce qu’il est, un rapport social, mais comme la conséquence de droits d’accès à des choses mises sur le « marché », la terre ou le travail en l’occurrence. Il s’en suit que cette forme particulière de financiarisation  [18], le système des avances, que nous venons d’inscrire dans les catégories traditionnelles de prêt, pèse sur les groupes de population incapables d’offrir en garantie un lopin de terre ou d’autres biens ayant une valeur vénale, si ce n’est leurs capacités personnelles et familiales de produire. On assiste ainsi à une extension de la financiarisation qui touche les fractions les plus démunies des sociétés. Dans les zones rurales indiennes, plus de 80 % de la population dite pauvre est sans terre ou est propriétaire de moins d’un hectare. Les scheduled tribes ont la plus grande proportion de pauvres (54 %) suivies par les scheduled castes (50 %). Les schedules castes représentent 18 % de la population indienne totale mais 27 % du total des pauvres en Inde et les scheduled tribes 8 % de la population et 11 % des pauvres. Ces quelques statistiques globales expliquent les raisons pour lesquelles la probabilité d’un tribe ou d’un dalit de se trouver en état de demander une avance est beaucoup plus élevée que pour d’autres catégories de la population indienne. Le système des avances pouvant comprendre certaines formes de servitude par ou pour dette frappe donc des prolétaires, dans un sens proche de l’acception antique ou marxiste du terme : ce sont ceux qui ne peuvent offrir en avance que leur propre force de travail ou celles de membres de leur famille. Ce faisant, ils se trouvent dans un processus non seulement reproductif mais cumulatif de prolétarisation puisqu’ils sont dans l’incapacité, compte tenu de leurs très faibles actifs, d’accumuler. Ce mouvement historique s’inscrit dans le vaste processus appelé previous accumulation par les économistes classiques, c’est-à-dire une expropriation progressive de droits individuels et collectifs et la mise en dépendance des populations ainsi dépouillées soumises à la nécessité de vendre leurs capacités de travailler à ceux qui avaient les moyens de faire une avance de la rémunération du travail et des matières premières nécessaires à l’activité productive.

41 Les populations incapables d’offrir pour emprunter des garanties matérielles, de bénéficier d’interventions publiques pour leur permettre d’accéder à des prêts ou d’un système d’assurances mis en place ou cautionné par les autorités publiques, ne peuvent bénéficier d’une protection qu’à travers des liens personnels ou contractuels de travail. Les dimensions personnelles que cette subordination implique n’ont pas totalement disparu et les formes de servitude se rencontrent surtout dans certaines zones géographiques, ou plus exactement socioculturelles particulières pour développer à une certaine échelle ces liens d’endettement. Il faut que le travailleur accepte cette contrainte et ne fuit pas s’il est surendetté pour venir grossir l’immense masse des populations vivant dans les bidonvilles ; donc la servitude ne peut pour l’essentiel se former que dans des zones où les droits communautaires et les liens personnels de subordination  [19], produits d’une évolution historique et subissant une transformation marchande, sont encore assez forts pour la rendre acceptable, voire désirable.

42 Il est pertinent de relever ici les causes actuelles de l’endettement des travailleurs en Inde. Nombre d’entre eux s’endettent pour des fêtes liées à la puberté des filles, mariages, funérailles, etc. autrement dit leurs dettes ont pour raison première leur volonté de participer de façon pleine et entière aux rites essentiels de leur communauté. Les emprunteurs reproduisent ainsi volontairement les bases matérielles et idéologiques de leur propre aliénation, dépossession et subordination. Une autre cause majeure d’endettement est aujourd’hui le règlement des frais médicaux [Servet, 2006b] ; elle est dominante dans certaines régions. Viennent ensuite les conséquences de sécheresse ou d’inondation et l’insuffisance de production, de pertes d’actifs (par suite d’incendie, de tremblement de terre, de mort de bétail, vol, etc.). Le surendettement en Inde, et donc cette forme particulière de financiarisation est à l’origine de nombreux suicides, bien souvent familiaux [Pollin, 2005, p. 138-142]. Dans ses modalités anciennes, la servitude par dette avait pour conséquence la reproduction de la situation de dépendance d’une partie de la population et il est possible d’affirmer que celle-ci en était elle même la cause (construisant ainsi un cercle vicieux de la demande de protection et de la dépendance, cercle duquel il était presque impossible d’échapper). Cette aliénation et cette dépossession ont pris un tout autre sens avec la nouvelle financiarisation des relations sociales induites par la situation coloniale (l’institutionnalisation de « marchés » du « travail » et de la « monnaie ») et par le développement de rapports dits capitalistes de production et d’échange (qu’il s’agisse du salariat ou de l’essor d’activités dont la production est exportée).

43 Les formes modernes des avances se moulent généralement dans des formes anciennes. Ceci explique un fort taux d’adhésion des populations, au point que les cas de servitude et de travail forcé soient souvent niés. Toutefois la nouveauté est que les tâches ne sont généralement plus accomplies à seule fin de reproduction au sein d’une communauté locale (par exemple des travaux agricoles, pour lesquels le propriétaire foncier s’assure la sécurité de l’accès à une main-d’œuvre en temps utile). Les tâches exécutées par ces travailleurs ont de plus en plus pour objet une production commercialisée et pouvant être exportée. Fréquemment, les prêteurs eux-mêmes n’appartiennent plus aux castes supérieures ; des ressortissants de « basses castes » ou des « hors castes » peuvent devenir prêteurs. Cette transformation fait disparaître aussi l’obligation morale qu’a (vait) le maître d’aider son dépendant dans le besoin ; la relation tend alors à devenir un rapport strictement fonctionnel, même s’il peut ne pas être pensé uniquement comme économique. Il en va de même dans leur recrutement par l’intermédiaire de membres de leur propre communauté. Le problème est que, ces travailleurs ayant généralement une capacité très faible ou limitée de mettre en concurrence leurs employeurs, l’activité productive se déroule dans des conditions non seulement les plus dures, mais également n’offrant pas ou presque pas de protection pour leur santé. Ceci est accentué par le fait qu’une partie de cette main-d’œuvre n’est pas ainsi exploitée directement par ses créanciers, mais que ceux-ci cèdent tout ou partie des capacités de travail qu’ils mobilisent à un employeur. L’exploitation de la main-d’œuvre peut alors produire les formes les plus abjectes de l’exploitation du bétail humain, par exemple lorsque ces personnes enfermées sur le lieu de travail font l’objet de violences sexuelles de la part de leur employeur ou deviennent des objets sexuels vendus. Se trouve dès lors rompue l’obligation morale qui liait le créancier à ses débiteurs au sein des communautés locales anciennes et qui pouvait permettre de faire fonctionner ces relations statutaires selon un principe de redistribution [Servet, 2007], et les migrations de ces travailleurs accentuent très souvent le phénomène. Les modes anciens de protection dans des sociétés hiérarchiques induisent alors en conséquence des formes de surexploitation que la mondialisation peut rendre très profitables et propices à de nouvelles formes d’accumulation et de domination.

Notes

  • [*]
    Professeur à l’IUED Genève, directeur de recherche associé à l’IFP et l’IRD – Jean-Michel. Servet@iued.unige.ch.
  • [1]
    Contrairement à une définition courante chez les économistes, le processus de « financiarisation » n’est pas réduit ici à l’essor des marchés financiers, des endettements, des mouvements spéculatifs et aux modes de captation des ressources qui y sont liés. Ceux-ci constituent le haut de l’iceberg. La base de cette financiarisation se situe dans la croissance de la monétarisation des budgets familiaux sous la pression de besoins nouveaux et de l’intermédiation financière y compris pour la protection sociale dans les actes les plus quotidiens de la vie et dans les zones les plus reculées de la planète [Servet, 2006a, chap. I]. C’est en ce sens que nous l’entendons.
  • [2]
    Cet article s’insère dans un projet de recherche qui a été mené depuis 2002 à 2004 avec le soutien du Bureau International du Travail (P. Daru, resp.) dans le cadre de l’Institut Français de Pondichéry et de son programme sur la microfinance en Inde ; pour une définition de ce projet lire : Guérin et Servet [2004] et Guérin [2004]. Nos propres enquêtes de terrain nous ont menées en Orissa et dans le Tamil Nadu grâce au soutien technique de Venkata Subramanian, ingénieur d’études et de Shailesh Ranjan Mahapatra, doctorant boursier. Nous remercions aussi pour leur précieuse collaboration les membres d’Action Aid Orissa et Maître Bishnu Prasad Sharma, avocat à Kantabanji dans le district de Bolangir. Alessandro Monsutti (IUED) a donné une lecture stimulante d’une première version de ce texte.
  • [3]
    Sur le rôle et les formes de la dette dans les cultures indiennes, nous renvoyons plus particulièrement aux travaux de Charles Malamoud.
  • [4]
    Cette réflexion conceptuelle sur la solidarité s’appuie sur le travail mené dans le cadre de l’Action Concertée Incitative Sociétés et cultures dans le développement durable, La démocratisation de la solidarité et des pratiques économiques comme mode de développement durable, une approche comparative (voir la synthèse du Rapport d’activités sept. 2003-sept. 2004, rédigée par Isabelle Guérin, IFP, 93 p.).
  • [5]
    La difficulté de la définir ne justifie certainement pas de ne rien faire. Sans doute doit-on citer ici une altercation au BIT à Genève entre un représentant des salariés d’un pays européen et un représentant du patronat indien. Alors que ce dernier justifiait par le « contexte » l’existence de formes de surexploitation de la main-d’œuvre, le premier lui a demandé : « si, dans son pays, on ne poursuivait pas une personne qui volait parce qu’elle avait faim ».
  • [6]
    Cette expression traduit généralement en français bonded labor. La traduction mot pour mot est ici impossible entre l’anglais et le français. Bond en anglais désigne aussi bien une obligation financière qu’un lien de servitude. On retrouve l’idée de lien dans la racine française d’obligation, lig c’est-à-dire une ligature ; ce que perpétue une expression comme « être étranglé de dette ». Il est remarquable que dans un grand nombre de langues ouest africaines la corde désigne une dette ou une créance. Nous sommes là face à une représentation largement répandue à travers la planète des liens financiers. Outre la distinction d’avec la rémunération par avance, nous justifierons dans la suite du texte l’usage fait ici de l’expression servitude par dette pour décrire un statut social.
  • [7]
    Non seulement par rapport au niveau légal du salaire minimum quand celui-ci est défini par les autorités publiques, mais surtout relativement aux rémunérations moyennes ayant cours au sein de sa communauté et de sa société.
  • [8]
    Les filles de ces prostituées deviennent elles-mêmes prostituées alors que leurs fils deviennent enfants des rues, victimes potentielles de trafics d’enfants.
  • [9]
    Un évaluateur commentateur anonyme de l’article a jugé cette expression triviale. Il est erroné de supposer comme cet économiste que toute dette implique de facto une dépendance univoque de l’endetté vis-à-vis de son créancier. Le croire c’est fétichiser l’argent. Quand un État crée des prestations sociales, il devient légalement débiteur vis-à-vis des assistés sans pour autant en devenir dépendant. Les souverains européens du Moyen Âge et de la Renaissance pouvaient être fortement endettés vis-à-vis de marchands banquiers sans pour autant cesser de les subordonner. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples qui invitent à inscrire les flux monétaires dans les rapports sociaux de domination qui seuls permettent de comprendre le sens de la dépendance. Nombre d’auteurs féministes ont commis la même erreur en assimilant les flux monétaires d’une dot à un achat d’une femme par un groupe d’hommes, traduisant donc cette relation monétaire en une relation de domination. Or, quand comme en Inde, c’est la famille de la future épouse qui verse une dot à celle du futur mari, la relation de domination ne s’inverse pas pour autant. Bien au contraire.
  • [10]
    Le terme intouchable étant devenu d’usage politiquement incorrect en Inde c’est par cette expression que sont désignés administrativement ceux qui se reconnaissent eux-mêmes généralement comme dalit.
  • [11]
    Terme couramment employé aujourd’hui pour désigner les adivasi dits aussi populations tribales ou aborigènes de l’Inde, dont les territoires se trouvent très souvent en zones de montagne et de forêt.
  • [12]
    Il va de soi qu’un travailleur qualifié dans un secteur économique en crise connaît des difficultés plus grandes pour changer d’employeur qu’un travailleur non qualifié dans une région économique en très forte expansion subissant une pénurie générale de main-d’œuvre. La spécialisation et la qualification deviennent alors un handicap à la mobilité du travailleur.
  • [13]
    On lira avec intérêt : Pandey [2003] et Praxis [2001].
  • [14]
    De nombreux prêts des moneylenders appartiennent à cette quatrième catégorie, de même que les opérations réalisées au sein d’un grand nombre de tontines appelées très souvent chit funds en Inde.
  • [15]
    Pour comprendre cette particularité des relations de prêt en Inde risquons la comparaison suivante. Une personne propriétaire d’un appartement et qui le loue cherche à percevoir régulièrement un loyer et non à vendre son appartement à celui qui l’a loué ou à changer fréquemment de locataire.
  • [16]
    En zone urbaine par exemple, un certain nombre de propriétaires cèdent l’usage d’appartement ou de maison en échange du versement d’une certaine somme. L’occupant ne verse aucun loyer et il récupère ce dépôt le jour où il quitte les lieux. Si le propriétaire est incapable de restituer ce dépôt le locataire peut sous louer le bien. On observe ainsi une sorte d’endettement du propriétaire vis-à-vis du locataire.
  • [17]
    Il ne peut être considéré comme un esclave que s’il peut être vendu par le maître. La créance devient alors transmissible : ce que l’on rencontre dans les formes de trafic d’enfants et dans certains cas de prostitution.
  • [18]
    Voir ci-dessus note 1.
  • [19]
    Pour éviter tout malentendu, précisons qu’une relation de subordination fonctionne comme rapport personnel ; mais qu’en tant que rapport social, les dominants peuvent être substitués en fonction même de leur capacité de faire des avances.
Français

La mondialisation a engendré pour de nombreuses populations une exacerbation considérable de leurs besoins et un accroissement de la précarité de leurs conditions de vie. En Inde, au Pakistan et au Bangladesh notamment, la réponse à ces deux contraintes se fait dans plusieurs secteurs d’activités (comme la fabrication des briques, la culture de la canne à sucre, le tissage, etc.) par une relation particulière de dette : une avance sur rémunération des employeurs. Cette protection, recherchée par les travailleurs eux-mêmes, peut engendrer une surexploitation de la main-d’œuvre, voire certaines formes de travail forcé.

Mots-clés

  • avance (rémunération par)
  • dette
  • exploitation
  • financiarisation
  • protection

BIBLIOGRAPHIE

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Jean-Michel Servet [*]
  • [*]
    Professeur à l’IUED Genève, directeur de recherche associé à l’IFP et l’IRD – Jean-Michel. Servet@iued.unige.ch.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.043.0103
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