CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis une quinzaine d’années, on assiste à une participation croissante des ONG à la mise en place de politiques publiques d’habitat urbain en Amérique latine, et plus spécifiquement dans les pays de la communauté andine. Dans la pratique, de nouveaux modes d’intervention sur la ville sont apparus, faisant appel à une multiplicité d’acteurs d’origines diverses, dont notamment les ONG, pour répondre aux problèmes sociaux délaissés par une action publique paralysée par l’ajustement structurel. Ces pratiques ont été récupérées et progressivement institutionnalisées par les grands bailleurs internationaux, notamment à travers les campagnes mondiales de la CNUEH [1] et de la Banque Mondiale [2] et, plus précisément, au sein de nouvelles politiques du logement financées par la BID [3] dans la région andine. Ceci sous la forme d’une solution unique et applicable en tout lieu appelée « bonne gouvernance », dont les principes de base sont la privatisation, la décentralisation et la participation de la « société civile ». Ces nouvelles politiques modifient le rôle de l’État qui devient « facilitateur » et laissent la résolution du problème du logement entre les mains du secteur privé et des ONG, assimilées à ce dernier. Elles sont mises en place dans l’ensemble des pays de la Communauté Andine des Nations (CAN), ainsi que dans de nombreux pays d’Amérique latine et des Caraïbes. Dans trois des cinq pays formant la CAN : l’Équateur, le Pérou et la Colombie, ces programmes sont directement conçus et financés par la BID. Cette dernière est également à l’origine de la politique vénézuélienne actuelle et finance le programme de développement urbain de la ville de La Paz, appliquant invariablement les principes de la bonne gouvernance.

2Les ONG étant des acteurs ambigus, n’appartenant ni à la sphère publique ni au secteur privé mais empruntant des caractéristiques à chacun de ces deux domaines – c’est pourquoi on les regroupe parfois sous le terme « tiers-secteur » –, on peut s’interroger sur les enjeux réels de leur institutionnalisation au sein de programmes sociaux, dans un contexte néo-libéral de privatisation croissante de l’action publique. Derrière l’argument d’apporter une forme de réponse à la nouvelle donne politique et économique, permettant de dépasser l’opposition public/privé et de refonder les rapports entre l’État et la société, celle-ci peut-elle être vue comme un mécanisme d’approfondissement de la logique néo-libérale ?

3Cet article a pour but d’analyser les enjeux du recours aux ONG dans la mise en place de politiques sociales en étudiant leur rôle au sein des programmes d’habitat développés en Équateur depuis 1998 et au Venezuela depuis l’année 2000. Au préalable il est nécessaire de rappeler ce qu’est une ONG et d’expliquer comment les organisations internationales promeuvent l’intervention de ce type d’acteur à travers leur discours sur la bonne gouvernance.

Le contexte de la bonne gouvernance et la promotion des ONG

4La notion de gouvernance a donné lieu à de nombreuses études et débats depuis une dizaine d’années [4]. Celle-ci pose le problème d’être à la fois descriptive des changements dans les modes d’organisation et d’exercice du pouvoir, et prescriptive de ces mêmes changements, affirmant qu’ils constituent le meilleur moyen pour dépasser la crise d’où ils sont issus. En effet, « elle part d’une analyse de la crise de la gouvernabilité pour affirmer que des solutions sont en train de se dégager et qu’elles constituent la meilleure réponse possible au problème actuel » [Pagden, 1998, p. 9]. La réactivation de ce concept ancien – signifiant à l’origine « l’exercice de l’autorité, du contrôle, de la gestion, du pouvoir de gouverner » [Osmont, 1998, p. 20] – est issue de la crise traversée depuis la fin des années 1970 par l’État-Providence, l’efficacité de l’action publique et la démocratie représentative. Celle-ci est attribuée à l’évolution des sociétés de plus en plus complexes et diversifiées, qui forment une pluralité d’intérêts que les gouvernements nationaux ne parviennent plus à concilier pour tendre vers le bien commun et l’intérêt général. Par ailleurs, le double processus de mondialisation et de décentralisation contribue à discréditer l’échelle nationale comme échelle pertinente d’intervention pour l’action publique. La gouvernance rassemble donc l’ensemble de ces phénomènes, ainsi que leurs conséquences directes, à savoir la multiplication des acteurs participant à la gestion des politiques sociales, le brouillage des frontières existantes entre secteurs public et privé, et la privatisation croissante des services publics. Elle se caractérise par la promotion d’un État minimal, la recherche de l’efficience dans la gestion des sociétés et « privilégie des mécanismes qui n’ont pas besoin, pour fonctionner, de l’autorité et de la puissance publique » [Stoker, 1998, p. 19]. Enfin, la gouvernance consiste à remplacer des structures de pouvoir hiérarchisées par des processus horizontaux d’interactions entre les différents secteurs, dans la définition de l’action publique.

Le discours sur la bonne gouvernance

5Au niveau mondial, un discours sur la bonne gouvernance est adopté et promu depuis une dizaine d’années par l’ensemble des grands organismes internationaux comme la solution aux problèmes politiques, économiques et sociaux des pays en développement. Le document de politique générale du PNUD intitulé La gouvernance en faveur du développement humain durable explique parfaitement la posture théorique adoptée par l’ensemble des institutions internationales. Ce texte définit la gouvernance comme « l’exercice de l’autorité politique, économique et administrative dans le cadre de la gestion des affaires d’un pays à tous les niveaux. La gouvernance est une notion objective qui comprend les mécanismes, les processus, les relations et les institutions complexes au moyen desquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits et assument leurs obligations et auxquels ils s’adressent afin de régler leurs différends » et précise que la bonne gouvernance « alloue et gère les ressources de façon à résoudre les problèmes collectifs ; elle se caractérise par la participation, la transparence, la responsabilité, la primauté du droit, l’efficacité et l’équité » [PNUD, 1997, p. 40]. Dans ce contexte, le PNUD définit cinq domaines d’action prioritaires pour les programmes portant sur la gouvernance : les institutions gouvernementales, la gestion publique et la gestion du secteur privé, la décentralisation et l’appui à la gouvernance locale, les organisations de la société civile et la gouvernance dans des circonstances spéciales. Pour résumer, comme nous l’avons évoqué en introduction, la bonne gouvernance prescrite par les grands bailleurs internationaux comporte trois grands axes : la privatisation – c’est-à-dire une nouvelle répartition des rôles entre l’État et le secteur privé –, la décentralisation et la participation. Ce dernier terme fait référence d’une part à l’intervention des ONG dans les programmes sociaux et d’autre part à la participation dite « populaire » – c’est-à-dire la participation des bénéficiaires des programmes mis en place à l’exécution de ceux-ci – que les ONG ont souvent pour rôle d’organiser. Ces intervenants – ONG et bénéficiaires – sont regroupés sous le terme « société civile ».

6Dans le domaine plus précis de la gestion urbaine et de l’habitat, la CNUEH, dès la conférence d’Istanbul en 1996, a exposé les priorités et les stratégies à adopter en matière d’habitat en précisant que « Bien qu’Habitat II soit une conférence d’États et que les gouvernements puissent faire beaucoup pour aider les communautés locales à résoudre leurs problèmes, c’est surtout l’action menée au niveau local dans les secteurs publics et privés et au sein des organismes à but non lucratif qui sera déterminante dans le succès ou l’échec des efforts visant à améliorer la situation des établissement humains. » [Habitat, 1996, art. 56] Depuis 1999, la CNUEH développe une campagne mondiale sur la gouvernance urbaine promouvant une gestion tripartite des problèmes urbains présentée comme une conciliation des priorités des autorités publiques, du secteur privé et de la société civile [Habitat, 2003].

7Dans ce contexte, les ONG représentent un acteur clé placé – dans le discours des organisations internationales – au même niveau que l’État et le secteur privé pour mettre en place des programmes de développement, particulièrement dans le domaine de l’habitat et de la gestion urbaine.

8Avant de s’interroger sur les enjeux de ce recours systématique au tiers-secteur pour la résolution des problèmes sociaux, il est nécessaire de définir les ONG et d’analyser les arguments avancés par les organisations internationales pour promouvoir leur participation.

Les ONG, leurs atouts, leurs limites

9Le terme ONG trouve son origine dans la terminologie du système des Nations Unies, qui définit les associations par ce qu’elles ne sont pas, par opposition au caractère intergouvernemental de ce système. Il est très difficile de définir exactement ce qu’est une ONG car ce terme regroupe des entités très diverses, et recouvre des réalités différentes selon les pays. Le terme lui-même énonce ce qu’elles ne sont pas, et peut donc s’appliquer à tout type d’associations ou groupements [5]. On peut toutefois distinguer quelques caractéristiques communes à la plupart des ONG, quelle que soit leur origine ou leur activité : premièrement elles sont issues de la société civile et ont donc un statut privé ; deuxièmement elles poursuivent un but non lucratif, c’est-à-dire qu’elles ne cherchent pas à obtenir de profits économiques pour elles-mêmes ni l’enrichissement personnel de leurs membres ; enfin, les ONG ont souvent un caractère international dans leur composition ou leurs activités. Dans la mise en place de politiques publiques d’habitat, on retrouve essentiellement des ONG de développement, qui sont souvent originaires du pays dans lequel elles interviennent même si ce n’est pas toujours le cas. Le terme développement est utilisé pour les différencier des ONG dites « humanitaires » qui agissent dans un contexte d’urgence et sont le plus souvent basées dans les pays du Nord. Leur logique d’intervention est donc sensiblement différente de celle des ONG de développement qui sont définies comme « des organisations privées à but non lucratif, officiellement déclarées, qui se consacrent à la conception, l’étude et/ou l’exécution de programmes et de projets de développement favorisant les secteurs populaires et avec la participation directe de ces derniers. Elles reçoivent pour cela le soutien (financier, technique, moral) d’ONG de coopération au développement des pays industrialisés » [Delhom, 1990, p. 39]. Aujourd’hui la majorité des ONG se définissent elles-mêmes comme des acteurs autonomes au même titre que l’État, l’Église, les syndicats, les partis politiques et les organisations populaires. Avec la multiplication de leur nombre, les termes pour désigner ce phénomène évoluent et foisonnent. Ainsi, la Banque Mondiale les inclut aujourd’hui dans le concept plus large de « Civil Society Organisations » (CSO) tandis qu’en France, le terme « Association de Solidarité Internationale » (ASI) est plus fréquemment utilisé.

10Il est difficile d’évaluer leur nombre car les études les recensant sont rares. La Banque Mondiale estime que le nombre total d’ONG internationales est passé de 6 000 en 1990 à 26 000 en 1999 et qu’aujourd’hui plus de 15 % du total de l’aide au développement est canalisé par des ONG [6]. Par ailleurs, une étude de l’université John Hopkins affirme qu’en Amérique latine en 1995, les organisations à but non-lucratif regroupaient environ 3 % du total des emplois non agricoles [Salamon, Anheier, List, Toepler, Sokolowski, 1999].

11Différentes caractéristiques des ONG sont mises en avant par les grands bailleurs internationaux pour promouvoir leur intervention croissante dans la réalisation d’actions de développement. La Banque Mondiale énumère [7] ainsi les raisons pour lesquelles il est intéressant de travailler avec des ONG : leurs liens solides avec les organisations locales permettant d’assurer que les points de vue des populations les plus pauvres et marginalisées soient pris en compte dans le développement des programmes ; leur méthodologie et outils participatifs ; leur capacité à renforcer les programmes en apportant leur connaissance des contextes locaux, leur capacité à focaliser l’assistance et à générer du capital social au sein des communautés concernées ; leur capacité à innover et à s’adapter ; leur efficience et surtout leur capacité à promouvoir un consensus public et une appropriation locale des réformes, de la réduction nationale de la pauvreté et des stratégies de développement en construisant un terrain commun pour la compréhension et l’encouragement de la coopération public-privé.

12Leur capacité d’adaptation vient de la souplesse de leur forme institutionnelle : la légèreté de leur bureaucratie, liée au bénévolat [8] et à la forme associative, permet une action rapide et efficace.

13Par ailleurs, l’indépendance par rapport aux structures de l’État leur a permis non seulement de créer et préserver des espaces démocratiques au sein de régimes autoritaires ou dans les périodes de transition ; mais aussi et surtout de se consacrer à la recherche d’alternatives de développement favorisant les secteurs populaires. Cependant, depuis la fin des années 1980, les rigueurs de l’ajustement structurel ont conduit les gouvernements des pays en développement à se reposer sur les ONG pour assurer la mise en place de programmes sociaux, créant une certaine dépendance entre celles-ci et les pouvoir publics.

14Mais la multiplication de ces organisations et leur évolution amènent à remettre en cause certains des avantages précédemment exposés. La prolifération des ONG tout comme leur nécessité permanente de trouver des financements les oblige à entrer en concurrence les unes avec les autres, ce qui contribue à créer un véritable marché du développement. Cela a conduit nombre d’ONG à se professionnaliser et donc à substituer un personnel salarié aux traditionnels bénévoles. Cette professionnalisation n’est pas sans conséquences sur la bureaucratie, dont la légèreté est à la base de leur efficacité. Les pouvoirs publics ont paradoxalement recours aux ONG pour leur souplesse et leur agilité dans l’action, tout en leur imposant des lourdeurs administratives ; par conséquent, l’institutionnalisation et l’augmentation des relations entre ONG et autorités publiques contribuent elles aussi à l’augmentation de la bureaucratie. La dépendance nouvelle entre les ONG et les pouvoirs publics les rend également vulnérables aux intérêts de ces derniers, ainsi qu’aux changements politiques. De plus, les ONG dépendent fortement de financements privés ou publics incertains, ce qui, dans une situation de concurrence importante, rend leur situation précaire, et leur besoin de reproduction peut parfois devenir une préoccupation dominante, reléguant au second plan leur vocation d’origine.

15En outre, les ONG ont un rôle de médiateur, elles soutiennent les organisations populaires et sont souvent amenées à parler en leur nom – S. Lopez et J. Petras parlent même d’une usurpation par les ONG de l’espace politique autrefois occupé par les organisations populaires et les syndicats locaux [Centre Tricontinental, 1998] –, elles ont cependant du mal à trouver une légitimité pour cela. Revel et Roca parlent de processus de légitimation qui se construisent à partir de trois domaines distincts : la compétence technique permettant de répondre à un besoin indiscutable qui passe par la professionalisation des ONG, les valeurs de solidarités défendues par les ONG – bien qu’il n’existe pas de valeur universelle – et leur fonction de médiation, dans un monde où le besoin d’intermédiaires est ressenti par les individus comme par les institutions notamment celles du système des Nations Unies. Pourtant les ONG n’ont pas obligatoirement la représentativité nécessaire pour servir de médiateur, « et on ne voit pas pourquoi certaines ONG serait exemptées du devoir de respect des principes démocratiques » [Revel, Roca, 1998, p. 101]. La question de la légitimité n’est pas anodine quand on la replace dans le cadre du discours sur la bonne gouvernance qui s’attache à défendre les valeurs démocratiques – on peut également le voir à travers le discours sur la participation populaire qui souffre des mêmes remises en question.

16Au regard des limites ici mises en évidence, on peut s’interroger sur la volonté affichée des organisations internationales d’inclure durablement les ONG dans les programmes de réduction de la pauvreté. L’analyse des politiques d’habitat mises en place en Équateur et au Venezuela a pour but de comprendre pourquoi les organisations internationales s’emploient à institutionnaliser un acteur aussi ambigu, dont l’objectif majeur est d’inventer des alternatives au modèle de développement imposé mais dont la principale qualité, selon la Banque Mondiale, serait de produire du consensus.

L’institutionnalisation du rôle des ONG au sein des politiques d’habitat en Équateur et au Venezuela

Le contexte latino-américain

17La BID nous offre des exemples concrets d’application du discours sur la bonne gouvernance dans la conception et la mise en œuvre de politiques d’habitat. Dans la majorité des pays d’Amérique latine, depuis les années 1950, l’État était chargé de résoudre le problème du logement moyennant la création d’organismes publics spécialisés dans le financement et la construction de programmes massifs d’habitations de faible coût. Ce type de programmes produisant un nombre largement insuffisant de logements comparé à l’ampleur du déficit, et finalement destinés aux classes moyennes solvables [9], est considéré comme un échec cuisant. Cet échec est en grande partie à l’origine de la prolifération des quartiers urbains marginaux et de la situation alarmante du déficit de logements dans les villes latino-américaines aujourd’hui.

18Face à l’inefficacité de ce type de programmes, une nouvelle génération de politiques publiques du logement a vu le jour. Celles-ci réduisent considérablement le rôle de l’État, qui est désormais chargé de faciliter la création d’une offre privée de logements pour populations à bas revenus, mais néanmoins solvables. Ceci en créant un cadre légal favorable à l’initiative privée pour le développement d’un véritable marché du logement social, associé à une offre de crédits hypothécaires permettant aux pauvres d’accéder à la propriété. Parallèlement à l’action normative, l’État met en place un système de subventions à la demande, qui, associé à une épargne préalable et au crédit hypothécaire, forme le système de financement du logement social. Cette nouvelle modalité d’action sur l’habitat laisse la construction au secteur privé ainsi qu’aux ONG qui, selon les termes de la CNUEH, offrent un avantage comparatif indéniable en réalisant des programmes de faible coût du fait de leurs intentions non-lucratives et de leur tendance à utiliser les bénéficiaires comme main d’œuvre dans la réalisation de projets sociaux [10] [Habitat, 2001].

19Ce système de subventions à la demande, également appelé ABC (Ahorro, Bono, Credito) [11], est complété par différents types de programmes. En effet, le problème de l’habitat en Amérique latine comporte plusieurs facettes. Selon les termes utilisés par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), il existe premièrement un déficit quantitatif de logements : celui-ci est composé du nombre de logements qui seraient nécessaires pour absorber la demande issue de la croissance de la population urbaine [12], ajouté au nombre de logements existants mais dans un état tel qu’ils sont jugés « irrécupérables ». C’est à cet aspect du problème que sont censées répondre les politiques de subventions à la demande visant à augmenter par la production de logements neufs, le stock de logements disponibles.

20Il existe également un déficit dit qualitatif, qui désigne l’ensemble des logements existants, considérés comme non viables du fait de leurs caractéristiques physiques ou de l’absence d’infrastructures de base [13] mais qui peuvent être améliorés et intégrés au stock de logements formels jugés décents. Les programmes de subventions à la demande répondent parfois à cet aspect du problème en subventionnant à la fois l’achat de logement neufs et l’amélioration de logements existants. Pour compléter cette action sur le déficit qualitatif, la BID finance aussi de nombreux programmes plus généraux – ne s’adressant pas seulement au logement lui-même mais également à l’environnement urbain (services, infrastructures) – d’amélioration des quartiers urbains marginaux ainsi que des opérations de réhabilitation des centres historiques.

21Selon les estimations de la CEPAL, au milieu des années 1990, il y avait dans l’ensemble des pays latino-américains un déficit de près de 38 millions de logements réparti de la manière suivante : 21 millions – soit 55 % du déficit total – composant le déficit qualitatif, et 17 millions formant le déficit quantitatif [CEPAL, 1998]. En Équateur, le déficit total en milieu urbain est estimé à 350 000 unités, et environ 60 % de l’inventaire des logements sont produits dans l’informalité [UCP-MIDUVI, 2002]. Au Venezuela, le déficit total est évalué à 1,5 million de logements en milieu urbain [Asamblea nacional, 2002].

22Enfin d’un point de vue plus général, la BID finance de nombreux programmes d’appui au développement municipal et à la décentralisation, appelés aussi renforcement institutionnel, dans le but de faire appliquer les principes de bonne gouvernance dans la gestion urbaine au niveau local. Que ces programmes soient appliqués individuellement, au cas par cas, ou au sein d’une politique globale, comme en Équateur, au Venezuela et bientôt au Pérou, leur caractéristique commune est d’être toujours conçus pour appliquer les principes de la bonne gouvernance. Dans cette logique, quel que soit le type de programme considéré, chacun d’entre eux fait intervenir les ONG de manière institutionnalisée à différents niveaux : parfois au moment de la conception, dans la formation et l’organisation des différents acteurs participants, le plus souvent comme simples exécutants au même titre que le secteur privé.

23Si les premiers exemples de cette nouvelle génération de politiques d’habitat sont apparus hors de tout financement BID, au Chili en 1978, au Costa Rica en 1987 ainsi qu’en Colombie (1991) et au Mexique (1995), depuis le début des années 1990, la BID a systématiquement récupéré toutes ces initiatives au sein de politiques bénéficiant de son financement, modifiant certains éléments pour adapter le contenu au cadre théorique de la bonne gouvernance. Au Chili notamment, c’est la BID qui a intégré, dans les années 1990, la participation des ONG au programme de subventions existant.

Chronologie des programmes d’habitat financés par la BID en Amérique latine[14][15]

tableau im1
Pays Nom du programme Date Montant BID (millions de USD) 15 Chili Programa de Vivienda progresiva y Mejoramiento de Barrios 1993 50 Argentine Programa de mejoramiento de Barrios 1996 102 Venezuela Programa de Soluciones Habitacionales de Interes Social 1996 52 Guatemala Programa de vivienda 1997 60 Équateur Apoyo al sector vivienda I y II 1998 et 2002 62 + 60 Bolivie Apoyo a la politica de vivienda 1998 60 Brésil Programa de mejoramiento de barrios « HABITAR BRASIL » 1998 250 Mexique Programa de financiamiento de vivienda 2000 505 Salvador Programa de vivienda 2001 95,5 Nicaragua Programa de vivienda social en fases multiples 2002 42,5 Colombie Programa de Vivienda Social Urbana 2003 150 Pérou Apoyo al sector habitacional I Fase 2003 160 République dominicaine Habitat de sectores de ingresos moderados y bajos 2004 100 Sous-total communauté andine 544 Total 1749 Source : www.iadb.org.

Chronologie des programmes d’habitat financés par la BID en Amérique latine[14][15]

24Ce tableau, en plus de nous éclairer sur l’importance de l’intervention de la BID en matière de logement dans l’ensemble du sous-continent, met en évidence la spécificité de la Communauté Andine dont l’intégralité des pays membres reçoit un financement de l’organisation pour mettre en place une politique publique d’habitat en milieu urbain. Par ailleurs, la zone andine reçoit plus de 31 % du montant total des prêts accordés par la BID pour financer ce type de politique. Enfin, l’Équateur et le Venezuela ont la particularité d’appliquer des politiques au niveau national considérant tous les aspects du problème de l’habitat tel qu’il se présente dans chacun de ces deux pays : à travers le déficit quantitatif de logements et l’habitat populaire dégradé des quartiers marginaux et des zones historiques anciennes. Ils font intervenir les ONG de deux manières différentes, en Équateur elles ont un rôle de plus en plus important dans le développement du programme de subventions à la demande tandis qu’au Venezuela, on les voit apparaître de façon systématique dans la mise en œuvre du programme de réhabilitation des quartiers marginaux.

Le rôle des ONG dans la conception des programmes d’habitat en Équateur et au Venezuela

25Les ONG peuvent intervenir à différents niveaux d’un programme, depuis sa conception jusqu’à son exécution en passant par la formation des différents intervenants, le suivi, l’évaluation ou l’expertise. Concernant l’étape de la conception, il faut souligner que le programme vénézuélien, intitulé PROGRAMA II est inscrit dans la loi sur la politique d’habitat de 2000 [16]. Celle-ci a été élaborée par le conseil national du logement (CONAVI) en concertation avec de nombreux acteurs, dont notamment les ONG intervenant dans le domaine de l’habitat. Le programme SIV équatorien est quant à lui partiellement inspiré des opérations de réhabilitation menées par le Pact Arim[17] dans la zone historique de Quito entre 1994 et 2000. Cependant, si les ONG montrent la volonté d’être incorporées aux processus de conception et de prise de décision, la tendance des organisations internationales et notamment de la BID, est davantage de rendre leur intervention systématique au niveau de la réalisation des programmes. Le cas du Venezuela est particulier puisque la politique d’Hugo Chavez repose sur la consultation permanente des acteurs de la société civile. En Équateur, les efforts du Pact Arim ont porté leurs fruits dans une conjoncture politique favorable, malheureusement, le volet du programme issu de l’action innovante de cette ONG a été supprimé lors du renouvellement du prêt en 2002. La participation des ONG à la conception des programmes dépend donc fortement du contexte politique et de la volonté des gouvernements des pays dans lesquels elles interviennent, il est donc difficile de l’institutionnaliser, d’autant plus que cet aspect de leur rôle n’est pas promu par les bailleurs internationaux qui préfèrent les voir apparaître comme simples exécutants.

26Au niveau de la réalisation, le rôle des ONG est inscrit dans les règlements [18] des programmes mis en place aussi bien en Équateur qu’au Venezuela.

Le programme SIV [19] en Équateur

27Ce programme, qui existe depuis 1998 grâce au financement de la BID, est basé sur un système articulant trois sources de financement : la subvention, l’épargne et le crédit (ABC). Dans sa première phase, entre 1998 et 2002, presque 45 000 familles en ont bénéficié [Paredes, 2002]. Il consiste à octroyer une subvention de 1 800 dollars [20] aux familles dont le revenu mensuel est inférieur à 360 dollars pour la construction d’un logement dont le coût maximum est de 8 000 dollars ; ainsi qu’une subvention de 750 dollars aux familles gagnant moins de 240 dollars par mois pour l’amélioration de leur logement. Ces niveaux de salaires correspondent réellement à une volonté d’atteindre les classes populaires – même si les revenus sont évalués par une simple déclaration sur l’honneur. Ce programme ne s’adresse pas aux classes moyennes, mais les franges les plus pauvres de la population en sont obligatoirement exclues puisqu’elles ne présentent aucun degré de solvabilité et n’ont pas la capacité à épargner les sommes requises.

28Les acteurs privés (entreprises de construction, professionnels indépendants) et les ONG disposés à assurer la construction d’un logement pour un coût inférieur à 8 000 dollars sont enregistrés par le programme sous le nom d’Entités Techniques (ET). Leur rôle est d’aider le particulier dès le début de sa démarche, à formuler sa demande directement auprès des institutions financières gérant l’épargne et le crédit. Elles doivent ensuite évaluer le coût de l’amélioration d’un logement ou les modalités de construction d’un logement neuf, et réaliser les travaux. Le SIV traverse actuellement une crise : sa mise en place est à la fois entravée par les prix élevés de la construction qui rendent presque impossible l’édification d’un logement neuf décent pour moins de 8 000 dollars, et par la rareté des constructeurs disposés à opérer dans de telles conditions. C’est dans ce contexte que le rôle des ONG devient prépondérant. En effet, si les constructeurs ne parviennent pas à produire des logements de faible coût c’est en partie car le secteur de la construction en Équateur a pour habitude de pratiquer des marges de bénéfices relativement élevées, étant donné que l’offre privée de logements s’est toujours adressée aux classes les plus aisées de la population. Dans ce contexte, le caractère non-lucratif des ONG, et leurs possibilités d’obtenir des financements externes supplémentaires, les conduit à pratiquer des marges minimales permettant de construire ou d’améliorer des unités de logement pour un coût inférieur au plafond imposé. Lors des attributions de subventions à l’amélioration de logement [21] en 2004, en moyenne plus de 30 % des bénéficiaires faisaient appel à une ONG ou fondation, alors qu’elles représentent moins de 3 % de l’ensemble des ET officiellement inscrites au programme [22]. Si dans les textes les ONG ne sont qu’un des acteurs privés – auxquels elles sont assimilées – à intervenir dans l’amélioration et la construction de projets de logements subventionnés, dans la pratique leurs caractéristiques spécifiques deviennent indispensables pour faire fonctionner le programme tel qu’il a été conçu. Par ailleurs, en dehors des textes régissant le programme, leur intervention est devenue presque inéluctable au niveau du financement des projets. En effet, si le ministère du logement peut fixer un plafond pour les tarifs pratiqués par les différents acteurs pour la réalisation des démarches administratives, il n’a que très peu de moyens d’influer sur les taux d’intérêt et les critères économiques établis par les institutions financières pour l’ouverture d’un crédit. Les familles ayant un revenu mensuel total inférieur à 360 dollars, voire à 240 dollars dans le cas de l’amélioration de logement, ne sont habituellement pas prises en considération par les banques, et rares sont les familles qui obtiennent le financement complémentaire nécessaire à leur projet de logement. Il existe des coopératives enregistrées comme institutions financières, dont les critères d’attribution sont plus larges et prennent en compte les familles à bas revenus, mais les taux d’intérêt restent trop élevés et dépassent les capacités de remboursement de la population concernée. Depuis la mise en place du SIV II, c’est-à-dire la deuxième phase du prêt, en juillet 2002, seulement 17,3 % du total des subventions attribuées ont été complétées de crédits octroyés par des institutions financières enregistrées. Là encore, on voit certaines ONG mettre en place des montages financiers leur permettant d’attribuer, moyennant un taux d’intérêt très faible [23], des prêts à des groupes de postulants au programme, et parfois même des micro-crédits permettant à certaines familles de compléter l’épargne requise pour postuler. D’autres ONG utilisent des financements internationaux pour prendre en charge une partie des coûts à la place des bénéficiaires.

29On voit ici clairement le rôle que peuvent jouer les ONG au sein d’une stratégie de privatisation d’une politique sociale : le secteur privé n’étant pas à même de satisfaire les besoins des populations les plus pauvres – c’est-à-dire les moins solvables – dans le cadre des règles du marché, les « avantages comparatifs » du tiers-secteur sont mis à contribution pour assurer la survie du programme. Mais si ce type de politique nécessite, comme on peut le voir ici, des « intentions non-lucratives » pour fonctionner, pourquoi vouloir à tout prix le remettre entre les mains du secteur privé qui suit la logique inverse ? Malgré l’apparition de remises en question, la logique de la bonne gouvernance ne fait que s’affirmer. Le programme vénézuélien de réhabilitation des quartiers marginaux offre un autre exemple d’insertion systématique du secteur non-lucratif dans une politique publique.

Le Programa II au Venezuela

30L’objectif général de ce programme est défini ainsi : « exécuter des actions d’habilitation physique intégrale jusqu’à réussir à homogénéiser les conditions d’habitat des résidents des barrios[24] et celles du reste des Vénézuéliens » [CONAVI, 1999 p. 1]. Pour l’atteindre, le programme comporte deux phases successives. La première phase consiste à concevoir et mettre en œuvre de façon simultanée un projet urbain d’amélioration physique du quartier choisi et un processus d’action sociale. Celui-ci vise à faire comprendre et accepter le programme aux habitants, à leur offrir différents types d’activités pour les intégrer socialement et économiquement au reste de la ville et à former une association qui, lors de la deuxième phase permettra au programme de devenir autogéré. La deuxième phase consiste à intégrer l’ensemble des intervenants : communauté des habitants du quartier, acteurs privées et ONG chargés du projet urbain et de l’action sociale, au sein d’une association légalement constituée. Celle-ci est alors chargée de la réalisation du projet de manière totalement autonome, le CONAVI n’intervenant plus à ce niveau-là que pour financer le projet.

31La conception du projet urbain et l’action sociale sont confiées à des ONG ou des entreprises privées recrutées à travers une procédure de type appel d’offre [CONAVI, 2000], devant répondre aux normes dictées par le CONAVI et obtenant ainsi un contrat avec l’État vénézuélien. Il est difficile d’évaluer la proportion d’ONG impliquées dans la réalisation de ce programme étant donné qu’elles sont assimilées au secteur privé, mais lors de la phase pilote du programme en 2000, dans l’ensemble des 9 projets en exécution, tous les processus d’action sociale étaient exécutés par des ONG, ainsi que 3 des projets urbains. Le rôle des ONG est ainsi prépondérant dans la mise en place de ce programme au Venezuela, puisque celles-ci sont directement engagées par les pouvoirs publics locaux sous l’égide d’institutions nationales. Elles sont recrutées par concours ou sur l’évaluation de leurs propositions techniques, et sont donc mises en concurrence non seulement entre elles, mais aussi avec des entreprises privées et des professionnels indépendants. Leur situation dans ce contexte est donc très ambiguë : elles sont liées par contrat à l’État et sont sélectionnées en fonction de leurs compétences, de leur expérience, mais aussi et surtout selon leur capacité à intégrer et à respecter à la lettre la procédure et les objectifs fixés par le CONAVI. Il faut toutefois noter que la mise en place d’un programme à l’échelon national nécessite un tel encadrement et nous ne connaissons pas la marge de manœuvre réelle des ONG engagées dans leur action sur le terrain. Par ailleurs, le programme comporte deux phases très différentes : la première, jusqu’à la formation de l’association, est totalement encadrée par la procédure dictée par le CONAVI. Mais la seconde étape qui commence une fois l’association constituée, doit être totalement autogérée par les communautés ainsi organisées, les organismes publics – locaux et nationaux – n’intervenant qu’en tant que conseil et au niveau du financement – qui permet néanmoins un certain contrôle. Par ailleurs, lors de cette deuxième phase, les ONG et acteurs privés participants sont intégrés à l’association au sein des différentes unités qui la composent – projets, appui organisationnel et administratif. Le rôle des ONG dans ce contexte est double : elles sont d’abord de simples exécutants d’un programme sous contrat avec l’État, exactement au même titre qu’une entreprise privée ou un professionnel indépendant, rentrant ainsi totalement dans une logique privée de concurrence et d’attribution de contrats en fonction de critères purement techniques. Mais dans un second temps, l’action concrète sur le terrain et la mise en place de projets autogérés [25] directement négociés avec les communautés peuvent leur laisser une certaine marge de manœuvre pour intervenir en tant qu’acteur spécifique. On retrouve ici la principale ambiguïté caractéristique des ONG, qui peuvent être totalement instrumentalisées par leurs commanditaires tout en profitant de leur position d’intermédiaire entre la base sociale et les institutions locales et nationales pour promouvoir leur propre vision du développement.

32Si, dans la pratique, le programme équatorien consiste essentiellement à utiliser les avantages comparatifs des ONG pour assurer la survie d’un programme reposant sur l’intervention du secteur privé et l’utilisation des règles du marché pour résoudre des problèmes sociaux ; le cas vénézuélien nous montre comment la position ambiguë des ONG peut comporter une marge de manœuvre leur permettant de jouer un rôle spécifique se démarquant de la logique des acteurs privés. La notion d’instrumentalisation est donc capitale pour comprendre les enjeux de l’institutionnalisation du rôle des ONG au sein de politiques sociales mais aussi les possibilités offertes par l’utilisation de cet acteur.

Les ONG : acteurs ou instruments de la bonne gouvernance ?

33L’action des ONG comporte plusieurs dimensions contradictoires, ce qui fait la complexité de cet acteur. La principale ambiguïté des ONG repose sur le fait qu’elles agissent dans le champ opérationnel grâce à leurs compétences techniques tout en intervenant sur le plan politique pour tenter d’imposer leur vision du développement aussi bien en « conscientisant » la base qu’en essayant de se faire entendre auprès des institutions de pouvoir. Cette ambiguïté prend tout son sens quand on la replace dans le cadre du discours sur la bonne gouvernance. Le problème majeur de ce discours peut être formulé ainsi : l’utilisation de la gouvernance comme solution aux problèmes de gouvernabilité tend à effacer la dimension politique de l’acte de gouverner. En effet, on aurait pu croire qu’en utilisant la stratégie de la gouvernance, la Banque Mondiale se compromettait ouvertement dans la sphère du politique qu’elle rejetait jusqu’alors. Mais au contraire, par ce biais, elle renforce sa logique et transforme des choix politiques en choix purement techniques. La gouvernance, contrairement au gouvernement, ne relève que de considérations techniques d’économie et d’efficience, et est censée se référer à des valeurs non-étatiques et totalement neutres du point de vue culturel [Pagden, 1998]. « Ainsi le recours à un vocable donné comme nouveau s’explique par la nécessité à peine voilée d’intervenir dans le champ politique (entendu comme le lieu du pouvoir), mais de le faire en technicisant au maximum » [Osmont, 1998, p. 20]. La Banque Mondiale offre donc une définition révisée du concept de gouvernance qui devient « la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du développement ».

34C’est dans cette optique de technicisation du champ politique qu’il est intéressant d’aborder la question des ONG au sein du concept de gouvernance. Le recours aux ONG correspond à une forme de privatisation des politiques publiques, dans la mesure où cela minimise la part de l’État en leur sein.

35Par ailleurs, en plaçant sur le plan technique ce qui relève habituellement du débat politique, il ne s’agit plus de discuter de l’acteur le plus légitime pour garantir l’universalité des services publics, ni même de la nécessité de cette universalité, mais de juger de quel acteur est le plus adapté en terme d’efficacité technique par rapport aux coûts, c’est-à-dire en terme de rentabilité et d’efficience. Là encore, les ONG et leurs « avantages comparatifs » sont un outil idéal pour remplir ce rôle, le cas de la politique équatorienne en est un exemple flagrant : les ONG y jouent le rôle d’acteurs privés offrant un coût d’opération plus faible pour le financement et la construction des logements du fait de leurs intentions non-lucratives.

36L’évolution du tiers-secteur en Amérique latine et son institutionnalisation en témoignent également : avec l’accroissement de la concurrence pour l’obtention de financements, nombre d’ONG au départ orientées vers la lutte politique pour le changement social ont été contraintes de se convertir en bureaux d’études et agences spécialisées dans les projets de développement. Certaines tentent de concilier les deux types d’actions en les menant de front, mais le domaine technique prend largement le dessus sur les revendications politiques ; surtout si l’on tient compte des différentes conditions posées par la Banque Mondiale pour toute attribution de fonds : respecter les règles du marché, s’adresser à la demande solvable etc., ce qui est difficilement compatible avec une contestation sur le plan politique. Leur insertion dans le programme vénézuélien étudié illustre cette tendance : les ONG y sont recrutées à travers une procédure d’appel d’offre valorisant exclusivement leurs propositions techniques.

37Les problèmes que connaissent les ONG pour asseoir leur légitimité vont aussi dans le sens de la prédominance du domaine technique. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, elles ne sont pas bénéficiaires de leur propre action, ne sont pas élues, et les destinataires ne leur ont pas toujours demandé explicitement d’agir en leur faveur. C’est pourquoi leur légitimité repose essentiellement sur leur efficacité liée à leurs compétences techniques. Celle-ci, en devenant leur principale source de légitimation, les pousse à jouer le jeu de la « bonne gouvernance », en les éloignant de leur vocation initiale : rechercher des alternatives au modèle de développement imposé, favorisant les secteurs populaires. Si elles abandonnent ce rôle politique, les ONG perdent leur spécificité et deviennent un acteur privé offrant des avantages comparatifs importants permettant à la logique néo-libérale de se développer.

38Il semble donc dans ce contexte, que le recours aux ONG dans le cadre de la bonne gouvernance, tende plus à utiliser les limites de celles-ci, mises en évidence précédemment, qu’à développer leurs caractéristiques spécifiques d’acteur du développement. Autrement dit, le discours sur la bonne gouvernance cherche à transformer un outil potentiel de changement social en un instrument de régulation du système existant.

39Cependant, s’il est clair que ce type d’acteurs est instrumentalisé par les organisations internationales, les cas étudiés nous montrent que cette intrumentalisation offre néanmoins une certaine marge de manœuvre pour utiliser ses atouts. Au Venezuela, en plus d’être associées aux débats sur la loi régissant la politique du logement, les ONG bénéficient sur le terrain de possibilités importantes de faire entendre leur voix auprès des bénéficiaires, et donc d’influer sur les résultats du programme mis en place. En Équateur, on a vu que l’action innovante d’une ONG peut remonter jusqu’aux institutions de pouvoir et être inscrite dans une politique d’envergure nationale. Cela n’est clairement pas le rôle que les organisations internationales souhaitent leur voir jouer, mais dans un contexte politique national favorable, la possibilité d’intervenir sur le contenu des politiques sociales existe bel et bien.

40Les ONG sont avant tout des intermédiaires, entre bailleurs et bénéficiaires, entre les différents acteurs locaux qui composent un projet, entre secteur public et secteur privé. Dans leur rôle d’intermédiaire est compris l’appui aux organisations populaires par la formation, pour dialoguer d’égal à égal avec les pouvoirs publics. Leur rôle est à double tranchant, entre action régulatrice et émancipatrice. Les ONG prétendent réfléchir et agir sur les causes de la pauvreté mais ne peuvent faire l’économie d’en atténuer les effets, tant pour des raisons morales ayant trait aux valeurs de solidarité qu’elles mettent en avant, qu’économiques pour assurer leur propre reproduction. L’instrumentalisation par les organisations internationales et par les pouvoirs publics peut être une forme d’accès au changement social. En ouvrant des espaces de négociation et de dialogue, la position d’intermédiaire – même manipulé – peut permettre aux ONG de défendre les intérêts des plus pauvres et d’affirmer leurs principes au-delà du niveau local. La question est de savoir si ce rôle crucial de médiateur – à la fois entre différentes échelles d’intervention, et entre des conceptions opposées du développement ainsi que des modalités d’accès à celui-ci – peut leur permettre de jouer un rôle spécifique, en conservant leur identité particulière ne relevant ni du domaine public, ni de logiques privées ? Autrement dit, peut-il leur permettre de jouer pleinement leur rôle d’acteur issu de la société civile et dont le but est de préserver et d’élargir un espace public qui ne soit pas accaparé par les classes dominantes, et où les plus démunis auraient une possibilité de faire entendre leur voix ? Pour cela il est impératif que les ONG prennent conscience de la manière dont elles sont utilisées et des conséquences réelles de leur intervention.

41Les ONG, en tant qu’associations d’aide au développement, sont comparables à des catalyseurs. Leur vocation est d’aider les secteurs populaires à accéder à une forme donnée de développement en leur apportant différents types d’appuis et en leur transférant les compétences nécessaires à la « durabilité » des effets obtenus. En théorie, le but final des associations est de ne plus avoir de raisons d’exister, et donc de disparaître une fois leur tâche effectuée. Il est clair que vu l’évolution de ce secteur d’activité, une partie des ONG n’adopte pas ce mode de raisonnement, pour différentes raisons déjà évoquées : à travers leur professionnalisation, les ONG sont aujourd’hui devenues une source de revenu et d’emploi pour un nombre considérable de personnes, et leur propre reproduction est devenue un objectif majeur, voire dans certains cas prioritaire. Le fait de les transformer en partenaire institutionnel durable dans la mise en œuvre des politiques publiques, n’est-il pas une manière détournée d’institutionnaliser une réponse palliative aux problèmes sociaux, qui, ne s’attaquant pas aux causes de ceux-ci, n’est pas en mesure d’empêcher leur reproduction, bien au contraire ? Il semble que ce type de questionnement puisse s’appliquer à l’ensemble des éléments formant le discours sur la bonne gouvernance : derrière des objectifs – participation de la société civile, décentralisation, privatisation – correspondant à des valeurs difficilement critiquables telles que la solidarité, la démocratie (participative), la transparence et l’égalité, se trouve un outil particulièrement efficace d’approfondissement de la logique néo-libérale.

Notes

  • [*]
    Doctorante à l’EHESS, Groupe de géographie sociale et d’études urbaines.
  • [1]
    Commission des Nations Unies pour les Établissements Humains (aussi appelée Habitat) : Agenda Habitat, campagnes mondiales sur la bonne gouvernance urbaine et la sécurité de la propriété foncière.
  • [2]
    Depuis 1999, la Banque Mondiale et la CNUEH se sont associées au sein d’un programme commun nommé Cities Alliance visant à mettre en œuvre leur stratégie de développement urbain au niveau mondial.
  • [3]
    Banque Interaméricaine pour le Développement.
  • [4]
    Il existe de nombreuses références traitant de la question de la gouvernance parues entre 1998 et 2005. Le numéro de la Revue internationale des Sciences sociales et celui des Annales de la Recherche Urbaine (voir bibliographie) qui lui sont consacrés, offrent un aperçu intéressant de l’état du débat. On peut également se référer au titre paru en 2005 : La gouvernance un concept et ses applications dirigé par Guy Hermet, Ali Kazancigil et Jean-François Prud’homme, aux éditions Karthala.
  • [5]
    Les Nations Unies distinguent clairement les différentes associations et syndicats locaux désignés par le sigle OCB (Organisations Communautaires de Base) des ONG avec lesquelles ils travaillent.
  • [6]
  • [7]
    www.worldbank.org/topics/civilsociety/Approach to the World Bank’s Engagement with Civil Society.
  • [8]
    On distingue trois types de participation du personnel à l’action d’une ONG : le bénévolat, le volontariat et le salariat. À l’origine, le premier était le plus répandu, il a aujourd’hui presque disparu tandis que les deux autres sont devenus dominants, avec une forte progression du salariat.
  • [9]
    À cause des prix néanmoins élevés – résultant notamment d’une gestion inefficace au sein d’un État corrompu et clientéliste – de l’habitat public pour des populations de plus en plus pauvres ; ayant par ailleurs des effets ségrégatifs dus à la construction des logements sur des terrains bon marché, sous-équipés et situés à la périphérie des villes.
  • [10]
    Cela s’inscrit également dans la logique de promotion de la participation populaire qui est un élément majeur du discours sur la bonne gouvernance.
  • [11]
    Épargne, Subvention, Crédit.
  • [12]
    Il est important de préciser que le secteur de la construction immobilière est très dynamique dans la plupart des pays latino-américains, mais les logements produits s’adressent aux classes les plus favorisées qui représentent une partie infime de la population. Le déficit dont il s’agit concerne le nombre de logements décents, accessibles au plus grand nombre et à la demande la moins solvable.
  • [13]
    Les logements situés dans les quartiers marginaux et les centres anciens dégradés constituent la plus grande partie du déficit qualitatif.
  • [14]
    Ce tableau ne prend en compte que les politiques mises en place au niveau national.
  • [15]
    Il s’agit du montant du prêt octroyé par la BID pour le financement du programme, celui-ci est toujours complété par une « contrepartie nationale » issue du secteur public et/ou du secteur privé, la somme des deux représentant le budget total du programme.
  • [16]
    Ley que regula el subsistema de vivienda y politica habitacional, Gaceta oficial, n° 30.066, de fecha 30 de octubre 2000, Caracas, Venezuela.
  • [17]
    Association française, le Pact Arim de Seine-Saint-Denis a réalisé par coopération décentralisée des opérations de réhabilitation de logements dans certaines rues du centre historique de Quito en appliquant, de manière adaptée au contexte local, la technique utilisée en France : l’Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat (OPAH). Cela consiste à remettre à neuf des logements dégradés comportant un caractère patrimonial remarquable, tout en assurant le relogement sur place des populations résidentes, celles-ci étant souvent en grande difficulté économique et sociale. La réussite des opérations menées à Quito est d’autant plus grande que le Pact Arim a réussi dans certains des immeubles réhabilités à faire accéder les résidents – auparavant locataires – à la propriété de leurs logements. Cette expérience utilisant la logique de l’ABC a en partie inspiré la mise en place nationale d’un tel système et permis d’intégrer une subvention spécifique pour l’amélioration des logements situés en zone historique dégradée. Cette subvention a été supprimée en 2002.
  • [18]
    Voir bibliographie.
  • [19]
    Sistema de Incentivos par la Vivienda : Système de subvention au logement.
  • [20]
    Les prix sont ici volontairement donnés en dollars car le programme n’utilise pas de système relatif en nombre de salaires minimums permettant de neutraliser les effets de l’inflation, dans un pays ou la récente dollarisation provoque ces dernières années une augmentation sensible du coût de la vie et des prix de la construction.
  • [21]
    Les chiffres concernant la subvention pour la construction de logements neufs ne sont pas encore disponibles.
  • [22]
    Lors des dernières attributions on voit apparaître des ONG telles que la Mission de l’Alliance Norvégienne qui ne sont même pas officiellement enregistrées.
  • [23]
    Environ la moitié de celui pratiqué par les institutions de crédits traditionnelles (banques et mutuelles de crédit).
  • [24]
    Quartiers marginaux d’habitat sous-intégré.
  • [25]
    Ce programme pose également une autre question, à laquelle nous ne pouvons répondre ici mais qui mérite d’être soulevée : celle de l’efficacité et de l’impact réel d’un programme autogéré, notamment quand il fait intervenir des domaines de compétences différents et surtout très techniques sur le plan architectural et urbain. La question de la participation est au cœur de la problématique de la bonne gouvernance, qu’il s’agisse de la participation des ONG ou de celle des bénéficiaires.
Français

Résumé

Depuis le milieu des années 1990, les ONG participent de manière institutionnalisée à de nombreuses politiques sociales dans les pays en développement, leur intégration formelle aux politiques publiques d’habitat en Équateur et au Venezuela en est une illustration. Cette coopération avec le tiers-secteur est promue par les grandes institutions internationales dans le cadre de la doctrine de la bonne gouvernance, dont les mots d’ordre sont la privatisation, la décentralisation et la participation de la société civile. Derrière l’argument de dépasser la crise de gouvernabilité que connaissent actuellement les États latino-américains, tout en approfondissant la démocratie et l’équité, se cachent des enjeux de reproduction du système existant, utilisant les ONG comme des agents régulateurs. Cet article cherche à mettre en évidence les mécanismes d’instrumentalisation de cette catégorie d’acteur en analysant son rôle dans les programmes d’habitat social en Équateur et au Venezuela.

Mots-clés

  • ONG
  • bonne gouvernance
  • politiques publiques d’habitat urbain
  • Équateur
  • Venezuela
  • période 1996-2004

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Aurélie Quentin [*]
  • [*]
    Doctorante à l’EHESS, Groupe de géographie sociale et d’études urbaines.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/autr.035.0039
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