CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 6 juin 1994, le territoire autochtone de Tierradentro du Cauca colombien connaît un violent tremblement de terre, d’une intensité de 6,4 sur l’échelle de Richter, qui atteint près de vingt Cabildos (entités territoriales et administratives) sur vingt-quatre, fait plus de mille morts et disparus, détruit ou endommage plus de six mille habitations et rend inexploitable près de 30 % des terres cultivées. Cette catastrophe naturelle donne lieu à différents projets de reconstruction : outre l’intervention en urgence des acteurs traditionnels de l’assistance humanitaire (Médecins sans frontières, Médecins du monde, Media Luna Roja Internacional, etc.), l’État colombien crée une institution – la Corporation Nasa Kiwe – pour canaliser les budgets et encadrer la coopération des ONG internationales. Plus tardivement, un projet de développement rural, financé par l’Union européenne, s’implante également dans la région.

2Mais le contrôle et la gestion des programmes se posent très concrètement dans les territoires autochtones de Tierradentro en raison de leur autonomie politique et juridique et du droit de regard des « autorités traditionnelles » sur l’implantation des projets de développement. Pour ces dernières, les programmes sont à la fois un enjeu économique, politique et culturel, et les représentants des ONG locales autochtones sont, au même titre que les experts nationaux ou internationaux, des acteurs en concurrence pour le monopole de la production de modèles et de technologies pour le développement [1].

3C’est ainsi que l’implantation du programme européen de développement rural Tierradentro va générer un ensemble de conflits lorsque l’ONG locale, légitime pour les autorités politiques de la région et à l’initiative des négociations avec la Délégation de la Commission européenne, perd le contrôle qu’elle espérait détenir sur le programme. Si les résistances déployées et les luttes pour le contrôle du programme se fondent principalement sur un discours culturaliste qui oppose radicalement autochtones et non-autochtones, pour autant il serait illusoire d’y trouver leur seule et unique explication. Les discours sur la « différence culturelle » sont une stratégie privilégiée des luttes de pouvoir qui peut s’expliquer par la position dominée des représentants autochtones dans l’espace institutionnel où s’élaborent les « questions autochtones ». Ainsi, les oppositions entre le modèle de la « bonne gouvernance » promue par les institutions européennes et celui de l’« auto-gouvernance » des organisations locales autochtones ne peuvent-elles être comprises que réinscrites dans les stratégies de pouvoir locales et régionales, où s’entrelacent indistinctement intérêts collectifs et intérêts personnels, entre les représentants de la « communauté locale » de Tierradentro, des ONG autochtones locales et les agents de la coopération internationale. Stratégies dont la finalité est avant tout, dans le cas présent, la détention du monopole de la gestion du programme de développement. Mais plus largement, elles montrent que si l’un des principes de la « bonne gouvernance » est « la “participation” des acteurs locaux pour leur propre développement, dans le respect de leurs “traditions” », comme le montre l’article critique d’Atlani-Duault, (2003 : 183), celle-ci ne peut être effective qu’à certaines conditions et suppose un minimum d’intérêts communs entre les différents acteurs ; ce qui n’est en rien évident lorsque ceux-ci aspirent à l’autonomie.

4Ceci est particulièrement explicite dans le cadre d’un sous-projet de la composante « développement communautaire » du programme européen : l’École de justice Tierradentro. Depuis la fin des années 90, la question de l’administration de la justice occupe une place de plus en plus centrale dans les programmes de développement. La Colombie et le Cauca en particulier sont actuellement un terrain d’expérimentation et de production d’un modèle d’articulation entre les juridictions autochtone et nationale. Le contrôle des Écoles de justice octroyant une position privilégiée dans ce processus juridico-politique stratégique, les luttes de concurrence et les rapports de force politiques y sont donc particulièrement exacerbés [2].

Encadré 1 : Principaux acteurs impliqués dans les projets de développement dans la région de Tierradentro

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Corporation Nasa Kiwe (État colombien) Institution créée en 1994 par l’État pour gérer la reconstruction de la région suite au tremblement de terre. Ses équipes techniques étaient composées de fonctionnaires et de leaders locaux. Délégation de la Commission européenne en Colombie Institution représentante de la Commission européenne. À partir de 1998, les accords entre le gouvernement colombien et la Commission européenne définissent les directives suivantes pour l’implantation des projets de développement (source : Délégation de la Commission européenne en Colombie) : 1. Support technique pour la modernisation des secteurs productifs : compétitivité des entreprises et modernisation des infra-structures. 2. Support technique pour le renforcement de l’État et de la loi (25 millions d’euros) : production législative et promotion des mécanismes alternatifs de résolution des conflits, décentralisation et efficacité de l’appareil étatique, rôle de la société civile, promotion du processus de paix, promotion de l’environnement et des ressources naturelles, droits de l’homme. 3. Développement alternatif (30 millions d’euros). Projet dans la région : Programme de développement rural Tierradentro Banque Interaméricaine pour le Développement Organisation intergouvernementale. Concernant les peuples autochtones, la BID développe les axes suivants (source : Banque Interaméricaine pour le Développement) : – Peuples autochtones et développement durable ; – Plan stratégique pour le développement autochtone ; – Recherches sur la pauvreté et la redistribution des revenus ; – Banque de données sur la législation autochtone ; – Consultations préalables des communautés pour l’implantation des projets de développement ; – Installation des communautés sur de nouveaux territoires lors du développement de projets et reconstruction durable de l’environnement social et économique. La BID a trois objectifs : – Accès des peuples aux opérations de la Banque dans le secteur social, productif et environnemental ; – Projets innovateurs pour le renforcement et la satisfaction des besoins des peuples ; – Contrôle et minimisation de l’impact des projets de développement sur l’identité culturelle des peuples par des consultations préalables ; Projet en Colombie : justice autochtone et articulation avec la juridiction nationale, négocié avec les mouvements sociaux régionaux (dans le cas du Cauca, le CRIC) et le mouvement autochtone national (ONIC). ONIC (Organización Nacional indígena de Colombia) Organisation Nationale autochtone de Colombie, créée en 1982 lors du premier Congrès national autochtone en Colombie. Sa plate-forme revendicative est : unité, terre, culture et autonomie. Ses activités visent la récupération des terres autochtones, la lutte contre le développement capitaliste dans les territoires et la lutte contre les violations des droits des peuples par les acteurs armés (source : ONIC). CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca) Mouvement social autochtone régional du Cauca. Le CRIC est l’une des organisations les plus reconnues au niveau des luttes de résistance pour la revendication des droits des peuples autochtones depuis les années 1970. C’est à son initiative que l’ONIC a été créée. Il possède des représentants à l’Assemblée nationale. Sa plate-forme revendicative est : unité, territoire, culture, autonomie et justice propre. ONG Juan Tama Association autochtone, implantée dans la région Inza de Tierradentro, représentante des « autorités traditionnelles » et légitime pour le mouvement social. Elle possède un statut juridique spécial défini par la constitution de 1991, que l’on peut assimiler à celui des ONG. Elle est adhérente du CRIC, tout en conservant son autonomie. Elle sera l’unique association qui survivra aux différents programmes de développement dans la région. ONG Nasa Xcha Xcha ONG locale autochtone, implantée dans la région Paez de Tierradentro, créée en raison des exigences de la Délégation de la Commission européenne d’une coordination mixte du programme de développement rural au niveau local. Elle entrera directement en concurrence avec l’ONG Juan Tama.

Le modèle d’« auto-gouvernance » des organisations autochtones de Tierradentro

Le mouvement de résistance autochtone

5Les conflits d’intérêts et les effets de l’implantation du programme européen de développement rural sont à réinscrire dans l’histoire des luttes politiques du mouvement social autochtone. Dans les années 1970, les pratiques de résistance visaient à édifier un modèle de gouvernance alternatif à la logique homogénéisatrice de l’État et à faire reconnaître les droits collectifs des peuples autochtones [Gros, 1991 ; Le Bot, 1994]. Elles se traduisent en Colombie par le renforcement et la reconnaissance d’institutions locales indépendantes et par des revendications pour la souveraineté territoriale et politique : application de la « justice propre », formation en « justice propre » et « auto-gouvernance » [Torres Dávila, 2004]. La réforme municipale de 1986 et surtout la réforme constitutionnelle de 1991 accorderont une reconnaissance juridique et politique nationale au modèle d’« auto-gouvernance » du mouvement de résistance autochtone [3].

Une tradition de résistance

6L’organisation régionale autochtone du Cauca [CRIC] est un acteur central de ce mouvement de résistance depuis les années 1970. Dans les années 1980, les organisations sociales de cette région, affiliées au CRIC, sont à l’origine de décisions sur l’articulation des juridictions et sur la conceptualisation de la « justice propre et l’auto-gouvernance » qui comptent parmi les plus importantes [4]. Tradition de résistance toujours d’actualité puisque récemment une marche de protestation, historique dans le pays, réunissant plus de 50 000 personnes, a été organisée en septembre 2004 contre la réforme constitutionnelle, qui permet au Président de la République de briguer un deuxième mandat, et contre l’accord de libre-échange négocié entre la Colombie et les États-Unis. Cette tradition s’illustre également par la méfiance des organisations représentatives autochtones envers les programmes de développement étrangers. Ils sont présentés comme le véhicule d’un modèle économique néolibéral (productivité, rentabilité, articulation entre les pratiques locales de gouvernance et l’administration publique) étranger à leur modèle d’organisation sociale, politique et juridique qui prône l’autonomie [Wilson, 2002]. Elles déclarent par ce biais affirmer leur « vision du monde », leur « souveraineté » et leur « autorité ancestrale » qui se traduisent par la faculté d’administrer et de produire un droit spécifique dont l’un des objectifs principaux est la protection de la nature et de la propriété collective [encadré 2].

Encadré 2 : Les institutions du modèle d’« auto-gouvernance » Nasa

Le modèle politique, juridique et organisationnel Nasa se construit officiellement autour de la notion de « territoire ancestral » (Nasa Kiwe) qui est présentée comme au fondement de l’harmonie du peuple [Puerta, 2000]. Cette vision du monde s’exprime à travers un « plan de vie », que l’on peut comprendre comme un programme de gouvernement qui s’oppose formellement aux politiques indigénistes étatiques et aux plans opératoires des programmes internationaux de développement.
Le territoire autochtone de Tierradentro se compose de deux régions (Inza et Paez) qui se divisent en plusieurs unités territoriales : les Resguardos. L’organe politique de chaque Resguardo est le Cabildo qui, sous l’« autorité traditionnelle » [6] d’un gouverneur, exerce entre autres le contrôle territorial et la justice [Perafan, 1995]. Aux côtés du gouverneur se trouvent le Capitan et l’Alguacil auxquels s’ajoutent les anciens de la « communauté », les Ish, qui participent également à toutes les réunions dans les Cabildos. Les leaders spirituels de la « communauté » sont les « médecins traditionnels » (The Wala) qui conseillent et proposent des solutions à ceux qui les consultent par la réalisation de rituels. Par ailleurs, il existe quatre autres institutions politiques : le conseil de justice et territoire, le conseil des jeunes, le conseil des femmes et la Guardia indigena. Cette dernière est un corps civil de défense sans armes, qui contrôle le territoire et protège la « communauté » des agressions des groupes armés, notamment du recrutement forcé des jeunes par la violence [Rappaport, 2000].
Les pratiques d’« auto-gouvernance » concernent la résolution des conflits, l’application de la justice autochtone, l’administration du territoire et la prise de décision. Le processus de prise de décision est collectif et consensuel. Il se déroule principalement au sein de deux institutions. La première est la Nasa Wala, grande assemblée communautaire où toutes les décisions concernant la « communauté » dans son ensemble sont prises en commun. La deuxième est le Fogon, lieu central de la vie privée des Nasa où les familles discutent et prennent collectivement les décisions les concernant.

7Les experts internationaux, d’ONG transnationales ou internationales et les coordinateurs de programme de développement sont ainsi confrontés à une forte tradition de résistance et ils n’ont de fait que rarement accès aux instances politiques de gouvernance autochtone. La collaboration entre les acteurs internationaux et la « communauté autochtone » [5] se réalise par la médiation d’associations locales, qui possèdent un statut apparenté à celui des ONG, qui regroupent les « autorités traditionnelles » de différents Cabildos ou leurs représentants. Les rapports établis se révèlent être des alliances temporaires où les organisations de coopération internationales fournissent des ressources économiques et technologiques nécessaires à la gestion administrative et territoriale, mais où les « autorités autochtones » entendent conserver le monopole de la gestion politique de leur territoire.

L’élaboration du programme de développement européen

Les origines des conflits

8Le programme européen de développement rural s’élabore dans un contexte conflictuel qui oppose l’État, l’organisation autochtone régionale et les « communautés locales ». Les conflits ont pour origine les projets étatiques de reconstruction de la région et la position de l’organisation régionale autochtone [CRIC] à leur égard. Dans un contexte de désorganisation des institutions politiques locales en raison du désastre naturel, l’État impose la création de la Corporation Nasa Kiwe pour les gérer. Le CRIC se résout à collaborer et se place ainsi dans une position d’intermédiaire national et international des « autorités traditionnelles » locales. Ces dernières s’opposent alors à la fois à la Corporation, qui représente à leurs yeux une émanation de la politique publique indigéniste de l’État, et au CRIC dont la représentativité et la force politique dans la région, notamment dans la région Paez de Tierradentro, ne sont que relatives. Une crise politique interne éclate au sein du CRIC qui lance alors un processus de résolution des conflits en constituant en 1995 « l’équipe des sept sages autochtones » de la région du Cauca dont la tâche est d’élaborer un plan pour la continuité de la reconstruction de la région de Tierradentro. Ceci permettrait à l’organisation régionale de conserver la gestion des relations avec les organismes internationaux et la communauté internationale. De plus, s’ajoute à ces tensions l’inexpérience de l’État pour le développement des politiques multiculturelles et la gestion des projets lors de catastrophes naturelles que dévoile l’évaluation du programme de reconstruction géré par la Corporation Nasa Kiwe.

Programme européen et ONG locales

9C’est dans ce contexte que de premières rencontres ont lieu en 1995 entre la Délégation de la Commission européenne et l’ONG autochtone Juan Tama alliée à un chercheur de l’université du Cauca et aux élites autochtones d’un Resguardo de la région. Les négociations entamées visent à obtenir des budgets et la gestion d’un programme de développement rural, et ainsi gagner en autonomie par rapport au CRIC [7].

10La Délégation de la Commission européenne exige qu’une co-coordination européenne et colombienne dirige le programme et surtout qu’il soit géré localement par une coordination mixte d’experts internationaux, nationaux et de leaders autochtones locaux. La région Paez de Tierradentro ne possédant pas d’association locale comme l’ONG Juan Tama de l’Inza, ces exigences se traduisent par la création en janvier 1996 d’une nouvelle ONG locale : l’Association de Cabildos autochtone Nasa Xcha Xcha [Encadré 3].

Encadré 3 : Le programme de développement européen

Le programme de développement rural Tierradentro débute en 2001. Il s’agit d’une convention bilatérale entre l’Union européenne et le gouvernement colombien. Il se compose de quatre sous-programmes : développement communautaire, projets productifs (café organique et thé de coca), infrastructure, santé et médecine traditionnelle. L’implantation du programme, par des équipes mixtes de travail, s’opère en collaboration avec les ONG locales autochtones. Elles ne gèrent pas directement les budgets mais se voient attribuer des contrats dans chacun des sous-programmes et sont associées par ce biais aux équipes d’experts. Seuls les projets élaborés par les experts européens ou nationaux, dans le cadre des intérêts de l’Union européenne, sont financés par le programme. Les contrats imposent aux ONG la production de documents, d’études de viabilité et la réalisation d’ateliers de travail (langue autochtone (Nasayuwe), justice, méthodologies de recherche, artisanat, santé et médecine traditionnelle).

11La création ex nihilo de la nouvelle ONG a pour principale conséquence de faire perdre à Juan Tama, initiatrice du projet, le contrôle qu’elle espérait détenir sur la gestion du programme. L’ONG Nasa Xcha Xcha participe aux équipes mixtes de travail, par attribution de contrats, et son implantation géographique, identique à celle de l’infrastructure du programme, renforce ses relations avec les experts nationaux et internationaux [8]. Le programme favorise en fait la circulation de nouveaux capitaux : le pouvoir accordé aux ONG autochtones leur confère une autonomie non seulement politique mais également économique par rapport au mouvement social régional [CRIC] et aux structures politiques locales (Resguardos, Cabildos) et la création de l’ONG Nasa Xcha Xcha fait émerger de nouveaux « leaders » autochtones. Dans le cas de l’équipe mixte de l’École de justice, la plupart sont sans légitimité politique auprès des autorités de la « communauté », mais leurs compétences techniques sont valorisées par le programme. Ils contrebalancent toutefois l’opposition radicale des « anciens » et des « autorités traditionnelles » au programme. Ils accumulent grâce au programme un capital d’expertise sur les « questions autochtones » qui se retraduira ultérieurement par une légitimité politique. Ces nouveaux « leaders » ont donc un intérêt à collaborer avec les experts non-autochtones et font jouer à leur ONG le rôle de « vecteurs de bonne gouvernance ».

12La réaction des leaders de l’ONG Juan Tama – légitimes politiquement – est de disqualifier politiquement la collaboration de cette « nouvelle élite » avec le programme. Par ce biais, ils attaquent les équipes mixtes du programme, comme expression de la « démocratie participative » et du modèle de la « bonne gouvernance », leurs intentions étant d’instaurer une gestion autochtone du programme [9].

La difficile conciliation entre intérêts des autochtones et intérêts du projet de développement

La place marginale de la justice autochtone

13La résistance de Juan Tama aux intentions du programme de développement peut pour partie se comprendre par la « logique du développement » qui, du moins dans le cas présent, a pour objectif l’homogénéisation des pratiques politiques et juridiques (transformation du droit coutumier en droit positif). Intention qui est contraire aux stratégies politico-juridiques des organisations autochtones qui revendiquent la reconnaissance des droits collectifs, de la diversité culturelle et du pluralisme juridique.

14Les négociations entre l’équipe mixte de l’École de justice Tierradentro [encadré 4] (composée de la coordinatrice de la composante « développement communautaire », du directeur de l’École de Justice autochtone et d’experts techniques) et la représentante de la Délégation de la Commission européenne à Bogota en août 2003 pour la poursuite du financement de l’École permet de saisir les attentes contradictoires des parties en présence : du côté autochtone, la priorité est le renforcement des droits culturels ; pour la Délégation, la priorité est la protection des droits politiques et civiles individuels et la lutte contre l’impunité, qui sont vues comme la condition préalable à la construction d’un État multiculturel.

15Les négociations pour la poursuite du financement sont dues pour une part aux résistances des institutions politiques locales de Tierradentro et aux problèmes que posent les pratiques de la justice autochtone aux autorités étatiques : c’est notamment le cas du cepo (peine où le détenu est suspendu par les pieds de 10 à 20 minutes), du fuete (peine de 40 à 50 coups de fouet) et des peines de prison supérieures à 60 ans (la peine maximale en Colombie étant de 40 ans) [Suéscun, 2001]. Ces pratiques ne sont pas sans embarrasser les institutions internationales, notamment l’Union européenne, quand elles financent des espaces de formation pour le renforcement de ces juridictions.

16Lors de la réunion, la coordinatrice de la composante « développement communautaire » justifie auprès de la Déléguée européenne la demande de poursuite du financement par rapport au débat actuel sur l’articulation entre les juridictions nationale et autochtone. Tout en mobilisant le registre langagier de l’Union européenne, elle défend explicitement la position autochtone : l’articulation entre les juridictions n’est ni un problème de techniques juridiques, ni un problème de justice spéciale (justice de paix et justice autochtone [10]), mais un projet politique « d’auto-gouvernance ».

17

Il existe sept expériences d’Écoles de justice en Colombie. Un des principes partagés par toutes les Écoles est le principe créé par les autorités traditionnelles sur la prohibition de la « positivisation » des pratiques de justice propre et donc l’importance de l’oralité dans le droit et la gouvernance propre. Dans ce contexte, les rapports, les relations et les interactions entre les différents systèmes de justice deviennent très difficiles […] Il est donc nécessaire de trouver des espaces de réflexion pour la question de l’articulation des juridictions, dans le cadre du sujet de la gouvernance et la « bonne gouvernance » et pas seulement comme un sujet de « technique juridique ». Pour cette raison, nous voulons savoir dans quelle mesure la Délégation européenne peut travailler sur cette proposition.

18Les positions de la coordinatrice de la composante se comprennent car elle est anthropologue indigéniste (non-autochtone, mariée à un autochtone de Tierradentro), mais surtout car elle est militante du CRIC et défend ses positions au sein du programme : pendant plus de 15 ans, elle fut conseillère technique du CRIC au sein de l’École de Justice de la zone Nord du Cauca où elle a travaillé avec l’un des juristes non-autochtones les plus importants du Cauca. Sa défense des positions officielles des organisations autochtones illustre que les oppositions que suscitent localement le programme et sa gestion par des équipes mixtes reposent plus sur les questions de son contrôle politique que sur des divergences dans les prises de position des différents acteurs.

19Pour la Déléguée européenne [11], l’École de justice pourrait être financée si elle s’inscrit dans le cadre d’un « méga-projet » en justice et en « bonne gouvernance », d’un budget de plus de 13 millions d’euros, en collaboration avec le Conseil Supérieur de la Magistrature et l’Organisation Nationale Indigène de Colombie [ONIC]. Elle explique que le projet a pour objectif « le “renforcement de la justice” et la réduction de l’impunité en Colombie, [c’est-à-dire] à améliorer l’efficacité du système pénal et l’efficacité des droits des citoyens ». Il a été élaboré par les experts européens par des consultations préalables de juges, de procureurs, etc. Concernant la justice autochtone, des rencontres ont été organisées avec l’Organisation Nationale Indigène [ONIC] après l’élaboration du projet. Ceci témoigne de la place marginale accordée à la justice autochtone qui est plutôt considérée comme un mécanisme alternatif de résolution des conflits que comme un modèle autonome de gouvernance et de justice. Il en va de même concernant l’ordre des priorités du « méga-projet » en justice. Le premier objectif est de garantir la formation des opérateurs juridiques (magistrats, juges, etc.) pour le renforcement de la défense publique, des droits de l’homme et de la « bonne gouvernance ». Le deuxième vise à soutenir un projet de développement des audiences virtuelles (CENDOF). Enfin, le dernier objectif, explique la Déléguée, concerne « les citoyens et l’accès à la justice » dans lequel on trouve « les juges de paix et la juridiction spéciale autochtone dans le cadre de la “bonne gouvernance”. La juridiction spéciale autochtone relève des accords entre la Banque Interaméricaine et l’Organisation Nationale Indigène de Colombie » [12]. L’Union européenne se chargera uniquement de financer la production de « documents didactiques » sur le « droit propre et la gouvernance propre » pour former des juges de la République et soutenir les Écoles de justice autochtone. C’est dans ce dernier objectif que celle de Tierradentro pourrait trouver sa place.

20Lors de cette réunion, les deux leaders autochtones de l’équipe mixte, dont l’un est gouverneur d’un Resguardo et directeur de l’École de justice, et l’autre membre de l’ONG Nasa Xcha Xcha, sont restés silencieux. Ceci peut s’expliquer par leur manque de compétences légitimes pour ces discussions techniques, mais ces réunions sont également étrangères à leur mode de fonctionnement communautaire. Ils sont en effet mandatés en tant qu’observateurs par les organisations de la « communauté » pour qu’elles puissent, par la suite, élaborer collectivement une stratégie politique.

Des logiques contradictoires

21Mais l’une des conséquences de ce non-engagement, de ce manque de coopération des autochtones, qui peut également prendre la forme d’une absence aux réunions de co-élaboration des projets, est que les programmes de développement sont perçus après-coup comme des projets imposés aux « communautés », comme en témoigne les propos d’un expert social autochtone de l’ONG Nasa Xcha Xcha[13] :

22

Depuis que je travaille dans cette composante, j’ai vu comment plusieurs activités se font sans la légitimation de la communauté. En général, il s’agit des propositions des experts du programme ou de personnes externes à la communauté. En général, il s’agit d’initiatives imposées. Je travaille depuis plusieurs années dans des programmes de développement, et c’est toujours à peu près la même chose, des critères externes sur le développement dans le cadre d’un modèle du développement, sans compter sur les communautés. Les dynamiques institutionnelles sont très différentes des dynamiques collectives.

23L’articulation des deux dynamiques est présentée, par tous les acteurs qui ont un intérêt aux « questions autochtones » (membres de ONG autochtones et membres du programme), comme une opposition entre deux rationalités : d’un côté une conception que l’on pourrait qualifier de bureaucratique et de l’autre une conception imprégnée des traditions autochtones, comme l’explique le même expert :

24

L’utilisation des rituels dans les réunions de négociation, définition et pendant toute la phase de planning montre l’opposition entre les différentes conceptions de la « gouvernance » […] De la même façon, il y a une forte influence des travaux de médecine traditionnelle dans le cadre des activités du programme de développement […] puisque les Nasa vont chez les The Wala pour se libérer des mauvaises énergies. Au moment de la définition du plan d’opération avec la présence de la Délégation européenne, ce n’était pas facile d’articuler la logique du développement avec les mythes et les croyances Nasa.

25Le respect de l’avis, des temps et des logiques communautaires de consultation des autorités locales Nasa est également présenté comme entrant en conflit avec la logique et les temps institutionnels des urgences des plans opératoires de la coopération internationale [14], comme l’explique un expert colombien du programme européen [15] :

26

Quand on travaille dans le programme de formation, la sensation que l’on a est que la logique du développement va d’un coté et les dynamiques de la communauté de l’autre. La logique du développement avec l’implantation des politiques, la construction de l’infrastructure, les experts, la hiérarchie administrative et verticale, les initiatives et les sous-projets des experts […] les dynamiques de la communauté sont très différentes […] la temporalité, les mécanismes de participation, les structures politiques locales et régionales, les plans de vie, la justice propre […] par rapport aux plans opératoires […] Quand on discute avec la communauté, on sait que le peuple Nasa n’a pas confiance dans le programme et ne l’aura jamais. En effet, aucun projet du programme est légitime pour les autorités traditionnelles. Ni le conseil des femmes, ni le sous-programme de santé traditionnelle, ni l’École de Justice […] même s’il s’agit d’un discours vide, sans arguments, qui se construit autour de l’idée du vol culturel et de la discrimination raciale.

Les résistances à l’implantation du programme

Une opposition stratégique

27Si les oppositions entre les deux dynamiques, comme les intentions d’homogénéisation des juridictions, peuvent expliquer les résistances des représentants de l’ONG Juan Tama à l’implantation du programme, l’on se tromperait néanmoins si l’on les interprétait uniquement comme relevant d’opposition pour les raisons culturelles esquissées, même si c’est cette dimension qui est mise en avant dans les discours. Si dans une optique culturaliste, les différentes stratégies apparaissent comme une forme de résistance culturelle, elles s’expliquent également, et plus prosaïquement, par des raisons politiques et économiques, par des enjeux de pouvoir ; autrement dit, par la perte du contrôle de la gestion du projet et des financements du bailleur de fonds européen.

28C’est ainsi que l’on peut comprendre le fait que les leaders locaux de l’ONG Juan Tama ne s’opposent pas catégoriquement au programme européen sous prétexte qu’il incarnerait un modèle « occidental », néolibéral, ou le modèle de la « bonne gouvernance », mais qu’ils développent une opposition stratégique : lorsqu’ils sont en présence des Délégués européens, ils défendent le programme pour maintenir les financements de projets locaux et, en même temps, le délégitiment localement pour en récupérer la gestion. Ainsi, déploient-ils des stratégies de freinage à son implantation : ils ne s’engagent pas, sont absents aux réunions ou en organisent de concurrentes avec les « autorités traditionnelles », etc. Mais, quand le programme touche à sa fin, ils se mettent à collaborer avec les experts nationaux et internationaux pour assurer le transfert de compétences et récupérer l’infrastructure (bâtiments, véhicules, matériel informatique, etc.). On ne peut cependant interpréter ces stratégies comme cyniques ou comme relevant d’un froid calcul pour défendre des intérêts personnels. Il s’agit au contraire de formes relativement classiques de stratégies politiques, que l’on peut observer dans maints univers, et qui se justifient par la défense d’intérêts collectifs.

Deux projets concurrents

29Ces stratégies de résistance sont très explicites, car plus radicales, dans le cas de l’École de justice en raison de l’éventuelle poursuite de son financement par l’Union européenne. L’ONG Juan Tama, qui ne participe pas à l’École de Tierradentro, élabore très rapidement un projet concurrent et parallèle, soutenu par les « autorités traditionnelles » : l’École de justice du Resguardo de Calderas [Encadré 4].

Encadré 4 : Deux Écoles de justice concurrentes

Les écoles de justice sont des espaces de formation des leaders politiques autochtones qui défendent le droit des Cabildos à contrôler et organiser la vie sociale et politique des Resguardos et à résister aux politiques externes.
L’École de justice Tierradentro est le sous-projet phare du « Centre de recherches propres » de la composante « développement communautaire » du programme européen. Ses trois axes de travail sont : la réflexion sur le « droit propre », la construction des « espaces d’inter-culturalité » dans le territoire Nasa et l’articulation avec le droit « occidental » à travers l’élaboration de stratégies de résistance et de concertation. Selon, la coordinatrice de la composante, l’École est à la fois un projet académique et un projet politique pour construire un espace de formation et de consolidation de la « justice propre » et de l’« auto-gouvernance » [Consejo de Autoridad y Territorio, 2003, p. 4]. L’École de justice entend ainsi contribuer à l’élaboration du « plan de vie » de Tierradentro. L’École est itinérante et couvre les 24 « Resguardos » de la région. Les séminaires, d’une durée de trois jours, ont lieu chaque mois dans chacun des Resguardos. En quatre années d’activité, elle a été fréquentée par près de 300 étudiants (gouverneurs, ex-gouverneurs, anciens, membres des conseils de justice, etc.).
L’École de justice du Resguardo de Calderas est un projet concurrent qui apparaît dans le Resguardo de Tierradentro le plus structuré politiquement. L’argument avancé, pour se distinguer de l’École de justice Tierradentro du programme européen, est le renforcement d’une initiative locale « autogérée ».
Le leader local, à l’initiative du projet, est un autochtone âgé de 33 ans, frère du sénateur autochtone de la République à l’Assemblée nationale. Sa famille possède un pouvoir politique très important lors des prises de décisions dans la « communauté ». Il est également étudiant en droit dans une université privée nationale où il a établi une alliance avec l’un des chercheurs dont les activités en Europe permettent aux leaders locaux d’avoir accès aux réseaux européens. Ce jeune leader aspire à devenir Sénateur comme son frère. Grâce au projet d’École, il espère occuper une position privilégiée à la fois dans le champ du pouvoir local et régional, et acquérir une légitimité académique face aux autorités universitaires. Ce projet permettrait également à sa famille (celle du sénateur) d’occuper une position dominante dans le débat national sur l’éducation interculturelle et l’articulation des juridictions. Sa sœur, qui a fait des études en sciences politiques dans la même université privée, dirige également un projet de culture de thé de feuilles de coca – Nasa Esh –, qui a rendu célèbre les Nasa au niveau national et international. Ce projet implique une réflexion théorique sur le droit « propre », l’« auto-gouvernance » et l’articulation des juridictions pour construire un discours juridique de protection de la culture de coca et explique l’intérêt du contrôle d’une École de justice.
Ainsi, le projet concurrent représente une stratégie politique de l’élite autochtone du Resguardo de Calderas, dont le gouverneur est par ailleurs en même temps le coordinateur de l’École de justice Tierradentro, pour conquérir une position privilégiée dans l’espace politique sur les « questions autochtones ».

30L’âpreté de la lutte de concurrence pour le monopole de l’École de justice s’explique par son inscription dans deux processus d’importance nationale et internationale. Le premier, déjà évoqué, concerne la production de la législation d’articulation entre les juridictions nationale et autochtone. Articulation dont l’enjeu est avant tout politique puisqu’il implique une transformation de l’État colombien en État multiculturel [16]. C’est dans ce cadre que le deuxième processus : la reconnaissance de l’Université Régionale Autochtone du Cauca, créée en décembre 2003, prend toute son importance. Il s’agit pour les « autorités traditionnelles » de faire reconnaître, en nouant des alliances avec des universités nationales, le premier modèle d’éducation autochtone pour permettre le développement de l’éducation interculturelle en Colombie. Dans la reconnaissance de ce modèle, les formations en droit occupent une place prépondérante. Elles représentent en effet des centres de production, d’exportation et d’importation des idées, des univers de légitimation des juristes, et les agents [17] qui détiennent le monopole de la production du droit possèdent celui des usages et des dynamiques d’import-export des technologies juridiques [Dezalay, Garth, 2002].

31Pour les Écoles de justice, l’enjeu est donc d’une part d’intégrer l’université autochtone, ce qui les dote d’une légitimité face à l’Éducation nationale, aux opérateurs juridiques et surtout face aux bailleurs de fond, et, d’autre part, de nouer des partenariats avec des universités nationales pour légitimer leur projet académique. Dans ce double processus, l’École de justice Tierradentro du programme européen est mieux positionnée que celle du Resguardo de Calderas puisqu’elle est intégrée à l’université autochtone, a établi un partenariat avec une université de Bogota et qu’elle est financée dans le cadre du programme.

32Pendant un an, les deux projets concurrents coexistent dans un mouvement d’exacerbation de la concurrence. La nouvelle École de justice tient des ateliers de formation, notamment en mobilisant des étudiants, jusqu’à ce qu’elle signe une convention avec la même université que l’École de justice Tierradentro qui renforce ses soutiens académiques et financiers. Mais lorsque la poursuite du financement de l’École de justice Tierradentro par l’Union européenne se précise, les défenseurs du projet alternatif, jouant de leur pouvoir politique, entreprennent une action radicale en montant la « communauté » contre l’équipe mixte. Un procès « traditionnel » lui est alors intenté en août 2004 où elle se voit accusée de « vol culturel ». Il est par exemple reproché aux experts d’utiliser le produit des ateliers pour publier des livres et des articles à titre personnel. Le procès se solde par une demande de démission de la coordinatrice de la composante « développement communautaire » et de l’équipe mixte et par une obligation, pour les non-autochtones, à quitter le territoire. Mais loin de l’emporter, l’École concurrente se voit également sanctionnée et obligée d’interrompre ses activités – sous prétexte de manque de compétences – dans la mesure où elle collabore, comme l’École de Tierradentro, avec des experts nationaux et internationaux non-autochtones.

33Le procès et ses conséquences se révèlent être une stratégie des « autorités traditionnelles » pour bloquer toute dynamique d’import-export et circulation de l’information sur la théorisation du « droit propre ». En ce sens, le procès est une entreprise de délégitimation des « passeurs » entre les univers autochtones et nationaux, c’est-à-dire des experts non-autochtones. Les « autorités traditionnelles » de la « communauté » s’inscrivent ainsi dans une logique radicale, observable dans toute l’Amérique latine, d’indigénisation des « questions autochtones ». Selon leurs termes, il s’agit d’empêcher « les Blancs » ou « l’Occident » d’entrer sur le territoire et d’éviter de collaborer avec des experts dans les programmes de développement. Cette stratégie de radicalisation se fonde donc discursivement sur l’affirmation d’une différence de nature entre autochtones et non-autochtones, qui fait que seuls les premiers sont légitimes pour défendre les intérêts des « communautés ». Mais elle peut se comprendre par la moindre dépendance des « autorités traditionnelles » à l’égard des experts pour traiter les questions qui les concernent. Leur insertion, même dominée, et leur autonomie relative dans le champ du pouvoir, permise dans un premier temps par la collaboration avec les experts, leur donne accès aux ressources nationales ou internationales pour défendre leur cause sans besoin d’intermédiaires. Cette radicalisation, illustrant au passage les limites des pratiques qui s’inspirent du modèle de la « bonne gouvernance », qui durcit l’opposition culturelle, est à prendre pour ce qu’elle est : une stratégie de pouvoir, et, sociologiquement, elle invite à ne pas confondre les causes et les justifications, aussi légitimes qu’elles puissent paraître.

Notes

  • [*]
    Sociologue, Université Javeriana de Bogota (Colombie), Centre de sociologie européenne CNRS/EHESS, santamariaangela@yahoo.com.
  • [**]
    Sociologue, Laboratoire de sciences sociales ENS/EHESS, Xavier.Zunigo@ens.fr.
  • [1]
    Si nous ne développons pas ce point, il est nécessaire de signaler la présence d’acteurs du conflit armé colombien (Farc, paramilitaires, soldats paysans, forces armées régulières) dans la région qui est classée en zone rouge par l’État. De plus, elle est une zone de production légale de coca pour un usage culturel, dont les narcotrafiquants cherchent à tirer profit. Ceci implique tout un ensemble de négociations préalables pour implanter un programme de développement.
  • [2]
    L’enquête ethnographique se base sur l’observation d’ateliers de travail sur la « justice interculturelle », d’ateliers du Comité académique de la formation en droit, d’ateliers de travail avec les « autorités traditionnelles », les juges autochtones et les experts (nationaux et internationaux) du programme de développement rural Tierradentro, et sur des entretiens avec les différents acteurs. De nombreux obstacles compliquent cependant le travail d’enquête. En effet, le seul moyen de pénétrer sur ce terrain, pour des raisons de sécurité, est d’incorporer une des équipes mixtes du programme européen comme expert (Angela Santamaria a ainsi été expert technique en justice d’une équipe mixte), ce qui implique un positionnement dans les rapports de force entre les différents acteurs. Par ailleurs, nous tenons à remercier Bastien Bosa et Éric Wittersheim pour leurs lectures et critiques.
  • [3]
    La réforme municipale permet l’élection des maires et des gouverneurs locaux et impose la consultation des citoyens. La Constitution politique colombienne de 1991, qui compte parmi les plus progressistes, consacre le principe de la diversité ethnique et culturelle au détriment de l’État mono-culturel (art. 1 et 7). Elle protège juridiquement les ressources culturelles de la nation (art. 8), le droit à l’autodétermination des peuples (art. 9), l’officialité des langues des groupes ethniques (art. 10), le respect de l’éducation interculturelle (art. 68) et la reconnaissance de l’égalité et de la dignité de toutes les cultures qui sont considérées comme le patrimoine de la Nation (art. 70 et 72). La juridiction autochtone est autonome et possède comme seule limitation formelle quatre minimums juridiques établis par la Cour constitutionnelle colombienne en 1991 et par les traités des droits de l’homme : le droit à la vie, le droit à l’intégrité du corps, la prohibition de l’esclavage, et le droit à un procès juste [Sánchez, 2001].
  • [4]
    Trois déclarations ont été produites à cette époque : la déclaration du territoire de paix de la Maria, la déclaration de Vitonco et la Résolution de Jambalo. Elles représentent trois exemples de production locale de technologies juridiques pour le contrôle du territoire et de prises de position par rapport au conflit armé dans le cadre du modèle de l’« auto-gouvernance ». De même, des tribunaux autochtones ont été constitués pour juger les violations des droits des peuples autochtones, des droits de l’homme et du droit international humanitaire.
  • [5]
    Tierradentro est une région multiculturelle composée de paysans, de populations afro-colombiennes, d’autochtones, de « mulatos », etc. Ces populations sont considérées par l’État comme des collectivités auxquelles sont associés différents droits collectifs. La reconnaissance de l’appartenance à un des différents « groupes » est ainsi un enjeu de lutte. C’est en ce sens que le « peuple Nasa » n’est en aucun cas une entité culturelle ou un tout indifférencié et les revendications des organisations sociales autochtones ont pour fonction, entre autres, de faire exister dans la réalité le « groupe autochtone ». Ce n’est que par commodité que nous utilisons dans le texte le terme de « communauté ».
  • [6]
    Notion reconnue par la constitution de 1991 et forgée pour distinguer les autorités étatiques des autorités des territoires autochtones.
  • [7]
    Si nous nous focalisons sur les stratégies des organisations autochtones, il est évident que le programme européen est également une stratégie de l’Union européenne pour s’implanter dans la région.
  • [8]
    L’infrastructure du programme s’installe dans la région Paez, moins retirée que l’Inza, où se trouvent le centre administratif de Tierradentro et des voies de communication.
  • [9]
    Les attaques des leaders de l’ONG Juan Tama ne visent pas la « nouvelle élite » en tant que telle, mais sa collaboration avec le programme. Elle se verra ainsi incorporée aux « équipes communautaires » des nouveaux projets de développement quand le programme européen s’achèvera.
  • [10]
    La justice de paix est une forme de résolution alternative et pré-juridique des conflits. Elle est administrée par des juges communautaires qui n’ont pas de formation juridique et de compétences juridictionnelles mais qui sont reconnus par leur communauté. Leurs décisions sont considérées comme des accords ou des conventions civiles. La justice autochtone est une vraie juridiction qui, si elle ne possède pas de compétence nationale, produit des décisions juridiques. Les juges autochtones sont des autorités traditionnelles de leur communauté, mais n’ont pas de formation dans des institutions reconnues par l’État.
  • [11]
    Juriste, âgée de 37 ans, de double nationalité colombienne-italienne, qui a fait ses études de troisième cycle en Italie en droit international. Elle a été recrutée comme Directrice du programme de réforme de la justice en Colombie. La question de la justice autochtone n’est cependant ni son domaine de compétence ni particulièrement un intérêt pour elle.
  • [12]
    Deux « méga-projets » en justice coexistent en Colombie : celui de l’Union européenne pour le renforcement de la justice, la lutte contre l’impunité et la garantie du respect des droits de l’homme selon les principes de la bonne gouvernance, et celui de la Banque Interaméricaine de Développement, en collaboration avec le Conseil de la magistrature et l’ONIC, pour le renforcement de la justice pénale et du système d’accusation, inspiré du modèle anglo-saxon. Indépendamment des fondements politiques différents des deux modèles, l’objectif est dans les deux cas l’homogénéisation des pratiques de justice des 86 communautés autochtones du pays. Une coordination au niveau formel existe entre les deux « méga-projets » pour rentabiliser les financements et éviter les cofinancements de projets, ce qui n’empêche cependant pas une compétition entre les organisations sociales pour l’accès aux ressources financières.
  • [13]
    Cet expert social, âgé de 34 ans, est un autochtone originaire du Cauca, anthropologue de formation, extérieur aux enjeux politiques locaux de Tierradentro. Il a travaillé auparavant dans trois projets de développement régionaux au Sud de la Colombie. Il ne défend pas l’indigénisme dans la mesure où, explique-t-il : « Il s’agit d’une défense myope et sans critique des indigènes, ce qui empêche le développement des dynamiques » dans les programmes de développement.
  • [14]
    L’organisation politique Nasa est présentée comme une forme alternative de « démocratie participative » : « Nous nous réunissons à 2 s’il faut faire un “tull” (culture traditionnelle), à 10 si nous allons ramasser la récolte, à 1000 s’il faut arranger la route, à 18 000 s’il faut prendre des décisions concernant le futur et tous s’il faut défendre la justice, la joie, la liberté et l’autonomie » (communiqué lors de la marche de protestation de septembre 2004). Cette gestion à dominante collective des projets de la communauté n’est pas sans poser de problèmes dans la logique des projets de développement.
  • [15]
    Cet expert, non-autochtone, originaire de Tierradentro, âgé de 35 ans, est un économiste formé à l’université publique du Cauca. Il travaillait auparavant dans la formation continue pour le secteur privé. Il a été recruté par le programme pour sa formation d’économiste et son expérience dans la formation, bien que ne possédant pas de compétences en matière de « questions autochtones ».
  • [16]
    État multiculturel, non pas au sens de brassage culturel mais d’existence d’entités autonomes politiquement et juridiquement au sein d’un même État.
  • [17]
    Enseignants et chercheurs, qui sont également juges ou magistrats, et députés, sénateurs ou fonctionnaires publiques autochtones.
Français

Résumé

L’implantation d’un programme européen de développement rural dans le Cauca colombien génère un ensemble de conflits et de résistances de membres de la « communauté autochtone » de la région. La coordination mixte du programme entre experts internationaux, nationaux et autochtones et la création d’une nouvelle ONG locale imposées par la Délégation de la Commission européenne en Colombie, promotrice des principes de la « bonne gouvernance », a pour effet de bouleverser les relations de pouvoir établies et de faire perdre à une ONG locale, légitime pour les « autorités traditionnelles », le contrôle du programme. Les enjeux locaux, nationaux et internationaux de l’implantation du programme sont particulièrement explicites dans le cas des Écoles de justice en raison de leur position privilégiée dans le processus d’élaboration de la législation d’articulation entre juridiction nationale et autochtone. Les luttes pour leur contrôle permettent de saisir que l’opposition au modèle de la « bonne gouvernance », si elles prennent les formes d’une résistance culturelle, recouvrent également des stratégies de pouvoir pour le monopole de la gestion locale du programme de développement.

Mots-clés

  • développement
  • agences de coopération internationale
  • ONG autochtone
  • bonne gouvernance
  • auto-gouvernance
  • justice autochtone
  • État multiculturel
  • résistance
  • stratégie

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Angela Santamaria [*]
  • [*]
    Sociologue, Université Javeriana de Bogota (Colombie), Centre de sociologie européenne CNRS/EHESS, santamariaangela@yahoo.com.
Xavier Zunigo [**]
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/autr.035.0057
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