CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Est, Ouest, Nord, Sud  [1] : boussole à aimantation variable, les appellations dérivent tranquillement, comme les continents, dans un monde en mouvement, selon les époques et aires culturelles traversées, selon un usage métaphorique plus ou moins mouvementé. Mouvement appréhendé depuis le calme feutré des salles d’études et des agences internationales « de développement », comme dans la tourmente du monde réel, qui s’empare un jour de l’histoire, soudainement, violemment, dramatiquement, progressivement, cycliquement ?…

2 « Bien sûr, nous sommes au milieu de la tempête, mais il faut faire le point. » [Nougé, 1998 : 43]. Égarement, dérive, perte des certitudes : les repères flanchent, on ne comprend plus très bien. Et la question des aimantations cardinales et familles d’appartenances de se reposer régulièrement. Par où commencer ? Par quel bout prendre la chose ?

3 Petit pays sud caucasien, à peine cinq millions d’habitants, historiquement parlant de l’Est, et indépendant depuis 1991, la Géorgie sera ici prise à témoin, avec une effervescence culturelle qui n’a pas forcément les moyens matériels de ses aspirations et un niveau de vie qui a dramatiquement chuté depuis son indépendance ; et avec, aussi, bien des difficultés qu’elle aurait à affronter aujourd’hui. À savoir : prendre les bonnes distances avec la Russie, sa voisine du nord – et aussi « du Nord » puisque membre du G8 – ; reconsidérer ses attaches à un passé récent dont il lui faudrait se distancier, tout en renouant avec un passé plus lointain ; se rapprocher de l’Ouest ? qui aurait pour autre nom l’Union européenne ; et se démarquer du Sud ? Pourrait-on ajouter, en tant qu’expression, label et réalité d’une situation de pauvreté…

Tbilissi, repères en forme de points cardinaux

4 Tbilissi, septembre 2005  [2]. Posée sur place, la question des repères, en forme de points cardinaux, ouvre sur une mémoire vive pour qui l’histoire et la géographie ont immédiatement partie liée, la spontanéité des réponses, qui demanderaient bien sûr à être déchiffrées, n’enlevant rien à la portée immédiate et aux résonances parfois abruptes de paroles lancées au présent.

5 Et quid du Sud pour commencer ? Posant la question à une Géorgienne, elle embraye tout de suite sur le climat :

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On est normal, continental et subtropical, un mélange de normal et de subtropical. La Kakhétie et le bord de la mer sont subtropical. Nous sommes et l’Asie et l’Europe. Pour les Russes, ils disent que nous sommes le sud. Nous sommes sur la route de la soie, au milieu de l’Asie et de l’Europe : notre intellect, notre esprit nous permettent de comprendre l’Asie, mais nous regardons vers l’Europe.

7 Une Europe qui regarde à son tour en direction des pays situés à l’est, dont la Géorgie, pays auxquels elle est liée désormais, tout comme avec les pays du pourtour méditerranéen, par sa nouvelle « politique de voisinage ».

8 Posée depuis Tbilissi, la question des voisins vient très vite aussi recouper ou se substituer à celle des points cardinaux :

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À cause de la Russie – de voisins qui ne sont pas bien –, nous sommes dans une situation très difficile. Tbilissi a été détruite je ne sais pas combien de fois. Avec l’Arménie, nous sommes chrétiens. Les autres sont musulmans. Les Français, les Anglais, les Allemands ont été, eux, pendant longtemps, de bons partenaires. La Russie, c’est quelque chose d’autre encore, une autre culture.

10 Une autre Géorgienne dira être, elle, résolument du sud et Caucasienne : « Je suis du sud et pas du nord. Je pense que je suis Caucasienne, pour partie d’Asie et pour partie d’Europe, comme une route tracée de l’Asie vers l’Europe, d’Inde en Géorgie, comme la route de la soie jusqu’à Istanbul. » Appartenance au Caucase revendiquée par les uns et stigmatisée par d’autres, qui traitent les Caucasiens de « culs noirs »  [3] : des mots reproduits dans la presse russe et qu’ « un ministre russe a même prononcés en public », ajoutera un Géorgien en réponse, cette fois, à la question : où commence l’Est pour lui ?

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Depuis mon enfance, on a le sentiment d’appartenir à l’Europe, à l’Europe chrétienne plutôt qu’à l’Est. C’était un sentiment double. Avant la guerre, c’était davantage le sentiment d’un monde chrétien. La notion d’Europe est apparue après, a grandi, et cette nouvelle identité est devenue comme un phénomène. Nos pensées ont toujours été tournées vers l’Europe pour résister au monde musulman. Mais, évidemment, on appartient aux pays du Sud du point de vue des mentalités, manière de vivre, tempérament. Économiquement, on est un pays non développé, c’est pourquoi il y a tous ces programmes. Mais, d’un autre côté, on pourrait dire qu’on est un pays développé, et ce n’est pas une exagération. Actuellement, nous sommes trop dépendants du passé, dont nous sommes fiers par ailleurs. Mais c’est une fierté uniquement tournée vers le passé. On a besoin, par exemple, d’avoir plus d’électricité, de l’électricité toute la nuit…
On a toujours été un pays occupé, on a eu à combattre comme nation. Avec la globalisation, les gens ont peur, sont sous pression. Il y a des personnes qui ont accédé au pouvoir et se sont comportées de façon extrêmement cynique. Depuis les années quatre-vingt-dix, on a aussi eu des « fondations » américaines, comme la secte de Jéhovah, qui ont commencé leurs activités de manière très agressive… les gens des villages sont embrigadés. Ils détruisent les communautés, y compris au sein des églises orthodoxes. Soros, qui hait Bush – mais ils ont la même politique –, a donné les moyens alors de réorganiser le gouvernement.
J’ai le sentiment, qui s’ancre dans mon enfance, d’une Europe composée de la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre aussi, mais c’était une île, et plus ou moins un petit pays, la Suisse… l’Allemagne étant un peu à part, mais c’était ça la vraie Europe. La Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, c’était pour moi comme la périphérie de l’Europe. L’Autriche aussi aurait été classée dans la « vraie Europe ». L’idée qui primait était la séparation entre le monde capitaliste et le monde communiste.

Images du sud, songes du nord, ou comment « nous » « les » voyons ?

12 Toutes ces paroles n’ont pas pour vocation de dire des vérités, des réalités auxquelles la Géorgie serait manifestement confrontée. Elles sont des échos singuliers, et à ce titre livrent des regards changeants, particuliers, à décrypter, à interroger. Pareillement, les images qui viennent en tête en évoquant les « sud-Sud » ne sont, elles, à certains égards, que des généralités qui traversent l’esprit. Mais l’on peut aussi penser que ces généralités rejoignent quelque chose d’un courant perceptible, en France comme en Géorgie, qui se répand à travers le monde et l’interroge, courant imprégné d’une « world culture » où le Sud aurait soudainement la parole autrement qu’à travers les images de la désolation. Images qui sont aussi, bien sûr, à décrypter.

13 Côté culture artistique, On dirait le Sud est ainsi le titre d’une « installation » qui a trouvé place, en 2005, hors les murs du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Collée contre la vitre, à l’endroit où Pierre Ardouvin « a choisi d’intervenir sur la façade, côté parvis », une affichette s’explique sur le sens de la formule-titre, ici convoquée par le monde de l’art :

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Évoquant l’univers des quartiers populaires du sud, l’artiste étend du linge coloré sur toute la hauteur du bâtiment, d’un bout à l’autre de la terrasse. Par cet « accrochage », il s’approprie un usage populaire et traditionnel d’une autre géographie, dont il conserve les couleurs et le mouvement, en insufflant énergie et sensibilité. L’installation évoque, en plein hiver, les sensations douces et lointaines vécues par chacun sous le soleil, sollicitant la part du rêve […], rencontre improbable entre deux mondes antagonistes. […] Le titre On dirait le Sud, simple qualification, possède un fort pouvoir émotif. Ici le linge du quotidien s’infiltre de façon aérienne dans l’architecture monumentale et solennelle des années trente du musée.

15 Comme s’infiltre en face, de l’autre côté de la terrasse, occupé par le Palais de Tokyo, le style grundge, déjeté, délabré, du « nouveau hangar de luxe », récemment apprêté de béton brut et de grillage métallique, style déjeté qui se mêle à la géométrie austère et raffinée de la même architecture des années trente lui servant de support. Esthétique du dénuement à l’égard de laquelle le discours de la critique architecturale peut aller jusqu’à dire qu’il y voit la marque d’une architettura povera qui « s’impose aujourd’hui en France comme une tendance » [Didelon, 2002, p. 6]. À côté de ça, au moment où nous sommes allées voir cette exposition, un SDF était allongé sous le linge accroché au pied de la façade…

16 Espace ici officiellement dévolu à un « site de création contemporaine », il dégagerait ainsi ce nouvel « esprit des lieux » – du décrépi, pas fini, en chantier, porté par l’un des courants de l’architecture d’aujourd’hui – exaltant une apparence de provisoire et de « mal fait », un peu comme l’art qu’il accueille : mélange trouble d’apparence de laisser-aller et de tenue. De même que l’idée de friche végétale aura renouvelé récemment l’art des jardins, le trash ferait aujourd’hui figure de nouvelle tendance d’une « architecture de la friche », venant de surcroît à se fondre dans un modèle de réhabilitation au moindre coût, rejoignant une esthétique de l’économie du moins disant ? En même temps qu’il s’agit ici d’un espace qui, selon le souhait même des concepteurs de ces lieux, voulait s’inspirer pour son fonctionnement de la place Jemaa-el-Fna, à Marrakech, et lui emprunter ses valeurs d’usage : à « l’image d’une place publique » constituée d’un « espace libre, sans affectations, où s’activent dès le matin les marchands de fruits et d’épices, les vanniers, les barbiers, et qui se transforme l’après-midi avec les conteurs, les musiciens, les charmeurs de serpents et les cercles de curieux, avec des circulations qui se créent d’elles-mêmes autour de ces groupes, et puis se vide le soir et s’anime à nouveau le lendemain » [Lacaton et Vassal, 2002, p. 50]. Projet inspiré par le Sud, pourrions-nous dire, en ses manières d’occuper l’espace ? Ce que « nous » ne saurions plus faire ? Ce vers quoi « nous » souhaiterions aller ? Retourner ? Vers des valeurs, des qualités d’espace et de vie qui auraient disparu de « notre horizon » ? Le Sud comme modèle, en même temps que comme conservatoire des « usages premiers » ? À quand les supermarchés de demain mimant, pour « notre » plaisir, l’imagerie du souk et son folklore, les fruits non calibrés et légèrement tavelés, à l’esthétique « sauvage » rejoignant, ça tombe bien, le « look bio » ?

17 Dans l’une et l’autre démarche, sous forme « d’installation » temporaire de plein air ou comme activité installée à demeure dans un lieu d’accueil solennellement prévu à cet effet, une sorte d’hommage rendu à un cadre de la pauvreté, à travers une esthétique contemporaine de l’étique et du déchiqueté : sorte de pays de cocagne inversé, où régnerait un monde de la restriction et de la raréfaction des moyens montrant du doigt la direction du Sud, en même temps qu’un rêve d’échanges chaleureux et d’authenticité des pratiques, et autres images associées à ce pôle, comme valeurs à suivre par le Nord ?

18 L’organisation « spontanée » et « sans affectations » de ces pratiques de la vie de tous les jours, la simplicité des moyens mis en œuvre, viennent dire cela. L’image du linge qui sèche au soleil, dans la rue, suspendu par des pinces à linge, vient rejoindre, dans un même éloge à « ce qui ne se fait pas » dans le Nord, le lot des images associées à la vie et au cadre de vie que l’on rencontre sur les routes du Sud. Un Sud qui, vu sous l’angle de la pauvreté, est devenu par nécessité un monde du recyclage et de la « récup », des sols défoncés, tôles ondulées et parpaings laissés tels quels, avec fers rouillés en attente… Est-ce à dire que le Nord aurait tout aussi bien besoin d’un Sud, peut-être plus « nature », plus grisant, pour alimenter ses rêves d’ailleurs ? Ou encore comme promesse de sensualité, comme dans le film Vers le Sud [4] sorti pendant la grisaille parisienne de février 2006 ? Tout en butant sur l’envers de cette promesse généralement non tenue, envers qui a pour nom pauvreté, dénuement et parfois violence pour la simple survie… et, côté film, commerce avec les autres, pris dans le libre marché des échanges sexués.

19 Hasard de calendrier ou convergence des pensées qui taraudent le Nord, dans le métro parisien, au même moment, une campagne de publicité d’un grand magasin pour « le blanc [qui] hisse ses couleurs » montre du linge qui pend au soleil, entre des poteaux plantés de biais au milieu d’une ruelle, attaché sur des ficelles, et des fils électriques qui traversent l’air. Par terre, au premier plan de la photo, une bassine en zinc avec du linge dedans, le tout dans un décor propret, pour village d’opérette, de petites maisons aux façades colorées de rouge, jaune, mauve, orange et bleu. Là-bas, au pays du soleil qui annonce un avenir radieux au ciel toujours bleu et porte la promesse d’un retour aux « vraies valeurs », plus besoin de sèche-linge : du soleil, une vieille bassine et des ficelles font l’affaire.

20 À quelques lieux de là, dans l’univers pailleté de la mode, le Sud fait pareillement recette : vous êtes « à l’ouest », partez donc en direction du sud ! Routes du Sud, donc, parsemées d’objets manufacturés sans même avoir à se déplacer, inspirées par les bureaux de style et faiseurs de tendances, et reprises par la presse féminine qui « nous » embarque, fin 2005, vers des contrées aux noms magiques : « bijoux nomades », « lignes Alexandre, Tachkent, Canton » ou « collection Samarkande », pour « nous » inviter à « adopter un look de tsarine contemporaine ». Tandis que, début 2006, le magazine de l’art proposé par Arte annonce un « défilé de guenilles » exposées à Berlin, d’inspiration elles aussi arte povera, et qu’une autre émission du petit écran déclare « le mobilier de récupération très tendance »… Tout un monde d’images qui se répondent et que l’on retrouve diffractées dans des pages de papier glacé  [5] : style gitane, froissé, déstructuré, sur fonds de masures en tôle ondulée et roulottes de luxe, murs tagués ou décrépis. Visions entremêlées de rêves d’exotisme, de plages au soleil sous les cocotiers et de lagons, dunes de sable et désert à dos de chameau, oasis et mirages, un Sud mâtiné d’Est qui se confond avec l’Orient : « là-bas, ma sœur », les steppes de Mongolie, la Chine des fumeries d’opium et l’Inde mystérieuse.

21 Ici et là le Sud est métaphoriquement dans l’air du temps. Qui porte ici l’empreinte d’un rêve d’ailleurs, chargé de désir de soleil et d’espérance floue, une vague dont s’inspire régulièrement l’univers de la création et des loisirs. Et là est convoqué pour représenter un monde qui subit misère et injustice de manière de plus en plus criante. Mouvement accompagné d’un espoir de changement, qui s’amenuise et part en lambeaux, poussière et peaux de chagrin… Drôle de combinaison d’élans et de désespérances qui passent par les chemins du Sud.

Habiter à Tbilissi, Gldani, micro district 3, Diromi, bloc II

22 Les contradictions et inégalités au quotidien, telles qu’on peut les observer dans les pays du Nord, se retrouvent également à Tbilissi, notamment dans le domaine de l’habitat, prises dans des combinaisons spécifiques, singulières. Mais, là-bas, les réhabilitations ont tout juste commencé dans la vieille ville  [6], tandis que les standards de luxe qui président à cet embellissement n’ont pas encore été gagnés par le style « chantier » du Palais de Tokyo : on cherche à faire beau, propre et luxueux, dans un « style international de revalorisation du patrimoine en direction d’une clientèle riche ». Tandis que, dans les grands ensembles, l’état de délabrement patent, par manque d’entretien du gros œuvre – et non par le fait d’actes de dégradation ou d’incivilité – amène les habitants à se cotiser eux-mêmes pour parer au plus pressé, et par exemple pour remettre en état de marche les installations d’arrivée de gaz jusqu’aux immeubles  [7].

23 Dans la vieille ville, le panorama depuis la terrasse d’un petit hôtel montre, là aussi, l’état des lieux, largement dégradés, en même temps que les splendeurs qu’ils recèlent, d’une architecture du passé encore présente : vue sur la cour d’une maison somptueuse et délabrée, décorée de dentelle de bois, de gouttières ornées de motifs découpés dans la tôle et de collerette en dentelle de fer. Vue aussi sur les nœuds de fils électriques, en haut des poteaux, et les antennes plantées sur les toits, « ils courent, ils courent les fils électriques, c’est la balade des tuyaux », ils courent dans tous les sens, « c’est tout l’Orient rêvé, mythique », entonne le chœur des touristes. Un clocher émerge du fond des âges, entre le haut d’une façade d’hôtel nouvelle-ment construit et, en face, sur l’autre rive, la silhouette massive d’une église toute neuve, elle aussi – « il paraît que c’est la mafia », susurre un habitant du pays, « c’est les Russes qui sont là pour espionner », déclare un autre – : secteurs du religieux et du tourisme sont de retour. En 2004, il fallait encore une invitation et un visa pour venir ; en 2005, plus besoin de rien, tandis que 2006 inaugure l’arrivée des premiers tour operators.

24 Derrière l’hôtel, séance de photos de mode, un « top model » prend la pose sur un balcon de bois branlant, à l’intérieur d’une cour, parmi toutes les choses entreposées : contraste entre les poses du mannequin et le décor du quotidien, la rusticité des conditions de vie qu’il laisse entrevoir, et la sophistication des images à venir, les cadrages qu’on imagine, le matériel de prise de vue. Elle porte les modèles d’un modiste géorgien qui va exposer au salon du prêt-à-porter, dit la jeune fille qui parle français et semble en charge de l’opération.

25 À quelques rues de là, les réhabilitations de la vieille ville s’avèrent très soignées, les restaurants « classieux », et quatre verres de jus de pêche fraîchement mixée, certes délicieux, frisent le tiers d’un salaire mensuel moyen – quand on en a un – pour s’être rapidement alignés sur les standards de prix européens ; verres servis à la terrasse sur une table vissée à même la chaussée, sols public et privé « subtilement » confondus. Tandis que sur la rive d’en face, par delà le Mtkvari, dans ce qu’on appelle « l’île », on trouve une série de restaurants plus traditionnels, au bâti et statut plus précaire qualifié dans la langue architecturale de nos contrées de « tissu mou », et c’est tout dire : « on leur a accordé vingt ans et pas plus, à toute demande du maire ils doivent immédiatement démolir ». Normal aussi, pourrait-on dire ? puisque l’endroit est unique, pour y implanter un projet d’urbanisme de grande envergure dans un site exceptionnel, en bordure du fleuve et en situation centrale, en même temps qu’à l’entrée de la vieille ville. On peut donc avoir, pour quelque temps encore, le plaisir d’y aller dîner dans un « coupé » – le mot vient du français –, une sorte de cabane ou compartiment en bois, comme en famille : groupe de convives isolé des autres et en même temps ouvert sur l’espace central, en lien avec l’extérieur. C’est très spécifique à la Géorgie, commente notre hôte d’un soir, qui entraîne les visiteurs dans l’un de ces restaurants, où « on mange du poulet et on sait que c’est un bon poulet, et pas un Bush chicken leg, qui donne beaucoup de cholestérol : c’est les poulets dont ils ne veulent pas, aussi ils les exportent ; ils sont dégoûtants, avec un goût très spécifique. »

26 À Gldani III, qu’une carte postale de l’époque soviétique intitule « quartier résidentiel » et que l’on qualifierait en France de « grands ensembles », la station de métro est en bout de ligne, et débouche en plein marché. « Avant, il y avait aussi de petits marchés de rue, mais on les a supprimés et les gens ont été mécontents », commente notre cicérone et habitante des lieux. Le quartier s’ordonne autour d’une grande artère qui part du métro. Installées, à même le sol, dans l’alignement des contre-allées, des personnes vendent des objets usagés, leurs propres effets ? Un peu plus loin, au pied des immeubles, un autre marché volant, avec en guise d’étals des carcasses de réfrigérateurs couchées en long. Et, abrité sous un grand hall, bien entretenu, un espace de petits commerces, les uns à côté des autres.

27 Plus ou moins à l’image des autres immeubles autour, le bâtiment du micro district 3 dans lequel nous pénétrons dégage une impression de propreté et de vétusté mêlées :

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une dizaine d’entrées par bloc et une quarantaine de familles. L’ascenseur marche avec des pièces, ce qui permet d’assurer un certain entretien. Pour les cages d’escalier et les paliers, l’entretien est collectif. Avant, il n’y avait pas de grilles aux fenêtres, ils ont été obligés d’en mettre pour se protéger des voleurs. Grâce au « travail du samedi » [de l’époque soviétique], l’espace intérieur entre les blocs est très vert…

29 Rapide regard alentour : c’est le règne des ajouts en autoconstruction, des grillages aux balcons et des cages d’escalier dégradées. Entre les blocs, des enclaves privatisées servent de garages ou de débarras, petits espaces encagés prélevés sur l’espace public. On croise aussi une échoppe qui fait boulangerie : dessinés sur la pancarte, la forme typique, allongée, du pain géorgien et un petit animal embroché à cuire dans le four du boulanger.

30 L’immeuble pont, qui passe au-dessus de la grande artère, comprend un complexe sportif, le DKD : dont un club de boxe en train d’être refait, un club de fitness et de foot, un club internet. La partie rénovée de la galerie, peinte en rose et bleu, tranche avec la grisaille de l’ensemble et les détritus qui remplissent les espaces anciennement occupés par des activités qui ont cessé d’être, ou se sont déplacées : une cordonnerie, une école de peinture, un marchand de bijoux… En graffiti sur le béton, le nom d’un groupe de rock : Rocker’s life. Avant, vers la fin des années quatre-vingt, il y avait aussi un supermarché et une poste. Au loin, on aperçoit le One dollar shop.

31 Des tuyaux passent au-dessus d’une petite baraque, c’est écrit en russe dessus et les dessins laissent penser que c’est un plombier. Ailleurs, tout un réseau de tuyaux qui courent à un, deux mètres du sol :

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C’est le gaz. Deux ans auparavant, il n’y avait plus de gaz. Les gens se sont organisés tous ensemble pour l’installer. Il y avait l’électricité, mais ça revenait très cher de se chauffer. Une personne est en charge de cette organisation pour chaque bâtiment. Très peu d’argent provient du gouvernement.

33 Un peu plus près du centre de Tbilissi, au milieu des krouchtchovas de Diromi, le bloc II 4. Des fils se baladent contre le mur, passent d’une fenêtre à l’autre, se promènent entre les étages. Ici aussi des extensions du bâti ont poussé en façade, comme souvent dans les grands ensembles des pays ex-soviétiques, mais peut-être de manière plus frappante qu’ailleurs. Des extensions d’envergure dont on peut prendre la mesure, accolées au bâti originel : environ neuf mètres de bâti ajouté pour un corps de bâtiment initial de treize mètres d’épaisseur, structure de ferraille plaquée contre la façade et remplie ensuite plus ou moins par chacun, selon les besoins et possibilités de la famille qui réclame de l’espace en s’élargissant. En contournant le bâtiment, on se rend compte que des lampes électriques sont allumées dans les pièces du rez-de-chaussée situées en retrait, sous les avancées du premier étage, alors que dehors il fait soleil. Entre deux troncs d’arbres, une petite table entourée de deux bancs quasiment accolés aux troncs. Et puis une odeur de lessive qui traverse l’air. En levant les yeux, on voit une femme étendre du linge dehors. Contre un autre mur, une échelle de fer sur toute la hauteur des quatre étages, avec les premiers barreaux cisaillés par la rouille. Quelqu’un viendra plus tard compléter le tableau : dans des blocs de krouchtchovas

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il y a eu récemment un effondrement et deux personnes sont mortes. C’est la partie ancienne du bâti qui a cédé. Il y a eu aussi beaucoup de problèmes dus aux extensions – mais personne n’est mort jusque-là, c’est quand même très dangereux – et aussi des problèmes dus au tremblement de terre.

35 De l’un des blocs, une jeune femme s’est approchée et parle anglais, rejointe par d’autres : Pour les infrastructures en ferraille montées en façade,

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tout le monde a donné de l’argent. Quelques-uns ont fait des adjonctions et d’autres n’avaient pas d’argent pour terminer. Quand on a des grands-parents et de jeunes enfants, pour vivre ensemble, on a besoin de plus de place. Ça a commencé il y a quinze, vingt ans, au moment de la perestroïka, de Gorbatchev, dans les années quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix, et en deux ans ça s’est arrêté… Pour quelques-uns d’entre nous les moyens ont changé, au moment où le rouble a été changé en lari. […] Pour les appartements, il y a eu un programme de privatisation. On a payé quelque chose, mais pas beaucoup, chez un notaire, et on a eu les papiers. Quelques-uns, mais ils ne sont pas nombreux, n’ont pas acheté. Ils n’en avaient pas besoin, ou pas d’argent. […] Maintenant, quand deux personnes ont un salaire dans une famille, c’est très bien. Mais pour la majorité, personne ne travaille. Depuis la Russie ou l’étranger, ils reçoivent l’aide de proches. Même cent dollars, c’est assez pour aider. Avec ça, vous ne pouvez pas acheter de gros meubles, mais ils peuvent manger.

37 Puis elle poursuit, comme pour confirmer qu’elle parle au nom de tous :

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Nous vous avons énuméré plusieurs de nos problèmes, mais pas tous… Du côté de l’architecture, nos bâtiments ne sont pas très bien entretenus. Il y a un temps où c’était repeint tous les cinq ans. Les gens n’ont pas d’argent pour se cotiser. Chaque cage d’escalier a en principe une personne qui collecte l’argent, mais maintenant ils nettoient eux-mêmes. […] Seules les mères et les personnes âgées ont un peu d’aide, et c’est très peu. Ici, les gens sont dans une position très difficile. Et vous ne pouvez pas dire que ça va aller mieux. Moi, je suis enseignante, et je lave les voitures, quand j’ai le temps de le faire.

La précarité au quotidien : réponses « informelles »

39 « Pays du Sud » comme le voudrait la catégorisation désormais politiquement correcte ?… La Géorgie est, en tout cas, un pays pauvre. Mais ce qualificatif sonne bizarrement lorsque, au Musée d’État, à Tbilissi, la jeune guide parfaitement francophone fait découvrir au visiteur étranger les joyaux de l’ère pré-chrétien. Un pays riche de par son histoire, comme par les influences grecques, romaines, perses, turques, mongoles et russes qui ont façonné sa culture. Pays pauvre pourtant, aujourd’hui, selon les standards des agences internationales. Les chiffres qu’elles produisent sont là, impitoyables, qui font que la Géorgie pourrait, à plus d’un titre, se rapprocher de ces pays qu’on appelle « du Sud »  [8]. Et le contraste est souvent saisissant entre l’héritage d’un passé récent, où la Géorgie fut l’un des pays les plus prospères de l’Union soviétique, et les difficultés que rencontrent les Géorgiens dans leur vie quotidienne d’aujourd’hui.

40 À en croire les données officielles, le « Géorgien moyen » dispose d’un revenu moyen correspondant à 778 $ par an  [9], soit un pouvoir d’achat comparable à celui des Boliviens ; chiffres qui classent ainsi la Géorgie après l’Ukraine voisine et les deux autres pays du Sud Caucase, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Lorsque l’on se fie à un indice plus complexe, celui du développement humain, qui tient compte à la fois du niveau de vie matérielle, de l’état de santé de la population et de son niveau d’éducation, la situation n’est guère plus brillante. Depuis l’indépendance de la Géorgie, cet indice a régressé davantage que dans d’autres pays de la CEI. Seul point positif que traduisent les chiffres – et auquel le passé soviétique n’est pas étranger – : un niveau d’éducation particulièrement élevé, y compris dans le supérieur : un Géorgien sur quatre possède un diplôme de l’enseignement supérieur. Raison de plus pour les Géorgiens d’insister sur leur proximité avec la « famille européenne ».

41 Dans le domaine de l’habitat, les chiffres présentent aussi des oppositions parlantes. Ainsi, dans la capitale, seul un logement sur cent a été construit après 1990, alors que trois sur quatre l’ont été dans les trois décennies qui ont précédé [State Department of Statistics, 2005, p. 26-27]. Et tandis que le confort ménager de ces logements, à Tbilissi, peut être rapproché, à bien des égards, du niveau de certaines capitales européennes, les habitants d’un logement sur trois disposent d’un piano, disent les statistiques [ibid., p. 29] ! Quelle capitale ouest-européenne peut rivaliser, sur ce plan, avec Tbilissi ? Capitale d’un pays qui a connu le faste, certes relatif, de l’époque soviétique, avec son opéra, son métro, ses centres de recherche et d’enseignement supérieur, ses lieux de villégiature pour les apparatchiks venus du nord, sa production cinématographique…

42 Pays appauvri – plus de la moitié de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini par les autorités nationales –, l’appel à l’aide internationale se comprend et se justifie, objectivement. Bien entendu, la pauvreté est étroitement liée au chômage  [10], mais elle n’épargne pas non plus ceux qui ont un emploi salarié [GEPLAC, 2005, p. 51]. Les personnes dites déplacées suite aux conflits armés – 10 % de la population – sont concernées, elles aussi, par les différentes manifestations de la pauvreté. Les retraités également vivent dans la précarité, et cela d’autant que le système de protection sociale hérité de l’ère soviétique, de fait, ne peut plus fonctionner et qu’un système qui serait compatible avec la nouvelle économie de marché tarde à se mettre en place. Par ailleurs, compte tenu du foisonnement d’activités non enregistrées et d’un salariat sous-déclaré, une large part des impôts et taxes échappe à l’État, d’où des difficultés qui s’ajoutent pour financer la politique sociale du pays [Baumann, 2006].

43 Alors que l’économie géorgienne s’est déjà largement ouverte au marché, les bienfaits du libéralisme tant vanté par les agences internationales se font attendre. Tandis que les populations adoptent des stratégies allant du repli sur l’autoconsommation des produits de la terre à l’auto-emploi, en passant par des combines de toutes sortes et autres fraudes en col blanc, autant de pratiques bien connues d’autres pays et populations à faible revenu [11]. Les petites exploitations agricoles présentent, elles, non seulement un refuge pour ceux qui ont dû quitter les kolkhozes, dissous le lendemain de l’indépendance, mais aussi une solution pour ceux qui travaillaient dans les complexes industriels démantelés à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique. Selon les statistiques officielles, l’auto-emploi, que ce soit dans le secteur agricole, le commerce, la petite production marchande ou la prestation de services, concerne près de sept Géorgiens sur dix  [12]. Et pour faire face aux besoins en numéraire, les transferts d’argent des nombreux émigrés complètent les revenus de ceux qui sont restés.

44 Mais ce sont, d’une manière générale, les pratiques dites informelles, ou à la marge de la légalité, qui caractérisent le quotidien des Géorgiens. Déjà présentes du temps de l’URSS, elles persistent aujourd’hui, prenant même de l’ampleur dans certains domaines, tels que la santé et l’éducation [Sapsford et Abbott, 2005]. Ainsi, s’est développé un marché privé « parallèle » dont bénéficient surtout ceux qui ont les moyens, alors que les populations démunies risquent de voir leur situation se dégrader… Et les inégalités de s’accentuer.

Normes et pratiques, persistances et « inventions »

45 Face à cette situation, les agences internationales, les bailleurs de fonds et les décideurs nationaux misent sur le « développement institutionnel » et l’émergence d’un entrepreneuriat « respectant » les règles du marché, la « bonne gouvernance » d’entreprise et ses obligations vis-à-vis de l’État. Les ONG étrangères et les associations locales occupent une place centrale dans ce dispositif  [13], et interviennent largement sur des registres qui relèvent de l’éthique : s’arrogeant implicitement un « droit de représentativité » en vue de « moraliser » le marché, et de propager des normes qui se veulent universelles et seules supposées compatibles avec une économie de marché. L’idée sous-jacente est que l’avancée de l’économie de marché réduira la pauvreté et fera reculer les pratiques informelles. Or, ce vœu est contredit par les observations mêmes que l’on peut faire dans la quasi totalité des pays de la CEI : la pauvreté continue à être omniprésente, et l’économie informelle avec.

46 Concernant ces pratiques informelles, on peut s’interroger sur les paramètres favorables à leur persistance dans un contexte de libéralisation du marché. En tout cas, pour la Géorgie, ces paramètres viennent rejoindre la spécificité des structures sociales et l’histoire qui les a façonnées : pratiques informelles qui se trouveraient fortement déterminées par la famille et le réseau personnel auquel se mesure essentiellement « la valeur » d’un individu [Turmanidze, 2000]. Ce réseau étant peu stable, la place que l’on y occupe n’est jamais acquise, d’où l’obligation implicite de constamment prouver que l’on est honorable et digne de confiance, notamment par la prodigalité et l’hospitalité, selon l’adage : « Si tu es pauvre et la maison vide, où est ta fierté ? » Indispensable pour asseoir sa réputation, le réseau fonctionne selon le principe de la réciprocité et facilite ainsi la prise de risques, pourvu qu’il soit suffisamment étendu. Ces éléments pourraient jouer en faveur des pratiques informelles – où les risques sont omniprésents – et jouaient y compris pendant le régime soviétique. Plus encore, ces pratiques se sont renforcées, en s’adaptant à l’État tout en s’y opposant, favorisant par là leur survivance au-delà de l’ère soviétique.

47 Dans le même ordre d’idées, cela permet de comprendre aussi pourquoi, par exemple, les Géorgiens trouvent quasi « normal » de payer pour certains services – dont ils ignorent même souvent qu’ils sont supposés être totalement gratuits –, de même que d’accepter qu’un agent de l’État prenne certaines libertés par rapport aux règles, autant de pratiques qui peuvent être considérées, vu de l’extérieur, comme des écarts flagrants à la « légalité universelle ». D’où le souci, exprimé essentiellement par les agences internationales, dont notamment l’USAID, de donner la parole à la « société civile géorgienne ». À cet égard, l’élite intellectuelle, composée d’une fraction non négligeable de diplômés occidentalisés, s’avère actuellement revêtir une importance déterminante, tant pour le positionnement de la Géorgie par rapport aux agences internationales, que pour l’émergence de cette « société civile », qui apparaîtrait aujourd’hui comme une nouvelle notion fédératrice pour l’ensemble du planisphère et de ses découpages en pointillés : Sud, Nord, Est, Ouest… Avec l’idée sous-jacente, pour les agences internationales, tout en donnant la parole à cette société civile, de s’allouer un droit de regard sur les relations entre la population et ceux qui sont censés la représenter dans les institutions de l’État, et de prétendre ainsi faire avancer la démocratie supposée accompagner l’économie de marché.

48 Dans l’agenda de ces agences, la promotion de la « société civile » semble d’ailleurs occuper, dans les pays post-communistes, un rang plus important qu’ailleurs, importance en partie liée au lourd héritage soviétique [Atlani Duault, 2005] et à l’histoire récente qui s’en est suivie : lenteur de la construction nationale, frontières souvent arbitraires, identités mal affirmées, sentiment d’insécurité, paupérisation des classes moyennes et des personnes âgées, personnalisation de la vie politique, etc. En Géorgie, selon un « observateur du Nord », il s’agirait seulement d’une « société civile en gestation », composée des associations, bénéficiaires ou non d’un appui extérieur, des partis politiques, des syndicats, et des groupes de pression de toutes sortes, un ensemble traversé de courants antagonistes [Wheatley, 2005]. Selon cet auteur, deux tendances majeures caractériseraient cette « société civile en gestation » – mais n’en serait-il pas ainsi de la société géorgienne dans son ensemble ? L’une fait référence à l’identité géorgienne et au positionnement du pays par rapport à son voisinage immédiat. Elle valorise l’église orthodoxe et déplore la vulnérabilité du pays par rapport à l’emprise de l’Islam. La dénonciation des influences étrangères, qu’elles émanent d’ONG étrangères ou de sectes, fait partie intégrante de son discours. L’autre tendance renvoie aux « valeurs européennes » qui seraient celles de la Géorgie, à commencer par la démocratie, que le pays aura expérimentée pendant quelques années au début du XXe siècle, et avec laquelle il s’agit de renouer le plus rapidement possible. Mais les ONG, souvent bien introduites dans les cercles du pouvoir, souffriraient d’un manque de représentativité et de légitimité « par le bas » [Muskhelishvili, 2007]. Il en serait de même des partis politiques, par ailleurs empreints de clientélisme, où la « culture de l’amitié » et la collusion entre centre-gauche centre et centre-droit prendraient souvent le dessus, au détriment de véritables projets [Wheatley, 2005].

49 Autrement dit, la promotion, par les agences internationales et autres bailleurs de fonds, d’une « société civile » – mue par des logiques supposées compatibles avec le marché, « société civile » composée d’individus atomisés ayant pris leurs distances par rapport à leur groupe d’origine et susceptibles de prendre la parole pour contrecarrer le discours de l’État – se heurterait à cette « culture de l’amitié » qui fait la fierté des Géorgiens. « Culture de l’amitié » qui passe par dessus les stratifications liées au statut social et qui donc, en même temps, interdit souvent les sanctions d’actes frauduleux. « Culture de l’amitié » qui porte aussi une certaine responsabilité dans des éruptions spontanées de « sociétés inciviles » du type mafia et groupes paramilitaires [ibid., 2005]. Vues sous cet angle, les interventions des bailleurs de fonds et autres organisations financées par l’étranger ont encore une belle vie devant elles…

Conclusion

50 À propos des rapports est-ouest, il y a cette « phrase très utile quand on apprend le chinois et que l’on traduit généralement par « qu’est-ce que c’est que ça ? » ou « qu’est-ce que c’est que cette chose ? », alors que, littéralement, elle signifie « qu’est-ce que c’est que cet est-ouest ? ». Une phrase du langage ordinaire, déroutante, avant de devenir familière. Comment la chose en elle-même, isolée, atomisée, saisie dans sa singularité, cette chose à laquelle nous sommes si habitués, [pourrait-elle] ainsi perdre toute substance pour devenir une relation bipolaire ? »  [14]. D’où la lignée de questions qui s’ensuivent : Qu’est-ce que c’est que ce tout qui prend forme de relation bipolaire ? Qu’est-ce que c’est que cet Est qui est aussi un Ouest ? Que ces versants qui s’inversent ? Cet Ouest dans l’Est, ce Sud dans le Nord et ce Nord dans le Sud ?

51 De la polarité Nord-Sud-Est-Ouest, largement en usage aujourd’hui et censée faire repère plutôt que question, on pourra dire, tout aussi bien, qu’elle nous renvoie à une représentation dichotomique du monde, perçu selon une série d’oppositions : entre pays pauvres et riches – plus ou moins marqués par les pratiques informelles, voire frauduleuses, la criminalisation, les disparités sociales… –, pays concepteurs et financeurs de « programmes » et pays qui en sont les destinataires, et donc pays d’où émanent les normes et pays déclarés en manque, pays tirant profit de la globalisation et ceux qui en sont exclus. Ces oppositions renvoyant aussi à d’autres caractéristiques, valeurs supposées ou images plus ténues, associant par exemple au Nord l’idée d’ordre et de structure, au Sud celle de quasi absence d’organisation. Sachant que ces valeurs et images qui sous-tendent implicitement le regard porté sur l’opposition Nord-Sud, y compris celles ayant permis de développer les propos tenus ici, sont largement déterminées, ou à tout moment susceptibles de l’être, par le modèle dominant – c’est-à-dire celui des pays riches –, on ne peut que continuer à s’interroger sur les façons dont fonctionnent ces notions, partitions, valeurs et réalités sous-jacentes qui prétendent décrire le monde dans lequel nous vivons.

52 Par ailleurs, et alors qu’une telle lecture bipolaire du monde continue à avoir cours, la dichotomie est à l’œuvre à l’intérieur même des pays du Nord, avec des poches de pauvreté grandissantes, qui entraînent une demande de redistribution et l’élaboration de « programmes de développement ». Parallèlement, les images associées au Sud semblent nourrir régulièrement le Nord de désirs et de fantasmes qui se traduisent dans différents domaines de pensées et d’actions, gravitant par exemple autour des mondes de l’art, de l’architecture, de la mode, du tourisme, etc. Dans le même temps, les pays dits du Sud tournent leur regard vers le Nord et ses productions, y compris celles revisitées par les images du Sud. Tandis que l’Est, dans la mesure où l’on peut dire qu’il tournerait son regard vers l’Ouest, un Ouest présumé lui-même porteur des valeurs du Nord, relève, à son tour, d’une nouvelle partition schématique d’un monde « labellisé », en ce qu’il participe de ce couple Est-Ouest qui vient se surimposer à l’autre, au couple Nord-Sud.

53 En tout cas, avec les anciens « pays de l’Est », dont la Géorgie, nous sommes pris – comme ailleurs, mais pas plus et pas moins qu’ailleurs, et malgré nous – dans ces modèles opposant allègrement pays du Nord, du Sud, de l’Est, de l’Ouest, comme autant d’euphémismes commodes, alimentant le discours sur les pays « en développement », « en transition », « industrialisés » ou « émergents »… Géorgie d’aujourd’hui, qui nous renverrait notamment à la question d’un « nouveau » statut de l’Est ? Ou des anciens « pays de l’Est » ? Statut qu’on pourrait dire étrange ? Mais alors tout autant que devrait l’être aussi celui de l’Ouest, son double attitré ; qui ensemble, donnent sens à l’existence d’un découpage Est-Ouest…

54 Géorgie qui semblerait adopter, comme sans doute d’autres pays de la CEI, d’autres références – préférences ? – dans le parler politique d’aujourd’hui, en faisant entendre son positionnement par rapport à une « idée de l’Europe » en voie d’élargissement – plutôt que de renvoyer au découpage Est-Ouest-Nord-Sud –, tout en insistant sur le partage de « valeurs communes » ; comme le fit, par exemple, dans un geste spectaculaire, l’actuel président Mikheil Saakashvili, lorsqu’il prêta serment : en faisant hisser à côté du drapeau géorgien celui de l’Europe, comme « manifestation de l’essence de l’histoire, de la civilisation et de la culture géorgiennes, manifestation aussi des perspectives d’avenir du pays »  [15]. Tandis que côté européen, la Géorgie est passée d’un statut « de note de bas de page » à celui de pays concerné à part entière par la politique européenne de voisinage, assortie de recommandations spécifiques  [16]. L’autre visée de l’équipe au pouvoir étant indubitablement de marquer sa distance avec son passé soviétique, jusqu’à l’annonce réitérée de vouloir quitter la CEI. Sinon que, en même temps, selon Salomé Zourabichvili, ancienne ministre des affaires étrangères [17], la Géorgie a aussi hérité un bon point de ce passé soviétique, qui permettrait, entre autres, de contrecarrer les « anciens de la nomenklatura » comme les « pseudo-démocrates » de tout poil : « L’habitude que l’on avait de lire à travers les lignes, de ne pas croire ce que la presse nous disait, ce que les hommes politiques vous disaient. C’est quelque chose qui est resté. » Habitude de lire entre les lignes qui gagnerait, parenthèses, à devenir une vertu plus partagée, propre à se transmuer en un petit « projet global » Nord-Sud-Est-Ouest.

Notes

  • [*]
    Économiste, IRD, UR « Travail et Mondialisation » – Eveline. Baumann@ird.fr.
  • [**]
    École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles (ENSAV), École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes (ENSAN) / LAUA (Langages Actions Urbaines Altérité) – evolpe@wanadoo.fr.
  • [1]
    Nous avons tenu compte ici, pour différencier l’ordre spatial de l’ordre métaphorique et politique, de la distinction suggérée à travers les exemples donnés par le Petit Robert : minuscule pour le premier, majuscule pour le second. À cette occasion, nous tenons aussi à remercier les deux lecteurs anonymes de ce texte pour l’ensemble de leurs remarques justes et constructives.
  • [2]
    Evelyne Volpe, Journal de voyage à Tbilissi, août 2004-septembre 2005, Versailles, VRD-ENSAV, à paraître en 2007.
  • [3]
    Au Cinéma du Réel 2006, à Beaubourg, les termes sont repris par l’un des protagonistes du film Les Enfants de la cité dortoir, de la banlieue de Moscou (réalisatrices : Korinna Krauss, Janna Ji Wonders, 2005).
  • [4]
    Réalisateur : Laurent Cantet, 2005.
  • [5]
    La revue Georgia Today ( « The Shabby Chic of Fashion Design », 16.9.2005) se tient par ailleurs, elle aussi, fin prête à rendre compte du dernier état de l’art du « shabby chic » et de ce qu’on portera dans le monde de l’avant-garde, la saison prochaine.
  • [6]
    Selon l’article « Es gibt viel zut un. Kommen Sie bald wieder, Mr. Bush » [http://www.erkanet.de/ georgien-news, consultation septembre 2006] : « … les États-Unis auraient versé 60 millions $ au bénéfice du président géorgien pour la visite du président Bush, dont une bonne partie aurait servi à rafraîchir le théâtre du grand spectacle médiatique ».
  • [7]
    Élisabeth Pasquier, Evelyne Volpe, avec la collaboration de Gérard Cladel, « Le logement collectif à Tbilissi », Lieux communs, les cahiers du LAUA, article à paraître.
  • [8]
    Voir Andreff [2003]. Les guillemets sont de nous.
  • [9]
    En parité de pouvoir d’achat : 2 588 $ (2003). Voir http://hdr.undp.org/reports/global/2005/.
  • [10]
    Officiellement compris entre 12 et 15 %. Mais la définition du chômage pose problème. Alors que l’agriculture emploie 55 % des actifs, les membres de toute famille disposant d’un hectare de terre sont considérés comme (auto-) employés par définition [Ministry of Economic Development, 2004].
  • [11]
    Voir le film de J. Bertucelli, Depuis qu’Otar est parti (2003).
  • [12]
    Record que la Géorgie se partage avec un pays comme la Bolivie [Schneider, 2002].
  • [13]
    On compte entre quatre et cinq mille associations enregistrées, mais seulement entre vingt et cinquante sont vraiment actives [Wheatley, 2005, p. 296 et suiv.]. Nous remercions Marina Muskhelishvili, Centre for Social Studies, Tbilissi, de nous avoir fait connaître cette référence précieuse.
  • [14]
    L’étonnement à propos de cette phrase est ici celui de F. Jullien [Lapierre, 2004, p. 253].
  • [15]
    C’est nous qui traduisons. Voir Muskhelishvili [2005, p. 56].
  • [16]
    Lynch [2006, p. 62] en s’appuyant sur Commission of the European Communities, Communication from the Commission to the Council and the European Parliament. Wider Europe – Neighbourhood. A New Framework for Relations with Our Eastern and Southern Neighbours, Brussels, 11.3.2003, 26 p. et Commission of the European Communities, Communication from the Commission to the Council, European Neighbouhood Policy. Recommandations for Armenia, Azerbaidjan, Georgia and for Egypt and Lebanon, Brussels, 2.3.2005, 7 p.
  • [17]
    Également ancienne haute fonctionnaire de l’État français, dans une interview aux Matins de France Culture, 11 mai 2005.
Français

La polarité Nord-Sud, en usage aujourd’hui et censée faire repère plutôt que question, nous renvoie à une lecture dichotomique du monde. Et l’Est, dans la mesure où l’on peut dire qu’il tournerait son regard vers l’Ouest, un Ouest présumé lui-même porteur des valeurs du Nord, n’échappe pas à cette partition schématique d’une représentation du monde « labellisée ». Tout en rappelant que les normes qui sous-tendent implicitement le regard porté sur l’opposition Nord-Sud sont largement déterminées par le modèle dominant, celui des pays riches, parallèlement, les images associées au Sud semblent nourrir régulièrement le Nord de désirs et de fantasmes, qui se traduisent entre autres dans l’art, l’architecture, etc. On peut s’interroger sur les façons dont fonctionnent ces notions, partitions, images, valeurs et réalités sous-jacentes, en partant de l’exemple de la Géorgie : pays désigné, historiquement parlant, à l’Est, avec une effervescence culturelle qui n’a pas forcément les moyens matériels de ses aspirations, et un niveau de vie qui a dramatiquement chuté depuis l’indépendance du pays.

Mots-clés

  • Géorgie
  • CEI
  • pauvreté
  • démocratie
  • ONG
  • normes
  • habitat
  • architecture
  • art

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Eveline Baumann [*]
  • [*]
    Économiste, IRD, UR « Travail et Mondialisation » – Eveline. Baumann@ird.fr.
Evelyne Volpe [**]
  • [**]
    École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles (ENSAV), École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes (ENSAN) / LAUA (Langages Actions Urbaines Altérité) – evolpe@wanadoo.fr.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0195
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