CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’heure de la démultiplication et de la diversification des supports pédagogiques, les classiques manuels scolaires ne sauraient être tombés en désuétude et relégués aux oubliettes du siècle dernier, quand la Société des Nations en 1925, l’Unesco en 1946 ou plus tard en 1981 incitaient à leur analyse comparée et à leur révision pour combattre la xénophobie, le racisme, les stéréotypes. En effet, le manuel n’est pas qu’un organisateur des connaissances à l’usage des enfants, même s’il s’agit là de sa fonction primordiale ; fondamentalement il construit et transmet, de manière explicite, une vision de l’organisation sociale qui le produit et plus généralement une vision du monde. Ainsi il n’est pas tant un reflet qu’une mise en ordre de la représentation de la réalité légitimée et par-là même, il diffuse des modèles de comportements sociaux, contribuant à l’élaboration des identités individuelles et collectives. C’est dans cette perspective que le manuel peut être examiné comme potentiel vecteur d’égalité et de compréhension ou au contraire de discrimination et de haine, entre les groupes sociaux, les cultures, les peuples… mais aussi entre les sexes, car on ne saurait aujourd’hui négliger, sous prétexte qu’elle fut longtemps « naturalisée », l’une des catégorisations sociales fondamentales, sinon la première, que le manuel est chargé de mettre en scène : la différence des sexes.

2 Alors que le principe d’égalité entre les sexes s’affiche comme principe universel, prôné dans la perspective de l’Éducation pour tous [Unesco, 2003] et comme instrument du développement, notamment par le biais du troisième objectif du Millénaire [1] de l’ONU, il est apparu utile de revisiter les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires. Au seuil du XXIe siècle, quelles images sont véhiculées des hommes, des femmes, des filles et des garçons et, au-delà des portraits individuels, quel système de genre, défini comme l’ « ensemble des rôles sociaux sexués et système de représentations définissant le masculin et le féminin » [Thébaud, 2005, p. 63], est prescrit ?

3 Pour tenter de répondre à cette question, un triple choix a été opéré : les manuels de l’école élémentaire de la discipline mathématique diffusés en Afrique francophone  [2].

4 Les manuels de l’école élémentaire sont en effet les premiers dont dispose l’élève dans le cadre de sa scolarisation obligatoire. La discipline mathématique a été privilégiée, parce qu’elle est le moins souvent étudiée, mais aussi en raison de sa neutralité et de son abstraction apparentes, alors qu’en fait son enseignement s’appuie sur des exemples tirés de la vie quotidienne [Boisseau et al., 2002]. Enfin nous avons choisi d’étudier des manuels francophones diffusés en Afrique en raison de l’environnement socio-économique. En effet, dans un contexte de pénurie, le manuel constitue bien souvent le seul matériel pédagogique disponible, ce qui accroît son importance sur le plan de la réussite scolaire et sa légitimité concernant les valeurs diffusées [Montagnes, 2001]. Le problème crucial de la sous-scolarisation des filles peut d’ailleurs être relié aux questions de disponibilité et de contenu des manuels : « [les résultats scolaires] sont également fonction de la façon dont les systèmes scolaires favorisent et perpétuent la discrimination à l’égard des filles » [Djangone et al., 2001, p. 1]. Ces constats, valables pour d’autres régions du monde, apparaissent particulièrement pertinents pour l’Afrique sub-saharienne.

5 Dans la continuité des travaux déjà menés en Afrique [Tempo, 1984 ; Koné, 1971 ; Ouedradogo, 1998 ; Kabré, 1999 ; Kom et al., 2000 ; Djangone et al., 2001], mais en prenant appui sur une méthodologie quantitative (cf. encadré Méthodologie) adossée aux notions de genre et de représentation sociale, qui permettent l’étude exhaustive et systématique de tous les personnages, selon des caractéristiques jugées révélatrices du système de genre, nous avons analysé les six livres de l’élève de la collection Mon livre de Mathématiques de Hatier International. Ces manuels publiés pour la première fois en 1984 et réédités en 1997 et 1998 sont diffusés dans une version panafricaine, principalement au Cameroun (cf. encadré Corpus). Signalons que cette étude méthodologique porte sur l’analyse du contenu des livres et non sur leurs conditions réelles d’utilisation, cette approche nécessitant d’autres données de terrain.

Méthodologie

La méthode utilisée a fait l’objet d’un manuel auquel nous renvoyons pour plus de détails [Brugeilles, Cromer, 2005]. Nous ne rappelons ici que les principes généraux.
Au-delà de la perception et de la mise en évidence des stéréotypes, sans procéder de manière aléatoire ou impressionniste, il s’agit de révéler – au sens photographique – les représentations liées aux deux catégories sociales du masculin et du féminin et à leurs relations asymétriques.
Les représentations sexuées sont incarnées par des personnages, le plus souvent des figures humaines dans les manuels de mathématiques. Au-delà d’un recensement des personnages selon des critères classiques du sexe et de l’âge, plusieurs caractéristiques ont été considérées comme déterminantes à recueillir pour saisir la représentation sociale sexuée du personnage, comme par exemple (nous ne citons ici que les caractéristiques exploitées dans le cadre de cet article) :
  • les modalités de désignation (prénom, nom, lien de parenté, statut) ou le choix de l’anonymat ;
  • les différents types, notamment : les personnages « ordinaires » qui illustrent des scènes de la vie courante ; les personnages « substituts » du maître ou de l’élève qui interagissent avec l’élève en l’interpellant et en le guidant dans ses apprentissages ;
  • l’assignation à des fonctions sociales, professionnelles, familiales ;
  • la mise en scène dans des activités ou des actions, dans des lieux ;
  • l’imposition d’attributs physiques (vêtements ou coiffure etc.) ou la mise en relation avec des objets – personnels, domestiques, professionnels ;
  • les interactions avec les autres personnages.
En combinant ces indices qui fabriquent le sexe social et confèrent à l’individu une position sociale, nous pouvons reconstituer et observer le système de genre produit par les manuels.
Il est important de souligner qu’en Afrique, les élèves et / ou les enseignants utilisent en général, faute d’offre concurrentielle en matière de manuels, la même collection tout au long de leur scolarité, ce qui donne sens à une étude globale des caractéristiques des personnages.

6 Nous montrerons d’abord que les manuels de mathématique laissent effectivement apparaître une représentation de la société humaine à travers une population conséquente de personnages en majorité dotés d’un sexe et d’une génération, ensuite que celle-ci est régie par une organisation sociale fortement inégalitaire entre les sexes.

Une population de personnages importante dans les manuels de mathématiques

7 Dans un premier temps, sont recensés tous les personnages de la collection, qu’ils se glissent dans les textes ou apparaissent dans les images. Le sexe et l’âge de certains individus des manuels peuvent être non déterminés ou indéterminables, que le concepteur-la conceptrice ait choisi délibérément de ne pas faire intervenir ces catégories ou que l’enquêteur-l’enquêtrice ne soit pas en mesure de trancher avec certitude. L’image, trop petite ou de médiocre qualité, peut être difficile à décrypter, à moins que les indices ne manquent pour attribuer, sans faire intervenir un stéréotype, un âge ou un sexe au personnage dessiné. Quant au texte, il peut recourir à des appellations neutres, comme « l’élève », ou à des phrases non significatives du point de vue de l’âge ou du sexe, telle que « Dominique se promène ». 3

Corpus

La collection est composée de 6 niveaux, soit les six niveaux de l’école élémentaire obligatoire : SIL (section d’initiation à la lecture)  [3], CP (cours préparatoire), CE1, CE2 (Cours élémentaire 1 et 2), CM, CM2 (Cours moyen 1 et 2). Cette collection constitue une version panafricaine diffusée dans divers pays d’Afrique sub-saharienne francophones, essentiellement au Cameroun. Les auteurs dont l’identité n’est pas indiquée dans les ouvrages sont, d’après les informations recueillies auprès de l’éditeur, camerounais et français.
Les six manuels sont organisés sur le même modèle : ils sont divisés en sections correspondant à des semaines de travail, puis chaque section est divisée en leçons. Une leçon se déroule sur une seule page et se compose de deux parties bien distinctes : la partie « cours », une situation d’observation présentée dans un encadré, est suivie d’une partie « exercices ». D’un niveau à l’autre, le nombre de pages (de 96 à 128 pages), le nombre de sections (de 24 à 35) ainsi que le nombre de leçons par section (4 ou 5) varient.

8 Au terme de ce dénombrement, la population d’indéterminés s’avère peu fréquente, autour de 12 % de la population globale, avec une indétermination d’âge plus courante (11,3 %) que l’indétermination de sexe qui reste rare, environ 1,2 % des personnages [4]. Ainsi, dans les livres comme dans la réalité, le sexe est une caractéristique sociale considérée comme importante, sinon comme fondamentale. De fait, quatre groupes émergent nettement de la population globale : les garçons, les filles, les femmes, les hommes. Leur nombre s’élève à 1 375 au fil des pages des six manuels, confirmant notre hypothèse que le nombre de personnages peut s’avérer important, y compris dans un manuel de mathématiques. Nous nous focalisons donc sur ces quatre sous-populations fondamentales.

9 Cette abondance d’individus conduit à examiner de manière plus fine leur « engendrement ». Il apparaît que la population d’une collection s’édifie sur deux pivots qui apparaissent comme les fondements du système de genre : le niveau scolaire et les lieux ou supports de son émergence, à savoir le texte ou l’image. En effet, l’ouvrage d’un niveau scolaire constitue une entité, élaboré par une équipe de concepteurs-conceptrices selon les notions mathématiques inscrites dans un programme officiel ; quant à chacun des deux supports, ils ont leur propre fonctionnement, ne serait-ce que par leur occupation spatiale, différente et évolutive dans chaque ouvrage. Le tableau 1 précise la répartition de la population selon ces deux axes majeurs, qui permettent de tenir compte de l’évolution de la collection et du fonctionnement texte / image.

10 Deux constats s’imposent. D’une part, pour l’ensemble des six niveaux, 1 014 personnages sont dénombrés dans les textes et 361 seulement dans les images, ces dernières étant moins « productrices » de personnages dans un ouvrage destiné à l’apprentissage, car en nombre restreint et de dimension réduite. D’autre part, les effectifs tendent à s’incrémenter avec les niveaux, sans que l’on observe une évolution linéaire et strictement parallèle ente les textes et les images, au cours du cursus scolaire. Que ce soit dans les textes ou dans les images, le nombre de personnages est réduit dans les deux premières classes où commence l’apprentissage tant des mathématiques que de la lecture ; leur présence culmine au CM2, le niveau ultime. Mais l’accroissement n’est pas régulier : le CE1 connaît un saut quantitatif, au contraire on enregistre un creux au CE2 dans les images et au CM1 dans les textes.

11 S’intéresser au nombre moyen de personnages par leçon permet de souligner les différences entre les deux populations, celle des images et celle des textes. Dans la première, le nombre moyen de personnages diminue au cours du cycle. Dans la seconde, la population moyenne augmente avant de connaître une évolution irrégulière.

12 L’absence de linéarité de l’évolution au fil du cursus et la spécificité des images et des textes appellent plusieurs types d’explication. Dans les premières classes, les images s’avèrent indispensables comme support à l’apprentissage pour des enfants qui ne savent pas ou peu lire. Elles ont une visée plus ludique et les personnages constituent un attrait pour l’élève. Leur intérêt décline ensuite. Le bond quantitatif du CP au CE1, quel que soit le support, peut être relié à l’avancée dans le cursus scolaire : l’apprentissage se diversifie et se complexifie, l’ouvrage comporte plus de leçons et plus de pages à la typographie plus resserrée. Cependant ces enfants sont encore jeunes, ce qui peut expliquer le recours massif aux personnages pour stimuler leur attention. Au CM1, la chute du nombre de personnages peut s’expliquer par les nombreuses notions de géométrie au programme (presque une leçon sur trois traite de géométrie) : les cours et les exercices proposés, consacrés à l’étude de figures, à leur reproduction et à leur mesure, se prêtent peu à l’introduction de personnages dans les énoncés. Au contraire au CM2 sont proposés de nombreux problèmes propices à la mise en scène d’individus. Enfin, il n’est pas possible de mesurer l’influence de la composition, notamment par sexe, des équipes de rédacteurs des manuels, celle-ci n’étant jamais précisée. Or, une étude antérieure  [5] a montré qu’elle était susceptible de modifier la sélection des personnages et les choix pédagogiques.

Tab. 1

Répartition des personnages dotés d’un âge et d’un sexe dans les textes et dans les images selon le niveau scolaire

Textes Images
Effectifs % Nombre
moyen de
personnages
par leçon
Effectifs % Nombre
moyen de
personnages
par leçon
SIL 30 2,9 0,9 37 10,2 1,2
CP 79 7,8 2,2 33 9,1 0,9
CE1 253 24,9 2,7 80 22,2 0,8
CE2 206 20,4 2,2 56 15,5 0,6
CM1 182 17,9 1,7 62 17,2 0,5
CM2 264 26,1 2,1 93 25,8 0,7
Total 1 014 100,0 361 100,0
figure im1

Répartition des personnages dotés d’un âge et d’un sexe dans les textes et dans les images selon le niveau scolaire



données et calculs propres aux auteures.

13 Il est temps de se demander comment ces deux leviers du niveau et du support manipulent et agencent les sous-populations, en fonction de leur âge et de leur sexe. Que devient la double bipolarisation : adultes/enfants, personnages de sexe masculin / personnages de sexe féminin ? Quelle importance est accordée aux femmes, aux hommes, aux filles et aux garçons ?

« Valence différentielle » des âges et des sexes

14 Les déséquilibres numériques entre les sous-populations d’hommes, de femmes, de garçons, de filles, d’une part, la place qui leur est affectée dans la leçon d’autre part, déterminent l’importance accordée à chacun. Dès lors, s’instaure une « valence différentielle » [Héritier, 2002] dont la ligne de partage est le sexe.

Le personnage masculin, personnage de prédilection des auteurs de manuel

15 La première marque de hiérarchie se décèle dans le portait-robot du personnage de prédilection aux yeux des concepteurs-conceptrices de manuel, celui élu comme vecteur de transmission légitime de connaissances mathématiques, mais aussi comme image du futur citoyen, jouant un rôle social. Dans les images, comme dans les textes, le personnage de prédilection est un garçon : 58 % des personnages des images et 39,5 % de ceux des textes sont des garçons. Le classement diffère ensuite selon le support.

16 L’illustration engendre massivement une population enfantine, ainsi les fillettes accèdent au second choix (27 %) ; les adultes, les hommes (9,7 %) et, a fortiori, les femmes (5,3 %) formant une population marginale (fig. 1). Les deux premières classes, qui rappelons-le proposent un nombre très restreint d’images de personnages, sont atypiques : le SIL frôle la parité grâce à des filles plus nombreuses que les garçons et à un équilibre femmes / hommes ; au CP, le féminin domine, avec 57,6 % de personnages féminins, et cela grâce à une présence exceptionnelle des femmes. En effet, afin de retenir l’intérêt de l’enfant pour cette nouvelle discipline, les personnages des manuels des petites classes sont campés dans un décor ou dans des activités qui font écho au quotidien de l’enfant, au sein de l’école mais aussi à l’extérieur, ce qui explique la présence de femmes. Mais une explication technique peut aussi être avancée : l’illustration est plus facilement contrôlable et rectifiable car plus visible, « elle saute aux yeux », et cela d’autant plus qu’elle est rare.

Fig. 1

Répartition des personnages par âge et sexe dans les images, selon le niveau scolaire

figure im2

Répartition des personnages par âge et sexe dans les images, selon le niveau scolaire



données et calculs propres aux auteures.

17 À partir du CE1, l’illustration renvoie au monde de l’école. Selon le niveau, entre 7 et 9 enfants sur 10 sont des « substituts » de l’élève. Miroirs de l’élève, ils interagissent avec lui, l’interpellent et le guident dans ses apprentissages. À leurs côtés, vont aussi apparaître des enfants écoliers ordinaires. L’illustration vise, en mettant en scène moult élèves, à familiariser l’enfant avec le monde scolaire et à le stimuler en tant qu’élève, jouant ainsi une fonction identificatoire. L’univers de l’école est masculin : les garçons représentent au minimum 56 % de la population et à côté des écoliers on trouve 18 maîtres et une seule maîtresse. De plus, la figure du maître est hyper sexuée : 16 maîtres sur 18 sont dotés d’un élément de coiffure, une barbe ou / et des moustaches, renforçant la masculinité. L’école, la détention du savoir, la transmission du savoir mathématique sont l’apanage du sexe masculin. Souhaite-t-on, même inconsciemment, solliciter plus directement les élèves de sexe masculin ? L’apprentissage des mathématiques est-il jugé plus utile, important et légitime pour ces derniers ?

18 Dans les textes, les adultes sont beaucoup plus présents (fig. 2). La population des hommes (33,4 %) concurrence celle des garçons alors que les filles sont deux fois moins nombreuses (17,0 %). Quant aux femmes, elles sont encore oubliées, constituant 10,1 % des personnages. Comme dans les images, le discrédit des personnages féminins va se construire au fil du cursus scolaire.

Fig. 2

Répartition des personnages par âge et sexe dans les textes selon le niveau scolaire

figure im3

Répartition des personnages par âge et sexe dans les textes selon le niveau scolaire



données et calculs propres aux auteures.

19 À l’instar des images, la parité entre les sexes est mieux respectée et les enfants dominent dans les petites classes. La situation la moins inégalitaire est observée en SIL avec une égalité numérique hommes / femmes et filles / garçons. La place des filles, aux premiers niveaux, fait-elle écho aux réalités de la scolarisation de filles, plus présentes dans les petites classes dans nombre de pays africains ? La place des femmes s’explique-t-elle par l’association entre jeunes enfants et prise en charge maternelle ? Ou leur place est-elle liée à la faiblesse des effectifs qui permet de contrôler un déséquilibre qui pourrait paraître trop choquant ?

20 Calculer un « rapport de masculinité » donne la mesure du rejet dont souffrent les personnages féminins dès le CE1. Dans le manuel de cette classe, on recense 1,8 fois plus de personnages masculins que de féminins. Ce rapport s’élève à 2,6 au CE2, à 4,2 au CM1 et à 3,7 au CM2. Du cours élémentaire au cours moyen, la place des hommes s’accroît au détriment de celle des garçons, mais surtout des filles, celle des femmes se maintenant à un niveau faible (autour de 10 %). Si l’on suscite l’intérêt des plus jeunes en leur proposant des personnages de leur âge, les plus grands sont invités à découvrir le monde adulte, celui des hommes plus exactement : les textes relaient ainsi une fonction de projection qui semble exclure les écolières.

Les garçons valorisés, les femmes sacrifiées

21 La seconde marque de hiérarchisation peut être saisie par la place conférée au personnage dans le dispositif pédagogique de la leçon : apparaît-il dans le « cours », systématiquement lu et étudié, et, dans la maquette de notre collection, situé en tête de page, ou surgit-il seulement dans un « exercice », qui n’est pas obligatoirement fait par l’élève ? On peut faire l’hypothèse qu’être dans le cours constitue une place d’honneur ou du moins une mise en valeur du personnage, alors que figurer dans la partie exercice de la leçon n’assure qu’une visibilité aléatoire. En tout état de cause, on constate des différences de traitement significatives selon le sexe et l’âge des personnages.

22 Les images égayent davantage le cours et de fait la majorité des personnages, 71 %, s’y trouve. Domaine des « substituts » du maître ou de l’élève, le cours accueille 75 % des enfants et 68,6 % des hommes. Notons le traitement de défaveur réservé aux très rares femmes représentées : elles sont reléguées dans les exercices (14 femmes sur 19).

23 Dans les textes, la majorité des personnages se rencontre en revanche dans les exercices (79 %). En effet, dans une leçon, la place dévolue au cours est plus restreinte et son libellé plus succinct, alors que les exercices sont plus nombreux. Ils regroupent les trois quarts des enfants et 80 % des hommes. Là encore, les rares femmes sont pratiquement interdites d’accès de la partie « cours » : 90,2 % prennent place dans les exercices, 9,8 % dans le cours. Leur visibilité est ainsi encore réduite.

24 De fait le livre de mathématique, en ne faisant pas une part égale aux représentations des filles et des garçons, des hommes et des femmes semble peu propice au développement de la motivation des filles pour l’étude des mathématiques : comment se sentir légitimées dans une place de moindre importance ?

Socialisation sexuellement différenciée des personnages

25 Bipolarisée selon le sexe et l’âge, en déséquilibre numérique, hiérarchisée, la population des manuels subit de surcroît le classique « processus durable de triage, par lequel les membres des deux classes sont soumis à une socialisation différentielle » [Goffman, 1977]. Dans les manuels, cette socialisation différentielle est actée par les informations délivrées sur l’identité et le rôle sexués des personnages, au travers des désignations dont ils sont pourvus, des attributs dont ils sont dotés, des activités auxquelles ils se livrent. Par le truchement de ces indices surgissent des portraits masculins et féminins, indissociables de l’âge.

Trompeuse neutralisation des enfants par le métier d’élève

26 À première vue, les populations de fillettes et de garçonnets sont fort semblables. La grande majorité, 92 % des garçons comme des filles, est nommée par son prénom et la grande affaire des unes comme des autres est l’école, mais un peu plus pour les garçons. L’illustration, nous l’avons vu, puise abondamment dans l’imagerie scolaire ; 71,9 % des garçons et 62,9 % des filles sont des « substituts de l’élève » qui interagissent avec le lecteur et la lectrice, sans compter que de surcroît d’autres enfants sont des personnages « ordinaires », qui sont simplement montrés accomplissant leur travail scolaire. Les textes ne sont pas en reste : 38,4 % des garçons et 32 % des filles y mènent une activité scolaire. La prégnance de l’activité scolaire se marque dans les attributs : des fournitures scolaires, avec des garçons légèrement mieux dotés que les filles (respectivement 10,2 % et 8,7 % dans les textes ; 8,5 % et 5,6 % dans les images). Nous sommes effectivement dans un corpus de matériel pédagogique, qui montre l’école et encourage l’activité scolaire.

27 En dehors du domaine scolaire, de légers écarts sexués apparaissent, conformes aux stéréotypes : les filles sont un peu plus du côté de la sphère domestique, les garçons davantage tournés vers l’extérieur et autorisés à jouer.

28 Ainsi, les filles sont un peu plus fréquemment désignées par un lien de parenté (11,6 % versus 7,2 %), notamment par le lien inscrivant l’enfant dans une fratrie. Si filles et garçons sont également occupés par les tâches domestiques (9,3 % versus 8,5 % garçons), la couture est le strict apanage des filles. Elles disposent d’attributs typiquement féminins qui cultivent leur apparence et leur rôle d’apparat : les bijoux et les rubans (17,4 % versus 0 dans les textes), les caractéristiques physiques (14,5 % versus 9,7 % dans les textes).

29 Les garçons, moins souvent désignés par un lien de parenté, sont malgré tout plus que les filles inscrits dans la lignée familiale par leur lien filial : on recense huit fils pour une fille. Ils nouent davantage de relations d’amitié (dix garçons pour une fille) qui ouvrent sur la sphère publique. Dans les activités domestiques, le bricolage leur est réservé et ils sont davantage impliqués dans les achats (9,5 % versus 6,4 %), activité, notons-le, qui entraîne l’enfant hors de la maison. Certains attributs apparaissent comme plus masculins, dans les textes et dans les images : les jeux, les jouets, les matériels de loisir et l’argent.

Des rôles sexués figés pour les adultes

30 La similitude des portraits n’est plus de mise chez les adultes. Si l’école gomme la différence des sexes chez les enfants, les adultes évoluent dans deux sphères bien distinctes et la différenciation est d’autant plus forte que les femmes sont rares et dépréciées. De plus, des domaines d’exclusion apparaissent. Tout désigne les femmes à être rattachées à la sphère domestique, tandis que les hommes, qui ne sont pas exclus de la sphère privée, occupent massivement la sphère publique, qu’ils contribuent par là même à définir.

31 La figure des femmes est monolithique. Presque 60 % des femmes du corpus sont signalées par leur appartenance familiale, 23 % par leur patronyme et 10,8 % seulement par un statut professionnel, pour l’essentiel des marchandes, deux institutrices, une secrétaire. D’ailleurs elles disposent de peu d’outils professionnels. L’illustration permet de donner une représentation un peu différente : si une seule femme est une maîtresse d’école (au cours des six ouvrages ! ), 7 des 18 femmes illustrées exercent une activité professionnelle. Toutes sont vendeuses de produits alimentaires, ce qui ne tranche pas, nolens, volens, de leur activité privée.

32 En effet, en dehors des quelques femmes actives dans la sphère publique, les femmes sont ménagères ou clientes : le monde féminin est massivement domestique. Dans les textes, plus de la moitié des femmes effectuent des achats : elles ont en charge les achats de la maison, en matière d’alimentation (pour la moitié d’entre d’elles) et d’habillement (pour un tiers). 15 % s’adonnent à des activités ménagères, notamment la cuisine (les deux tiers). Une fonction se détache ainsi très clairement, la fonction nourricière. Elle est corroborée par leurs attributs : 44 % d’entre elles sont associées à de la nourriture dans les textes, 14 femmes sur 18 dans les images. L’argent, que possèdent 12,5%, apparaît alors comme un attribut « logique » pour une catégorie dont la grande occupation est de faire des achats. Enfin, comme pour les petites filles, on insiste sur leur apparence physique : 22,5 % sont dotées de foulards, vêtements, coiffes…

Fig. 3

Répartition dans les textes des principales activités des hommes et des femmes

figure im4

Répartition dans les textes des principales activités des hommes et des femmes


données et calculs propres aux auteures.

33 Si quelques-unes possèdent des biens importants, elles sont totalement exclues de la possession de certains biens tels que les moyens de transport ou le matériel de bricolage ; aucune femme ne pratique un loisir (fig. 3 et 4).

34 La figure de la mère prime comme la norme féminine. Dès lors, on peut se demander si les « non-mères » contribuent à offrir d’autres modèles féminins. La réponse est mitigée, car leurs portraits sont bien proches, les non-mères ayant des caractéristiques féminines « atténuées », mais non différentes. En fait les non-mères sont un peu moins caractérisées par la fonction nourricière, fonction par excellence maternelle et les mères sont moins concernées par l’activité professionnelle : presque 6 mères sur 10 sont gratifiées de nourriture versus 3 sur 10 pour les autres femmes ; une seule mère a une activité professionnelle, près d’une femme non mère sur 5 en exerce une. Les achats et les activités domestiques sont légèrement plus fréquents pour les mères (respectivement presque 6 mères sur 10 versus 5 pour 10 pour les autres femmes ; 1,6 mères sur 10 versus 1,2 sur 10).

Fig. 4

Répartition dans les textes des principaux attributs des hommes et des femmes

figure im5

Répartition dans les textes des principaux attributs des hommes et des femmes


données et calculs propres aux auteures.

35 À l’opposé, les manuels proposent une palette de modèles masculins. Si les hommes ne sont pas exclus de la sphère domestique – 11,9 % sont désignés par leur lien familial – plus d’un sur deux est défini par son statut professionnel et est occupé à une activité professionnelle, dont la gamme est fort diversifiée. Dans les images, plus de la moitié des hommes sont des « substituts » du maître et un tiers est représenté dans une autre activité professionnelle. D’une manière générale, les hommes ne sont exclus d’aucune activité, ni d’aucun type d’attribut.

36 Concernant l’activité professionnelle, le commerce (39,8 % des hommes définis par un statut) et l’artisanat (13,8 %) arrivent en tête. Deux fonctions liées à l’école sont bien représentées, le maître et le directeur d’école (10,5 %). L’agriculture occupe 7,7 % des hommes, 6,6 % sont ouvriers et 3,8 % employés. En dehors des professions de l’école, 3,8 % des hommes ont une profession intellectuelle ou artistique.

37 À l’intersection de la sphère publique et de la vie privée, les hommes ont des activités de loisir (4 %) et de sociabilité (7 %). Ils sont désignés par des statuts d’automobiliste ou de sportif.

38 Mais les hommes occupent aussi la sphère domestique. Ils ne sont pas exonérés des tâches ménagères, 8,3 % effectuant des achats et 5,9 % des activités domestiques. Cependant, leur participation est bien spécifique : ils s’occupent, pour la moitié d’entre eux d’achats exceptionnels engageant une somme d’argent importante (électro-ménager, moyen de transport, etc.) ; ils vaquent au jardinage ou au bricolage, activités visibles, valorisantes et en principe non quotidiennes. Seuls deux hommes se livrent à des activités « ménagères quotidiennes ». Ils sont aussi souvent associés à de la nourriture (17 %), attribut qui les inscrit soit dans la sphère domestique lorsqu’il s’agit de faire des achats, soit dans la sphère publique lorsqu’il est mentionné dans l’exercice d’une profession. Sinon, ils possèdent les attributs qui témoignent plutôt de leur autonomie et de leur pouvoir symbolique. Dans les textes, ils sont propriétaires de concessions, de champs, etc. (14,5 %), de matériel professionnel (10,9 %), de matériel de bureau (7,7 %). Ils possèdent de l’argent (5,9 %), des moyens de transport (5,3 %), du matériel de bricolage (4,1 %).

39 Comme pour les femmes, intéressons-nous aux écarts entre les portraits des pères et des non-pères. Les pères présentent une facette de l’identité masculine un peu différente. Plus tournés vers la sphère privée, ils font des achats (25,7 % versus 6,2 %) et ont des activités de sociabilité (17,4 % versus 6 %). Ils sont beaucoup moins souvent en situation professionnelle (17 % versus 61,8 %), mais leurs attributs sont semblables à ceux des autres hommes et ils participent moins aux activités domestiques (3 % versus 6,2 %).

Le « commerce » entre les sexes et les âges

40 Le système de genre serait incomplet s’il ne prescrivait pas le « commerce » acceptable entre les sexes et les âges. Effectivement, malgré des textes embryonnaires, on peut dresser une carte des relations entre les sous-populations. Trois questions se posent : les personnages sont-ils seuls ou en relation ? Avec qui les personnages sont-ils mis en relation ? Quelle est la nature de ces relations ?

Deux mondes de relations selon les images et les textes

41 Dans les images, nombre de personnages assument le rôle solitaire de « substitut ». Aussi l’isolement prime-t-il, notamment pour les personnages masculins : 68,2 % des personnages apparaissent seuls ; cette proportion s’élève à plus de 70 % pour les hommes et pour les garçons, alors qu’elle est de 62,9 % pour les filles. Les femmes constituent une catégorie à part : la majorité d’entre elles sont en relation (57,9 %). Ce moindre isolement des femmes, lié à leur quasi-exclusion du rôle de « substitut », est aussi à relier à leur fonction de marchandes ; peu nombreuses, elles sont souvent mises en scène en présence de clientes.

42 Dans les textes, au contraire, la moitié des personnages sont en relation (51,6 %) et l’âge apparaît alors comme une caractéristique plus déterminante. Le poids de l’univers scolaire dans les manuels conduit à une mise en relation importante chez les enfants : 58,1 % des garçons et 64,5 % des filles sont mis en relation. À l’inverse, la majorité des adultes sont seuls – 61,6 % des hommes, 52 % des femmes. Ce dernier constat mérite d’être fortement nuancé : en effet, la solitude des femmes est nettement surestimée par l’exclusion de l’analyse des personnages neutres tels que les enfants, l’élève… Si on les considère, l’écart se creuse, la proportion de femmes seules chutant de 10 points, celle des hommes de 6 points. Enfants ou adultes, les personnages féminins sont donc toujours nettement moins isolés que les masculins. Comment interpréter cette différence ? L’analyse détaillée des relations apporte un éclairage.

Des hommes autonomes, des femmes sous contrôle

43 Les relations formées par les personnages, 214 dans les textes et 50 dans les images, dessinent un monde de ségrégation, selon l’âge et le sexe, où l’attrait pour son semblable est manifeste. Parmi ces relations, les duos dominent (70 % dans les textes ; 32 relations dans les images), suivis des triades (21 % dans les textes ; 15 dans les images).

44 L’image est le domaine de la représentation du monde scolaire, nous l’avons vu, ainsi n’a-t-il rien de surprenant à la présence massive des enfants dans les relations ; seules trois d’entre elles font apparaître uniquement des adultes (tab. 2). La relation la plus fréquente met en scène un ou des garçon (s) en compagnie d’une ou de plusieurs filles. Cependant, il apparaît d’une part que les relations non mixtes sont majoritaires (27 sur 50), d’autre part que les associations rassemblent souvent des semblables, les plus fréquentes présentant uniquement des garçons.

45 Dans les textes, la situation est plus complexe et la « ségrégation » est plus marquée. Une première césure a lieu avec l’âge : 71,9 % des relations sont formées de personnages du même âge (tab. 2). Une seconde se fonde sur le sexe : 53,7 % des relations sont composées de personnages du même sexe. L’attraction pour son semblable est évidente : 38,3 % des relations mettent en présence des homologues. Compte tenu des différences d’effectifs qui amoindrissent les possibilités de relations pour les personnages féminins, les relations entre garçons (16,8 %) et entre hommes (14 %) sont plus fréquentes que celles entre homologues féminins.

46 Si la mixité est minoritaire, elle est très variable selon les protagonistes. L’univers des hommes est homosexué ; à l’opposé celui des filles est fortement marqué par la cohabitation entre les sexes.

47 Ainsi, d’une part les hommes sont plus souvent seuls, d’autre part les deux tiers des relations qu’ils entretiennent ne sont pas mixtes. Ils sont principalement en relation avec leurs pairs ou avec des garçons. La mixité est plus fréquente chez ces derniers du fait de l’influence de l’école qui constitue le groupe de pairs au-delà du sexe. La relation garçon (s)-fille (s) est d’ailleurs la plus souvent montrée (25,7 %). Cependant, presque la moitié des relations auxquelles les garçons participent sont homosexuées, confirmant l’hypothèse d’autonomie de la gent masculine et l’existence d’une société masculine.

48 En revanche, il n’existe pas de société féminine. Les femmes et les filles sont en relation privilégiée avec les personnages de l’autre sexe : les trois quarts des femmes prennent place dans une relation mixte ; cette proportion s’élève à 80 % pour les filles. Pour les femmes comme pour les filles, la relation préférée est avec un « pair d’âge », homme ou garçon. Les relations femme (s)-fille (s) sont rares contrairement à celles qui relient les hommes et les garçons. La seule transmission adulte (s)-enfant (s) légitimée est donc celle des hommes envers les garçons.

49 Les personnages féminins sont donc d’une part plus souvent en relation et d’autre part inclus principalement dans des relations mixtes. Les personnages masculins, plus nombreux que les féminins, offrent certes des potentialités de partenariat plus importantes, mais si cela explique la rareté des relations faisant intervenir des personnages féminins, cela n’explique pas une telle préférence pour la mixité. Dès lors, la présence féminine semble être assujettie à celle d’un personnage masculin ; sont-elles placées à côté des personnages masculins dans une posture d’accompagnante ? de faire-valoir ? Comme la fonction primordiale des femmes est la fonction nourricière, s’agit-il de montrer leur disponibilité à l’autre sexe ? S’agit-il d’indiquer la nécessité d’un contrôle social sur les personnages féminins ?

Tab. 2

Répartition des relations, des comparaisons, selon leur composition dans les textes et dans les images

ENSEMBLE DES RELATIONS COMPARAISONS
Textes Images Textes
Composition de la relation Effectifs % Effectifs % Effectifs %
Relations non mixtes
Homme (s)-homme (s) 30 14,0 0 0,0 4 4,6
Garçon (s)-garçon (s) 36 16,8 11 22,0 26 29,9
Femme (s)-femme (s) 5 2,4 3 6,0 0 0,0
Fille (s)-fille (s) 11 5,1 6 12,0 8 9,2
Homme (s)-garçon (s) 27 12,6 7 14,0 6 6,9
Femme (s)-fille (s) 6 2,8 0 0,0 2 2,2
Total relations non mixtes 115 53,7 27 54,0 46 52,9
Relations mixtes
Garçon (s)-fille (s) 55 25,7 18 36,0 34 39,1
Homme (s)-femme (s) 17 7,9 0 0,0 3 3,4
Femme (s)-garçon (s) 8 3,6 2 4,0 0 0,0
Homme (s)-fille (s) 5 2,4 0 0,0 0 0,0
Homme (s)-garçon (s)-fille (s) 7 3,3 1 2,0 1 1,1
Femme (s)-garçon (s)-fille (s) 1 0,5 0 0,0 0 0,0
Homme (s)-femme (s)-garçon (s) 5 2,4 0 0,0 3 3,4
Homme (s)-femme (s)-fille (s) 1 0,5 2 4,0 0 0,0
Total relations mixtes 99 46,3 23 46,0 41 47,1
Total 214 100 50 100 87 100
figure im6

Répartition des relations, des comparaisons, selon leur composition dans les textes et dans les images



données et calculs propres aux auteurs.

Des filles dévalorisées par les comparaisons

50 Dans les textes, il est possible de s’intéresser à la nature des relations, peu identifiable dans les images. Les exercices de mathématiques sont propices à un type de relation particulier, la comparaison : on en dénombre 87 (tab. 2). Les enfants sont beaucoup plus souvent impliqués. Ils participent à 80 comparaisons, les adultes à 16 seulement.

51 À l’instar de ce que l’on observe pour l’ensemble des relations, la non mixité prévaut pour une faible majorité (46 versus 41). Compte tenu de la sur-représentation masculine et enfantine, il s’agit pour plus de la moitié de comparaisons entre garçons ; les comparaisons entre filles étant trois fois moins fréquentes. Cependant, les comparaisons les plus fréquentes impliquent des garçons et des filles (34).

52 De légères différences relatives à l’enjeu de la comparaison sont observables selon le sexe des protagonistes : celles fondées sur la possession d’objets prévalent chez les garçons (la moitié des cas), viennent ensuite les caractéristiques physiques puis les résultats scolaires, l’argent possédé et enfin les performances sportives. Chez les filles, ce sont celles basées sur les caractéristiques physiques qui arrivent en tête (un tiers) avant les possessions d’objets et d’argent. Elles ne sont jamais comparées entre elles sur leurs résultats scolaires ou sportifs. En revanche lorsqu’il s’agit de comparer garçon (s) et fille (s), les résultats scolaires arrivent juste après les caractéristiques physiques.

53 Toute comparaison implique une possibilité de classement. Dans la majorité des comparaisons les filles sont dévalorisées : seules 6 comparaisons sur 34 montrent une fille en situation gratifiante, 19 montrant une fille en situation dévalorisante ; un garçon est gratifié dans 25 cas, dans 11 cas seulement on rencontre un « perdant ». Les filles assument bien une fonction de faire valoir pour les garçons, position qui semble peu favorable au développement de l’estime de soi nécessaire à l’accomplissement d’une scolarité satisfaisante.

Conclusion

54 En feuilletant les manuels scolaires, on a au premier abord l’impression qu’ils sont un miroir pour le public auquel ils sont destinés : des écoliers et des écolières. C’est ici que se révèle l’intérêt de l’étude d’une collection in extenso et d’une analyse comparative des textes et de l’illustration : la mise en évidence d’un système de genre. Celui-ci consiste à donner une place à chaque catégorie de population marquée d’une génération et d’un sexe ; il se construit de manière dynamique, en s’appuyant sur l’avancée en âge de l’élève et sur le fonctionnement du manuel. Dans notre collection tout particulièrement, la représentation de la population est comme troublée par la dichotomie entre l’illustration et le texte, qui souligne davantage encore que les manuels ne sauraient en aucun cas être considérés comme le reflet de la réalité.

55 À l’élève relativement neutre, le plus souvent enserré dans des relations mixtes grâce à l’école, que les images mettent volontiers en exergue, se surimpose, dans le texte, l’adulte masculin, autonome, détenteur du savoir scientifique et du pouvoir, « occupant » majeur des deux sphères délimitées, privée et publique. De fait, dans les manuels, la catégorie des hommes constitue un univers masculin caractérisé par des relations homosexuées notables et des rôles spécifiques liés à leur sexe, tout en dominant toute la société humaine livresque, par leur supériorité numérique, leurs identités diversifiées, leurs relations hétérosexuées avec les femmes et les filles. En revanche, il n’existe pas d’univers féminin : les femmes sont une catégorie marginale, elles apparaissent rarement en l’absence de personnages masculins et ne jouent pas un rôle de transmission envers leur propre sexe. Elles reçoivent l’assignation étroite de nourricière.

56 Ainsi, alors qu’on s’efforce consciemment de bâtir des apprentissages censés conduire à l’autonomie et à la citoyenneté, on diffuse de manière inconsciente, par le biais des représentations, des messages sur les positions des hommes et des femmes particulièrement inégalitaires, bien éloignés de l’idéal d’ « égalité entre les sexes » prôné dans les objectifs du Millénaire de l’ONU ou dans l’Éducation pour tous de l’Unesco. On ne peut alors éluder la question de savoir si la contradiction entre les faits et les principes ne met pas en cause la qualité de l’enseignement…

Notes

  • [*]
    Démographe, Université Paris X-CERPOS,
  • [**]
    Sociologue, Université de Lille 2.
  • [1]
    Cf. site http://www.un.org/french/millenniumgoals/index.html
  • [2]
    Nous remercions Thérèse Locoh qui nous a suggéré et encouragé à nous intéresser aux manuels scolaires diffusés en Afrique. À la suite de la présentation de résultats partiels de cette recherche à la Quatrième Conférence Africaine de la Population « Population et Pauvreté en Afrique. Relever les défis du 21e siècle » (Tunis 8-12 décembre 2003), un réseau de recherche international sur les représentations sexuées dans les manuels scolaires s’est constitué. Le réseau est soutenu par le Centre Population et Développement (CEPED), l’Institut National d’Études Démographiques (INED), L’Union pour l’Étude de la Population Africaine (UEPA), l’UNESCO. Il a également bénéficié du soutien de Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) et de l’Unité de Recherche Démographique de Lomé. Cinq équipes africaines analysent actuellement des corpus de manuels utilisés dans leur pays (Cameroun, Côte d’Ivoire, Togo, Tunisie, Sénégal).
  • [3]
    La classe SIL ne concerne pas tous les pays d’Afrique francophone : certains disposent d’une SIL ou d’une CI, d’autres disposent de deux CP, CP1 et CP2.
  • [4]
    Quelques personnages sont indéterminés de sexe et d’âge.
  • [5]
    Nous avons effectivement démontré concernant un corpus d’albums illustrés que le sexe de l’équipe de création a une influence sur le choix des personnages, que ce soit en termes de sexe ou d’âge.
Français

Les manuels scolaires, même ceux de mathématiques en apparence si abstraits, ne sont pas neutres : comme tout vecteur de socialisation, ils diffusent des normes sociales, notamment sexuées. Pour le vérifier, les six manuels d’une collection panafricaine utilisés pour l’enseignement primaire en Afrique francophone ont été étudiés. Tous les personnages ont été passés au crible grâce à une méthode quantitative adossée aux notions de genre et de représentation. Même dans des textes succincts ou des images simplifiées se construit, subtilement, grâce à différents indices qui dessinent des identités et des rôles sexués, le système de genre acceptable, sinon prescrit, d’une société. Celui-ci se révèle bien éloigné de l’idéal d’ « égalité entre les sexes », prôné dans les objectifs du Millénaire de l’ONU ou dans l’Éducation pour tous de l’Unesco.

Mots-clés

  • masculin
  • féminin
  • système de genre
  • rapports sociaux de sexe
  • représentations sociales
  • manuels scolaires
  • éducation
  • socialisation
  • égalité entre les sexes
  • Afrique francophone.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.039.0147
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