CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Le rapport à l’image d’autrui

1 Les ensembles imaginaires qui régulent le rapport à l’Autre sont plus que des idées. Ils mettent en scène des positionnements, des hiérarchies, des rôles et des schémas structurels de relation qui passent par les écrits mais sont aussi introduits par de nombreux autres vecteurs. La mise en scène d’une perception de l’Autre comme entité unie et cohérente est particulièrement portée à introduire sur la scène des représentations hiérarchiques, de pouvoir, érotiques et fantasmatiques. L’évolution de ces perceptions globalisées d’autrui est un processus à long terme. Il procède par empilement d’images et de schémas, de très vieilles couches demeurant souvent disponibles. La construction d’une image globale d’autrui procède de logiques conservatrices. Une image fonctionne comme telle si elle est durable. Une partie du jeu se déroule par emprunt de citations et de clichés, que ce soit dans l’expression orale, écrite ou filmique, dans la littérature, le théâtre, la peinture ou même la science. Une grande partie des discours sur l’Autre sont en fait des discours sur soi et des mises en scène de grands mythes et de drames qui organisent la société qui émet le jugement sur l’Autre. Une grande partie de la relation à l’Autre est déterminée par des jeux d’opposition, de complémentarité ou d’inversion qui sont de nature structurale. Cela veut dire que la position spatiale des acteurs, leur inclusion dans des systèmes de logique ou des configurations symboliques ou encore leur propension à s’intégrer dans les chaînes de signifiants des mythes ont plus d’importance que leur substance ou leurs actes, encore que le fonctionnement structural serait souvent difficile s’il n’y avait pas des éléments, hors structure, qui puissent être employés pour conforter les schémas structuraux. La conception de l’Inde comme Orient « nous » confrontant à « la nature » envahissante et à un mythe aussi proliférant peut donc se comprendre comme un procès de construction du « nous » introduit au début de cette phrase. Le choix, entre de très nombreuses possibilités, d’une Inde du mythe et de la forêt de banyan (figuier d’Inde), permet de mettre en scène la construction d’un soi-collectif autour de la raison et de la civilisation. L’Inde (les Indes) est vue comme le contraire de ce « nous » hypothétique d’ailleurs farouchement nié par la plupart des aspects de la réalité en Europe et chez les autres porteurs de discours globalisants et orientalisants sur l’Inde.

La confrontation avec l’Europe des empires

2 Ce n’est plus l’Inde des sages et des rois de ce que l’on appellera plus tard l’hindouisme qui s’est vue confrontée à la montée des puissances coloniales européennes mais un ensemble indomusulman compliqué, marqué par l’effondrement de l’Empire moghol à partir de 1740. Cette confrontation se produit alors qu’en Europe l’image de l’Orient s’infléchit. Les penseurs qui veulent exporter le supposé modèle européen et ceux qui veulent transformer le continent en citadelle (Herder) esquissent les représentations d’un Orient efféminé, bouleversé par les passions, submergé par l’imaginaire, débilité, handicapé par une organisation sociale rigide et accroché à des mœurs rétrogrades et atroces. Sur un autre pôle de représentations, quasiment antithétiques, on trouve les perspectives de l’Orientalisme. Pour les orientalistes, l’Inde devient (ou reste) la source de toutes choses. Les progrès philologiques appuient cette conviction sur la connaissance de la parenté du sanscrit et de nombreuses langues européennes. Foyer de la « première » des langues et de « la mère » des cultures, l’Inde est interprétée en matrice, îlot central, gardienne des vérités de l’humanité ou berceau d’une autre antiquité concurrençant celle des gréco-latins. L’Inde parfaite des orientalistes n’est bonne qu’en tant que civilisation ancienne et le courant de pensée évitera de se confronter à des réalités récentes jugées moins nobles [Marshall, 1970]. Les colonisateurs présents sur place préféreront les représentations négatives de l’Orient alors que l’Inde idéale et cultivée enchantera les élites des nations ne disposant pas d’empire colonial.

3 Cet ensemble de notions, qui sera très tenace, précède le contact réel des Européens avec le monde indien, concrétisé par des aventuriers ou des marchands, ou il l’ignore. Ce qui va devenir l’Occident a besoin d’un Orient à son image inversée, ou plutôt à l’envers des valeurs viriles et agressives de l’expansion et de la colonisation. Il n’a pas besoin d’un Sud. Le monde indien est l’une des régions les plus riches du globe et c’est la raison de la colonisation par la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1599 à Londres par des « marchands aventuriers ». Au milieu du XVIIIe siècle quand les Anglais et les Français se disputent le sous-continent, l’idée est d’en tirer le plus possible de richesses. Peu de gens conçoivent qu’elle puisse devenir pauvre. Ce n’est qu’à partir de 1757, avec l’appropriation d’une grande partie de l’Inde du nord, que l’Orient imaginaire se transformera en orient de fait et commencera son processus de « sudification », néologisme que nous réemploierons. Les relations de la puissance dominante et de la société dominée s’organiseront selon trois axes.

4 Le premier s’inscrira dans la continuité relative des représentations préexistantes de l’Orient et plus précisément de l’Inde. Ces images globalisantes de l’Autre seront très fortement amendées par la pratique du gouvernement colonial [Chakravarty, 1989]. Tout ce qui pouvait faire apparaître le domaine indien comme un monde enchanté disparaîtra ou se verra assigné une place très particulière dans la littérature pour enfants. Les Anglais (Britanniques) en Inde se percevront comme entourés de noirs, « cernés par le sang noir », et plus largement assiégés par la multitude. Face à des colonisateurs se considérant comme porteurs de la virilité, les Indiens seront définis comme lâches, cruels et efféminés, ces caractéristiques étant considérées comme diaboliques. L’Inde est perçue comme un univers de danger. Ce danger viendra, sous forme d’insurrection, en 1857. L’Inde n’a pas de peuple mais une populace ou des foules et sa société est effroyablement compliquée. Une combinaison d’ethnicisme anglo-saxon, de morgue civilisationnelle (ethniciste aussi) européenne et de préoccupations militaires et marchandes structure cet ensemble de relations dans le cadre duquel l’Inde reste perçue comme un Orient mais un Orient inférieur, tous les Orients subissant d’ailleurs, dans les perspectives européennes de la fin du XVIIIe siècle, un fort processus de dévalorisation.

5 Dans le cadre des deux autres ensembles de relations, l’Inde n’est plus seulement un Orient. Ces conceptions vont s’affirmer au cours du XIXe siècle pour se stabiliser vers les années 1860 dans le cadre de ce qu’on appellera le Raj (le règne), la forme la plus achevée de l’empire.

6 Dans le premier cas, les Indiens sont des partenaires soumis. Ce sont des sujets. Ils sont de bon rapport. Ils doivent payer un tribut. Ce sont des payeurs d’impôts. Ils sont aussi fournisseurs de mains-d’œuvre, quasi esclave mais aussi salariée de divers types. Ils se sont faits déposséder de leurs artisanats et de leurs marchés. Une grosse partie des terres passe entre les mains de grands propriétaires absentéistes. Les cultures de rente se développent. Après 1833 et l’imposition du libre-échange, le pays est appelé à exporter même en cas de disette. Les campagnes connaissent très peu d’investissement. Les usuriers et les famines règlent les problèmes de la paysannerie. Ces rapports d’exploitation sont théorisés en invoquant l’utilitarisme de Bentham [Stokes, 1959] et en fustigeant les pauvres. Il faudra des dizaines de millions de morts de famine pour que le gouvernement se préoccupe d’intervenir. Ce sera toujours fait à contrecœur.

7 Le dernier ensemble de relations relève de l’esprit de mission, ou plutôt de la combinaison de l’esprit missionnaire (laïque ou chrétien, la distinction n’est pas très opérante) et de la volonté de régler à moindres frais les problèmes de l’administration de l’Empire. Ce dernier a toujours été une affaire rentable. Il importait qu’il le demeurât. Les Indiens concernés par ces relations sont presque toujours des membres des groupes aisés de haut statut. Le projet missionnaire est de les éduquer et, surtout de leur fabriquer un cerveau anglais sous leur apparence indienne pour reprendre les termes de l’administrateur MacAuley qui étendit le champ de l’éducation de langue anglaise en Inde [Ghosh, 1995]  [1]. L’Indien mi-démon mi-enfant de Kipling et des représentations orientalistes de la colonisation britannique [Nandy, 1983] cédait, partiellement au moins et dans certains cadres et circonstances, la place à un bon élève. Le colonisateur lui reprochera bientôt d’être trop proche et de conjuguer le raffinement oriental aux savoirs de la métropole. C’est sur cette couche extrêmement mince mais dotée d’une importance de plus en plus considérable que l’Empire s’appuya. C’est aussi de cette dernière, d’une fraction de l’ensemble tout au moins, que vint la contestation nationaliste. Les Indiens anglicisés intériorisèrent complètement le fait qu’ils constituaient l’Orient. Ils étaient aussi une marge ou un lointain. Le centre était ailleurs et c’était l’Occident. Une partie de cette élite, presque toujours des hommes, allait étudier en Grande Bretagne. Elle intégra comme sienne les multiples dichotomies qui organisaient, en Grande Bretagne, le rapport entre la métropole et son Empire tropical oriental [Breckenridge, 1993]. Ces dichotomies ou dipolarités sont les ancêtres de ce que va devenir le rapport Nord-Sud. Certes, le discours dominant n’évoque que l’Orient. Il s’agit cependant d’un Orient débarrassé de ses charmes et considéré comme une juxtaposition de manques et de problèmes. N’est-il pas déjà proche de ce qui va devenir le Sud à l’époque des développements ? Le sous-développement est là avec la disette, la dépossession et les complexes d’infériorité. La Grande Bretagne triomphante oppose l’esprit de géométrie de l’Angleterre aux courbes et aux ruines de l’Inde, la symétrie à l’anarchie et au chaos, la transparence aux labyrinthes, les troupes aux ordonnancements superbes à l’aspect tumultueux de la multitude, la technologie à son refus, le sens du classement au désordre du bazar et la pensée aux « monstrueux amas de débris préhistoriques du Mahabharat » [Ghosh, 1995].

Traditionnel et moderne

8 Les processus d’orientalisation et de « sudification » sont indissociables. Ils évoluent. Il semble que l’invention de l’Inde comme Sud a pris le pas, au moins partiellement, sur les autres perspectives, dans les décennies qui ont suivi l’indépendance. Le cadre idéologique et social de la « sudification » était beaucoup plus ancien. L’invention de l’Indien comme oriental et traditionnel s’est faite au XIXe siècle. La mise en route d’une dichotomie moderne-traditionnel date au moins de la fin du XIXe siècle. Cette dernière a introduit sur la scène des systèmes de classements, car on peut être plus ou moins moderne et obtenir un rang dans la classe des élèves de la « modernité », qui ont tendu à concurrencer les anciennes hiérarchies mais aussi à s’y combiner. Le caractère localisé et racialisé des pratiques modernes, mais aussi l’action des classes aisées anglicisées, ont rendu inévitable cette hybridation de vieilles hiérarchies locales et de principes modernes supposés universels. Les Indiens occidentalisés et « nordifiés » ont essayé de se dissocier des populations ordinaires de paysans et de « coolies ». Ils n’ont cependant jamais pu cesser de se définir comme des hindous ou des musulmans, se trouvant assignés à leur identité orientale.

9 Il est possible de trouver la source de nombreux réflexes, systèmes de classements et idéologies bien avant la période post coloniale et il faut souligner que l’indépendance s’est faite sans aucune rupture, les élites formées à « l’occidentale » et dans l’esprit britannique occupant les position d’éminence et de responsabilité abandonnées par les anciens maîtres. L’indépendance a tout de même marqué un tournant. Le pays est encore plus sorti de la sphère enchantée de l’Orient. Le rêve d’Orient, qui était une invention européenne exportée en Inde et intériorisée par une partie des Indiens, et dont témoigne la popularité de Max Muëller et de quelques autres grands orientalistes « occidentaux », s’est transformé en cauchemar de gestion. Les caractéristiques spéciales comme la caste, la ruralité ou même une grande partie de la religion ont été vues comme des problèmes et très souvent aussi des tares. Les maîtres britanniques ne voulaient pas se lancer dans de grandes réformes sociales. Ils ont très souvent admis l’intervention de truchements locaux, de préférence traditionnalisés, entre la masse du peuple et leur univers insulaire. Sans se lancer dans une refonte de la société comme en Chine durant les années 1950, les élites anglicisées indiennes ont simplement usé des tendances déshumanisantes et excluantes des classements modernes. Une grande partie des gens, l’immense majorité en fait, a été considérée comme « arriérée » (backward). Dès l’indépendance on a vu surgir des acteurs majeurs de la scène se reconnaissant dans l’arriération (Backward Classes Federation, 1953)  [2]. Plusieurs décennies après l’indépendance, ce type de représentations dévalorisantes, associées à un ensemble de systèmes redistributifs mineurs mis en place par l’État populiste du Parti du Congrès, s’est vu complètement institutionnalisé et, par ailleurs, intériorisé par les intéressés. Durant les années 1980, les références à l’arriération se sont multipliées et aussi complexifiées. On a vu apparaître des « Autres classes arriérées » et des « Classes plus arriérées » dans le cadre de l’introduction de nouveaux quotas d’embauche pour la fonction publique.

10 L’arriération est une caractéristique de Sud. Elle met en scène une société faible, primitive au sens le plus large, attachée à des traditions qui encombrent le présent. Elle est qualifiée d’irrationnelle et, quand elle réagit, de passéiste et de réactionnaire. L’idée d’arriération mise en scène à l’époque du développement fait fréquemment des gens ordinaires des coupables ou des victimes malgré les réalisations sociales effectives de l’État indien. Depuis l’indépendance, deux projets se sont disputé la scène à propos de ces masses qui sont supposées ne rien savoir et freiner le progrès. Le premier est démocratique et égalitaire. Il est écrit dans l’énorme constitution de 1950. Il vise à transmettre l’éducation à tous, une forme édulcorée et indigénisée de la vulgate anglaise en la matière. Le second projet est paternaliste (autoritaire et souvent dirigiste) et inégalitaire. Il abandonne plus ou moins les masses à leur sort, rejoignant en cela les pratiques qui avaient longtemps marqué l’Empire des Indes. Les élites disposent de leur côté d’un système d’éducation anglicisé qui est jugé performant. Il est très difficile de résumer la scène. Il semble cependant que les deux tendances ont existé de façon continue, la seconde étant sans doute plus importante. Il est possible que la politique libre-échangiste instaurée à partir de 1985-1991 après quatre décennies de semi-dirigisme, ait plutôt renforcé la tendance à laisser la majorité des gens dans le bain de ce que l’on pense être leur ignorance.

11 La logique du développement, qui s’est imposée à partir de 1950, s’est implantée à partir des villes et des élites anglicisées. Une bonne partie des pratiques et des idéologies sont venues directement de l’étranger, de l’URSS et du monde anglo-saxon particulièrement, à des fins d’acclimatation sur le sol indien. La notion de modèle de développement est devenue centrale. Cette notion est l’un des symboles les plus éminents de la « sudification », qui est reconnaissance par l’ex-colonisé de son arriération et de sa faiblesse. Le développement a été introduit de plusieurs manières mais il a souvent assumé l’aspect d’une mission. Il était impératif de croître et de changer. Il fallait faire des efforts et des sacrifices. Ils ont été consentis mais l’impression qui dominait durant les années 1970 et au début des années 1980 était celle d’un échec. L’Inde produisait plus mais elle consommait peu et mal, les pénuries étaient omniprésentes, les acquis semblaient complètement mis en cause par la croissance démesurée de la population, la disette rodait encore et la corruption se développait dans tous les domaines, annulant l’efficacité de nombreux investissements. Après avoir été l’Orient des Orients, l’Inde devenait le Sud des Suds. L’expression « Asie du Sud » se répandait en même temps qu’elle devenait synonyme de quelque chose de péjoratif et misérable, un échec doublé d’une multitude de problèmes. Représentant tragique du poids négatif de « la tradition », la région était un élève particulièrement mauvais de la « classe monde ». Des chiffres tueurs (consommation d’acier ou d’énergie, PNB en dollars par tête, calories disponibles par habitant, taux de fécondité, travail des enfants) accompagnaient presque inévitablement tout discours des promoteurs de développement quand il s’agissait de l’Inde. Dans une atmosphère de pessimisme général, ils faisaient oublier que l’Inde avait atteint l’autosuffisance alimentaire et qu’elle se dotait d’infrastructures importantes. La persistance, jugée odieuse autant qu’anachronique, de la caste introduisait une nuance d’Orient dans le Sud mais les « sudificateurs » (les promoteurs du développement) n’étaient pas intéressés par ses particularités. C’était une tare parmi beaucoup d’autres. L’image de l’Inde comme Sud tragiquement arriéré et dépourvu mais potentiellement bon élève s’est répandue dans le pays même grâce au système d’éducation tenu par les missions chrétiennes, par le biais des couches dominantes anglicisées. Le rôle de ces dernières a été considérable. Une sorte de vulgate du développement, comme but à atteindre contre les errements de la tradition, de la ruralité et de la caste, s’est mise en place. Elle est toujours et peut-être plus que jamais d’actualité. Elle se voulait au-dessus des grandes religions, surtout indiennes, et au-dessus des partis. Elle empruntait aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest qui présentaient d’ailleurs souvent en la matière des modèles fort peu différenciés. Il suffit de voir les plans de bâtiments publics ou les schémas d’urbanisme des années 1960 pour s’en convaincre.

12 En Inde même, les remugles d’Orient sont restés, dans la littérature et les films, avec la persistance des images de tigres, de raja et de forêts en des moments où les forêts étaient abattues, les raja sortis de la scène  [3] et les tigres exterminés. Ce besoin d’enchantement de pacotille ignorant les réalités trop cruelles et basiques de la scène est sans doute le complément de la triste saga du développement [4] mais il correspond aussi à la durabilité d’images et de schémas anciens. L’Occident, en pleine réinterprétation autour de la dipolarité de la guerre froide (mais pour l’Inde l’URSS était à juste titre un autre Occident), avait toujours besoin d’Orients et de préférence d’Orients stables, traditionnels et inoffensifs dans un monde où l’Est semblait concentrer tous les dangers et ne pouvait servir qu’à bâtir une personnalité guerrière, compétitive et dépourvue de sens critique, ce qui fut fait mais ne suffisait pas à satisfaire tous les besoins identitaires. Le double processus de mobilisation contre l’Est communiste et de recherche d’un Orient inoffensif au-delà du Sud enfoncé dans ses problèmes (et requérant une aide qui pouvait se révéler très profitable) s’est accompagné de la quasi-disparition de l’Inde comme culture ou source de civilisation. Le très gros capital de connaissances mais aussi de réflexes et de relations introduit sur la scène des relations Inde-Europe par l’orientalisme a commencé à péricliter vers 1950 avant de se réduire à un savoir de spécialistes. Nous en sommes toujours là, les discours récents sur l’Inde émergente, « nouveau tigre » ou encore « bureau du monde » n’ayant nullement mis en cause ce relativement récent refus de connaître [Droit, 1989].

13 Le processus récent de retournement des perceptions de l’Inde est intéressant. Une partie des classes anglicisées et notamment les entrepreneurs et les cadres, rejointe par les agents de promotions internationaux de l’actuelle poussée libre-échangiste, ont entrepris de changer complètement l’image du pays. Ils y sont parvenus dans une certaine mesure. Le Sud global, terriblement arriéré et impuissant (les métaphores sexuelles ont eu une grande place dans la colonisation et cette importance s’est perpétuée, avec des euphémisations adaptées, durant la sudification du pays), le concentré de toutes les tares du sous-développement, au passé oublié ou nié et au futur incertain, est devenu un « pays émergent », aux qualités nombreuses et aux perspectives brillantes.

14 Cette transformation d’image reste relative. Elle cohabite d’abord avec presque toute la chaîne des représentations de l’Inde apportée dans le pays et transmises aux Indiens par le colonisateur. Les métaphores paternalistes et les perceptions misérabilistes, qui sont des produits un peu plus locaux, restent aussi très importantes. Par ailleurs si la circulation monétaire s’est à l’évidence fortement accrue et si certaines classes, surtout urbaines, s’enrichissent fortement, les conditions de vie d’une grande partie de la population ne changent que très lentement. Dans un certain nombre de cas elles se figent ou régressent. C’est en oubliant plus ou moins délibérément le sort de la majorité, ou en le confiant à un stade ultérieur de la prophétie néolibérale, que l’invention de l’Inde comme pouvoir émergent peut affirmer ses vérités.

15 La nouvelle Inde des centres d’informatique, de la chimie lourde, des monstrueux 4 × 4 et de la bourse est-elle encore un Sud ? Le projet est très clairement de sortir de cette identité traditionnelle et ratée bien que les responsables et les industriels indiens soient fort doués pour utiliser leurs handicaps passés et présents pour demander et obtenir des exemptions aux règles internationales, notamment celles qui touchent à l’environnement. L’Inde émergente et libérale ne serait donc un Sud que lorsque les circonstances l’exigent.

Les rhétoriques et les pratiques de classe moyenne dans l’Inde néolibéralisée

16 L’Inde des inégalités accoucherait d’une classe moyenne massive [Varma, 1998], visible et avide de consommer. Il y a beaucoup d’effet d’annonce dans cette globalisation du terme de classe moyenne alors que l’expression devrait être employée plus que jamais au pluriel et avec précautions. Alors que les classes très aisées, souvent encore dominées par les hautes castes, s’intitulent volontiers classe moyenne au nom de leur conception ancienne d’une classe centrale dominant la société ou par le biais de simples effets de mode, les segments de classe moyenne s’étoffent et se multiplient : membres des professions libérales, notables ruraux récemment venus vers les villes, élites des basses et assez basses castes, groupes dominants régionaux, professions intermédiaires et employés forment des ensembles très disparates mais qui se reconnaissent dans l’appellation classe moyenne et tentent d’acquérir une culture anglicisée.

17 L’idée de classe moyenne est une importation anglaise du XIXe siècle qui a tout de suite pris dans le contexte indien. Elle désignait, conformément aux représentations victoriennes, un ensemble de gens du milieu (centraux avant d’être moyens), se distanciant du peuple comme de l’aristocratie et communiant dans le culte de valeurs et de mode de vie bourgeois, de bon ton, puritains et discrets. Cette classe moyenne anglaise du XIXe siècle constituait une classe supérieure aisée mais, si la bourgeoisie est la classe qui ne veut pas être nommée, la classe moyenne de cette époque s’exhibe dans sa modestie affectée et son art de vivre. Ces traits ont tout de suite caractérisé la classe moyenne indienne, groupe minuscule de privilégiés de haute caste. Si une partie des membres du groupe était constituée de petits employés fort mal payés, la majorité appartenait à de grandes familles pourvues de patrimoines importants.

18 Le groupe se distingue tout de suite par trois caractéristiques. Presque tous les membres de la classe moyenne sont des hommes et la fameuse classe apparaît comme une entité clonée, les femmes de ces milieux appartenant aux univers de la tradition et de l’hindouité et devenant comme transparentes au regard des perceptions de classe. La connaissance de l’anglais et de la culture anglaise est le deuxième fondement de la classe moyenne indienne. Au XIXe siècle une très forte relation homosexuelle associe ce groupe ultra minoritaire aux maîtres coloniaux, ce qui le porte vers une passion érotisée très forte pour tout ce qui est anglais [Nandy, 1983]. La nature « clonée » du groupe rend ce trait beaucoup plus accentué. Le troisième trait de la classe moyenne indienne, qui va la dominer durant un siècle et qui n’a pas terminé de la structurer, est la domination de membres des très hautes castes.

19 Le processus de constitution d’une « middle class » indienne à partir des collèges anglicisants du sous-continent est difficile à classer par rapport aux catégories de la domination, de la sudification et de l’orientalisation. Les membres de la classe moyenne ont été les agents les plus efficaces de la diffusion d’idéologies coloniales fabriquant l’Inde comme Orient (ancêtre culturalisé de Sud). Ils les ont naturalisées et en ont usé pour se fabriquer une identité occidentale dans l’Orient, bientôt nordique dans le Sud, qui leur a permis de développer des stratégies d’affirmation dans leur propre société. Ils se sont distingués des magnats, des raja et des autres élites en voie de traditionalisation. Indispensables aux Britanniques, ils en sont aussi devenus au bout de quelques décennies les critiques, au nom des idéaux démocratiques et progressistes que la pratique de l’Empire marginalisait mais finissait par introduire.

20 Il y eut rapidement dans le processus d’invention de la middle class (classe du milieu) une tentative pour faire sortir l’Inde, ou tout au moins ses élites, des classements et des positionnements dévalorisants. Il s’agissait de lui restituer une position de centre, cette perspective s’inscrivant dans le projet du nationalisme politique mais aussi dans de très nombreux et vivaces mouvements culturels. Les différents mouvements de réformes des mœurs qui ont agité la scène socio-politique de la région depuis le début du XIXe siècle sont très rapidement devenus l’apanage des milieux de ceux qui se prétendaient middle class. Il s’agissait de remettre en cause des traditions, celles de certains milieux aisés de haute caste d’ailleurs, au nom de la bonne morale anglaise, du progressisme et d’un certain utilitarisme. Ces mouvements puritains et élitistes peuvent être vus comme une manière de diffuser dans les milieux aisés de haute caste l’idéologie victorienne. Ils ont été aussi des moments d’affirmation de la « classe moyenne » vis-à-vis des autres prétendants indiens au pouvoir et à l’éminence. Ils ont enfin servi de cadre à des tentatives de « récupération du soi », des recentrements du sens de l’identité.

21 Ces recentrements, qui n’ont pas terminé aujourd’hui leur parcours socio-idéologique, ne se sont pas mis en place en affrontant directement les Britanniques sur le terrain du pouvoir ou de la légitimité. Une grande partie de la middle class pensait trop en termes anglais, dans une relation émotive et érotique de soumission à tout ce qui était anglais et bourgeois, pour qu’une opposition radicale ou même l’idée d’une alternative fût possible. Une autre partie évoluait avec pragmatisme, reconnaissant la situation de domination et cherchant à en tirer quelque chose. Seule une petite minorité se lança dans l’opposition ouverte, armée ou non. C’est en faisant référence à l’antériorité de la culture indienne et en se fondant partiellement sur les catégories européennes de l’orientalisme, que les membres de la classe moyenne intellectuelle ont trouvé moyen de se réinventer comme centre. Cette perspective introduisait sur la scène l’idée que les Indiens avaient eu auparavant, au temps de leur splendeur originelle et dans le cadre de leur culture préexistant à toute autre, des mœurs compatibles avec la vulgate victorienne, voire de qualité supérieure. Elle leur permettait de se poser en donneur de leçons, au-dessus de la loi ou faiseurs de loi selon les circonstances, face aux notables jugés traditionnels et à la masse des gens ordinaires.

22 Un autre ensemble de paramètres socio-culturels poussaient les membres de la middle class à se considérer comme centraux. Presque tous les membres des élites anglicisées étaient membres de hauts statuts de caste. Ces groupes se considéraient depuis longtemps comme centraux dans les perspectives culturelles du monde hindou. Cette perception de la scène était différente mais non opposée à celle qui fondait le sentiment de middle class de la petite et moyenne bourgeoisie anglaise, donc indienne. Le brahmane et ceux qui en étaient proches étaient centraux dans une perspective « socio-cosmique », mettant en scène le niveau local, les humains, les différents mondes connus ou à connaître, les dieux et les autres puissances de l’au-delà et l’indéfinissable, immesurable et indescriptible brahman, source et arrivée de tout. Ces conceptions étaient et restent au moins répandues parmi les hautes castes hindoues. Les groupes de haut statut constituaient des axes autour desquels le monde s’agençait. Dans le cas de l’Inde, mais il est très possible que cette conjonction ait des équivalents dans d’autres domaines culturels, le fait que les conceptions préexistantes du monde aient reposé sur des groupes centraux, que ces groupes se soient retrouvés dans la classe moyenne et que cette dernière classe puisse aussi être comprise comme une entité centrale, a beaucoup fait pour la popularisation de l’idée de classe moyenne et pour l’indigénisation rapide d’une notion qui aurait pu paraître bizarre ou étrangère. La classe moyenne indienne était donc divine et hindoue. Ce n’est pas un hasard si la forte communauté musulmane s’est beaucoup moins investie dans la reconnaissance et la reproduction de classes moyennes. Sans être resté un fait hindou (il y eu un moment où le concept et son usage plus ou moins galvaudé sont devenus incontournables), c’est bien par le biais des hindous bhadralok[5] bengali et de minuscules communautés chrétiennes et parsi que la classe moyenne s’est introduite pour n’en plus repartir sur la scène sociale de l’Inde.

La classe moyenne et la « sudification » de l’Inde

23 L’indépendance attribua un rôle nouveau aux différents segments de la middle class. Le clivage entre les classes dirigeantes (industriels, hauts administrateurs, notables et grands marchands, militaires) et les autres segments de l’ensemble se fit plus visible, quoique l’appellation middle class restât fort prisée dans les milieux les plus variés. La « classe moyenne » de l’époque post-indépendante était plus divine (de haute caste) que jamais mais elle portait des représentations nationalistes et dans une certaine mesure égalitaires. Malgré un passé empli d’employés soumis et d’intermédiaires avides, elle se retrouva avec la responsabilité de faire fonctionner l’État et de propulser le développement. Cette classe moyenne, dont certains segments étaient très proches des milieux populaires, conservait son « cerveau anglais » mais elle connut une certaine réindigénisation. Jusqu’au début des années 1990 une partie de ses membres, professeurs ou employés par exemple, s’habillaient (volontairement [6]) de produits tissés dans les villages et coupés pour évoquer un certain esprit national. Si l’anglais restait important pour les « classes moyennes », l’hindi (langue nationale) connut un essor inédit. Les groupes les plus aisés étaient aussi influencés par cette ambiance. Une partie des élites, notamment des intellectuels, appuyèrent le projet gouvernemental d’autosuffisance, malgré ses flous, et se mirent à parler de Tiers monde en rêvant d’une Inde menant le mouvement des Non alignés (Bandoung, 1955).

24 La « sudification » de l’Inde, entamée depuis la création de l’Empire et le passage à l’administration directe (1858) s’est donc déroulée dans l’ambiguïté en ce qui concerne le rôle et la nature des (petites) bourgeoisies. Après l’indépendance, il fut décidé (entrepreneurs, notables et bureaucrates étant d’accord sur ce point) de fermer relativement le pays afin de lancer une dynamique de substitution des importations et, c’était à peine moins controversé, de planifier partiellement le développement économique. La volonté de faire de l’Inde un centre par le biais de l’autosuffisance économique était claire. L’échec de ce projet et du rêve de faire de l’Inde un centre, l’amorce d’un processus de « sudification » accélérée, ne mettent pas seulement en scène la middle class. Elle a cependant joué un rôle d’importance.

25 Un ensemble important de cette dernière, les couches inférieures faites de cols blancs et de petits administrateurs, tous salariés, avait produit un modèle de société, celui du travail de bureau propre. Il prônait la valorisation de l’emploi administratif régulier et stable, faiblement payé mais honorable. Ce modèle est partiellement un produit de la prééminence brahmane et de haute caste dans la middle class. Il met aussi en scène l’intériorisation de normes et de valeurs liées au salariat et au nationalisme. Le travail comme rituel et comme symbole de statut n’a certainement pas été la règle, que ce soit sous le Raj (Empire) ou durant la période post indépendante mais certains groupes visaient à transformer leur emploi en sinécure et en marqueur de rang. Qui plus est, un nombre certain d’entre eux y réussirent. D’autres organisèrent la corruption, c’est-à-dire la transformation de leur emploi en rente de bon rapport. Le maintien de la relation des statuts hérités et du travail de bureau propre et la promotion de systèmes d’exploitation, l’esprit de la rente submergeant celui du salariat, se sont faits au détriment du travail et du développement. C’est partiellement dans cette évolution, tendancielle mais tenace, de la middle class que s’enracina la « sudification » du pays. L’emploi de bureau propre est resté un modèle avec la petite honorabilité. Il est aujourd’hui moins souvent valorisé par des brahmanes, même pauvres, et plus fréquemment visé par les membres de basses et de très basses castes, absents de la scène du développement durant les trois décennies qui ont suivi l’indépendance. Il s’est « subalternisé ».

26 Avec l’échec relatif de la mise au travail des petites bourgeoisies mais aussi en relation à de nombreux autres facteurs dont nous ne pouvons pas parler ici, l’Inde ne put assurer son indépendance économique et perdit une partie importante de ses possibilités d’intervention politique. Une partie des hautes castes s’est distanciée durant les années 1970 et 1980 de l’ensemble national pour imposer de nouveaux modèles venus de l’extérieur (des USA) dont elle s’est fait le relais. La « sudification » accentuée de l’Inde se lirait donc, à propos de l’essor et des particularités des middle class indiennes d’au moins deux façons. C’est une continuité de la situation coloniale bien exprimée par les très faibles transformations des milieux de dominants d’élites et de cadres une fois les Britanniques partis et remplacés en usant de leurs perceptions, de leur langage et de leurs hiérarchies. C’est par ailleurs une réindigénisation sous la direction des hautes castes et des élites au sein de chaque caste.

27 La plus ancienne relation de « sudification » et de maldéveloppement, celle de l’exploitation de la région par les collecteurs d’impôts et les négociants britanniques, avait introduit un premier système paternaliste de relations entre les dominants et les dominés. L’indépendance en mit un second en place, ou plutôt l’ajouta aux restes plutôt solides du précédent. Ce système passait par des médiations politiques, notamment l’État-Congrès  [7], il admettait certaines pratiques de l’État-providence et il visait le développement. Il n’y en avait pas moins continuité dans la dissociation entre l’élite anglicisée et les masses. Au cours des années 1980, cette dipolarisation sera théorisée par des dirigeants de mouvements paysans comme la contradiction entre Bharat  [8], l’Inde authentique et paysanne s’exprimant en hindi ou dans les langues régionales et India, l’Inde officielle anglicisée de la middle class exploitant la première. Sans prendre partie pour les théories des syndicalistes paysans, on peut remarquer combien leur propos ont rencontré de l’écho. Quant aux systèmes paternalistes, ils étaient à la fois les témoins et les vecteurs de la sudification avec certaines inflexions culturelles, orientalisantes, puisque les hiérarchies de caste et d’autres systèmes de relation en faisaient partie.

28 Durant les années 1980, la classe moyenne apparut donc de plus en plus divisée. Une grande partie s’urbanisait en subissant des conditions difficiles. Les groupes peu aisés de haut statut se trouvaient face à la concurrence des élites venues des castes dominantes et aussi face à des bénéficiaires de quotas d’embauche dans la fonction publique et de places réservées dans les institutions d’éducation de haut niveau. Il ne fut plus question de mener les luttes de tous pour la dignité et les biens essentiels au nom de conceptions faisant de l’Inde un centre autosuffisant et du peuple rural le centre de ce centre. Chacun s’inscrivit dans la bataille pour les emplois, les prébendes et les dépouilles de l’État avec ses propres forces et en contradiction violente avec les compétiteurs. L’anglais redevint ou resta, avec le reste de l’éducation formelle, l’un des critères essentiels de classement en termes de développé ou de sous-développé. Dans l’Ouest du pays, ces mouvements terribles ayant des équivalents de moindre importance dans d’autres régions, des révoltes et des pogromes contre les membres de castes bénéficiant de quotas d’embauche et de places réservées dans les grandes écoles prirent place en 1981 et 1985. La nouvelle middle class entrait brutalement dans la « politique de la demande »  [9]. Cette tendance a culminé en 1990 quand toute la jeunesse de haute caste instruite du nord de l’Inde s’est révoltée contre le principe de nouveaux quotas dans la fonction publique. Les mouvements contre l’application des recommandations de la Commission Mandal ont immobilisé les universités et fait des dégâts considérables. La classe moyenne, ou tout au moins ses fractions de hautes caste relativement paupérisées, abandonnait toute perspective d’auto-centrement. Elle l’a fait en devenant l’ennemie ou au moins la concurrente d’autres segments de classes moyennes émergés chez les castes de moyen, bas ou très bas statut.

29 Cette persistance de la caste est au centre des constructions de Sud. Elle introduit un ensemble très complexe de cultures et de relations jusqu’au sein des différents segments de middle class, les ensembles qui se veulent par ailleurs les plus standardisés et les plus acculturés du sous-continent. Elle a longtemps accusé les dominations de classe, en tenant compte du fait qu’il peut exister de pauvres gens de haut statut « rituel » et l’inverse mais que ce n’est pas statistiquement très pertinent. L’émergence des castes dominantes de bas et moyen statut a changé la donne et ces milieux ont produit des notables, des industriels, des marchands et des bureaucrates qui se sont pour la plupart auto-désignés comme middle class aux côté des employés statutaires et des cadres qui correspondent plus à l’idée que l’on se fait en France de la classe moyenne. Dans cette émergence, bientôt suivie par le surgissement de groupes de très bas statut sur la scène politique et sociale, le centre de gravité de la domination, s’est déplacé vers le bas, au moins en ce qui concerne la masse des paysans.

Unidimensionnalité structurelle et variabilité au pays du Sud Oriental

30 Le Sud orientalisé est une inflexion toujours présente. Ce qui est dominé est considéré comme différent. Il est exoticisable et exoticisé. L’idée d’une latéralité qui rend étrange et celle de sa combinaison avec une verticalité qui infériorise sont importantes et fortes. Dans le cas mis en scène, les acteurs, ou tout au moins des éléments clés du paysage social, ont intégré, par le biais d’un système d’éducation et de formatage intellectuel, de classement, de pouvoir et de loi, les conceptions étrangères qui les objectivent en tant qu’éléments de l’Orient et, plus tard, du Sud. C’est sur cette base que se sont développés les mouvements de réappropriation du soi… au travers des catégories de l’Autre. L’Inde n’en finit pas d’être un Orient et un Sud y compris pour elle-même parce que ses élites et son système d’enseignement portent ses représentations, que l’extérieur lui apportent par ailleurs. Les expressions communautaristes hindoues et musulmanes ont compliqué la scène en proposant un centre éternel dans le pays (hindouisme) et un centre plus proche mais d’ailleurs… « occidental » en Arabie (Islam). Ils ne l’ont pas bouleversé parce que ces alternatives se sont faites en reprenant les modes de pensée importés par les Britanniques.

31 La sudification est un processus aussi ancien que la dépossession et l’exploitation, phénomènes consubstanciels à la conquête coloniale et par ailleurs présents dans la société bien avant cette dernière. Elle a pourtant pris plus de sens et de poids quand des Indiens ont exploité seuls d’autres Indiens, après l’indépendance et quand la grande misère s’est trouvée confrontée à la volonté d’en sortir et à des échecs. Le Sud n’a jamais été autant Sud que lorsqu’il est passé sous la coupe des modélisateurs du développement, supposés avoir toujours raison et que les idiosyncrasies de la société ont été accusées de faire échouer les recettes du « changement », révélant par ce biais une terrible « arriération ». Il y a toujours eu et il reste des circulations d’images et de concepts entre la « sudification » et l’orientalisation. On peut par ailleurs penser que l’irruption de la problématique du développement et de ses fétiches (modernité, changement, réforme, etc.) a poussé un moment l’orientalisation au second plan.

32 Dans ces processus l’invention et l’élargissement de la classe moyenne ont joué un rôle énorme. C’est peut-être parce que cette notion de « moyen » a rencontré des notions préexistantes, brahmaniques notamment, de centre et qu’elle s’y est combinée de manière profonde qu’elle s’est si vite acclimatée. L’existence d’une classe moyenne « divine », de haute caste et anglicisée, a très longtemps et fort durablement marqué le paysage. Un processus de « sudification », la création d’une petite bourgeoisie « avec des cerveaux anglais », et une réponse orientale, l’intervention de la caste dans le champ de la constitution des classes, ont très durablement marqué la scène.

33 Les perspectives de décentrement, marginalisation et leurs contreperspectives d’autosuffisance et de recentrement ont été agitées et mises en oeuvre dans les milieux petit-bourgeois de haute caste avant de concerner des élites middle class de plus bas statut rituel. Elles ont eu très souvent du mal, jusqu’à nos jours, à sortir d’une tension peu féconde, entre des manifestations de chauvinisme et la soumission, voire la fascination vis-à-vis de tout ce qui vient des dominants étrangers, anglosaxons en l’occurence. Soit le centre était dans le pays mais ce dernier se fermait dessus et en crevait (proposition excentrée et pratique minoritaire) soit, il était au dehors et le pays subissait la domination (pratique usuelle). Il est impossible de dire, au vu des évolutions récentes, si la transformation potentielle de l’Inde en puissance moyenne voire en grande puissance pourra remettre en cause ses décentrements, sa vieille orientalisation et sa sudification persistante.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, CNRS, Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (EHESS).
  • [1]
    La décision de généraliser l’éducation en anglais date de 1835. Auparavant le persan était resté la langue officielle.
  • [2]
    Sur ces catégories d’ « arriérés » et plus généralement sur les classements avant et après l’indépendance lire Galanter [1984].
  • [3]
    Les listes civiles des raja, seules survivances de leurs privilèges antérieurs, ont été abolies en 1971.
  • [4]
    Ce caractère tragique apparaît notamment au niveau des déplacements de population par les grands barrages, les routes et les projets industriels. 10 millions de personnes ont été déplacées entre 1950 et 1985 et autant depuis cette dernière date, dans des conditions souvent très difficiles. Heuzé [1991].
  • [5]
    Les bhadralok « les grands », mettent en scène un ensemble de castes élevées instruites et dominantes parce qu’elles possèdent une grande partie des terres et des avoirs immobiliers. La division de la société en grands et petits est assez particulière au domaine bengali.
  • [6]
    Il y avait et il reste toujours des catégories d’employés du secteur public qui n’avaient pas le choix et devaient porter des produits des industries de villages (Khadi Gram Udyog). En 1989, plusieurs dizaines de milliers d’employés de l’État central ont manifesté en slip à Dellhi pour obtenir le droit de porter ce qu’ils voulaient, en l’occurence des tenues de coton et tergal. Le mouvement atteint ses buts quoiqu’il reste régulièrement question, à chaque fois que le gouvernement veut faire mine de soutenir les petites industries rurales, de réintroduire les uniformes en khadi dans les bureaux de l’administration.
  • [7]
    Le Parti du Congrès, fondé en 1947 à partir de tendances centriste du Congrès national indien (créé en 1885) a dominé la scène politique entre 1950 et 1989. Jaffrelot [1998].
  • [8]
    Appellation officielle de l’Inde, tirée de l’épopée Ramayana.
  • [9]
    Lire à ce propos l’important L. I. Rudolph et S. U. Rudolph [1987].
Français

Les entités telles que le Sud et le Nord ne sont pas sorties de rien. Dans le cas de l’Asie du Sud et plus particulièrement de l’Inde, le procès de « sudification », qui semble indissociable de la colonisation et de ses suites, a pris place après des millénaires d’orientalisation. Les orients n’ont pas toujours été négatifs ou faibles. Ils le deviendront de plus en plus avec la « sudification ». En reprenant le cas de l’Union indienne d’aujourd’hui, nous nous sommes ensuite demandés quels étaient les agents et processus de la transformation d’un lieu en sud, et dans quelle mesure des rémanences des anciennes configurations orientalisantes demeurent. Le poids des bourgeoisies (dites classes moyennes) et notamment des secteurs anglicisés est central. Ces couches sociales se sont trouvées écartelées entre leur volonté de produire un centre en dehors des schémas coloniaux et post-coloniaux et leurs positionnements culturels et politiques qui en font des agents premiers de la « sudification ».

Mots-clés

  • Sud
  • orient
  • centre
  • « classes moyennes »
  • colonisation
  • castes supérieures
  • Inde
  • imaginaire
  • libéralisation
  • développement

BIBLIOGRAPHIE

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Djallal Gérard Heuzé [*]
  • [*]
    Anthropologue, CNRS, Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud (EHESS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0211
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