CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’idéologie territoriale naturaliste, dont l’Occident à bien du mal à se défaire, rend toujours difficile l’investigation sur le fait frontalier. Or on sait combien le rapport que les sociétés entretiennent à la frontière peut recouvrir une réalité fort éloignée de nos représentations ordinaires. Rappelons avant toute chose que le « phénomène frontalier » n’a pas de réalité en soi. Il prend toujours son sens au regard de configurations territoriales, elles-mêmes issues d’un rapport imagé, spécifique et temporel que les sociétés entretiennent au monde pour investir la nature, la transformer et l’aménager. Le territoire n’est donc pas une surface neutre et absolue – un fait de nature – où se donne à voir la manière dont les hommes organisent, investissent et contrôlent des lieux. Il n’est pas un donné, mais un construit résultant de la projection au sol d’une idéologie qui forge les pratiques sociales, économiques, juridiques et politiques. L’institution territoriale et l’idée de frontière qui en émane peuvent dès lors être introduites ici comme les expressions métaphoriques de l’inscription des sociétés dans l’espace et le monde.

2Dans la région interlacustre du sud ougandais (fig. 1), la frontière naît d’une conception originale du territoire, héritée d’une histoire de la migration intégrée et retranscrite dans les pratiques sociales et la nature des rapports fonciers. La définition et la lisibilité du fait frontalier en deviennent problématiques car le territoire correspond, au Busoga, à la projection au sol d’un espace de parenté réticulé dont les frontières relèvent de considérations généalogiques et non géographiques. Nous entendons montrer le cadre conceptuel et métaphorique à partir duquel les populations basoga socialisent la nature et construisent leurs imaginaires spatiaux et territoriaux au regard desquels prennent sens les rapports fonciers, et la signification que peut recouvrir dans ce cadre la « marchandisation » en cours de ces rapports. Pour saisir la réalité du fait frontalier, il nous faut d’abord pénétrer les idéologies territoriales et identitaires qui fondent et organisent les maîtrises exercées sur les hommes et sur la terre. Nous en décrirons ensuite les implications sur les stratégies foncières en cours, en particulier sur la gestion des friches agricoles en rapport avec l’atomisation des unités de production, sur la colonisation des vieux terroirs abandonnés ainsi que sur les transactions monétaires et les contrats agraires.

Fig. 1

Carte de situation

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Carte de situation

L’invention du territoire

3L’organisation sociale sert explicitement au Busoga de modèle à l’organisation spatiale. Ainsi, l’institution territoriale naît de la projection au sol de liens de filiations définis en référence à la place occupée par chaque groupe de descendance sur l’arbre généalogique du clan. Cette caractéristique apparaît à travers l’invention de territoires en réseaux hiérarchisés et mobiles. Il en émane une conception de la frontière qui relève de logiques « odologiques », fondées sur une science du cheminement.

Le démantèlement des royaumes pré-coloniaux

4De la domination précoce par les puissantes monarchies voisines du Bunyoro, puis du Buganda, résulta au Busoga une organisation territoriale précoloniale de type centralisé (fig. 1). On y comptait à la fin du xixe siècle, et selon les auteurs, de 46 à 68 territoires politiques aux statuts incertains et d’une superficie variable [Fallers, 1956 ; Cohen, 1972]. Les témoignages des premiers explorateurs faisaient simplement mention de l’existence d’institutions déjà fortement empreintes du système politique ganda, et la littérature anglo-saxonne les présente tantôt comme de petites monarchies, tantôt comme de simples chefferies. L’exercice du pouvoir y était assuré par les héritiers en ligne patrilinéaire de plusieurs « clans royaux » dissidents, descendants des premiers conquérants affiliés à la famille régnante du Bunyoro. Ces monarques étaient représentés dans les campagnes par des chefs de terre locaux (pl. : bakungu, sing. : mukungu).

5Ce statut pouvait être obtenu suivant deux procédures. Certains étaient reconnus à cette fonction par le souverain en tant que descendants des premiers occupants lorsqu’ils acceptaient de faire allégeance au souverain. Ils restaient alors en charge, sur leur maîtrise de terre respective (sing. kitongole, pl. bitongole), de l’affectation des terres pour tous les ressortissants des différents clans du royaume. D’autres étaient nommés par le monarque, soit en remplacement de bakungu dissidents, soit pour prendre en charge l’affectation des terres encore vierges et sans maître du royaume. Le statut de mukungu recouvre donc une réalité plus complexe qu’il n’y paraît car le monarque pouvait procéder à leur révocation pour les remplacer par ce qu’il conviendrait d’appeler en la circonstance des « territorial chiefs » [Cohen, 1972]. Il devient bien difficile dans ces conditions de donner un aperçu précis des pouvoirs des chefs de terre. Exerçaient-ils également des fonctions religieuses et peut-on les présenter comme des « prêtres de la terre » ? Toute généralisation semble ici délicate. Rappelons cependant que si les premiers puisaient leur légitimité de leur droit d’antériorité sur la terre, les seconds pouvaient se prévaloir d’avoir été nommés par le monarque qui avait su s’imposer dans l’imaginaire collectif comme l’intercesseur privilégié entre le divin et les hommes. Ainsi, la distinction entre « gens du pouvoir » et « gens de la terre » ne semblait pas ici bien tranchée car, dans l’idéologie politique en vigueur dans tout le sud ougandais, l’imbrication du sacré et du politique était de mise. À ce titre, les « territorial chiefs » nommés dans les différentes provinces du royaume étaient investis d’un pouvoir sur les éléments et détenaient la puissance des esprits ancestraux au nom du monarque.

6Mais il faut se défaire ici de l’idée de royaumes dont l’unité politique reposait sur l’invariance d’un périmètre géographique et l’existence de frontières bien matérialisées. Les monarques se sont opposés en effet à la constitution de domaines royaux pour ne pas créer d’État dans l’État, éviter les luttes de succession internes et empêcher le partage éventuel du royaume entre héritiers du trône, préférant asseoir leur autorité sur les chefferies des clans « inférieurs ». Les frontières du royaume évoluaient alors au gré d’alliances politiques et militaires passées entre clans royaux et clans subordonnés aux origines multiples. Ces derniers, en la personne de leurs chefs de clans respectifs (omutaka), contrôlaient la transmission des droits fonciers sur les territoires lignagers (pl. : bataka, sing. : obutaka) concédés par les chefs de terre bakungu à leurs ressortissants. Les contours de ces territoires lignagers étaient eux-mêmes flous et évolutifs, car tributaires du dynamisme démographique et des trajectoires migratoires des lignages. En effet, les contraintes de l’agriculture itinérante, la recherche de nouveaux pâturages, les conflits, les aléas climatiques et les épidémies survenus sur la rive nord du lac Victoria au cours des siècles passés n’ont cessé d’entretenir les déplacements pour, finalement, conférer au Busoga précolonial l’image d’une « terre de parcours ». En somme, l’unité du pouvoir ne reposait vraisemblablement que sur la souveraineté reconnue au monarque et à l’« épicentre » à partir duquel s’exerçait l’autorité royale. Voilà sans doute une réalité à laquelle les premiers observateurs occidentaux ont été peu préparés et dont il a encore rarement été fait mention.
Lorsque les Britanniques prirent possession en 1894 du protectorat, ils procédèrent au démantèlement progressif de ces monarchies locales. En 1905, la Native Courts Ordinance officialisa le partage de la province en 8 comtés. Plusieurs royaumes furent associés par commodité au sein des mêmes circonscriptions administratives (fig. 2). En fait, le colonisateur fit de ce conglomérat un ensemble plus ou moins cohérent, uniquement fondé sur des raisons administratives et fiscales. De cette recomposition politique imposée ont résulté des dysfonctionnements inévitables qui perdurèrent jusqu’en 1919, date à laquelle fut votée la Native Authority Ordinance pour réorganiser les pouvoirs locaux et remplacer toutes les élites royales en place par des administrateurs formés sur les bancs des écoles religieuses de la Church Missionnary Society high school. La période 1900-1936 fut dans le Busoga une période de transition politique avec la délégation provisoire des administrations provinciales à des intermédiaires locaux, puis leur remplacement, dès le début des années 1920, par des fonctionnaires salariés aguerris aux techniques procédurières de l’administration britannique.

Fig. 2

Les épicentres des monarchies du Busoga et le découpage administratif colonial

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Les épicentres des monarchies du Busoga et le découpage administratif colonial

7Cependant, le démantèlement des monarchies basoga n’a pas affecté les modalités internes du peuplement. La trame fixe des bitongole a, parfois, été prise comme base pour établir les limites des unités administratives coloniales, mais les unités territoriales mouvantes constituées des bataka lignagers ont été maintenues et demeurent encore la référence pour l’organisation et la gestion des rapports sociaux et territoriaux pensés en référence à une histoire de la migration. Ainsi, les remaniements coloniaux n’ont pas toujours fait disparaître la superposition des deux juridictions territoriales élémentaires, fixe et mobile, constituées respectivement des bitongole et des bataka.

L’idéologie territoriale d’une population de migrants

8Les mythes fondateurs semblent accréditer l’idée selon laquelle les premiers colons arrivés au sud du Busoga (avant les conquérants banyoro et baganda) étaient les descendants de migrants issus d’un foyer originel situé sur les îles du lac Victoria. D’un premier groupe de colons établis se seraient progressivement détachées et constituées de nouvelles communautés placées sous la responsabilité d’un nouveau « leader » pour défricher de nouvelles terres et constituer de nouvelles portions de territoires lignagers bataka. Ce processus se reproduisant au fil des siècles, se dégagent des axes de migrations que les légendes locales font progresser des rives du lac Victoria vers l’intérieur des terres. Cette progression induit une généalogie des lieux à laquelle correspond pour chaque clan une généalogie des hommes, où chaque nouvelle migration crée, non pas une scission entre ceux qui partent et ceux qui restent, mais plutôt une nouvelle branche sur l’arbre généalogique du clan. Toutefois, et à l’image de ce qui a été déjà observé chez les Malinké de haute Guinée [Polomack, 1997] aux confins du Kenya et de l’Éthiopie [Turton, 1979 ; Tornay, 1979] ainsi que chez les Hani du sud-est asiatique [Bouchery, 2000], la mobilité ne signifiait pas que les migrants n’aient pas cherché à consolider leur implantation au Busoga ; il semble plutôt que ces insulaires, qui considèrent toujours le « continent » comme une simple terre de conquête, aient opté pour des configurations territoriales fluides et évolutives, articulées à partir de « l’île originelle » : référence territoriale et identitaire par excellence.

9Les migrants semblent avoir cherché à lutter contre les effets de la dispersion, préjudiciable dans une certaine mesure à la reproduction et à la protection de liens sociaux et territoriaux, en inventant un mode d’organisation et de contrôle pensé et établi en recourant à une double chronologie spatio-temporelle. Quatre niveaux de descendance hiérarchisés structurent l’organisation sociale : du groupe totémique à la cellule familiale, en passant par le clan et le lignage. Le groupe totémique représente l’unité de référence la plus large pour remédier aux contraintes de la dispersion et à l’éclatement progressif des groupes de parenté le long des axes de migrations. Ainsi, le Busoga comptait vers la fin du xixe siècle environ 70 totems (omusiro) observés par 220 clans. Plusieurs clans pouvaient ainsi partager le même interdit suite à des scissions internes et des itinéraires de migrations différents. Au mieux, la tradition basoga autorisait que la nouvelle branche ajoute à son totem un second interdit (kaibiro). La référence à un totem définit l’unité de parenté exogamique ; elle est également rappelée et entretenue lors des pratiques funéraires pour décider de l’orientation du corps des défunts. Ces derniers doivent toujours être déposés en terre la face orientée vers leurs lieux d’origine. Tous les clans issus de la souche commune venue des îles du lac Victoria orientent leurs morts vers le sud, rappelant qu’ils n’associent à leur identité aucune terre privilégiée au Busoga, à l’instar des clans Ibira et Waguma. En revanche, le clan des Ngobi, qui revendique ses origines au Bunyoro, oriente ses morts vers l’ouest, et celui des Gabanya vers l’est, en direction du pays Bunyole dont il serait issu. Seuls certains convertis à l’Islam tournent aujourd’hui leurs morts vers la Mecque.

10Ces liens totémiques apparaissent également par l’investissement imaginaire dont font encore l’objet les lieux successivement colonisés le long des anciennes routes migratoires, avec l’édification des autels de cultes nkuni érigés pour vénérer l’esprit (muzimu) du premier ancêtre arrivé au Busoga. Ceux-ci symbolisent les sites de premières implantations (fig. 2). Ils sont les « lieux de mémoire » d’une histoire commune et marquent en quelque sorte le premier chaînon à partir duquel un groupe totémique (ou « clan originel ») a bâti les diverses ramifications de son réseau migratoire au fur et à mesure qu’il se scindait en plusieurs fractions claniques. Ainsi, plusieurs groupes peuvent partager un même autel en raison de leurs origines communes et, inversement, plusieurs clans peuvent vénérer en différents lieux un même esprit ou groupe d’esprits « associés » lorsque leurs ancêtres ont contracté des alliances en mariage. D.W. Cohen [1972] note que nombre de ces groupes ont jalonné leurs campements successifs de plusieurs autels en conservant en mémoire leur ordre chronologique : voilà les axes de colonisation le long desquels ont été édifiés les premiers bitongole. Toutefois, et comme le soulignait L.A. Fallers [1960], l’histoire du peuplement a été sujette à interprétations et réinventions pour asseoir l’antériorité d’un groupe sur un autre, débouchant parfois sur de violents conflits de mémoire. Ainsi, l’histoire chez les Basoga a une vocation politique ; elle est un outil de domination sur les hommes et sur la terre et de prise de pouvoir sur les maîtrises de terre (bitongole).
La localisation des autels nkuni sur l’ensemble du Busoga montre deux zones d’implantations majeures ; l’une sur la rive nord du lac Victoria, l’autre à l’extrémité nord-est, sur les basses terres marécageuses de la vallée de la rivière Mpologoma. On retrouverait ici deux principaux axes de pénétration vers l’intérieur du Busoga pour des populations d’origine bantoue au sud et probablement luo au nord-est. Cependant, ces axes de migrations semblent ne plus pouvoir être clairement identifiés en raison notamment de leur direction qui n’a pas toujours été linéaire. Les dynamiques de peuplement passées et présentes rendent en effet difficile toute reconstitution des faits de migrations. Les conflits, le hasard des déplacements, la scission des groupes de descendance, l’abandon des autels au recrû forestier, les aléas climatiques et les conditions sanitaires sont venus en quelque sorte « brouiller les pistes ».
En revanche, les autels misambwa ont une signification plus complexe car ils renferment à la fois les esprits protecteurs du clan originel, ceux des héros civilisateurs (Kintu et Mukama), les esprits sexués des ancêtres et ceux qui régissent les forces de la nature. Les représentations populaires en font les hauts lieux de la spiritualité animiste basoga (souvent établis sur les sommets de collines) auprès desquels existent des interdits de culture car y siègent les esprits importés des îles : véritables perles sacrées du lac Victoria et patries des génies et des esprits originels (esprits de la fertilité, de la mort et de toutes les forces surnaturelles). Contrairement aux autels nkuni, dont la fonction s’inscrit davantage dans l’ordre du politique, les autels misambwa ont une fonction plus spécifiquement religieuse. Là encore, il semble qu’on ait cherché à se rappeler ses origines lointaines en transportant ce qui s’apparente à un « panthéon itinérant » depuis les premiers départs en migration. Ces autels reproduisent le véritable « chaînage » des territoires lignagers réticulés (bataka), suivant les parcours de migrations constitués d’un chapelet de lieux dont la toponymie suit un ordre chronologique inscrit sur un arbre généalogique où se retrouvent les générations d’une même lignée et leurs localités respectives. En somme, géographie des lieux et généalogie des hommes sont toujours en étroite correspondance. L’institution territoriale n’est pas alors pensée et conçue en référence à un périmètre précis (une frontière), sans doute trop aléatoire pour des migrants, mais à partir d’un centre géographique et temporel immuable : ici, les îles du lac Victoria pour la généalogie des lieux depuis Butamba et le Tamba, le leader du premier groupe de migrants pour celle du clan. L’important est davantage d’entretenir le souvenir de la terre-mère et celui du « premier homme » que de marquer une quelconque attache à une terre provisoirement conquise, et l’orientation des morts rappelle encore ici que le site d’origine (que le défunt n’a bien souvent jamais connu) prime le lieu de migration.

Des constellations territoriales

11Il n’y a donc pas au Busoga de territoire fixe, compact et bien individualisé attaché à un clan, mais plusieurs lieux d’implantation, procédant de la « perforation » de l’espace à chaque ouverture de clairière, et articulés entre eux selon la chronologie des migrations et le rang occupé par les groupes de colons sur l’arbre généalogique du clan. Les terres ancestrales sont composées de portions distinctes faisant partie d’un territoire clanique « éclaté ». Les bataka lignagers ne présentent pas nécessairement eux-mêmes de continuité, mais prennent l’aspect de « constellations territoriales » mouvantes qui s’enchevêtrent. En somme, les territoires revêtent l’apparence d’isolats généalogiques dont l’unité d’ensemble repose sur le maintien de liens de descendance. Sans doute vaudrait-il mieux alors parler de « frontières généalogiques » dont la projection au sol suit une dynamique perpétuelle par extension ou rétraction des zones de défrichements réalisés par chaque groupe de descendance. Le « glissement » des réseaux territoriaux au fil des cycles de colonisation/abandon donne lieu au déplacement progressif de l’ensemble du chaînage. Le dispositif territorial ne change pas pour autant, il migre simplement sur de nouvelles terres avec ses membres, ses autels de culte, ses mythes et ses toponymes. La mémoire des lieux compte donc moins ici que celle des liens de descendance vis-à-vis de ceux qui les ont investis les premiers. Car l’important n’est pas de capitaliser un espace de conquête, de le délimiter et de s’y tenir, mais de garantir la cohésion du groupe de parenté au fur et à mesure de ses déplacements.

12L’extension et la mobilité de ces réseaux dépendent alors directement de l’orientation et de l’ampleur des migrations passées. M. Twaddle a établi que certains réseaux territoriaux basoga avaient franchi dès le xixe siècle le cours du Nil, à l’ouest, pour gagner la province voisine du Buganda [Twaddle, 1993]. Il en allait de même au Buganda voisin avec une extrême dispersion des réseaux claniques. Ainsi, au cours des années 1910, le Père J.-L. Gorju recensait 31 chaînons dispersés dans le district de Busiro et de Bulemezi pour le clan des Ffumbe, et une dizaine pour celui des Njovu dans les districts de Busiro, de Kyaddondo et de Mawokota.

Les droits de culture s’acquièrent par les tombeaux

13L’institution territoriale et ses frontières prennent sens et s’organisent, comme on vient de le voir, à partir d’une emprise exercée non sur la terre mais sur un réseau d’hommes reliés par leur généalogie. Ainsi, l’autorité du clan ne porte jamais sur la terre proprement dite, mais sur la circulation des droits de culture entre ses seuls ressortissants. En somme, le clan gère les droits de ses membres, une fois que ces droits ont été établis par le mukungu local, et non la terre sur laquelle ils sont exercés. Le chef de terre (mukungu), descendant du « premier homme » à avoir défriché une contrée particulière ou descendant d’un territorial chief jadis nommé par un souverain local, est seul habilité à décider de l’affectation des terres sur sa juridiction (kitongole). Cependant, ce dernier relève lui-même de l’autorité d’un clan qui, dans ce cas précis, peut se prévaloir d’un pouvoir de gestion tant sur la circulation des droits de ses membres que sur le kitongole même. Voilà la seule exception à la règle où un clan peut cumuler un pouvoir sur les hommes et sur la terre. Toutefois, les contraintes de la mobilité n’ont pas souvent fait correspondre les espaces de parenté des bataka avec les limites territoriales des bitongole. Les groupes partis en migration ont en effet bien souvent laissé place à l’implantation d’autres clans sur leur « kitongole clanique ». Car dans un contexte de faibles densités où les ressources foncières abondaient, la logique n’était pas à la constitution de fiefs territoriaux et à la capitalisation de réserves foncières par les clans. Comme on le verra par la suite, ceci était encore vrai dans les années 1950 sur la rive orientale du Nil Victoria lors de la re-colonisation des vieux terroirs abandonnés du clan des Waguma.

14Mais la formation d’un obutaka lignager, par un migrant ou un groupe de migrants issus d’un clan particulier, ne substitue aucunement l’autorité de ce dernier clan à celle du chef de terre qui lui a concédé l’usage de la terre ; la première est exercée sur les hommes et la seconde sur la terre. En outre, l’usage de la terre n’est jamais définitivement acquis au lignage migrant. Il ne lui est garanti par le mukungu qu’à deux conditions : une mise en culture effective du sol par ses membres ou par les membres du clan dont le lignage est ressortissant, et l’occupation de ces mêmes terres depuis plus de trois générations, d’où l’axiome local : Ensi egula mirambo (les droits s’acquièrent par les tombeaux) [Gorju, 1920, p. 133]. Les ressortissants de chaque lignage et clan accueillis acquièrent alors le statut de mwéné qui leur confère un droit d’usage, de jouissance et de succession sur une exploitation agricole (kibanja). À défaut d’une mise en culture effective par les ressortissants du lignage accueilli, le clan perd ses droits et le mukungu récupère les terres laissées vacantes pour les attribuer à un autre colon qui en fait la demande. Or on sait que les cas d’infections d’onchocercose et de trypanosomiase apparus dans la haute vallée du Nil et sur la rive nord du lac Victoria à la fin du xixe siècle ont contraint d’importantes communautés agraires à l’exode et au déplacement des bataka vers les hautes terres salubres du Busoga central. M.C. Fallers constatait à la fin des années 1950 que les basses terres interlacustres en conservaient toujours les séquelles par le nombre de villages, de sépultures et d’autels abandonnés et regagnés par la forêt secondaire [Fallers, 1960].

15Un kitongole peut comprendre de nombreux fragments territoriaux correspondant à autant de fractions claniques implantées. En effet, si la logique veut que, dans un contexte de raréfaction des terres, un chef de terre privilégie l’implantation des seuls membres de sa parenté sur son kitongole, tel n’a pas été le cas dans les années 1950-1960 lorsque les disponibilités en terre semblaient infinies et que la mobilité des campements était de mise. Ainsi, il est peu probable que les bakungu aient eu conscience de la nécessité de constituer des réserves foncières pour les membres de leurs parentés, mais œuvraient plutôt selon des logiques de prestige fondées sur l’accueil du plus grand nombre. Il était courant que les bitongole soient rapidement et entièrement attribués pour que les chefs de terre bénéficient du maximum d’avantages en nature prélevés au titre de l’impôt sur les droits d’entrée (nkoko), sur le travail (busulu) et sur les récoltes (nvujo) [1].
Une fois acquis par l’occupation durable des terres le statut de mwéné, les ressortissants d’un lignage accueilli sur un kitongole réintègrent dans la sphère de solidarités et de responsabilités propres à leur clan les droits de culture et de succession relatifs à leur portion d’obutaka ainsi acquis. Progressivement, avec la sédentarisation progressive des campements, les clans se sont vus confier, de fait, des droits sur la quasi-totalité des terres de leurs ressortissants, dont ils gèrent aujourd’hui la transmission, en dépit de l’évolution qui consista à transmettre les droits de culture et quelques objets du défunt directement à ses fils. Avec l’augmentation de la pression démographique, en effet, la transmission des prérogatives foncières se concentra sur les groupes familiaux restreints. Ainsi, la référence aux tombes des membres de la maisonnée et le recours aux testaments sont devenus les principaux éléments avancés pour transmettre l’exploitation paternelle aux fils du défunt plutôt qu’à l’un de ses frères, traditionnellement désigné comme son successeur statutaire dans le groupe de parenté, les fils héritant traditionnellement des biens meubles. Toutefois, les modalités du partage restent, en théorie, du ressort du successeur collatéral, qui marque toujours son droit de préemption sur l’héritage. La présence des conseils de clan, réunis au complet lors des funérailles, est donc toujours indispensable pour entériner le transfert des statuts et pour trancher les litiges éventuels. À défaut de cette garantie clanique, les droits de culture des fils peuvent être contestés de leur vivant ou lors de leurs funérailles et leurs descendants respectifs pourront encourir la dépossession de leurs droits d’héritage.
Des étrangers au clan dont relève un obutaka pourront néanmoins être acceptés à titre de locataires, sans pouvoir transmettre les droits de culture à leurs héritiers. Ils pourront planter des caféiers ou tout autre culture pérenne sur un obutaka du clan d’accueil, mais ces plantations reviendront au clan hôte après la cessation du contrat de location. Toutefois, il sera possible pour un étranger d’acheter un droit de culture et de transmission au prix fort s’il souhaite en faire profiter ses héritiers et si le conseil du clan hôte autorise la transaction. Le mukungu devra alors en être avisé et – s’il autorise la vente – prélèvera auprès du nouvel acquéreur le tribut qui lui est dû en nature et/ou en numéraire. Si un désaccord intervient entre le clan hôte et le chef de terre sur les qualités de l’acquéreur, il revient à l’une et l’autre des parties de s’entendre sur un nouvel acquéreur ou bien de renoncer à la transaction. Ainsi, sur les différentes portions de l’obutaka d’un clan, l’usage et l’exploitation de la terre sont exercés à titre individuel, mais il est impossible d’en disposer hors du réseau de parenté sans en référer d’abord à l’autorité clanique puis à celle du mukungu. Cette dernière clause limite, dans les faits, considérablement l’importance du marché foncier tant par le nombre que par le coût des transactions.

Des dynamiques foncières au service de stratégies territoriales claniques

16L’interdiction faite aux clans de migrants accueillis sur un kitongole d’exercer une emprise directe sur la terre constitue une contrainte majeure dont rend compte l’originalité des stratégies foncières et territoriales en cours. Ainsi, afin d’éviter la rétrocession des terres vacantes au mukungu, une véritable « course contre la friche » est engagée pour revendiquer des droits de succession sur plusieurs chaînons, quitte à scinder les ménages et à faire le choix de la multirésidentialité. Les clans s’appuient plus que jamais sur la nature réticulaire de leurs espaces de parenté pour servir des logiques de capitalisation des ressources et développer des stratégies claniques d’accumulation des droits fonciers sur l’ensemble du dispositif territorial ; au besoin en introduisant des innovations telles que l’organisation quasi-bureaucratique des conseils de clans en charge du contrôle des successions ou l’apparition de nouveaux contrats agraires.

17Par ailleurs, le traitement au DDT de la vallée de Nil Victoria et le déplacement des foyers d’infection de l’onchocercose et de la trypanosomiase dans les années 1950 ont rouvert des no man’s land pour de nombreux migrants en quête de nouvelles terres. De nouvelles clairières de culture ont été gagnées sur la forêt, alimentant des flux massifs de population sur d’anciens chaînons abandonnés au siècle dernier. Ces fronts pionniers répondent à de nouvelles stratégies d’expansion territoriale, comme semblent notamment en témoigner la monétarisation des transactions, l’adoption de titres fonciers locaux et l’originalité des contrats agricoles passés avec une main d’œuvre salariée.

La course contre la friche des « taxi-farmers »

18La saturation progressive des terroirs alimente des stratégies d’accumulation foncière, perceptibles désormais par la dispersion accrue des ménages sur plusieurs chaînons territoriaux. La terre n’étant jamais définitivement acquise au clan, on comprend l’importance de cette mobilité pour maintenir une occupation effective sur l’ensemble de la constellation territoriale, préserver ainsi les droits du clan sur l’ensemble de l’obutaka et éviter que les parcelles libérées ne retombent dans le « pot commun » d’un mukungu.

19Si le phénomène n’est pas récent, il s’accentue avec le remplissage des terroirs et les chefs d’exploitation revendiquent des droits de succession sur plusieurs portions de l’obutaka en envoyant un fils ou une épouse reprendre la lointaine concession d’un parent décédé dont ils sont les héritiers directs. Cette mobilité s’observe surtout chez les migrants descendus depuis les années 1950 sur les terres riches, bien arrosées et de nouveau salubres du sud Busoga mais dont les réseaux territoriaux comptent les vieux chaînons d’une exploitation paternelle établie sur « de mauvaises terres à bananiers » et encore peu densément peuplées dont ils sont issus dans le nord (notamment dans la région de Kamuli). Du fait de la saturation rapide des jeunes fronts pionniers méridionaux, les migrants prêtent de nouveau attention à ces vieux chaînons familiaux qu’ils considèrent désormais comme une réserve foncière à préserver. En d’autres termes, les départs en migration, qui jadis signifiaient l’abandon des parcelles des aînés et le glissement en cours d’un obutaka vers de nouvelles terres, s’inscrivent aujourd’hui dans une logique de recapitalisation foncière par dilatation ou accumulation des espaces de parenté. Ceux-ci s’en trouvent dès lors élargis aux parcelles des aînés décédés que l’on ne souhaite plus rétrocéder à un mukungu. La pratique de la polygamie, chez ces paysans en majorité de confession catholique et protestante, est la manifestation de ces considérations économiques : l’héritage d’un droit de culture sur une lointaine parcelle présage bien souvent de l’imminence d’un nouveau mariage. En somme, les cellules familiales se scindent pour se soulager d’un trop plein démographique en revendiquant un « espace de droit » élargi au sein du réseau de parenté et investir ainsi une part plus importante du dispositif territorial.

20Les chefs d’exploitation passent alors une partie de leur temps à voyager en taxi-brousse entre les concessions sur les différentes portions des bataka. La population étant le plus souvent de souche soga, l’essentiel des déplacements a lieu sur de courtes et moyennes distances (quelques dizaines de kilomètres). Mais ces mouvements affectent également les quelques familles originaires du Bugisu et du Bunyole, dont les réseaux territoriaux s’étendent, à l’est, jusqu’aux frontières du Kenya. La mobilité de ces « taxi-farmers » est particulièrement marquée au moment des récoltes et de la vente du produit de leurs plantations de caféiers et de canne à sucre. L’ouverture de nouvelles pistes carrossables en brousse alimentent et facilitent ces déplacements, et la multirésidentialité devient la solution à la préservation de constellations territoriales qui ont tendance alors à se fixer.
Le manque de terre ranime et retend ainsi un tissu de parenté par le respect du jeu des successions dont se portent garants les conseils de clans toujours réunis au grand complet lors des funérailles. Il s’agit pour ces derniers de veiller à la régularité des procédures successorales ainsi qu’à la bonne orientation du mort en tenant à jour les registres des décès (kwenziko) et des successions (kwensikirano). Ils tiennent également des registres où sont répertoriés les cas de disputes jugés devant les membres du conseil (kwmuramuzi). Une véritable administration clanique est désormais employée à la gestion des affaires foncières avec un assistant (katiikiro), un secrétaire, un trésorier (muwanika), un conseiller (muwa amagezi) et un bureau exécutif (akatieko). Les déplacements des membres du conseil, dont certains peuvent venir en taxi-brousse de terres du réseau clanique parfois fort éloignées, sont pris en charge par une caisse de solidarité. La journée est alors déclarée jour de deuil pour le clan et des vigiles coiffés d’un bonnet rouge sont dépêchés dans les champs pour veiller à l’observation du deuil par les membres de la parenté. En cas d’infraction, les vigiles sont habilités à distribuer des amendes dont le montant est fixé par le conseil de clan. En cas de récidive, ce dernier peut livrer le contrevenant à l’administration ougandaise (le chef de comté) et se porter partie civile pour réclamer une peine d’emprisonnement. Les membres du bureau sont bien souvent choisis parmi les aînés. Toutefois, l’évolution actuelle tend à recruter des jeunes sur des critères de compétence et de qualité personnelles eu égard à leur niveau d’instruction ou à leur réussite économique.

L’émergence de nouveaux contrats agraires

21L’augmentation des charges démographiques a engendré depuis les années 1970 la réduction de surfaces d’exploitation et une diminution des revenus. Certains villageois sont depuis contraints de se diversifier dans des activités de service (coursier à vélo, pâtissier, cantinier, couturier, etc.) pour financer leurs dépenses courantes, ou de recourir en faire-valoir indirect à une parcelle sur l’exploitation d’un planteur de la commune. Un « ancien » interrogé en 1994 sur l’origine de ces contrats relevait qu’« auparavant ces contrats n’existaient pas car nous étions peu nombreux et tout était plus simple. Depuis, nous sommes devenus trop nombreux et il a bien fallu nous organiser ». Ces parcelles, dites parcelles omupangisa, sont octroyées en métayage, sur la base du partage en nature ou, de plus en plus, en numéraire d’une partie de la récolte.

22Ces parcelles sont, pour l’essentiel, accordées sur une terre déjà mise en valeur et cultivée en vivrier ou encore dans une bananeraie ou une caféière. Il revient au métayer d’effectuer ses choix culturaux en tenant compte de la nature des cultures en place, sur lesquelles il n’intervient pas, ainsi que de la durée du contrat (un à trois ans renouvelable). Les métayers ne plantent pas de cultures pluriannuelles (manioc et canne à sucre) ou plus ou moins pérennes (bananiers et caféiers), même si ces cultures ne sont pas interdites, afin éviter d’investir sans avoir la garantie du renouvellement de leur contrat – d’autant que le chef d’exploitation pourrait être tenté de ne pas renouveler la location une fois celle-ci venue à échéance pour s’approprier définitivement les récoltes. En revanche, le chef d’exploitation et le preneur peuvent, selon la nature du contrat qui les lie, partager la jouissance de tout ou partie seulement des arbres fruitiers et des divers produits dérivés des espèces ligneuses utiles (bois de chauffe, fourrage aérien, écorce…) présentes sur la parcelle omupangisa (et non sur l’ensemble de l’exploitation). Près d’un planteur interviewé sur quatre disposait dans les années 1990 d’une parcelle omupangisa chez un autre planteur de la commune pour accroître ses ressources alimentaires. Ces nouveaux contrats assurent la satisfaction des besoins en vivrier des chefs d’exploitation qui peuvent ainsi conserver leurs caféières sur leur propre exploitation (kibanja). Leur diffusion explique que plus de 90 % des ménages disposent encore d’une caféière sur la commune, et ce en dépit des fortes contraintes foncières. Elle explique aussi la proportion, apparemment faible, de paysans réellement « sans terre ».

23Notons toutefois que l’importance de ces derniers est difficile à estimer tant la définition même de ce statut est problématique. Faut-il en effet ne considérer que les chefs de famille qui n’ont pas de droits d’exploitation et qui tirent l’essentiel de leurs moyens de subsistance d’une parcelle louée à titre provisoire et réservée aux cultures vivrières ? Doit-on y ajouter les jeunes qui retardent leur mariage faute de liquidités nécessaires à l’accès d’un droit d’exploitation, et qui se déclarent sans droit de culture alors qu’ils vivent aux dépens d’un parent proche en attendant le décès de leur père pour hériter d’une partie de l’exploitation familiale ? D’autres encore ont fait le choix de se spécialiser dans une activité non agricole et ne sont pas tentés par l’agriculture. Sur 13 chefs de famille enquêtés et déclarés sans ressource foncière, douze expliquent leur situation en raison du coût élevé des droits de culture, alors que le treizième attend d’hériter de l’exploitation familiale. La grande majorité tente de subvenir à ses besoins grâce à des cultures vivrières ou maraîchères exploitées en faire-valoir indirect. Un seul de ces paysans n’y a pas recours, mais vit chez un frère qui lui laisse à titre gracieux un petit lopin de terre pour faire du maïs qu’il commercialise en ville. Enfin, certains mènent de front plusieurs activités, avec ou sans famille à charge, et en attendant ou non l’acquisition d’un droit de culture en héritage sur le terroir ou sur un autre chaînon du réseau clanique.
Ces contrats d’introduction récente contribuent par conséquent à la diffusion d’un nouveau statut foncier accordé à titre temporaire. Même en cas de mise en valeur conjointe de la parcelle par le preneur et le chef d’exploitation, le cédeur conserve toujours la maîtrise des droits de culture, à défaut de posséder la terre.

La conquête des vieux terroirs abandonnés du clan des Waguma

24Les stratégies d’accumulation foncière ne se limitent pas au « remplissage » des vieux chaînons existants et à la capitalisation des espaces de droit hérités des aînés depuis plus de trois générations sur l’obutaka. L’ouverture des no man’s land de la rive orientale du Nil et de la rive nord du lac Victoria à partir des années 1950 fut en effet une autre alternative pour soulager les campagnes de la pression démographique.

25La région du Busoga s’impose depuis comme l’une des dernières zones de colonisation agraire du sud ougandais tant pour des populations de langue et de culture nilotique que bantoue. L’ampleur de ces déplacements apparaît dès les recensements de 1948 et de 1959. La population non basoga avait pratiquement doublé, passant en 1948 de 100 900 allochtones venus des districts voisins (soit 20 % de la population du Busoga) à 190 500 en 1959 (soit 29 %), contre 40 000 seulement recensés en 1911. I. Masser et W.T.S. Gould ont montré qu’en 1969 le Busoga était globalement bénéficiaire en matière de flux migratoires. Ces déplacements ont mis en contact des Basoga avec des populations immigrées, dont près de 50 % étaient originaires du Bukedi, 12,6 % du Bugisu, 11,6 % du pays Teso et 7,7 % du Buganda. Le recensement de population de 1991 tend à confirmer cette image nouvelle d’une terre d’accueil pour de nombreux ougandais. 28 % de la population implantée aujourd’hui dans la région n’est pas d’origine soga.

26Des enquêtes menées en 1994 dans le comté de Kagoma (district de Jinja) ont révélé la présence d’un jeune front pionnier ouvert sur les vieux terroirs abandonnés au siècle dernier par le clan des Waguma parti plus à l’est, sur les terres salubres de la région d’Iganga. Peu de traces subsistent aujourd’hui de leur implantation passée, à l’exception de quelques anciennes tombes et lieux sacrés érigés sur les sommets de collines et dédiés à la mémoire de leurs ancêtres communs Ntembe et ses deux fils (Wansimba et Itagaya) dont il ne reste aujourd’hui aucun descendant direct dans la commune.

27Les Waguma n’ont jamais programmé leur retour et n’ont pas revendiqué la réintégration de ces chaînons abandonnés dans leur obutaka. Néanmoins, l’antériorité du peuplement leur était reconnue et n’a jamais été contestée : les nouveaux migrants ont pris soin d’aller consulter dans le comté voisin le descendant en ligne patrilinéaire de Ntembe, connu sous le nom d’Idondo (décédé en 1967), qui occupait la fonction de mukungu en sa qualité de descendant du premier défricheur. Ainsi, la disparition des chaînons territoriaux des Waguma ne signifiait pas celle du kitongole placé sous l’autorité d’Idondo (et de ses héritiers en ligne patrilinéaire). Ces terres étaient donc de nouveau libres d’occupation et aucune entrave n’était faite à l’implantation de nouveaux migrants.

28Deux principales vagues de migrations ont été identifiées en fonction des dates d’arrivées et de l’origine des populations déplacées. Des années 1950 aux années 1960, la plupart des colons provenait du district de Kamuli au nord, relayés au cours des années 1960 à 1970 par un nouveau courant migratoire dominant en provenance d’Iganga. Mais ces deux principaux foyers de peuplement ne doivent pas pour autant masquer la diversité des populations aujourd’hui implantées. La convergence de migrations massives se traduit actuellement par la coexistence sur le terroir de plus de 40 clans. 12 % des chefs d’exploitation ne sont pas basoga, certains sont venus des confins est et ouest du pays. Un seul chef de famille, sur les 140 interrogés, est natif de Butare au Rwanda. La majorité des migrations a donc eu lieu sur de courtes et moyennes distances. Aux dires des migrants, les départs étaient motivés selon les cas par la saturation démographique des terroirs de départ, l’épuisement des sols ou encore l’insuffisance des précipitations pour la culture du bananier plantain.
Toutefois, l’idéologie territoriale en vigueur ne confère aucun statut juridique précis à ces fronts de colonisation agricole encore trop récents pour être intégrés dans les domaines claniques. Il ne s’agit donc pas encore de nouveaux chaînons territoriaux, mais de simples terres de conquête où les droits s’acquièrent et circulent à titre individuel.

Des zones franches de droit clanique

29Toutes les terres acquises dans les années 1950-1960 par les migrants l’ont été par défrichement après consultation et autorisation du chef de terre (Idondo). Les dotations faites par ce dernier ont commencé sur les interfluves et se sont poursuivies avec l’augmentation des charges démographiques dans les fonds de vallées et les marécages traditionnellement destinés aux usages collectifs pour le pâturage et le bois de chauffe. Mais ces basses terres ont toutes fini par être attribuées et mises en culture dans le courant des années 1970. L’occupation de l’espace est désormais achevée et l’essentiel des droits a déjà été transmis par héritage en ligne patrilinéaire ; la taille moyenne des exploitations agricoles est de l’ordre de 1,5 à 2 ha et les registres de population faisaient état d’une densité de 308 hab/km2 au début des années 1990.

30La phase pionnière proprement dite est donc bien révolue, et l’heure est à la construction des bataka par les tombes pour faire valoir, à terme, la circulation des droits au sein de la parenté. Il s’agit bien de convertir ces fronts pionniers en chaînons territoriaux. L’essentiel des droits circule selon les procédures d’héritage et le principe de filiation. Un fait nouveau, à mettre en relation vraisemblablement avec l’augmentation de la pression foncière, est que les descendants peuvent avoir à s’acquitter d’une menue somme d’argent pour acquérir un droit de culture au sein de la maisonnée ; cas encore assez rare, observé notamment lorsque l’acquisition se fait du vivant du père qui négocie ainsi la cession d’une partie de son exploitation à ses fils. Mais il s’agit plus alors d’une location que d’une procédure d’héritage effectuée avant l’heure.

31Mais la jeunesse du peuplement n’a pas encore permis une pleine maîtrise de l’espace et des hommes par le nombre de sépultures. Une enquête dans un de ces terroirs a montré qu’il fait actuellement office de « zone franche », où les clans ne peuvent encore contrôler la circulation des droits de culture. Les bataka lignagers n’étant pas constitués, les droits peuvent, le cas échéant, être monnayés à titre individuel entre ressortissants de clans différents, chacun étant libre de céder tout ou partie de son exploitation au plus offrant, sans qu’offense soit faite au clan. Toutefois, on ne recourt à ces transactions qu’en cas d’extrême nécessité pour satisfaire en urgence des dépenses imprévues (décès, hospitalisation, prestation matrimoniale…). Les prix pratiqués ont enregistré une hausse substantielle au cours des dernières décennies sous l’effet de la pression démographique et du développement des cultures pérennes. Un droit de culture sur une exploitation dotée d’une plantation de caféiers se négocie en effet plus cher que tout autre surface consacrée aux cultures annuelles. Entrent ensuite en ligne de compte la surface et la qualité du terrain ainsi que l’éloignement par rapport au centre de commercialisation pour l’acheminement et la commercialisation des cultures de rente. Les transactions monétaires sont parfois accompagnées de dons. La nature des offrandes faites en complément d’une somme en numéraire dépend du type de transaction. Lorsque celle-ci est faite exclusivement à titre individuel, c’est-à-dire en dehors de la sphère de parenté, l’acquéreur peut avoir à compléter son achat par le don de quelques poules et de bière de mil. Il est néanmoins concevable que deux personnes du même clan suivent cette procédure. Cette « marchandisation imparfaite » [Le Roy, 1995] ne procède pas de règles bien établies, mais de subtils jeux d’influences et de discrets moyens de pression. On peut ainsi chercher à acquérir plus facilement et à moindre frais un droit sur une terre mise en vente par un membre du même clan.

32Dans ces zones de colonisation, et dans le cas de transferts monétarisés, les planteurs ont repris à leur compte le principe du titre papier en créant des titres fonciers, dits ndagano, qui ne sont cependant pas encore d’un usage systématique. Ces titres sont rédigés sur une feuille volante arrachée sur un cahier d’écolier. On prend soin d’y inscrire le nom des personnes (le vendeur et l’acheteur), le montant de la transaction, la localisation et la description de l’exploitation ainsi que l’identité des témoins. Le titre est signé par les deux protagonistes ainsi que le représentant de l’autorité publique en la personne d’un Resistance Council Chairman (chef de village élu, représentant du gouvernement) et du chef de clan du vendeur pour servir de caution contre d’éventuelles contestations ultérieures. Ils formalisent donc aussi une transaction entre clans.
Toutefois, ces documents n’ont aucune valeur légale auprès de l’administration ougandaise. Ils ne sont pas transmis au Department of Land and Survey à Entebbe mais simplement conservés au village par le nouvel acquéreur. La marchandisation actuelle des droits confère alors, de l’avis même des planteurs, un statut provisoire qui prendra fin lorsque trois générations d’ascendants auront vécu sur les lieux, et non un droit définitif assimilé à celui de propriétaire. Au-delà, le principe de filiation clanique s’enclenchera. Les droits circuleront alors entre les membres du clan contre le don symbolique du kanzu (tunique de coton) et quelques menues sommes en numéraire.
La situation actuelle s’inscrit bel et bien comme une période singulière où se construisent, s’affinent, s’affrontent et se négocient, éventuellement contre monnaie sonnante et trébuchante, des constellations territoriales en extension. La circulation des droits de culture entre membres d’un même clan, de même qu’un transfert monétarisé de droits entre ressortissants de deux clans différents, n’autorisent pas la friche. Il suffit en effet que la parcelle ne soit pas mise en culture (cas devenu rare) pour que les droits de l’acquéreur soient contestés par la communauté villageoise qui en réfère alors au chef de terre pour en réclamer la ré-affectation.

Conclusion

33Le Busoga passa longtemps pour une terre où les clans étaient (maladroitement) présentés comme « non territorialisés » ; c’est-à-dire qu’ils ne cultivaient pas un rapport religieux et mythique au sol. C’était négliger les idéologies socio-spatiales qui président à la production des rapports fonciers. Ceux-ci s’appuient ici sur une conception odologique de l’espace et du territoire, dans laquelle l’idée du mouvement a toujours primé celle de l’ancrage. Naît de cette lecture une distinction fondamentale entre le pouvoir du mukungu exercé sur la terre et celui des clans exercé sur les hommes. La mobilité apparaît chez les Basoga non plus seulement comme une réalité intégrée dans les pratiques sociales, mais aussi comme une ressource pour l’organisation et la gestion des rapports de l’homme à la terre. Il semble en effet que la conception mobile et dynamique de la territorialité, adaptée à l’histoire et aux contraintes locales du peuplement, a également rendu possible une attache particulière au sol. Cette idéologie socio-spatiale particulière continue de s’exprimer dans les stratégies foncières en cours, tant à propos de la gestion des anciennes occupations foncières, qu’il s’agit désormais de préserver, que de la construction de nouveaux droits dans les zones de colonisation, qu’il s’agit d’intégrer dans les patrimoines claniques. Ainsi, comme le souligne G. Madjarian, le droit foncier s’inscrit bien comme la projection au sol des structures hiérarchiques de la parenté et des relations sociales : « la terre et les droits qui s’y appliquent dépendent immédiatement de la nature du sujet » [1991, p. 59].

34Toutefois, le caractère opératoire de cette distinction entre le pouvoir des chefs de terre et le contrôle exercé par les clans sur les relations des hommes à propos de la terre, s’explique par une configuration des règles coutumières et de leur exécution effective qui contraste avec la situation qui prévaut généralement en Afrique, où le droit d’autochtonie (réelle ou ré-interprétée) demeure le socle de la légitimité des droits et constitue une menace potentielle permanente pour les migrants. Dans le Busoga, en effet, les contraintes posées par le pouvoir des chefs de terre (l’interdiction faite aux clans de migrants accueillis sur un kitongole d’exercer une emprise directe sur la terre, la condition d’une implantation depuis plus de trois générations pour qu’un obutaka lignager soit reconnu, ainsi que la condition d’une continuité de la mise en culture pour éviter le retrait de parcelles par le chef de terre) sont aussi des garanties pour les migrants et leurs clans de disposer de leurs droits acquis, si par ailleurs ils respectent ces conditions – au prix d’une perpétuelle course contre la friche et d’un contrôle serré des successions par les autorités du clan. Ainsi, l’obligation de respecter les conventions, dans un contexte de forte occupation des sols, rend compte de l’originalité des stratégies foncières et territoriales en cours.
La « marchandisation » en cours des transferts de droits fonciers est du coup elle aussi empreinte d’une signification particulière. Elle demeure d’autant plus incomplète qu’en fin de compte seule la pérennité de sa transmission au sein du clan est en mesure d’assurer la sûreté des droits acquis, fût-ce par l’achat, dont la fréquence dans les zones de colonisation n’exclut pas la stratégie de constitution d’un nouveau territoire lignager. On peut y voir l’indice que la monétarisation de la terre est moins un facteur d’individualisation du rapport à la terre, que l’opérateur de sa redistribution entre les clans. On comprend alors aisément combien une procédure d’enregistrement au cadastre serait maladroite, car, dans la conception basoga, la sécurisation foncière consiste moins à entériner la possession d’une terre qu’à valider un transfert statutaire de droit.

Notes

  • [*]
    Maître de Conférences en géographie, Laboratoire ICoTEM, IUFM de Poitou-Charentes, 22, rue de la Tranchée 86000 Poitiers.
  • [1]
    Ces redevances sont aujourd’hui convertibles en argent mais leur montant reste bien souvent symbolique.
Français

Résumé

Les logiques qui président à la construction du territoire et de la frontière s’inscrivent irrémédiablement dans le champ des idéologies. Ainsi, c’est à partir d’une étude de cas prise chez les Basoga du sud-est de l’Ouganda que nous entendons montrer le cadre conceptuel et métaphorique à partir duquel les populations socialisent la nature et construisent leurs imaginaires spatiaux et territoriaux au regard desquels prennent sens les rapports fonciers, et la signification que peut recouvrir dans ce cadre la « marchandisation » en cours de ces rapports. Une attention particulière est portée à l’impact de ces idéologies sur la gestion des friches agricoles, l’atomisation des unités de production, la recolonisation de terres abandonnées ainsi que sur les transactions monétaires et les contrats agraires.

Mots-clés

  • Ouganda
  • Busoga
  • front pionnier
  • migration
  • territoire
  • frontière
  • droits fonciers
  • transactions foncières

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Alain François [*]
  • [*]
    Maître de Conférences en géographie, Laboratoire ICoTEM, IUFM de Poitou-Charentes, 22, rue de la Tranchée 86000 Poitiers.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.030.0077
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