CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 On dirait le Sud… On imagine bien le soleil, la plage, les vacances. Le Sud en général véhicule une image d’exotisme, de chaleur, d’ailleurs. On dirait le Sud : le décor est planté pour l’évasion et le dépaysement. Mais la géopolitique se moque bien de nos fantasmes. La décolonisation a redessiné la carte du monde. Les puissances coloniales désagrégées ont laissé la place à des empires hébétés, mais conscients de leurs atouts, et à des États pauvres, mais désireux de se faire une place… au soleil. Le Sud a alors émergé. Un Sud toujours exotique certes, mais revendicatif, incontrôlable, et finalement plus porteur de peurs qu’objet de fantasmes. Comment définir alors cet ailleurs ? L’économiste et démographe français Alfred Sauvy a d’abord inventé le terme de tiers-monde en 1952. Puis le Tiers-monde va laisser la place aux rapports Nord/Sud ou, si l’on est pessimiste, aux inégalités Nord/Sud.

2 On dirait le Sud… À présent on imagine la pauvreté, la misère et un Nord frileux de ses acquis. Même si l’on peut parler de plusieurs Suds, les rapports Nord/ Sud sont complexes et de nombreux sociologues peuvent fournir des visions plus ou moins complètes de cette complexité. Mon ambition n’est pas d’apporter une explication supplémentaire à ce débat, mais de fournir un témoignage. Un témoignage qui se lit par le prisme de mon histoire personnelle, celui d’une « femme du Sud », mais avant tout d’un chercheur qui, du Sud au Nord, suit sa passion en s’accommodant tant bien que mal de préjugés tenaces qui s’expriment hardiment, sous couvert de bons sentiments. Ce témoignage révèle la difficulté de s’affirmer dans un monde où les représentations de l’Autre sont complexes. Rejetant le principe d’une identité figée et prisonnière des préjugés, je cherche également à comprendre, à travers ce témoignage, les nombreuses réactions qui m’ont fait réfléchir sur ma place de chercheur en premier lieu, puis sur ma qualité de chercheur venant du Sud.

3 Je termine un doctorat en histoire et politique internationales dans un institut de relations internationales à Genève. J’ai suivi une scolarité normale et, très tôt, ma passion s’est portée sur la science politique et les questions de sécurité. Ce choix a été naturel, d’autant plus que je suivais les traces de mon père. Il n’a suscité aucune réaction particulière, sinon de la fierté. Au moment de me lancer dans la recherche, j’ai également peu hésité. Parmi mes différents centres d’intérêt, j’ai choisi un sujet que je connaissais déjà, pour y avoir consacré mon mémoire de fin du second cycle. Or, si ce mémoire a laissé bien des gens indifférents, mon choix de consacrer ma thèse et de longues années de recherche à un objet éloigné de mes racines africaines et des réalités du Sud a suscité bien de débats.

4 Ma thèse porte sur la « révolution dans les affaires militaires » et ses conséquences pour la sécurité internationale. Un sujet peu traité en Europe, certes, mais qui revêt une importance majeure depuis le début des années 90 et plus particulièrement depuis le 11 septembre 2001. La révolution dans les affaires militaires porte sur l’intégration de technologies de pointe à des renouvellements dans les doctrines et les organisations des armées d’un pays  [1]. Par définition, une révolution dans les affaires militaires (RMA) est un changement de fond dans la nature de la guerre causée par l’application innovatrice de nouvelles technologies qui, combinée à des changements en profondeur de la doctrine militaire et des concepts opérationnels et organisationnels, altère radicalement le caractère et la conduite des opérations militaires. Dans les journaux et à la télévision, on parle plus simplement d’armée et de guerre high-tech. Les États-Unis ont initié cette nouvelle révolution et sont le seul pays capable de poursuivre, à l’heure actuelle, cette modernisation frénétique. Ils sont péniblement imités par certains pays européens, désireux eux aussi de faire partie de la cour des grands.

5 Cette nouvelle « révolution militaire » étudiée aux États-Unis, reste un sujet abordé timidement et avec beaucoup de méfiance dans la « vieille Europe ». Je pouvais donc me vanter de travailler sur un sujet original, peu étudié, surtout dans les milieux francophones. J’étais loin de me douter que l’autre originalité de cette recherche viendrait non pas seulement de l’objet de l’étude, mais également – et surtout ? – du sujet de l’étude, c’est-à-dire moi. En effet, face aux regards surpris, aux reproches muets ou exprimés, et à ma culpabilité latente – il faut bien l’admettre – je me suis très vite rendue compte que mon origine semblait incompatible avec le thème de mon doctorat. « Et l’Afrique dans tout ça ? » était devenue la question que presque tout le monde me posait. La pertinence de mon objet d’étude et par conséquent mon statut de chercheur était remis en question par ces questions dérangeantes. Mon origine semblait, de fait, me prédisposer et me prédestiner à une voie que je ne suivais pas : les études de développement en premier lieu ou alors tout sujet relié à l’Afrique. S’il n’a jamais été question d’abandonner cette recherche qui me passionne réellement, j’ai longtemps ressenti une certaine gêne et une certaine appréhension à expliquer, surtout à mes compatriotes du Sud, mon sujet de recherche. Je me lançais souvent dans de longues explications, essayant tant bien que mal de démontrer que cette recherche pouvait profiter à tous, et tentant, une fois que j’avais échoué – ce qui arrivait souvent – de me justifier.

6 Pour comprendre ces réactions, je dois préciser que je viens du Bénin, un petit pays d’Afrique occidentale. Il est évident que mon pays n’est en rien concerné par le phénomène de la RMA, qui touche une poignée de pays riches capables de se doter de systèmes militaires ultra-modernes et sophistiqués. Le Bénin fait partie des pays les plus pauvres du monde, avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant de 420 dollars pour l’année 2005. Il se place au 159e rang sur les 174 pays classés selon l’index de développement humain du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Le coton représente une des principales matières premières de ce pays largement agricole. Le Bénin est également classé parmi les 49 pays les moins avancés. Pour permettre de mieux comprendre cet écart irréconciliable, il faut également préciser que la RMA implique des milliards de dollars de dépenses, que même les pays européens ne peuvent pas investir dans cette modernisation. Je m’intéressais donc à un club fermé de trois ou quatre pays dans lequel aucun pays du Sud ne figurait. Il semble que cela soit assez pour justifier ma « trahison » ou du moins l’incompréhension.

7 Fortement interpellée par ces observations, la question de la « légitimité » de mon sujet de recherche s’est donc vite posée. Légitimité par rapport à mon pays d’origine et aussi par rapport à mon continent d’accueil : l’Europe. Quel lien ce sujet avait-il avec l’Afrique ? Assurément aucun ! Me prendrait-on au sérieux « ici » ? Me rejetterait-on là-bas parce que j’avais abandonné « la cause africaine » ? Alors que j’avais toujours poursuivi mes études sereinement, dans cette ultime étape de mon parcours universitaire, la liberté dont j’avais toujours joui dans mes choix académiques m’était refusée ou du moins était contestée. Mon statut de jeune chercheur ne me permettait – semble-t-il – plus de m’égarer dans des domaines dévolus à « d’autres », mais j’étais investie d’une mission : celle de participer au « développement » de l’Afrique ou en tous cas de m’y intéresser. J’ouvre ici une parenthèse pour préciser tout le respect que j’ai pour tous ceux qui du « Sud » comme du « Nord » travaillent à la reconstruction de régions et de continents sinistrés. Je ne cherche bien entendu pas à critiquer ou à décrédibiliser leurs démarches, mais plutôt à me situer dans un environnement complexe, où liberté individuelle et solidarité doivent non pas se contredire, mais se compléter.

8 J’ai voulu identifier les auteurs de ces phrases assassines : avaient-ils un profil particulier ? Pas vraiment. Les remarques ou critiques venaient aussi bien de personnes du Sud que de personnes du Nord, d’inconnus que de membres de ma famille.

9 Chez les personnes du Sud, l’incompréhension était liée à « l’inutilité » de mon travail pour mon continent d’origine. Ma thèse ne pouvait pas « aider » l’Afrique. Mon devoir, puisque j’avais eu l’opportunité de faire des études, jusqu’à un doctorat de surcroît, était donc de faire profiter ma patrie, mon continent de mon savoir, sinon à quoi avaient servi les sacrifices de mes parents ? Que pouvaient attendre de moi ceux qui attendent beaucoup des leurs, partis acquérir un savoir à l’étranger ?

10 De ces critiques, j’ai compris deux choses essentielles. J’ai d’abord réalisé que mon savoir n’était pas neutre. Il était coloré des préoccupations des miens. Ainsi, le travail de recherche, même s’il est effectué par un seul, n’est pas un acte individuel, mais un acte collectif. Collectif dans le sens où il engage les espoirs d’une multitude. Le chercheur du Sud ne travaille pas seulement pour lui, mais pour le Sud. La thèse n’est plus l’aboutissement de simples années de recherches doctorales, c’est un geste qui ancre, certes dans un milieu académique donné, mais aussi dans les réalités d’un pays, d’une région ou d’un continent : même et surtout si vous n’y vivez plus ! La question de la solidarité ou de la responsabilité de ceux qui sont partis ou de ceux qui ont eu l’opportunité de faire des études est centrale, particulièrement en ce qui concerne l’Afrique. Le rôle de la diaspora est essentiel, puisqu’elle constitue le lien et l’ouverture entre le Sud et le Nord. Cette diaspora peut avoir un rôle purement économique, mais aussi un rôle plus politique, représenter, défendre les intérêts du Sud au Nord.

11 La deuxième chose que j’ai pu déceler dans ces interrogations et critiques est l’inquiétude réelle qui concerne la « fuite des cerveaux » du Sud vers le Nord. On sait que le départ des chercheurs, des scientifiques ou intellectuels du Sud vers le Nord est un phénomène important qui freine le développement même des pays du Sud et rend plus difficile l’aide au développement. Or, pour reprendre une constatation de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), la fuite, c’est être sceptique sur son avenir dans son pays, parfois même douter de l’avenir de ce pays. Ainsi, en m’investissant dans un sujet qui est aux antipodes des réalités africaines, je fuyais une fois de plus. À mon désir de « liberté intellectuelle » s’opposent les aspirations, les nécessités des « miens ». Il serait malaisé et imprudent de donner raison à l’un ou l’autre. Néanmoins, je ne me considère pas comme une victime, mais je suis consciente de la nécessité de trouver un équilibre entre mes ambitions et ces responsabilités que je ne peux pas fuir.

12 À présent, en ce qui concerne les personnes du Nord, la surprise était double : je venais du Sud et j’étais une femme ! Si j’ai choisi de ne pas aborder la question du genre, il est cependant nécessaire de préciser que cette question est très importante, et ce, à deux niveaux : peu de femmes aujourd’hui se spécialisent dans l’étude des phénomènes militaires ; de plus, peu de femmes africaines choisissent cette voie. Tout comme dans le premier cas de figure, on m’attendait à un endroit où je n’étais pas. On attendait de moi que je puisse promouvoir ou faire avancer la « cause africaine » de quelque manière que ce soit, mais sûrement pas je traite d’une affaire qui ne me « regardait pas ». Ici aussi l’inutilité et la non-adéquation de ma thèse était avancée. Tout comme je l’ai constaté chez les personnes du Sud, la question de la responsabilité face au pays d’origine, au Sud, est avancée. Mais à cela s’ajoute la question plus subtile de la crédibilité de mon travail au Nord. Ceci rejoint l’une de mes interrogations : « Me prendrait-on au sérieux ici ? » Si, jusqu’à présent, j’ai eu de nombreuses opportunités de présenter mon travail dans les milieux académi-ques, la réponse à cette question reste à venir.

13 Dans ces réactions diverses, il est intéressant de constater que mes camarades de promotion, ceux qui connaissaient mon travail de recherche, et les membres proches de ma famille me considèrent comme un chercheur et ne tiennent guère compte de mes origines, ni de mon sexe. Ceci m’a amenée à comprendre que loin d’être victime d’un calvaire personnel, je subissais un certain nombre de préjugés portant sur le Sud – ces préjugés étant véhiculés aussi bien par les gens du Sud que du Nord. Mais avant d’aborder ce second axe de réflexion, je voudrais mentionner que, déroutée par ces remarques, j’ai décidé de remédier à ce qui semblait être ma « faute ». J’ai donc mis au point une défense. Je me suis lancée dans l’écriture d’un chapitre entièrement consacré à une révolution miliaire moderne qui toucherait des pays dits en voie de développement. Dans les nombreuses recherches effectuées, j’ai trouvé un seul article qui abordait la question de la RMA dans les pays en voie de développement. Tous les autres ouvrages, interviews ou articles, parvenaient à la même conclusion : il n’était pas possible d’envisager cette possibilité, les moyens financiers étant un frein majeur à la réalisation d’une RMA dans les pays du Sud. Après avoir essayé de convaincre mon directeur de thèse de l’importance de ce chapitre – je n’en étais pas convaincue moi-même – j’ai dû me rendre à l’évidence que le mot Afrique, n’apparaîtrait pas dans ce travail. Puisqu’il est question de la direction de ma thèse, j’aimerais souligner ici deux choses importantes, qui heureusement tordent le coup aux préjugés. Tout d’abord, la réaction de mon directeur de thèse qui n’a guère semblé surpris de me voir me lancer dans cette aventure et qui m’a toujours apporté beaucoup de soutien. Puis, il est intéressant de relever que loin d’y voir une tare, il m’a appris à tirer profit de cette « originalité », notamment lors de la demande de fonds ou de bourse pour effectuer ma recherche.

14 Dans un second axe de réflexion, je me pose des questions plus générales sur les éléments qui définissent un chercheur, particulièrement l’origine géographique, puisque les termes Nord et Sud renvoient avant tout à la géographie. Mes questions sont donc : qu’est-ce qui définit un chercheur ? Son appartenance géographique ? Son objet d’étude ou de tels déterminismes sont-ils inappropriés ? Peut-on parler d’une « géographie de la connaissance » qui identifie, distribue et compartimente nos intérêts selon que nous soyons du Nord ou du Sud ? Un chercheur du Sud est-il condamné à s’intéresser uniquement à des sujets qui se rapportent à sa région d’origine ? La même contrainte pèse-t-elle sur le « chercheur du Nord » ou au contraire est-il plus libre ?

15 Commençons par l’origine géographique. Celle-ci est-elle déterminante dans la compréhension du travail effectué par un chercheur ? Parler d’un chercheur anglo-saxon, africain ou asiatique a-t-il du sens, et que cherche-t-on à mettre dans cette dénomination ? Considérons d’abord que cette origine se manifeste à trois niveaux : université, pays, continent. Il est vrai qu’une université peut se féliciter d’avoir vu les débuts d’une personnalité désormais illustre et qu’elle peut s’enorgueillir d’avoir « éveillé » ses talents. Ainsi l’institut universitaire dans lequel j’effectue mes études est très fier d’avoir eu comme étudiant le secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan. De la même façon, un pays peut se féliciter de l’éminence de ses chercheurs qui seraient alors les produits de la « mère patrie ». À un niveau plus large, on parle aussi de la recherche européenne en opposition, bien souvent, à la recherche américaine. Parler de l’origine géographique d’un chercheur n’est donc pas a priori un problème. Néanmoins la situation se corse lorsqu’on parle d’un chercheur du Sud et du Nord. Évidemment, on pourrait rester dans la logique purement géographique et dire qu’un chercheur du Sud est un chercheur camerounais ou bolivien et qu’un chercheur du Nord serait un chercheur allemand ou américain. Mais très vite on se rend compte que même si les termes Nord et Sud sont géographiques, on ne peut pas rester dans la logique géographique lorsqu’on parle d’un chercheur du Nord ou du Sud. Il faut avant tout chercher à comprendre ce à quoi ces termes renvoient exactement.

16 Outre son explication géographique : pays de l’hémisphère nord et pays de l’hémisphère sud, l’expression Nord/Sud veut d’abord s’affranchir d’une autre formule qui a marqué la guerre froide, celle d’ouest/est. À la Conférence de Bandung, en 1955, les pays issus de la décolonisation vont chercher à trouver leur voie propre, hors des querelles entre le bloc occidental et le bloc communiste. Cette troisième voie va mettre l’accent sur une fracture entre le Nord et le Sud plutôt qu’une scission entre l’est et l’ouest.

17 Le Nord est associé aux pays industrialisés, considérés comme riches, détenteurs de la puissance économique, politique et militaire. Le Sud est associé à des pays, souvent anciennes colonies, dont le développement économique reste inférieur à celui des pays du Nord. Si le Sud est une réalité géographique, c’est également et une surtout une réalité géopolitique. Si ces deux notions cachent des relations complexes entre différentes parties du monde, nous nous contenterons d’énoncer ici que Nord/Sud veut d’abord dire occidental/non occidental. Nord/Sud veut aussi dire riche/pauvre, ou encore pays développé/pays en voie de développement. Le Sud draine un nombre important de préjugés dont il est difficile de se défaire. Par exemple, la pauvreté et le sous-développement sont très fortement associés au Sud.

18 Dans les relations Nord/Sud, les stéréotypes existants de part et d’autre sont persistants. Par définition, le stéréotype est une opinion généralisée concernant un type d’individus, un groupe ou une classe sociale. Les stéréotypes ont été définis, entre autres, comme des croyances exagérées, rigides, mauvaises, et simplifiées, ce qui équivaut à un préjugé [Allport, 1954] ou à des croyances que l’ensemble des membres d’un groupe partage à l’égard de l’ensemble des membres d’un groupe [Leyens, 1983], et enfin comme des croyances partagées concernant les caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité, mais souvent aussi des comportements, d’un groupe de personnes [Leyens, Yzerbyt et Schadron, 1996]  [2]. Le stéréotype « catégorise » donc l’individu en l’associant à un groupe social donné régi par des règles précises. Pour compléter cette définition, on peut également citer Tajfel et Turner qui introduisent la notion de catégorisation sociale définie comme un outil cognitif qui segmente, classe et ordonne l’environnement social et qui permet aux individus d’entreprendre diverses formes d’actions sociales. Une fois ces constatations faites, on comprend donc qu’un chercheur du Sud est lié très fortement au Sud. Or, le Sud, et par conséquent, le chercheur du Sud, sont largement perçus à travers le prisme du retard économique de son lieu d’origine. Ainsi, les représentations collectives, les images et les stéréotypes sont des facteurs décisifs qui vont influencer la perception du chercheur du Sud, qui est vu non plus comme un « simple chercheur », mais comme un chercheur du Sud avec des obligations du fait de son origine.

19 J’ai longuement parlé du chercheur du Sud. Qu’en est-il lorsqu’un chercheur du Nord choisit d’étudier un sujet touchant au Sud ? Sans développer cet aspect, il est néanmoins fort intéressant de constater que les mêmes contraintes ne pèsent pas sur lui. Son origine – du Nord – n’est en rien un obstacle à ses recherches et sa légitimité de chercheur n’est en aucun cas remise en cause. Il pourrait même passer pour un humaniste, pour peu qu’il défende quelque cause associée au Sud.

20 Ironie de l’Histoire ? Alors que j’avais renoncé à toute tentative d’expliquer mon travail et de le rendre intéressant aux yeux de mes « collègues africains », les événements du 11 septembre 2001 et la guerre au terrorisme vont tout de même me donner l’occasion d’ancrer ma thèse dans le Sud. En effet, depuis les attaques contre le World Trade Center, il est très souvent question de la guerre asymétrique, que j’aborde dans ma recherche. L’asymétrie est la disproportion entre les adversaires, la façon dont une nation de plus faible développement ou même un groupe d’individus peut désormais, en utilisant des stratégies surprenantes, présenter un défi réel aux pays les plus puissants sur le plan militaire. L’asymétrie serait donc la réponse de groupes ou d’États faibles à un autre État beaucoup plus puissant d’un point de vue militaire. S’il ne s’agit absolument pas ici de dire que la guerre asymétrique est une réponse du Sud au Nord – attention aux raccourcis dangereux ! – on peut dire que l’asymétrie est souvent le fait de groupes, d’entités ou de pays qui n’ont pas les moyens économiques ou financiers de faire face à des ennemis puissants. D’abord peu étudié, ce sujet a finalement pris une importance majeure dans ma recherche, compte tenu des événements internationaux. Je peux enfin dire avec quelque soulagement que je n’ai pas consacré quatre années de ma vie à étudier uniquement des puissances occidentales. Si je retrouve quelque légitimité auprès des personnes déroutées par mes orientations de recherche, je crois néanmoins que le chemin à parcourir pour m’imposer en tant que « chercheur du Sud » traitant d’un « sujet du Nord » reste long.

21 J’ai cherché à exprimer ici les difficultés que j’ai rencontrées et le malaise ressenti face à des remarques parfois blessantes, mais surtout culpabilisantes. Je souhaite avant tout interpeller mes collègues sociologues qui, bien mieux que moi, comprennent les phénomènes complexes liés à la représentation de l’Autre. Si j’ai su résister aux pressions et continuer ma recherche avec persévérance, il n’a pas toujours été facile de me confronter à ces oppositions. Sous prétexte de solidarité : « Nous devons tous aider l’Afrique ! », d’humanisme : « L’Afrique a besoin d’attention, surtout celle de ses enfants », et de bons sentiments divers, la réelle question qui se pose est celle de la liberté de penser et d’agir. Pour ceux qui, au Nord et au Sud, pensent que chercheur du Sud veut absolument dire « chercheur sur le Sud », il est important de souligner que cette attitude, loin de constituer une défense du Sud, fait le jeu des préjugés, en cantonnant les chercheurs ou les gens du Sud à des domaines exclusivement liés à leur région d’origine. Valoriser la créativité, la recherche, quelles que soient son origine et sa direction, reste selon moi la meilleure façon de faire profiter à tous, des richesses de nos réflexions.

Notes

  • [*]
    Doctorante en relations internationales, Assistante de projet, Institut Universitaire des Hautes Études Internationales, Avenue de Sécheron 12, CH-1211 Genève 2 – zossou0@hei.unige.ch.
  • [1]
    Le concept de « révolution militaire » est évoqué à chaque fois qu’un changement majeur est observé dans l’art de la guerre. Depuis la Guerre du Golfe, il est admis qu’une révolution dans les affaires militaires est en cours.
  • [2]
    Morchain, Pascal, Valeurs et perceptions stéréotypées des groupes, Département de Psychologie LAUREPS-CRPCC, Université de Haute-Bretagne, Communication présentée à la Maison des Sciences de l’Homme, Journée d’Études « Mécanismes, Pratiques et Représentations de la discrimination : les Approches de la Sociologie et de la Psychologie sociale » Nice, 27-28 mai 2005. Communication disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.unice.fr/LPEQ/Communication/seminaires/Morchain.pdf.
Français

Politologue et historienne de formation, je propose, dans cet article, le fruit de mes expériences personnelles en tant que chercheur du Sud traitant d’un sujet du Nord. Plus particulièrement, j’aimerais répondre à cette question : peut-on parler d’une « géographie de la connaissance » qui identifie, distribue et compartimente nos intérêts selon que nous soyons du Nord ou du Sud ? En effet, je suis une jeune doctorante africaine confrontée à l’incompréhension de nombreuses personnes de mon entourage. Mon sujet de thèse ne concerne en rien l’Afrique, mais touche aux pays industrialisés, et même à un club fermé de quelques États suffisamment riches pour se lancer dans la modernisation de leurs armées. Après quelques années de désarroi, j’ai cherché à comprendre la raison de ces réactions qui venaient aussi bien de personnes africaines qu’européennes. Comment un tel consensus, véritablement anti-créatif, a-t-il pu naître et être si ancré dans les mentalités ?

Mots-clés

  • Nord/Sud
  • chercheur
  • communauté
  • responsabilité
  • liberté
  • stéréotypes
  • préjugés

BIBLIOGRAPHIE

  • ALLPORT G. W. [1954], The nature of prejudice, Reading, Mass, Addison-Westley.
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  • TAJFEL H. et TURNER J. C. [1986], « The social identity theory of intergroup behavior », in S. Worchel and W. Austin (éd.), Psychology of intergroup relations, 2nd éd., Chicago, Nelson-Hall, p. 7-24.
  • PROGRAMME DES NATIONS UNIES POUR LE DÉVELOPPEMENT [2003], Rapport Mondial sur le Développement Humain 2003, Les Objectifs du Millénaire pour le développement : Un pacte entre les pays pour vaincre la pauvreté humaine, Paris, Economica, 2003, p. 290.
Liliane Zossou [*]
  • [*]
    Doctorante en relations internationales, Assistante de projet, Institut Universitaire des Hautes Études Internationales, Avenue de Sécheron 12, CH-1211 Genève 2 – zossou0@hei.unige.ch.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0239
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