CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Notre droit à l’existence en tant qu’ethnie et culture, autochtones de surcroît, s’inscrit dans le registre des droits naturels, celui des droits de l’Homme. C’est donc à la conscience universelle que nous devrions en appeler et, partant, aux instances internationales »  [2].
(Mohamed Chafik  [3])

1 À l’instar de cette prometteuse requête, comment peuvent s’inscrire ensemble, dans une même proposition, des préoccupations d’ordre local et global, ethnique et transnational ? En effet, ces deux idées en apparence contradictoires, s’avèrent dans les faits intimement liées.

2 L’ethnicité semble émerger dans un contexte urbain (ou en contact avec), enclin au « métissage » des groupes, des genres, à l’émigration nationale ou internationale. Un contexte qui réunit ainsi dans son essence les conditions de la globalisation. Il y a en fait toujours eu des migrations, des rencontres, des croisements, des affrontements, de la globalisation donc, à une certaine échelle. Bien qu’aujourd’hui la globalisation se déploie à l’échelle internationale ou mondiale, cette idée de « global », entendue comme redéfinition de soi par rapport à l’ « autre », a été de tout temps présente. Ainsi l’ethnicité ne constitue pas une résistance au phénomène de globalisation, comme on peut l’entendre couramment, dans la mesure où c’est la globalisation même qui apporte les conditions propices à la définition ethnique ou identitaire ; autrement dit, c’est la redéfinition de soi dans des canaux plus globaux, dans des références autres, dans des problématiques internationales qui donne sens à une revendication identitaire. Qu’il s’agisse d’un positionnement face à un discours national uniciste, centralisateur (une opposition, dans le mouvement particulariste qui nous intéresse ici), ou la crainte d’une homogénéisation qu’engendrerait la globalisation actuelle, l’identité cherche à définir sa place entre ces référents.

3 Ce n’est en effet pas en soi et pour soi que l’on se définit mais dans un cadre plus vaste, qui seul donne sens à cette tentative de définition. La production des identités collectives et des autochtonies est aujourd’hui de plus en plus interrogée par l’anthropologie, nous laissant entrevoir les formes « locales » prises par la réinterprétation du « global ». C’est donc dorénavant dans le contexte encore plus large d’une « société planétaire » comme le nomme Marc Augé [Bessis, 2004, p. 111] qu’apprennent à se redéfinir les groupes et les « identités ». L’ethnicité émerge ainsi dans un contexte de globalisation mais n’en constitue pas un phénomène de résistance ; en effet, ce sont deux phénomènes qui vont de pair [Amselle, 1985] : « les particularismes locaux s’inscrivent toujours dans le cadre d’un système plus vaste qui leur donne un sens » [Amselle, 2001, p. 50]. C’est alors un nouveau rapport à la culture et à la tradition qui apparaît : « le nouveau rapport à la culture engagé au travers de l’instrumentalisation des « traditions » censées provenir du passé est en effet un rapport spécifiquement moderne. Il prend sa place dans un univers où les traditions ont cessé d’être envisagées comme la norme suprême, la source de toute légitimité, le fondement de l’ordre social et politique » [Babadzan, 2004, p. 321].

4 La revendication de l’actuelle identité berbère est ainsi liée au phénomène récent d’industrialisation, d’exode rural, d’urbanisation extrême. Le Maroc n’échappe pas à ces bouleversements sociaux : il voit l’émergence d’une génération sans précédent, au sein de laquelle l’individu se détache progressivement du groupe, d’une urbanisation galopante, d’une communication grandissante et de l’instruction qui se généralise [Bennani-Chraïbi, 1994].

Vers une nouvelle ethnographie

5 Se pencher, comme je tente de le faire, sur un débat d’idées et sa constitution au niveau national, régional voire international semble constituer un nouveau tournant dans l’anthropologie : démêler les fils, faire les liens, retracer l’émergence, l’évolution ou encore situer socialement et personnellement les acteurs. Il s’agit donc d’une nouvelle démarche sur un « terrain » qui change de visage et passe par des observations ethnographiques qui s’avèrent bien souvent des discussions, des lectures, des conférences, des réunions, des manifestations, bref quelque chose de l’ordre du discours, de l’idéologie et donc de la fluctuation ; et n’oublions pas que le discours tend à faire naître son objet, le substituer à l’arbitraire de la réalité pour lui donner vie [Bourdieu, 1982]. Le discours s’inscrit dans une pluralité de conditions qui lui donnent sens et instituent un ordre, une réalité  [4].

6 Ce n’est plus alors uniquement en terme d’ « analyse » qu’il s’agit de redéfinir les contours de l’ethnicité mais bien dans la pratique ethnographique même. Celle-ci se définissait, à ses débuts, et étrangement encore aujourd’hui, par l’intrusion du chercheur dans une communauté, un territoire, une langue, un terrain illusoirement unique. C’est aujourd’hui résolument vers une ethnographie « multi-sites » [Marcus, 1998, p. 79-104] qu’il s’agit de se tourner. Les acteurs étudiés tendent à se définir et se situer dans des paradigmes plus larges, des références internationales, « globales » qui prétendent à l’universel. Cette redéfinition les inscrit dans des mouvements politiques, sociaux, économiques qui dépassent le cadre strictement « local ».

7 « Ce genre d’ethnographie de la raison, de l’abstraction et des pratiques discursives constitue un des aspects essentiels des projets contemporains impliquant le droit, les médias, les corporations, les arts et même la politique. Parce que chaque sujet peut se retrouver impliqué dans diverses disciplines ou professions, l’ethnographie absorbe une certaine interdisciplinarité en tant qu’objet d’étude partiel. Et, comme mentionné, cela tend à reconfigurer de manière radicale les frontières des pratiques de la connaissance à l’intérieur et à l’extérieur du domaine d’investigation ethnographique, ainsi que l’audience ethnographique et ceux qui sont concernés par l’émergence de lieux de recherche. » [Marcus, 2002]

8 Dans cette optique, l’étude que je mène sur le mouvement berbère marocain tente plutôt de restituer les modalités de l’émergence d’un tel mouvement et les principes de construction de son discours que de légitimer ou non la « réalité » de son combat identitaire. Car cette focalisation sur l’ « identité » de la part du groupe étudié doit être maniée très délicatement et avec beaucoup de vigilance. Cette notion ne peut être utilisée comme un outil ou un concept en sciences sociales mais représente plutôt un objet d’étude, une nouvelle réalité porteuse de sens pour les individus concernés. Ainsi, il semble nécessaire de toujours replacer ce « souci identitaire » dans son contexte historique et social, de cerner son apparition et permettre ainsi de « démystifier » son contenu.

9 La définition littérale  [5] du terme « identité » renvoie au « caractère de ce qui est un, de ce qui demeure identique à soi-même » ; le contraire est incarné par l’altérité, le contraste, la différence. Le terrain démontre la multiplication de la focalisation sur les « identités culturelles » (souvent formées en opposition à une autre identité imposante ou imposée), l’anthropologie restitue le contexte, rappelle les influences et replace les « ethnicités » dans leur contingence spatiale et temporelle.

10 Ce texte propose, à travers le résumé de la genèse du mouvement berbère au Maroc et la restitution de son contexte, de mettre en évidence la relation qu’entretiennent la référence locale et la recherche d’une légitimité internationale. Il s’agit par là d’entrevoir quelques traits spécifiques d’un débat qui anime la scène intellectuelle et associative au Maroc. Au sein de ce royaume d’Afrique du Nord se situe un groupe constitué en réseau d’associations qui revendique une certaine spécificité culturelle : l’appartenance autochtone à cette région, une tradition millénaire qui possède une langue et une culture propre, le berbère, loin des lignes imposées par le nationalisme arabo-musulman officiel. En effet, depuis une quarantaine d’années le milieu associatif marocain voit naître de nouveaux paradigmes identitaires qui insistent sur des références d’ordre « traditionnel », « local », « ancestral » : la « culture berbère ».

11 Jusque-là, l’élite intellectuelle et politique était concentrée sur l’espoir émanant de la construction nationale post-indépendance. Bien que choyées par le protectorat français, la langue et la culture berbères n’ont pas participé de cette élaboration politique post-coloniale qui s’est focalisée sur l’imposition d’un nationalisme arabo-musulman.

12 Au Maroc, les Berbères [6] constituent une population essentiellement rurale [7] étendue sur trois zones géographiques distinctes : le Rif (au nord), le centre et le Souss (au sud). Ils tirent leur spécificité de leur langue, le berbère, subdivisée dans la réalité en trois variétés (le tarifit au nord, le tamazight au centre et le tachelhit au sud) concomitantes aux trois régions. Il s’agit de langues vernaculaires qui ne détiennent aucun statut officiel.

13 Dans cet article, il n’est pas directement question de cette population mais du mouvement de revendication culturel berbère, en tant que mouvement organisé en associations autour de tendances, d’intellectuels, de débats, de revendications, etc. En effet, il ne s’agit pas de la culture en elle-même mais des discours qui la circonscrivent et de la revendication qui en est faite.

14 Celle-ci se définit alors autour d’un peuple, les Imazighens, d’une langue, le tamazight, et d’un territoire, l’Afrique de Nord, Tamazgha. Un lien originel mythique entre le peuple et la terre fait donc de lui un peuple « autochtone ». Comme les Kabyles en Algérie, les Amazighes au Maroc se réfèrent à la société berbère des origines comme un modèle de démocratie et prônent un discours « authentique » et non pas importé de l’Occident. Il s’agit par là de se démarquer de la référence coloniale au Dahir berbère  [8] et de s’opposer au consensus autour d’une « nation arabe » par la mise en avant d’une autre « nation » fondée sur la « reconnaissance et le respect des droits linguistiques et culturels légitimes de l’ensemble des composants du peuple marocain » (Charte d’Agadir, 1991). Il s’agit de bouleverser le champ idéologique articulé autour de « l’arabité exclusive » du Maghreb, en lui opposant des objectifs de pluralisme et de démocratie. La revendication berbère souhaite ainsi rentrer dans la vie publique et officielle pour apporter au Maroc un ensemble de valeurs qu’elle juge intrinsèques de la culture berbère, son « patrimoine », « bagage culturel ancestral » : valeur de féminisme (par un droit traditionnel, azerf, très favorable aux femmes), de démocratie (toujours le même droit traditionnel, Inzurga, où l’appareil juridique est distinct de l’appareil religieux). Autant de valeurs présentées comme régénérantes pour la société marocaine qui prétendent par là même s’opposer au fonctionnement actuel du droit et de l’État marocain  [9].

1. Contexte du nationalisme marocain post-indépendance

15 L’État marocain est représenté par un système monarchique (dynastie des Alaouites) qui allie le pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Puisant ses fondements dans l’idéologie véhiculée à l’époque du nationalisme arabe, le Maroc obtient l’indépendance en 1956. Ce courant de construction nationale met en avant les caractères arabe et musulman de la nouvelle nation, devenant sans concession les piliers de la monarchie. Allal Al Fassi, le grand théoricien et leader nationaliste marocain, construit un nationalisme pétri de salafisme (réformisme religieux prônant un retour aux sources de l’islam et une réactivation de la Oumma, communauté islamique) et dont la langue arabe ne peut être que sacrée [10]. En effet, le préambule de la Constitution marocaine stipule « Le royaume du Maroc, état musulman souverain, dont la langue officielle est l’arabe, constitue une partie du Grand Maghreb Arabe. »

16 Les années 1950 et 1960 marquent ainsi l’instauration de l’unité nationale autour de l’identité « arabo-musulmane ». Cette dernière participe d’un mouvement plus large, celui du panarabisme, dont l’utopie est de solidariser tous les États de la grande nation arabe rêvée, du Golfe à l’Atlantique. Ce dépassement théorique des frontières nationales ne fait pas grand écho au Maghreb, qui insiste plus sur le raffermissement de son identité nationale au dépit de cet idéal arabe transnational [Saaf A., 1985]. La nation marocaine « une et indivisible » est ainsi définie comme une nation arabe dont la langue arabe devient le support identitaire. Un courrant d’opposition de gauche va naître d’une scission avec le parti nationaliste de l’Istiqlal et donner l’Union Nationale des Forces Populaires. Autour de Mehdi Ben Barka, cette contestation politique socialiste condamne l’État religieux et préconise un État de droit pour une constitution démocratique.  [11]

17 Dans un même souci d’opposition à l’idéologie nationale unitaire, autour de l’arabité et de l’islam, va naître et se développer le mouvement berbère. 11

2. Mise en place du nom et du groupe. Évolution terminologique : de berbère à amazigh

18 Jusqu’à l’apparition du mouvement de revendication culturelle berbère, c’est le terme berbère qui est utilisé, donnant lieu plus récemment à toute une série de néologismes dont certains sont créés par des intellectuels berbérophones : berbérité, berbéritude, berbériste [12], berbérisme, berbérophone, berbérisant (spécialiste de la langue et culture berbère) ou encore berbérisation. Cet ensemble de néologismes est mis en place afin de satisfaire les nouveaux enjeux de cette « culture ».

19 Le terme berbère se voit récemment dénoncé pour sa connotation péjorative (il s’agirait du terme « barbare » utilisé par les Romains lors de la conquête d’Afrique du Nord, pour désigner les peuples qui leur étaient étrangers). Ainsi, apparaît l’utilisation de l’ethnonyme  [13]amazigh (renvoyant au peuple, au groupe, à la culture) qui donne au pluriel : Imazighens ; pour la langue berbère : tamazight ; et aussi tinmuzgha (berbériste), Tamazgha (le territoire berbère qui couvrirait largement l’Afrique du Nord, des Îles Canaries aux frontières de l’Égypte) ; bien que ces termes soient issus de la langue berbère elle-même (laquelle n’existe pas sous une forme unifiée mais, comme nous l’avons vu, se divise, au Maroc, en trois principaux dialectes), l’extension de leur sens reste une innovation. L’impulsion initiale à cet emploi néologique vient de Kabylie dans les années 1945-1950. Ces termes Amazigh/Imazighens y sont diffusés et implantés à cette époque par le biais de la chanson « berbéro-nationaliste » dans le cadre du Mouvement national algérien pour l’indépendance.

20 L’écrivain algérien Kateb Yacine, connu pour son engagement en faveur de la culture berbère précise à ce sujet : « Tous ces termes (kabyle, berbère, chaouia) sont étrangers, ils proviennent des puissances ennemies qui nous ont envahis, ce sont des termes péjoratifs, dirigés contre nous, et leur emploi par nous est la preuve accablante que nous n’avons pas encore entièrement relevé le défi. Un tel langage venant de nous n’est-il pas suicidaire ? Pourquoi ne pas vomir ces mots empoisonnés ? Il suffit simplement d’appeler les choses par leur nom : le pays, c’est Tamazgha, et l’homme libre, c’est l’Amazigh. Ses habitants, c’est le pluriel d’Amazigh, Imazighen. La langue, c’est tamazight. Ce sera long et difficile, mais avec la seule racine d’amazigh et ses dérivés, nous pourrons éviter les fausses distinctions et les pièges verbaux à semer la confusion, à diviser l’indivisible » [Akli Haddadou M., 2000, p. 80].

21 Parallèlement, le concept de « peuple » berbère ou amazigh est très récent ; en effet, il n’y avait pas jusqu’à récemment de conscience d’une telle notion. Au XIXe siècle, l’arrivée du protectorat français au Maroc jette un regard « jacobin » sur ce royaume vaste et divers et annonce un « peuple berbère » : « Une approche familière construit un Berbère, un pays berbère, une religion berbère. (…) L’État-Nation, colonisateur à son point de départ, réduit l’autre intérieur et extérieur à un beau spectacle. À l’intérieur le peuple et les paysans, avec l’invention d’un peuple et d’une culture populaire. À l’extérieur les ethnies, les primitifs, les Orientaux, etc. » [Hammoudi A., 2001, p. 168-170].

22 On remarque bien dans cet extrait l’influence de la présence française au Maghreb sur la catégorisation du groupe berbère. À l’indépendance, comme il a été évoqué plus haut, le mouvement nationaliste marocain met en place un État centralisé arabo-musulman dans lequel la question berbère s’instaure comme un tabou, l’incarnation de la tentative de division du peuple marocain par les Français. Cependant, petit à petit, une élite en mal de reconnaissance officielle apparaît sur la scène nationale.

23 Pour atteindre sa dimension transnationale actuelle, le discours identitaire amazigh a évolué, en l’espace d’une quarantaine d’années, de la défense d’une culture populaire vers l’affirmation d’une identité transnationale. En effet, une étude diachronique du mouvement nous montre bien l’évolution des termes et des notions, évoluant de « patrimoine » aux « droits de l’homme », et reliant les deux par un fil intrinsèque.

3. Mise en place d’une revendication berbère au niveau national

24 Dès l’indépendance du Maroc, le Sultan, devenu nouveau roi, mobilise le monde berbère, en tant que monde rural, pour affaiblir l’Istiqlal, mouvement dominant des villes arabophones. À partir de 1957, la monarchie favorise de ce fait un parti à base rurale et berbère, contre les partis des villes, le Mouvement Populaire de Mohammed Aherdan et du Docteur Khatib. En effet, un an après l’indépendance, le Palais voit d’un mauvais œil l’avancée fulgurante du parti à base arabe et citadine de l’Istiqlal (salafiste avec le parti de l’Istiqlal et socialiste avec le parti de l’Union Nationale des Forces Populaires). En 1968, alors que l’Istiqlal fait campagne pour l’arabisation de l’administration, le Mouvement Populaire affirme qu’il reste attaché au bilinguisme, réclame l’enseignement du berbère, et proteste contre la médiocrité des émissions en berbère de la radiodiffusion marocaine. Son secrétaire général Mahjoubi Aherdan rentre au gouvernement comme ministre d’État. Ce mouvement, qui dispose d’une assise populaire solide, est l’initiateur de la presse amazigh  [14] au Maroc.

25 Au niveau associatif, il ne s’agit pas d’un mouvement rural, paysan mais d’un mouvement initié par des intellectuels. Une élite berbérophone implantée dans la capitale administrative de Rabat reprend en main la dimension berbère. Celle-ci s’est vue protégée voire choyée par le protectorat français [15] mais repoussée des mains de la construction nationale à l’indépendance. Ainsi, on ne peut parler du passage du local à l’international mais d’une construction intellectuelle urbaine propagée par la suite à d’autres franges de la population (étudiants, fonctionnaires, enseignants, commerçants et militants de base) ou en zones rurales périphériques et, dans le même temps, hissée sur la scène internationale.

26 Alors qu’un tel mouvement se revendique de la tradition, le paradoxe de la globalisation de l’ethnicité voit l’émergence du traditionalisme autour des notions de patrimoine par des universitaires (urbains) puis une prise de conscience en zones rurales et autres franges de la population autour de notions de droits de l’homme et d’amazighité (tinmuzgha).

27 En effet, l’émergence du mouvement culturel berbère à travers la réflexion autonome sur l’identité berbère moderne est liée à la prise de conscience de certains intellectuels berbérophones (étudiants berbérisants des milieux universitaires de Rabat comme A. Boukous, A. Bounfour, O. El Moujahid) qui sont devenus les premiers « moteurs » de la revendication identitaire. Jusqu’à récemment le mouvement reste un mouvement intellectuel qui ne parvient pas à susciter une mobilisation véritable des populations berbérophones [Lehtinen, 2003].

28 Cette élite intellectuelle fondatrice d’un débat sur la berbérité se voit particulièrement influencée par la production intellectuelle berbérisante en Algérie et la création de l’Académie Berbère [16] en 1967 à Paris. La capitale française devient le lieu de la production intellectuelle algérienne. En effet, au début des années 1970, de nombreux fondateurs du mouvement berbère débattent des questions identitaires en France au cours de leurs études universitaires, ce qui leur permet de prendre conscience de l’importance de ces questions. Les contacts et les échanges entre les intellectuels amazigh algériens en France dans les années 1960-1970 ont eu des échos au Maroc. Les travaux des intellectuels algériens, comme Mouloud Mammeri, jouent un rôle important dans la prise de conscience identitaire des intellectuels marocains.

29 On peut dater l’apparition au Maroc d’une revendication berbère au niveau associatif dans les années 1960 avec la création de l’association AMREC, Association marocaine de recherche et d’échange culturels, en 1967. Elle voit le jour dans le contexte politique des années soixante, qui est marqué, dans les milieux de l’extrême gauche, par le panarabisme et le marxisme. Beaucoup d’étudiants berbérophones qui militent dans les associations les plus diverses ne se retrouvent pas dans le discours panarabiste et créent ainsi cette association. Le premier statut de l’AMREC définit ainsi son action autour du : « patrimoine culturel marocain en général et de la littérature et des arts populaires en particulier »  [17]. L’action passe principalement par la publication d’une revue qui collecte et expose des contes, des poèmes, des adages, etc. ; un passage à l’écrit, dans le but de préserver à tout prix le patrimoine oral. Elle se concentre progressivement sur les cours d’alphabétisation pour les commerçants berbères du Souss (Sud marocain) émigrés à Rabat. Jusque-là on ne fait pas allusion au terme berbère, l’objet de revendication se plaçant pour ses instigateurs dans une dichotomie populaire/ élite et non dans une spécificité culturelle. Le contexte politique de l’époque n’aurait pas permis un tel discours : les fondements sacrés de la monarchie que sont la langue arabe et l’islam restaient intouchables et, de plus, évoquer la question berbère faisait référence au colonialisme qui avait tenté de diviser le peuple marocain en deux pour mieux le dominer, et restait de l’ordre du tabou.

30 Dans les années 1980, le mouvement prend un nouveau tournant et se cristallise autour du terme amazigh. Ainsi, dans ses statuts de 1987, on peut lire : « dans le cadre de la préoccupation de la culture nationale de toutes ses composantes amazighs et arabes, nous œuvrons pour mettre l’action culturelle comme base de tout développement social et civilisationnel ». Progressivement s’ouvre le débat de l’identité amazigh qui pose clairement la question de « qu’est-ce qu’être amazigh aujourd’hui ? ». Les statuts de 1991 de notre même association orientent l’action à « défendre la pensée démocratique qui garantit l’épanouissement et la distinction de nos particularités culturelle, nationale et linguistique, défendre et œuvrer pour l’épanouissement de notre culture et langue amazighe par la recherche et le critère scientifique. » On remarque l’introduction de la notion politique de démocratie, ce qui tend à élargir le débat. De plus, notons la préoccupation désormais linguistique, et la focalisation sur la culture amazighe (évacuation de « arabe »).

31 Pour certains de ses membres comme ceux de la jeune génération, cette association reste cantonnée à une action culturelle et un discours purement universitaire et nécessite sans plus attendre une action revendicatrice. C’est ainsi qu’apparaît en 1978 l’association Tamaynut, qui adopte un ton nettement plus politisé. En s’appuyant sur la Convention internationale des Droits de l’Homme, elle poursuit avec plus de force encore depuis 1990 sa stratégie d’une internationalisation de la question amazighe. Ainsi l’affirme l’article 4 des Statuts de 1995 : « L’association a pour objectifs de s’intéresser aux droits linguistiques, culturels, économiques, sociaux et à l’environnement du citoyen marocain, et à les défendre conformément aux dispositions des conventions internationales ». On assiste à l’émergence d’un mouvement transnational en 1993, date à laquelle l’association présente un Mémorandum  [18] sur les Droits Linguistiques et Culturels Amazighes, signé par les principales associations culturelles, à la quatrième conférence des Droits de l’Homme à Vienne. Depuis cette année-là elle participe régulièrement aux travaux de la session du groupe de travail des Nations Unies sur les peuples autochtones. L’association a publié en 1991 la première traduction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en langue tamazight. En se référant aux conventions internationales, l’association inscrit la question amazighe dans le contexte universel des Droits de l’Homme. Elle la détache de son contexte national spécifique et la situe au niveau international afin de susciter une pression de l’extérieur et obtenir des droits spécifiques.

32 Cette association regroupe beaucoup d’avocats, de fonctionnaires et d’étudiants. Elle détient des sections dans tout le pays et l’une de ses particularités est qu’elle possède un grand nombre de sections dans le monde rural. Tamaynut est membre agréé auprès du Conseil Économique et Social des Nations Unis et membre du Centre méditerranéen des droits de l’homme.

33 Les années 1990 marquent ainsi le passage vers le discours identitaire amazigh « moderne » : le premier moment clef pourrait être la Charte d’Agadir en 1991. Déclaration symbolique qui dépasse les notions de « culture populaire » ou de « folklore », tentative d’unification nationale, elle est le premier texte collectif regroupant les principales revendications du mouvement culturel amazigh. Elle a été ensuite considérée comme le socle de l’évolution de ce mouvement dans les années 1990. Cette Charte propose de reconnaître la diversité culturelle du Maroc ; elle porte à l’intention de l’opinion nationale la nécessité de la construction d’une culture nationale et démocratique et détermine les principales revendications des associations signataires. Il s’agit d’une revendication fondée sur la « reconnaissance et le respect des droits linguistiques et culturels légitimes de l’ensemble des composants du peuple marocain » (Charte d’Agadir, 1991) ; une revendication qui vient bouleverser le champ idéologique articulé autour de « l’arabité exclusive » du Maghreb, en lui opposant des objectifs de pluralisme.

34 Au niveau local, le mouvement associatif est un phénomène relativement récent : la plupart des associations naissent dans les années 1990. La signature en 1991 de la Charte d’Agadir, enregistre un premier boom d’associations au niveau local. Le tissu associatif amazigh s’élargit considérablement durant la dernière décennie. En 1991, il n’y avait que six associations signataires de la déclaration d’Agadir, tandis qu’aujourd’hui on en compte plus de 130.

35 Le deuxième moment clef du passage à un mouvement national est institué par la rédaction du Manifeste berbère de Mohamed Chafiq. Écrit en 2000 par ce grand lettré, académicien du royaume et doyen du mouvement berbère, ce document de 14 pages réinstaure une histoire marocaine en retraçant l’histoire des Berbères et de l’État et synthétise clairement 9 revendications. Le Manifeste berbère constitue la plate-forme d’un mouvement national, fruit de deux ans de débats intenses, signé par 229 des plus influents intellectuels berbérophones marocains, il est même remis aux mains du Palais Royal.

4. Le Réseau : un tournant essentiel vers une revendication en termes de droits, de démocratie et de laïcité

36 En juillet 2002, lors d’un congrès de l’association Tamaynut, un groupe se détache du congrès et souhaite créer une autre association. Ce groupe dissident reproche à Tamaynut sa dimension de travail centrée sur « les Berbères » uniquement et non sur l’ensemble des questions liées aux droits de l’homme au Maroc ; alors que celui-là souhaite œuvrer à une « démocratisation » du Maroc, quel que soit le groupe culturel. De plus, il condamne la coopération de Tamaynut avec l’Ircam, institut berbère étatique  [19], prouvant par cet acte son affiliation à l’État. De cette vive opposition naît le Réseau Amazigh pour la Citoyenneté ou Azetta. Sa charte entend œuvrer à ce que « la reconnaissance des droits linguistiques et culturels amazighs soit au cœur des combats du mouvement des citoyens pour l’instauration d’un état démocratique reconnaissant les Droits Humains et des peuples. » Il ne s’agit plus désormais de défendre seulement la langue et la culture amazigh mais les droits de l’homme en général, droit à la vie, à la santé, à l’éducation, au travail, défense de l’environnement. Car, selon les mots de son président, « il n’y a pas de démocratie sans tamazight et pas de tamazight sans démocratie ». La légitimité du combat se place dorénavant sur le fond des droits humains fondamentaux ; comme le prouve l’énoncé de principe de la charte de la nouvelle association qui affirme se baser sur « la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, les Pactes des Droits civiques, politiques, économiques et culturels, la Charte africaine pour les Droits de l’Homme et des Peuples et la Charte de Mexico ». Enfin, en stipulant que « la lutte pour l’amazighité du Maroc ne peut, en aucune manière, être dissociée de la lutte menée par le Mouvement Démocratique et l’ensemble de la société marocaine pour instaurer la démocratie », une étroite collaboration voit ainsi le jour entre un mouvement particulariste et le mouvement de démocratisation de la société marocaine dans son ensemble. En effet, il faut savoir que les membres créateurs de cette association sont, en même temps, militants dans l’Association Marocaine des Droits de l’Homme [20].

37 Des jeunes militants de Azetta, dont beaucoup d’instituteurs, adhérents aux mouvements gauchistes (La Voie Démocratique, Annahjadimocrati) et à l’Association Marocaine des Droits de l’Homme, partagent une sensibilité au mouvement anti-mondialisation et entrent ainsi en discussion avec le Forum social (sujets internationaux). Ce sont des jeunes militants issus de la mouvance marxiste-léniniste (voire anarchiste) et syndicaliste (syndicat de l’enseignement [21]). Ces instituteurs issus de zones rurales (je les ai rencontrés dans la région du Souss à Bouzakarne ou Tiznit) enseignent aussi dans ces régions, vivent en colocation ou encore chez leurs parents, rêvent de laïcité et expriment leur athéisme. C’est une jeunesse à cheval entre une famille encore traditionnelle, au sens rural voire analphabète, et un désir de modernité au sens où ils l’entendent c’est-à-dire de laïcité, de parité, et de démocratie.

38 Leur engagement traduit en effet une volonté de participation politique et l’émergence d’une société civile active. Le trait le plus flagrant pourrait être la soif de laïcité, de déconnexion de tout référent religieux au sein de ce royaume chérifien. De plus, malgré la présence assez rare de femmes dans le mouvement, celles-ci sont largement invitées à prendre part au débat.

5. Inscription nationale, internationale et « diaspora »

39 Deux courants se dessinent alors progressivement : un courant qui représenterait la « revendication culturelle », plutôt culturaliste, taxé de « chauvin » par le deuxième courant (qui se veut plus « universel » à travers son combat pour les droits de l’homme) à cause de sa focalisation sur les Berbères en opposition avec les Arabes. À côté de cela, il y aurait un courant plus politisé, de tendance gauchiste, avec Azetta (lutte pour les droits de l’homme, contribution à l’instauration d’un état de droit, premier à parler de laïcité ; « On milite pour tamazight mais en premier la démocratie ») ; un mouvement ainsi plus « politique », associé à un combat pour la démocratie, les Droits de l’Homme, visible, récemment, avec l’apparition d’un regroupement des Associations Amazighes Démocrates Indépendantes (Amyaway Amazigh). Celui-ci est né en opposition avec le caractère étatique de l’Institut Royal de la culture amazigh qui est taxé de dépendance financière et politique à l’État et serait la preuve de l’impossibilité de l’émergence au Maroc d’une société civile indépendante, nationale et non royale. Ce regroupement des Associations amazighes démocrates indépendantes est une innovation qui regroupe 25 associations amazighes marocaines et un jumelage avec une association amazighe des Pays-Bas. Cette dernière alliance laisse apparaître l’émergence d’un nouveau concept, celui de « diaspora » : en intégrant des associations berbères d’Europe, c’est une communauté berbère mondiale qui est pensée et qu’il s’agit en conséquence de réunir.

40 Le Réseau Amazigh pour la citoyenneté et le mouvement Amazigh aux Pays-Bas organisent fin 2003 la première conférence intitulée « Euro-Tamazgha » sous le thème Droits Humains et droit des amazighs à la citoyenneté. Cette rencontre officielle représente pour eux « le point de départ pour la création d’un fond amazigh inter-associatif au Maroc, des actions d’envergure sur plan socio-culturel, du droit des femmes, des droits de l’enfant, et hautement symboliques pour la cause berbère ». Les délégués des Associations Amazighes Démocratiques et Indépendantes au Maroc et des représentants du Mouvement amazigh en Algérie, en Libye, aux Îles Canaries et en Hollande prennent part à cette conférence. « Cette rencontre s’inscrit dans le cadre du renforcement d’échange et de partenariat entre les associations Amazighes de Tamazgha et leurs homologues dans la diaspora (l’Europe) dans le domaine de la citoyenneté et la démocratie. » À la suite des recommandations du séminaire « Euro-Tamazgha », le comité du suivi des Associations Amazighe Démocratiques et Indépendantes organise, fin 2004, des journées d’étude sur « les mécanismes de coordination entre les associations amazighe ». Après avoir étudié les différentes problématiques liées à l’action amazigh et à son rapport aux situations politiques, économiques et culturelles du Maroc, les associations participantes concluent à la constitution d’un Conseil National des Associations Amazighe Démocratiques et Indépendantes. Sa constitution naît principalement d’une exigence d’indépendance par rapport aux partis politiques et à l’État.

6. Le Congrès Mondial Amazigh : première instance qui tend à représenter les Amazighs du monde entier (Afrique du Nord, Europe)

41 Si l’on cherche à identifier une revendication transnationale[22] du phénomène berbère, elle est à son apogée dans la récente apparition de l’ONG le Congrès Mondial Amazigh. Cette dernière se focalise autour de la « défense des droits du peuple amazigh ». Sa réunion constitutive en 1995 marque réellement la première tentative de l’unification des revendications amazighes au niveau de tous les États de Tamazgha, ensemble du « pays berbère ». Le premier président, Mabrouk Ferkal, est un Kabyle résidant à Paris alors que le deuxième congrès à Lyon, en 1999, aboutit à l’élection de Rachid Raha, un Marocain (du Rif) très présent sur la scène militante berbère de son pays. Seule l’association marocaine AMREC déclare son opposition à l’internationalisation de la question amazigh, une question culturelle nationale qui ne doit pas sortir des frontières nationales  [23].

42 Le Congrès Mondial Amazigh tient sa première session en 1998 en regroupant des membres militants d’associations berbères locales de toute Tamazgha. Voici un extrait du rapport de cette session : « C’est le premier congrès de tous les Imazighen, c’est la concrétisation d’une forte ambition, d’un rêve : celui de réunir tous les enfants de Tamazgha. C’est à Tarifa (Îles Canaries), une terre amazighe, que pour la première fois, et avec beaucoup d’émotion, un Kabyle a pu rencontrer un Touareg de l’Aïr ou qu’un Rifain a pu côtoyer un Amazigh de Lybie. (…) (Il n’y a pas eu unanimité sur tous les débats) mais nous considérons cela comme normal lorsqu’on sait les distances géographiques et les siècles qui nous ont séparés depuis la nuit des temps. » L’unification est optimum, sous les termes « Imazighen », « Tamazgha », on nomme un peuple et une terre.

43 En août 2002, le IIIe Congrès Mondial Amazigh a lieu à Lille et compte des délégations marocaine, kabyle, canarienne, tunisienne (pour la première fois dans l’histoire du Congrès) et touareg. Une représentante d’une ONG néerlandaise de droit des peuples autochtones est présente aussi. Le président nouvellement élu est Lounès Belkacem, un kabyle universitaire de Grenoble. On comprend, à travers l’existence d’une telle instance, la nouvelle acception de la « culture berbère » : celle-ci se veut désormais un référent de base commun aux « Imazighen » du monde entier, qu’ils soient en terre de « Tamazgha » ou en émigration (en France par exemple). L’identité amazigh est ainsi circonscrite, définie dans son essence qui vient l’inscrire dans l’universel, l’international.

44 Par là, le discours intègre clairement la notion de « diaspora », « de Siwa aux Îles Canaries… », entendue comme communauté transfrontalière retrouvée, un même peuple dispersé au-delà des frontières étatiques. Cette nouvelle représentation géographique incarnée par le terme de « Tamazgha » s’assimile à la notion de « peuple » amazigh sans État qui réunit les Berbères d’Europe (France, Espagne, Pays-Bas, etc.), du Maghreb, des Îles Canaries. Le dernier Congrès Mondial Amazigh tenu à Nador au Maroc en août 2005 a prouvé sa solidarité avec les peuples Catalan et Basque, et toutes les luttes des « peuples autochtones » sans État en invitant ses représentants. Ainsi c’est une solidarité berbère transfrontalière qui s’opère et une solidarité avec les autres mouvements de peuple autochtone dans le monde.

Conclusion

45 Au sein du royaume marocain, basé sur un État centralisateur construit à l’Indépendance autour de deux référents forts que sont l’arabité et l’islam, bouillonne une partie de la société civile en quête de reconnaissance de son pluralisme culturel. Dans cette optique, mobilisant les ressorts du discours colonial (autour du « peuple berbère »), le mouvement berbère s’est progressivement constitué autour de l’opposition à l’ « ethnonyme » (berbère) qui le définissait et de l’imposition d’un terme symbolique, local, rempli de sens (amazigh). Le mouvement associatif marocain créé par des intellectuels urbains, largement influencés par le combat kabyle via Paris, a vu le jour dans la capitale marocaine. Il s’est ensuite propagé dans tout le pays et a correspondu au passage de la rhétorique du « patrimoine » aux discours des droits de l’homme. Dans le cas étudié, la réappropriation d’une identité rurale sert de catalyseur d’une revendication plus large : celle d’une opposition politique laïcisante. Mais la réappropriation de l’identité berbère ne se limite pas aux frontières nationales et investit progressivement une origine commune à plusieurs nations révélant ainsi une contestation transnationale ou supra-nationale. Défiant les frontières issues de la constitution des États-Nations, ce passage à une revendication de « tous les Berbèresde Tamazgha », c’est-à-dire d’une identité en « diaspora », se voit concrétisé autour du Congrès Mondial Amazigh.

46 Ainsi, ce bref aperçu du développement du mouvement berbère marocain nous a permis d’appréhender le passage d’un mouvement « culturaliste » à la conscience d’une identité transnationale. Par là se dessine un espace transnational de l’ethnicité. Procéder à une genèse des identités, à la mise en perspective diachronique donc politique de cette cristallisation ethnique nous a permis d’envisager les différents champs d’inscriptions de l’ethnicité et d’opérer sa démystification. « La maladie infantile de l’ethnologie s’appelle culturalisme, cette tendance toujours bien vivante à représenter les cultures comme des essences supra-humaines, suspendues hors du temps et éternellement vouées à la reproduction d’elles-mêmes » [Babadzan, 2004, p. 324].

Notes

  • [*]
    Stéphanie Pouessel, doctorante en anthropologie, EHESS, Centre d’études africaines, Paris stefpoues@caramail.com.
  • [1]
    En référence au terme de « village global » de J. Friedman [1994, Cultural identity and global process, Newbury Park, CA, Sage Publications.]
  • [2]
    Extrait d’une interview réalisé par Said Khottour, pour www.tawiza.nt, Le Monde AmaziRgh, Rabat, mai 2005, n° 60, p. 22.
  • [3]
    Mohamed Chafiq est un Académicien marocain et fervent défenseur de la culture berbère.
  • [4]
    « Tous les actes de nomination magique sont à proprement parler des prophéties prétendant à produire leur propre vérification : en tant qu’il enferme toujours une prétention plus ou moins fondée socialement à exercer un acte magique d’institution capable de faire advenir une nouvelle réalité, l’énoncé performatif réalise dans le présent des mots un effet futur » [Bourdieu, 1982 , p. 72].
  • [5]
    Définition du Petit Robert.
  • [6]
    Autant dire les berbérophones car la langue est certainement le trait distinctif le plus pertinent, au vu des brassements de population et de la difficulté de différencier l’ « arabe » du « berbère ».
  • [7]
    Sans compter l’émigration urbaine, de plus en plus forte, et en vigueur depuis plusieurs générations déjà.
  • [8]
    Favoritisme effectif dans les régions rurales par une loi accordant le respect du statut coutumier des tribus berbères. Ce Dahir leur permettait de rester sous leur propre juridiction et ainsi de ne pas être relégué à la France par le protectorat français.
  • [9]
    Bien que le Maroc tende actuellement à la modernisation de son appareil juridique ; comme à travers la récente réforme de la Mudawana, code de la famille.
  • [10]
    Alla Al-Fassi affirme : « Le nationalisme marocain est structuré autour de trois piliers : l’Islam, l’arabité et la Marocanité : un Islam véritable et épuré de toutes les fables et traditions annexées, l’arabité solide qui nous lie avec notre civilisation et le berceau des lumières par sa langue et sa culture, et la marocanité glorieuse qui ressuscite en nous les mémoires de la gloire et l’âme de la grandeur. », [Aboulkacem E., 2001, p. 255].
  • [11]
    Mehdi Ben Barka déclare dans le journal Le Monde du 28 mai 1960 :
    « Nous avons à nous une conception d’un État moderne démocratique et progressiste. Conception qui n’a cessé d’être l’idéal des organisations populaires politiques et syndicales, pour lesquelles l’indépendance apparaissait comme l’étape indispensable à l’édification d’un Maroc moderne par la mise en place d’institutions démocratiques, la reconversion et l’expansion économiques, la promotion sociale et intellectuelle du peuple marocain. Mais nous nous trouvons en face d’une autre conception, celle d’un régime théocratique et féodal, qui tendrait à maintenir ou à ressusciter les structures médiévales de la société traditionnelle marocaine pour conserver d’anciens privilèges et contrecarrer le processus d’évolution et de progrès. Cette conception est celle d’une minorité féodale terrienne, mercantile ou religieuse qui, naguère unie partiellement aux forces populaires dans la lutte pour l’indépendance, entend maintenant opérer à son profit le transfert des privilèges politiques ou économiques attachés au régime du Protectorat, derrière le paravent du vocabulaire et de l’administration moderne hérités de ce même Protectorat. », [El Ayadi M., 1999, p. 215].
  • [12]
    Ce concept est utilisé par Chaker [1989] pour les personnes qui défendent la diffusion et la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes. Cette signification active va plus loin que le concept passif de berbérité.
  • [13]
    Au sens où l’entend P. Sériot [1997, p. 45] : « un ethnonyme n’est pas le reflet direct d’une “chose” mais un objet de discours ».
  • [14]
    Cf. la revue Amazigh, lancée par le fils de Mahjoubi Aherdan, Ouzzine.
  • [15]
    Ainsi, comme nous l’avons vu, elle a longtemps constitué le spectre du séparatisme national et, encore aujourd’hui, peut être taxée de fruit du colonialisme français.
  • [16]
    Créée sous le nom d’Association berbère d’échanges et de recherches culturels, cette structure est, à sa création, le pôle de référence de la nouvelle génération de militants kabyles. Entre autres, elle défend les caractères tifinaghs (voir plus bas leur définition) et créé le drapeau amazigh.
  • [17]
    Souligné par nos soins.
  • [18]
    Lequel stipule « Les Imazighens (Berbères) constituent historiquement le peuplement autochtone de l’Afrique du Nord. Au Maroc, la langue et la culture des Imazighens sont encore largement pratiquées. La langue tamazight (le berbère) est une langue génétiquement autonome par rapport à la langue officielle. Elle est employée par les communautés rurales comme instrument de communication exclusif dans leurs activités socio-économiques et culturelles, alors que dans les agglomérations urbaines, cette langue est menacée de disparition en raison de l’assimilation qui s’exerce sur les Imazighens. Cette assimilation est un grave préjudice pour la personnalité culturelle de base des citoyens marocains ; elle grève lourdement la viabilité de l’écosystème culturel et linguistique qui a prévalu au Maroc pendant des millénaires ».
  • [19]
    L’IRCAM est un institut royal créé en 2002 par le roi suite aux pressions du mouvement amazigh. Ce centre de recherche est une innovation sans précédent dans l’histoire politique du Maroc. Ses chercheurs travaillent à la collecte du patrimoine oral, s’attachent à la traduction de la langue berbère mais, principalement, visent à la mise en place d’une langue berbère standard (ils ont déjà introduit son enseignement dans le système scolaire marocain).
  • [20]
    Le journal mensuel de l’AMDH Attadamoun, n° 101, mars 2005, publie des caractères tifinagh en dernière page.
  • [21]
    Militants dans l’Union Marocaine du Travail (la ligue nationale de l’enseignement) et dans la CDT (syndicat national de l’enseignement) alors qu’une récente initiative de créer une association ou un syndicat des enseignants de Tamazight est en cours de discussion.
  • [22]
    Entendue comme « pratique » d’identification à distance, formation d’un espace culturel et identitaire par delà les frontières.
  • [23]
    On peut noter les arguments de l’AMREC quant à son opposition de sortir la cause du cadre national :
    « La question amazighe, qui est une question de civilisation, dont l’histoire est profondément ancrée dans le territoire national, nécessite une solution au niveau national, avec la participation de toutes les composantes qui croient à la solution démocratique, par le biais d’un dialogue profond à propos des droits culturels et linguistiques. Il en est de même pour toutes les régions de notre patrie amazighe (au Nord et au Sud) où une solution interne et juste doit être trouvée à propos de la question culturelle, en toute indépendance et en accord avec les caractéristiques politiques et sociales de chacune des régions. (…) Il faut refuser toute ingérence étrangère dans les affaires culturelles et politiques de ces régions, selon le principe de l’indépendance dans la décision, le choix et le destin. (…) La question amazighe au Maroc est une question nationale : c’est la responsabilité de tous les Marocains sans exception. Par conséquent, il faut la considérer dans le cadre national selon les principes du dialogue démocratique entre toutes les composantes concernées par les questions nationales. »
Français

Ce texte retrace la genèse et le développement du mouvement berbère marocain pour envisager les différentes phases d’appréhension de l’ethnicité, les différents visages qu’elle a endossé et son insertion dans des réseaux globaux. Il interroge le passage d’un discours sur le patrimoine à celui de la défense d’une identité berbère par-delà les frontières des États-nations. Pour cela, il évoque les conditions d’émergence du mouvement berbère par des intellectuels à Rabat, ses réseaux influences, sa constitution au niveau national, pour entrevoir le tournant vers une dimension internationale à travers la conception d’une diaspora berbère. Restituer l’insertion de ce mouvement dans le champ institutionnel et politique nous permet de saisir la légitimité qu’il préconise : une reconnaissance culturelle (place dans les médias, dans la recherche, etc.), linguistique (statut de leur langue, standardisation, enseignement) et politique (fédéralisme, démocratie, laïcité). Par là, cet article ré-interroge le rapport à la pratique du terrain unique au profit d’une ethnographie « multi-sites » [Marcus, 1998] qui englobe davantage une analyse discursive et restitue la conjoncture politique et historique. La « culture locale » ne se définit qu’à travers des références qui la dépassent.

Mots-clés

  • amazigh
  • transnational
  • mondialisation
  • local
  • tradition
  • culture
  • éthnique
  • particulariste

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Stéphanie Pouessel [*]
  • [*]
    Stéphanie Pouessel, doctorante en anthropologie, EHESS, Centre d’études africaines, Paris stefpoues@caramail.com.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.038.0119
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