CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis l’âge des Conférences nationales qui ont sanctionné le consensus post-colonial en Afrique, on enregistre une prolifération d’initiatives associatives, notamment en zone urbaine. Cette effervescence s’inscrit aussi dans le contexte particulier d’une critique radicale du rôle de l’État comme acteur du développement économique (plans d’ajustement structurel, promotion de la bonne gouvernance) et politique (démocratisation). Dans un contexte africain de démocratisation institutionnelle ou de décompression-recomposition autoritaire, des centaines d’initiatives se disent organisations non gouvernementales (ONG). Si l’on a beaucoup conjecturé et beaucoup douté à propos de ces ONG africaines et du revival associatif avec lequel elles entretiennent des rapports plus ou moins forts, plus ou moins clairs, peu de recherches ont pris soin de les prendre d’abord « au sérieux », avant de jauger leurs résultats ou de les confronter à des prescriptions normatives explicites ou implicites. Peu de recherches ont renoncé à en donner une lecture fondée sur un point de vue connexe (politique surtout ou encore développementiste).

2La recherche qui soutient cet article [de Maret, Poncelet, 1999] portait sur des associations urbaines, de type ONG, à Cotonou (Bénin) et à Lubumbashi (RDC). Elle avait pour but de connaître plus intimement ces associations en se focalisant sur les acteurs qui les animent, les structures organisationnelles dont elles se dotent, leurs activités, les modalités de leurs ancrages dans les réseaux locaux et nationaux et leur positionnement au sein de ce que nous appelons, à la suite d’Olivier de Sardan [1995], les arènes locales du développement.

3Nous retenons comme « associations de type ONG » des associations enregistrées comme telles par les pouvoirs publics [1] et/ou par des bailleurs de fonds. Nous n’avons retenu que des associations d’initiative formellement privée déclarant livrer des services à un ensemble d’individus non limité à celui des membres, ou promouvoir les intérêts de celui-ci. Dans les domaines de la santé, des Droits de l’homme, de l’éducation, du financement, etc., ces associations n’apparaissent pas seulement comme des coopératives, mutuelles ou associations d’entraide, mais revendiquent une voix dans l’espace public. Elles se proclament issues ou représentantes naturelles de la « société civile ». De nombreux partenaires étrangers ou locaux les considèrent ainsi. Nous n’avons retenu que des associations urbaines, c’est-à-dire celles dont non seulement le siège est situé en ville (ce qui est le cas de la majeure partie du mouvement associatif), mais qui déploient principalement des activités en milieu urbain [2]. La recherche de terrain a été réalisée en 1998 et était principalement fondée sur des entretiens avec des observateurs privilégiés (nationaux et étrangers) et des acteurs associatifs, ainsi que sur l’analyse d’une ample documentation locale (principalement à Cotonou), littérature grise pour l’essentiel. Des visites et rencontres de terrain eurent lieu dès lors qu’un terrain était identifiable. Nous n’avions pas les moyens d’interroger un panel représentatif d’usagers, mais des entretiens avec des « bénéficiaires » ou des « membres » ont été réalisés.

4Dans ces contextes béninois et congolais, les trajectoires du politique ont été bien différentes [Willame, 1996]. Initiateur du modèle de la Conférence nationale comme mode de sortie de crise, le Bénin a connu une transition démocratique exemplaire avec l’apparition d’institutions démocratiques, d’élections libres et, in fine, une triple alternance à la tête des institutions de l’État débouchant sur… le double retour du « Caméléon » (Mathieu Kerekou). Objet de multiples débats et négociations, la décentralisation béninoise est à l’ordre du jour et suscite diverses stratégies de positionnement local des élites politiques et/ou associatives. Ces dernières apparaîtront peu ici dans la mesure où la recherche eut lieu en 1998 et exclusivement à Cotonou. En attendant la mise en application de la décentralisation qui devrait suivre la réélection de Kerekou, on notera, à partir des fines observations de Bierschenk [1994], que la transition démocratique béninoise elle-même peut apparaître en outre et globalement comme une réaffirmation de la tutelle des élites urbaines sur les dynamiques rurales où le projet de contrôle étatique était loin d’être en mesure d’étouffer toutes les initiatives paysannes locales. Quoi qu’il en soit, le Bénin a bénéficié auprès des bailleurs de fonds internationaux d’une prime à la démocratie. Bien que les modes de calculs des bailleurs et experts soient différents, il est permis de penser que l’aide publique au développement a doublé en volume entre 1985 et 1995. En rapport avec le PIB, elle est passée de 9,6% en 1985 à plus de 20% en 1994 et 1995. Depuis cette date, l’APD semble en régression significative tant en volume qu’en termes relatifs (par tête d’habitant, en pourcentage de la formation brute de capital ou des importations de biens et services). En particulier, cette régression est forte au niveau multilatéral et en partie compensée par la croissance de quelques coopérations bilatérales: Japon, Allemagne, France, États-Unis, Suisse, Danemark.

5Loin de cette consécration démocratique, la République démocratique du Congo s’enfonce dans le chaos depuis le milieu des années quatre-vingt. Longtemps fantasmé, le projet d’État intégral qui animait le MPR n’a jamais abouti. L’État congolais n’offre plus réellement de fonction publique, peu de salaires ni d’administration. Il n’assure ni règne de la loi, ni projet collectif autre que la défense d’un territoire déjà à demi amputé par les troupes rebelles et les armées des pays voisins de l’Est, tandis que l’autre moitié est livrée aux alliés du Sud ou à elle-même. Jusqu’ici, seul le secteur humanitaire a fait l’objet d’interventions significatives des agences occidentales de coopération. Des réseaux européens mixtes (ministères-associatif) ont soutenu la formation et l’expression d’une société civile congolaise principalement au Kivu et plus précisément durant l’épisode de la Conférence nationale souveraine.

Des nouvelles « sociétés civiles » africaines?

6Avec l’hégémonie planétaire du courant néolibéral, on a assisté à un retour en force de l’association développement économique/développement politique qui se traduit par la volonté de présenter la démocratie comme le meilleur modèle politique pour le développement économique. Ce dernier étant censé pour sa part être libéré par la reconnaissance croissante de la régulation par le marché [3]. Plus précisément, la démocratisation du système politique, le règne du marché et l’affirmation de la société civile (réputée incarner une société libérée, réceptacle de nouveaux pouvoirs) devraient fournir les instruments d’un possible redéveloppement et d’une redéfinition des rapports Nord-Sud. Car simultanément, le complexe développeur globalisé qui réserve une place croissante aux ONG du Nord entend aussi promouvoir de nouvelles thématiques et formules de partenariat, d’empowerment, de responsabilisation, d’accountability, etc. Seuls des acteurs locaux nouveaux ou réformés pourraient en assumer la promotion. Les thèmes dominants de la bonne gouvernance démocratique et de la régulation économique croissante par le marché se sont donc enrichis d’un troisième terme: la société civile. Aux yeux des bailleurs de fonds, celle-ci aurait pour mérite de garantir le premier et de combler les retraits dramatiques occasionnés par le second.

7L’absence de société civile au Sud, pense-t-on, a produit des gouvernements faibles (soft State) et abouti à des sociétés basées sur le paternalisme, l’exploitation, la corruption et la pauvreté. La notion de société civile devient alors le « chaînon manquant » qui permet d’articuler une réflexion sur la nécessaire démocratisation des régimes et sur une réforme de l’aide au développement trop orientée vers des macroprojets mis en chantier par des appareils d’État inefficients et pléthoriques. De ce point de vue, le participationnisme, sans être une véritable innovation [Chauveau, 1994], semble prendre un nouveau souffle. La promotion de ladite société civile est sans doute liée à une thématique elle aussi beaucoup discutée et promue « par le haut », celle de décentralisation. Plus souples, plus adaptables, plus proches des populations cibles, les organisations de la société civile auraient donc la charge de démocratiser le développement, de le rendre plus efficace, d’en restituer l’initiative et le contrôle aux couches les plus éloignées des organes de direction de la société nationale.

8À l’enthousiasme de beaucoup d’experts répond pourtant un immense scepticisme des africanistes et en particulier des politologues. Héritière de différents courants de la philosophie occidentale (Lumières écossaises, anglaises et françaises, philosophie hégélienne, pensée marxiste), la notion de société civile dans des contextes socioculturels du Sud demeure incertaine. Cette notion est polysémique et très pluraliste au niveau idéologique. Objet de conceptualisations théoriques différentes de Tocqueville à Gramsci, elle semble aussi réfractaire à toute tentative de définition extensive. En Afrique plus singulièrement, la société civile apparaît souvent n’être ni société, ni civile. Dans ce cas, les incertitudes semblent redoublées pour différentes raisons. Tout d’abord, l’origine occidentale de cette notion qui apparaît avoir fait l’objet d’une conditionnalité et d’un soutien tout aussi peu africains. Le biais urbain et élitiste qui la rend peu propice à la célébration d’un grassroots sector et la dimension communautaire dominante des identités et rapports sociaux qui sape tant l’idée même de citoyenneté nationale que de citoyenneté sociale fondée sur la classe ou le statut social. Enfin, la littérature évoque la spécificité prébendière, clientéliste et factionnelle du politique africain. Cette dernière caractéristique hypothéquerait toute possibilité d’action collective fondée sur des intérêts communs susceptibles de se constituer hors de la gestion publique.

9D’aucuns ne manquent pas de souligner combien cette société civile reste dépendante financièrement, idéologiquement et thématiquement des partenaires du Nord. Pour d’autres observateurs enfin, elle n’aurait que peu de chances de survivre aux ambitions monopolistiques auxquelles certains États africains n’auraient pas fondamentalement renoncé.

10Dans un ouvrage intitulé L’Afrique est partie!, Chabal et Dalloz récusent cette notion de société civile en raison du degré d’indifférenciation entre l’État et la société ou de modalités d’indifférenciation tellement singulières qu’elles seraient au fondement d’une gouvernance made in Africa [1999]. La notion de bien commun reste ténue, les frontières entre les domaines civils et étatiques, entre le privé et le public semblent poreuses, voire fictives. Si les solidarités horizontales n’ont pas cours, la notion de société civile n’est au mieux qu’un projet. Ce que ses promoteurs en attendent, outre une contre-légitimité et d’autres modes de mobilisation/allocation des ressources ou encore une redéfinition de la citoyenneté, ne saurait déroger aux lois de la captation et de la redistribution communautaro-factionnelle. Ce point de vue est sans doute trop marqué par la discipline. En effet, il fonctionne comme si le politique africain, si singulier, recouvrait toute la réalité sociale africaine. Or, il n’est pas inimaginable que, dans le contexte actuel, des intérêts collectifs de tout type se constituent sans rapports immédiats à une sphère politique de plus en plus défaillante. Dans un même ordre d’idée, un certain regard ethnologique mâtiné de populisme tend parfois à invalider à l’avance ces nouvelles formes d’associations que tout opposerait aux formes « enracinées », « authentiques » ou plus simplement populaires. Ces dernières alimenteraient la résistance d’une société qualifiée d’informelle, manifestant ainsi une certaine irréductibilité culturelle ou l’échouage définitif de la modernité et du développement promu hier. Cet argument est contradictoire avec la thèse politologique d’une société africaine entièrement « réseautée » et sans fracture culturelle ou sociale massive; en outre, celle-ci semble prisonnière d’une vision close de l’informel fort éloignée de ce dont témoignent beaucoup d’observateurs, notamment au Bénin [Igue, Soule, 1992].

11Il n’est guère contestable que ces ONG de facture récente sont souvent éloignées de ce qu’en attendent leurs zélateurs et détracteurs, que leur conquête d’une éventuelle société civile, leur apport participatif et démocratique ainsi que leurs capacités de renouvellement des pratiques de développement soient éminemment problématiques. Bien entendu, comme le montrent nos indications empiriques, l’affirmation d’une société civile reste lourdement hypothéquée par les modalités de ses rapports possibles au politique, par son référentiel explicite de légitimation qui reste fort hétéronome et davantage encore par l’extrême difficulté d’en rechercher des fondements en termes de mouvements sociaux [Lachenmann, 1994]. Il n’est pas question de réduire la problématique associative africaine ou l’hypothèse d’une société civile à quelques associations plus visibles que d’autres. Pourtant, il nous paraît utile de les aborder sans référence normative et, dans un premier temps, comme faits de sociabilité participant à la redistribution des pouvoirs sociaux en ville et des rapports entre fractions d’élites, institutions publiques ou privées d’accumulation de pouvoirs sociaux et des publics cibles, usagers, clients ou adhérents. Il ne s’agit pas de prendre pour argent comptant la définition qu’en donnent les acteurs eux-mêmes. Nous pensons plutôt que si l’on admet l’existence d’une forme de société civile dans les sociétés industrielles ou postindustrielles, sa genèse est loin de pouvoir être opposée systématiquement aux incertitudes africaines d’aujourd’hui. La gestation des associations, et des ONG de développement en particulier, fut en Europe très éloignée des prescriptions et exigences appliquées aux ONG africaines contemporaines.

12Enfin, l’idée de société civile nous paraît moins liée à la recherche d’une entité, d’une singularité et d’une cohérence, bref d’une institution ou d’un champ constitué au sens de Bourdieu qu’à l’ébauche d’un espace où se jouent et se transforment des pratiques, des rapports et des enjeux qui esquissent un possible (périlleux) espace public. Celui-ci se devant d’être caractérisé par ses relations à une sphère du monde privé où s’affirment des modalités d’individualisation originales [Marie, 1999] et à une sphère politicoétatique dépendante soumise à de plus ou moins fortes réductions et redéfinitions. Une enquête en cours auprès des étudiants béninois indique combien la fonction publique est aujourd’hui disqualifiée comme débouché professionnel et comme source de légitimité. En revanche, le professionnalisme associatif et l’auto-emploi font l’objet de toutes les ambitions et stratégies des jeunes. Mais, paradoxalement, on ne cesse d’y rechercher les attributs anciens du fonctionnaire supérieur [Laurent, Petit, Poncelet, 2001].

La prolifération des ONG béninoises et congolaises dans les contextes de « transition »

13Quoi qu’il en soit du scepticisme scientifique, une certaine « société civile africaine » s’impose principalement à travers le nouveau secteur d’organisations non gouvernementales qui s’est constitué depuis plus de dix ans. Telles que nous les avons définies, ces ONG africaines locales (nous excluons les ONG internationales) peuvent être qualifiées d’organisations intermédiaires et, dans une certaine mesure, de « courtiers du développement ». Outre les types d’activités et les publics cibles, nous pensons qu’il est éclairant de caractériser ces ONG d’une part, selon le type de soutien extérieur et, d’autre part, à travers leurs rapports à la sphère politicoétatique.

14La genèse du secteur ONG au Bénin apparaît différente de celle qui a présidé à l’apparition de ces mêmes organisations dans les pays voisins du Sahel. Au Burkina Faso ou au Mali, par exemple, les nouvelles ONG locales sont apparues dans le courant des années soixante-dix et quatre-vingt pour répondre aux besoins de redistribution de l’aide internationale d’urgence en contexte de famine et de sécheresse. Au Bénin, le secteur associatif de type ONG est plus récent et est apparu en parallèle au processus de démocratisation du régime politique. Ce secteur se constitue à la fin des années quatre-vingt et se développe au début des années quatre-vingt-dix par la conjonction de dynamiques particulières issues des contestations du régime monopartisan du PRPB et des stratégies suscitées par les nouveaux enjeux de l’aide internationale évoqués ci-dessus.

15La montée de la contestation du régime, principalement à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt, marque ce qu’on peut appeler, avec Banégas [1997], l’épuisement du « compromis postcolonial » fondé sur un système de cooptation des élites au sein de l’appareil d’Etat. Confronté à une crise économique très importante – pour une grande partie liée aux répercussions de la crise mondiale au Nigeria dont l’économie (de « transit ») béninoise est très dépendante –, l’État n’a plus les moyens d’absorber toutes les ambitions montantes. En milieu rural, on voit se multiplier des associations locales de développement, des « associations de ressortissants et de développement » de telle commune et de tel terroir. Comptant sur leurs propres forces et bénéficiant parfois du soutien des autorités publiques qui pratiquent déjà sans le dire une politique de « délégation » [Attolou, 1995], des villageois s’engagent sur la voie du développement participatif local, non sans doter leur participation publique d’un aspect politique. Ces associations, comme les associations d’élèves et d’étudiants (par exemple, l’UGEED – Union générale des étudiants et des élèves du Dahomey), contribuent à la formation du nouvel espace politique. Les « associations de ressortissants » constituent aujourd’hui la base de cet espace sociopolitique en négociant leur potentiel électoral [Bako-Arifari, 1995].

16Comme l’a bien montré Richard Banégas [1997], d’autres acteurs béninois font entendre publiquement leur voix dans le concert de critiques d’un régime de plus en plus aux abois: les Églises (et notamment l’Église catholique [4]) et les mouvements syndicaux [5], les étudiants, les enseignants et plus globalement la fonction publique jouent un rôle décisif dans la contestation qui conduira à la dissolution du régime du PRPB. La mobilisation de ces acteurs contestataires constitue un premier moment de constitution de certaines ONG. On ne saurait donc réduire l’ensemble du secteur ONG à l’opportunisme des diplômés sans emploi et des « déflatés » de la fonction publique. Second moment, moins clairement contestataire, le secteur est investi dès l’avènement de la démocratie par des acteurs issus des institutions publiques.

17Au cours des années quatre-vingt-dix, le nombre d’association de type ONG croît de façon spectaculaire pour culminer autour de 1300 en 1999. Le ministère béninois du Plan, de la Restructuration économique et de la Promotion de l’emploi [1997] publie régulièrement une « liste des ONG en activité au Bénin ». Cette liste répertorie, par exemple en 1997, 966 ONG « actives ». Sur ces 966, plus des deux tiers (657) ont leur siège dans l’Atlantique (le plus souvent à Cotonou). Les secteurs d’activités privilégiés sont dans l’ordre: l’éducation formelle (230 ONG) l’agriculture et l’élevage (217), la formation paysanne et l’encadrement de groupements villageois (189), la santé et la nutrition (184) et l’environnement (163).

18Dans l’ex-Zaïre, la trajectoire semble identique. Le régime mobutiste du MPR tolérait les activités de certaines organisations non gouvernementales occidentales, mais ne permettait pas (sauf rares exceptions) à la population de s’organiser de façon similaire. Ce n’est qu’à la fin des années quatre-vingt, au moment où le Zaïre dénonce les plans d’ajustement structurel et passe du rang de bon élève à celui de paria de la scène internationale, qu’avec le soutien des ONG occidentales, un petit groupe d’associations de type ONG apparaît au Zaïre. Quelque mois avant l’initiative de la Conférence nationale, Mobutu tente de contrôler ce mouvement en créant les conseils régionaux d’organisations non gouvernementales de développement (les CRONGD), qui se doteront, au commencement de la transition, d’un volet plus politique avec les « sociétés civiles » installées dans chaque province/région. En 1996, une étude menée par le Conseil national des ONG de développement et la section zaïroise de l’Unicef a permis de repérer 1322 ONG en activité au Zaïre. Elle indique que leur répartition nationale est plutôt inégale. Les zones privilégiées sont Kinshasa et le Kivu, ou encore les deux Kasaï [6]. Les domaines d’activité de ces ONG sont: l’agriculture (13,3% des ONG), le développement communautaire (11,2%), la santé (10,4%), l’éducation (8,9%) et l’élevage (8,2%). Viennent ensuite la promotion de la femme (6,5%), l’environnement (4,9%) et l’assainissement (4,1%). Les autres domaines d’activités (l’alphabétisation, la nutrition, l’artisanat, les routes, la transformation agricole, etc.) ne dépassent pas 4%. On notera le faible intérêt pour les droits de l’Homme (1,6% des domaines d’intervention). Les ONG congolaises interviennent souvent en zone rurale. On remarquera aussi que l’isolement des ONG au regard de la scène internationale se traduit aussi à travers leurs domaines d’activité. En effet, elles ne semblent pas touchées par les domaines à la mode auprès des bailleurs de fonds: la promotion féminine se classe en 6e position des activités les plus répandues dans le secteur ONG; les droits de l’Homme en 17e position et l’épargne et crédits en 23e (représentant moins de 1% des activités des ONG)!

L’impact des impulsions externes sur l’inflation « civiliste » béninoise et congolaise des années quatre-vingt-dix

19Comme nous l’avons signalé plus haut, les arènes locales de Cotonou et Lubumbashi ont connu des structurations différentes en raison d’une part, de la présence ou non des bailleurs de fonds internationaux dans les politiques et pratiques de développement et, d’autre part, de la vitalité (ou l’absence de vitalité) de la puissance publique locale. À Cotonou, le « complexe développeur », très présent, polarise (bien que de manière très inégale selon les secteurs) l’arène du développement. L’organisation des opérateurs de développement et des flux financiers répond à un modèle en cascade où les associations étudiées sont les opérateurs de base ou font fonction d’intermédiaires locaux. À l’opposé, Lubumbashi présente une arène du développement « génésique » où l’acteur étatique et les développeurs étrangers sont désormais presque absents.

20Les conséquences de la plus forte ingérence des bailleurs de fonds à Cotonou sont multiples. Nous les situons plus précisément à trois niveaux: les activités, la structure organisationnelle et les ressources mobilisables.

21Une grande différence existe entre les ONG de Lubumbashi et celles de Cotonou en matière de structure organisationnelle. On est frappé par l’inflation des titres et la multiplication des structures au sein des organisations lushoises. Non seulement on y multiplie les organes de direction, de sous-direction, voire de sous-sous-direction, mais la plupart des postes (président, secrétaire, trésorier, etc.) sont au moins dédoublés. Il faut noter également que ces structures organisationnelles sont variables d’une ONG à l’autre à Lubumbashi.

22Au regard des associations lushoises, les ONG de Cotonou présentent souvent une organisation plus légère. En dessous d’une assemblée générale dont l’existence et les fonctions réelles ne sont pas plus assurées qu’à Lubumbashi, une distinction est opérée entre l’organe de direction de l’ONG (le conseil d’administration) et l’organe d’exécution (qui prend souvent le titre de bureau exécutif). Souvent condamnées par l’opinion publique comme lieu de détournement de fonds, la plupart des ONG locales ont associé à leur conseil d’administration un « commissariat aux comptes chargé de la bonne gestion des ressources financières ». Les bureaux exécutifs sont composés d’autant de chargés de programme qu’il y a de projets en cours et ce quelle que soit la réalité de ces projets. On note une plus grande homogénéité au niveau des structures organisationnelles.

23Plutôt qu’une propension culturelle au formalisme administratif, nous pensons que l’absence de bailleurs de fonds à Lubumbashi explique cette complexité des structures organisationnelles qui contraste avec la modestie des projets. D’une part, cette absence rend particulièrement difficile la salarisation des membres de l’ONG. Le membership de l’honneur et la responsabilisation a priori des membres des ONG de Lubumbashi, où chaque poste de responsabilité est dédoublé, seraient destinés à soutenir le bénévolat des membres dont seul un petit nombre peut espérer un profit quelconque. Du point de vue des promoteurs congolais et surtout des notables parmi ceux-ci, il est requis d’être « situable » dans divers organismes (publics, privés ou associatifs), même si leur action reste virtuelle. Le membership de l’honneur doit donc aussi être entendu comme mode d’intégration dans des réseaux manifestant des titres, mais aussi des avantages liés à des positions statutaires complexes alliant position professionnelle, ethos lettré et statuts politico-sociaux modernes ou ethnorégionaux.

24À Cotonou, la salarisation et d’autres formes de rémunération des personnels sont plus répandues. Par ailleurs, on observe un phénomène de « standardisation » des nouvelles ONG locales par les « partenaires du développement » qui cherchent à les « formater » selon des critères de gouvernance et de gestion. À la faveur de séminaires, de missions d’appui et de trainings, des organismes étrangers ou leurs relais locaux procèdent à la sélection (on pourrait parler de production) des partenaires selon leur conformité au modèle de gestion proposé.

25À notre connaissance, aucune recherche ne permet d’apprécier l’importance d’ensemble des flux financiers que mobilisent les projets de développement mis sur pied par ces associations. Au Katanga urbain, la faiblesse des soutiens externes contraint les associations locales de type ONG à trouver le minimum de ressources nécessaires pour leur fonctionnement auprès de leur « population cible ». Cela se traduit par la multiplication des activités génératrices de revenus (AGR) à travers le développement des projets de « développement communautaire ». Ce « développement communautaire » quasi généralisé suit toujours le même canevas. Une élite urbaine (souvent des diplômés de l’université ou d’une grande école de l’enseignement supérieur) sélectionne une population cible qui devient « communauté de base ». On fournit à cette communauté un premier service gratuit: des intrants aux paysans, des aiguilles à tricoter et de la laine, des machines à coudre, des cours d’alphabétisation pour des veuves, des filles-mères, des enfants de rue, etc. Si le service est dans un premier temps gratuit, les initiateurs de l’association conçoivent toujours un retour par la suite. En fin de cycle, ils prélèvent une partie du produit de l’activité. S’il s’agit toujours d’introduire une innovation sociale, technique ou marchande dans l’existence de ces communautés (en fait très diverses par leurs origines ou leurs principes constitutifs) et si les activités de développement communautaire se présentent dans un premier temps comme un service fourni par l’association, elles doivent également susciter chez le bénéficiaire le recours à des pratiques solidaires.

26Toutes les organisations lushoises appliquent ce « modèle ». Des associations écologistes s’orientent vers ce type d’activité sous couvert d’introduction de nouvelles techniques de production. Confrontées à de sérieux problèmes financiers, les associations de lutte contre le sida rejoindront les précédentes en faisant travailler les séropositifs et malades aux champs. Une association d’aide à l’enfance de rue a décidé d’acheter un champ et y fait cultiver du soja par les enfants qu’elle récupère dans son centre. La vente du soja doit alors permettre le financement des activités de cette ONG. Ce modèle associatif où, contrairement à la structure de l’association, les rapports avec la base productive restent informels, permet de toucher toutes les populations cibles tant le terme communautaire est extensible et tant le « développement » est peu défini. Filles-mères, veuves, enfants de rue, paysans, cultivateurs, femmes « oisives » et « peu éduquées », toutes ces « cibles » sont désignées à l’autopromotion par le recours au développement communautaire. On notera l’importance du registre « paternaliste » manifeste tant à travers l’objectif des actions (introduire des innovations, éduquer) que dans le modèle d’encadrement, les secteurs retenus ou encore la dénomination des populations cibles.

27Sans puissance publique pour arbitrer ou même fixer les règles minimales du jeu et sans « partenaires » extérieurs capables de donner un coup de pouce, le champ des ONG lushoises ressemble finalement à une scène où une fraction dominée de la classe dominante urbaine menacée d’un fort déclin social (élite intellectuelle principalement) cherche à stabiliser et conforter ses positions statutaires. Elle y parvient en diversifiant ses engagements sociaux et en définissant de manière peu concertée un rapport de tutelle à des populations en besoin. Ce rapport reste fondé sur l’exercice fort unilatéral d’une expertise technique, commerciale ou organisationnelle.

28À Cotonou, les ressources des projets participent aussi du financement des structures associatives, mais relèvent, tout au moins pour les ONG les plus insérées au sein du complexe développeur international, d’un système que nous qualifions de « développement en cascade ». Ainsi, les projets de constitution de fonds de microcrédit mais aussi les microprojets de développement sont très répandus à Cotonou. Ce sont ces projets qui permettent aux ONG de financer leur fonctionnement d’une part, grâce aux fonds alloués par les bailleurs de fonds et, d’autre part, grâce aux contributions des populations encadrées. Ces projets permettent en effet une double rémunération. L’ONG, au titre de gestion du projet, prélève une partie des lignes financières accordées par le bailleur. En fixant des taux d’intérêts élevés (12% par mois par exemple ou davantage), l’ONG empoche des montants substantiels car le taux de remboursement à terme est important. Il arrive aussi parfois qu’un chargé de programme « vende » son projet de caisse d’épargne et de crédit au plus offrant. Ce que beaucoup d’observateurs décrivent en termes d’opacité financière est explicitement considéré par les promoteurs locaux comme mode de financement de la structure et de ses quasi-professionnels. Ce « développement en cascade » se réfère donc à une politique de renforcement successif des acteurs de la « société civile » locale (ONG, groupements d’épargnant, de villageois, de femmes, etc.) initiée par les agences occidentales de développement.

L’état des États: deux situations contrastées

29Au Bénin, les PAS et réformes de la fonction publique ont suscité un dégraissage des effectifs de fonctionnaires (très inégal selon les secteurs) générant une nouvelle catégorie sociale: « déflatés » ou « compressés ». Certains disent s’être lancés dans les associations de type ONG, rejoints par de nombreux « diplômés sans emploi ». Pour les uns et les autres, la création d’ONG fait partie de l’arsenal stratégique de l’autoemploi au même titre que l’insertion dans l’économie informelle qui s’est considérablement développée à la faveur de la transition. Selon une étude récente du ministère du Plan [Direction des études et de la politique de l’emploi, 1998], plus de 42000 emplois auraient vu le jour dans ce secteur. Cependant, plus de 75% de ces emplois ne sont pas des emplois salariés, mais sont exercés le plus souvent à titre d’indépendant (consultant, expert, etc.) Enfin, des fonctionnaires « restés en poste mais insécurisés » et dotés de capitaux relationnels (à l’extérieur, au sein de l’administration, dans les agences étatiques d’hier ou encore dans l’associationnisme de terroir) ont largement participé à l’expansion du secteur. Ces fonctionnaires leaders de nouvelles ONG sont parfois qualifiés de « crocodiles » et sont réputés être aussi à l’aise sur la terre ferme des ministères que dans l’eau du marigot associatif.

30À Lubumbashi, ville provinciale mais au moins aussi peuplée que Cotonou et par ailleurs héritière d’une tradition industrielle dont cette dernière est dépourvue, le scénario est très différent. Non seulement, les politiques d’ajustement structurel sont apparues plus tôt, mais l’économie longtemps et massivement dominée par quelques entreprises publiques nourricières (la Gécamines et la SNCZ en outre) est en faillite depuis plus de dix ans. Une grande partie de sa main-d’œuvre est aujourd’hui sans emploi ou en poste sans véritable salaire. Au centre de la nébuleuse des ONG, on identifie des cadres des grandes entreprises locales (dont principalement la Gécamines) qui multiplient par ailleurs des « opportunités de diversification » génératrices de revenus et de sécurisation statutaire. Universitaires, professeurs, diplômés et techniciens, souvent impliqués dans les « mutuelles ethnorégionales » ou « associations culturelles », constituent un autre foyer de recrutement du leadership associatif lushois. Enfin, il faut compter avec l’activisme social religieux qui dispose de solides antécédents et se prolonge avec les solidarités d’anciens des collèges religieux. Loin d’être cloisonnés, ces trois viviers sont intimement intriqués.

31À première vue et d’un point de vue sociographique, on note que les fortes différences en matière de rapport à la fonction publique et en matière de partenariat étranger ne génèrent pas de fortes différences au niveau du profil socioéducatif du leadership associatif de type ONG qui semble assez similaire à Cotonou et Lubumbashi. À l’exception des associations féminines (ouvertes aux hommes jusque dans leurs organes de décision), les leaders des ONG de Cotonou et de Lubumbashi sont le plus souvent des hommes, jeunes, entre 25 et 40 ans, très instruits (disposant au minimum d’un titre scolaire de niveau secondaire supérieur, mais le plus souvent d’un cursus ou d’un diplôme universitaire). Ils sont le plus souvent très croyants et ne dissocient pas cette foi de leur engagement. Jeunesse, compétences, nécessité impérieuse de « faire quelque chose » et foi religieuse fournissent systématiquement les registres des motivations déclarées. A Lubumbashi, celui qui « s’occupe d’ONG » a généralement d’autres activités théoriquement salariées, commerciales et associatives.

32Les organisations cotonoises disposant d’un personnel actif à temps plein sont rares. Enfin, il semble que le profil des responsables d’association de défense des droits de l’Homme se caractérise par une moyenne d’âge et un statut social plus élevés (notables politico-diplomatiques, universitaires émérites ou en poste, gens de lettres).

33Le fait que certains leaders d’ONG conservent leur position au sein de l’appareil d’État ne doit pas être principalement considéré comme une recherche individuelle de complément financier. Beaucoup d’ONG sont aujourd’hui dirigées ou fondées par des fonctionnaires qui pratiquent une sorte d’extension du straddling ou chevauchement (Bayart) des positions et registres d’accumulation économique, politique et désormais sociale. L’État béninois est resté de fait l’acteur local central dans l’arène du développement. Son contournement par des acteurs émergents n’est ni réel, ni vraiment souhaité par ceux-ci. À la faveur de la transition, des administrations se sont dotées d’agences spécialisées de développement. Elles sont financées aussi par des organismes internationaux: IDA pour l’ABE (Agence béninoise de l’environnement), Banque mondiale pour l’AGEFIB (Agence de financement des initiatives à la base), etc. Ces agences bénéficient d’une relative autonomie financière par rapport au ministère de tutelle. Bien que liées organiquement à l’appareil d’État, elles ont acquis une position centrale dans leur secteur d’activité et entretiennent des rapports de sous-traitance, partenariat, clientélisme ou de tutelle à l’égard des ONG concernées. Elles « coordonnent » et « aident » ces ONG en distribuant l’information officielle publique. Elles agissent également comme de véritables organisations non gouvernementales chargées de mettre en chantier un projet de développement proposé par une agence du Nord par exemple. Dès lors, les rapports avec les ONG locales peuvent devenir compétitifs et, en tout cas, doivent être négociés.

34Face aux pouvoirs publics, les ONG cotonoises ne développent pas de stratégies d’esquive ou de compétition, mais cherchent au contraire à multiplier les contacts et partenariats informels et surtout formels. Quels que soient les discours sur le contournement, l’État et l’administration restent au centre de l’arène du développement national et local. Cette position centrale a été maintenue grâce en outre à l’aide publique au développement. Nous avons noté un mécontentement bien perceptible au sein des ONG qui ne disposent pas de relais au sein de l’administration publique et qui dénoncent alors l’existence de « délits d’initiés ». Mais il est fort peu probable que ces ONG présentent un front commun quelconque ayant pour objet la gestion des rapports avec les pouvoirs publics.

35La déliquescence étatique et la « démonétarisation » de l’administration congolaise entraînent la disparition de toute politique stratégique (absence tout aussi évidente au niveau des ministères). Au-delà des chevauchements d’activités d’individus, nous n’avons donc pas observé de modalités de connexion des ONG avec la sphère politico-administrative (ministère/agence de développement) comparables à celles observées à Cotonou. La scène associative lushoise souffre également de provincialisme. Les rapports entre ONG et administration publique qui ne sauraient être financièrement significatifs sont marqués par le particularisme des relations interindividuelles ou communautaires. Cadres et hauts fonctionnaires, enseignants et techniciens de l’ex-secteur public entretiennent globalement une position d’attente opportuniste.

36En l’absence de toute impulsion publique ou même de ressources contrôlées par des administrations, l’initiative sociale est le plus souvent abandonnée aux ONG de la « société civile ». L’administration locale de l’ex-Zaïre et les structures d’encadrement kabilistes semblent attendre l’éventuel succès d’une initiative de type ONG pour exercer une prédation sur les maigres ressources générées par ce « développement communautaire ». L’expérience vécue par l’ONG ATDRU (Aide technique au développement rural et urbain), fondée en 1996 par un groupement issu des jeunesses paroissiales, est exemplaire de l’impasse associative lushoise. L’idée consistait à rationaliser la numérotation des rues et des parcelles dans une commune périphérique. Les jeunes fondateurs de ATDRU ont ainsi fabriqué et peint des petites plaques numérotées aux couleurs de la République démocratique du Congo. Devant le refus des habitants de les payer, les responsables de l’ONG ont fait appel à l’administration communale pour exercer une pression sur les consommateurs réfractaires via le recours aux forces de l’ordre! En retour, une partie de la vente des plaquettes devait être ristournée à la commune qui, depuis des années, n’était plus en mesure de percevoir l’impôt! L’opération trouvant un début de réalisation, les Chembe-Chembe (première structure d’encadrement de la population mise sur pied par l’AFDL) réclamèrent un intéressement comparable à celui de la commune, voire la part de la commune! Cette dernière ne concéda rien, ATDRU dut mettre un terme à son « projet ».

Perspectives

37À l’exception des ONG issues des missions et paroisses katangaises qui sont actives depuis longtemps, la plupart des ONG lushoises repérables aujourd’hui sont de facture récente. Ce simple constat nous conduit cependant à reconnaître que la présence d’une offre de partenariat étranger (ressources, modèle de gestion, idéologie) n’est pas en elle-même un facteur déterminant de l’apparition des ONG africaines. Cependant, l’amateurisme est ici considérable au regard du relatif professionnalisme cotonois.

38L’existence d’ONG katangaises et lushoises en particulier ne doit cependant pas leurrer. Elle ne permet en rien de parler de société civile, même si, comme nous l’avons fait, nous retenons une définition minimaliste en termes d’ébauche d’espace public. Contrairement à quelques illusions entretenues, les ONG et la société civile à laquelle elles entendent donner corps ne s’affirment en rien comme des substituts aux États, si défaillants soient-ils. On ne saurait croire que plus l’un est présent, plus l’autre est absent. Alors que les « besoins » sont immenses, que le tissu associatif est dense et ancien et que les Congolais sont désormais accoutumés à l’auto-organisation, le cas lushois montre qu’en l’absence d’un minimum d’institutionnalisation et d’ouverture du champ politique, bref en l’absence d’État, le terme « non gouvernemental » n’a guère de sens. Les organisations qui s’en réclament ne peuvent être autre chose qu’une collection d’initiatives constituant au mieux un ersatz de service public livré aux mains de « fonctionnaires privés ». On y observe d’ailleurs une véritable nostalgie de l’administration et la continuité d’un style de comportement conçu comme l’apanage de celle-ci.

39À Cotonou, l’intervention des bailleurs de fonds et la présence centrale des pouvoirs publics dans l’arène de la coopération rendent les négociations nécessaires et permanentes quant à la place et la légitimité des activités des ONG. Enfin, le « formatage » des ONG et de leurs pratiques par les bailleurs de fonds a contribué à hiérarchiser le champ béninois, à formaliser les réseaux interassociatifs et, dans une certaine mesure, à les professionnaliser.

40Cependant et quel que soit le degré d’intervention des partenaires (bailleurs de fonds comme pouvoirs publics), le commun dénominateur entre les deux terrains réside dans la faiblesse de l’ancrage populaire du secteur ONG. L’apparition puis le développement de ce secteur ne répondent donc pas à une logique d’émergence de revendications, de besoins et de capacité d’interventions issus du « bas » ou portés par des oubliés du développement d’hier. À Cotonou comme à Lubumbashi, le secteur ONG s’est nourri des stratégies de reconversion d’une fraction de l’élite urbaine liée à l’appareil d’État vers l’aide sociale privée et semi-privée. Ces structures associatives se caractérisent par une absence de fondement militant, même parfois dans le cas des organisations de défense des droits de l’Homme. Ces associations manquent de base « naturelle » et s’adressent le plus souvent, contrairement à leurs discours, à des publics qu’elles ne connaissent pas intimement. Des publics d’usagers plutôt que des publics d’adhérents se trouvent ainsi constitués davantage que mobilisés. Il est jusqu’ici illusoire d’évoquer le « mouvement social » quelle que soit la définition que l’on en donne. La légitimité que ces structures intermédiaires obtiennent parfois renvoie, non pas à une idéologie ou un projet qui soutiendraient leurs actions ou leur mode de fonctionnement, mais bien davantage à leur insertion et à la qualité des services proposés au sein des réseaux de sociabilité préexistants. L’éventuelle consolidation de ces structures associatives ne dépend pas uniquement de l’importance d’un soutien externe, mais davantage de cette insertion dans les réseaux de sociabilité préexistants. C’est la raison pour laquelle, par exemple, beaucoup de projets de développement sont d’abord initiés à Cotonou au sein des communautés (ethnico-régionales ou religieuses) d’appartenance des leaders associatifs. Alors que les ONG lushoises veillent consciencieusement à ne pas afficher de liens avec les omniprésentes « mutuelles » ethnorégionales et se disent volontiers non exclusives en matière religieuse, il est fort probable qu’elles n’aient d’avenir possible qu’en entreprenant d’objectiver et de reformuler ces liens latents.

41Cette société civile, plus populiste que populaire, apparaît le plus souvent comme un appendice du champ politique (dans le cas d’une plus forte institutionnalisation comme à Cotonou) ou comme le fantôme d’un état modernisateur et paternaliste (Lubumbashi). Elle a permis à des fractions des élites urbaines dont la carrière étatique est contrariée de connaître un autre sort que l’insertion aléatoire dans l’informel. Mais, contrairement à ce que le caractère spectaculaire des mobilisations collectives du tournant des années quatre-vingt laissait croire, elle n’a pas fourni jusqu’ici un espace propice à la formation ou au renouvellement d’acteurs porteurs de réelles alternatives.

42La société civile qui est apparue avec le développement de ces ONG locales n’a peut-être pas atteint ses objectifs formels de démocratisation du développement ou de développement de la démocratie. On constate en outre le maintien d’un haut degré de corruption généralisée et le détournement de certaines règles du droit comme, par exemple, la marchandisation du vote lors des élections au Bénin [Bako-Arifari, 1995], Cependant, ces sociétés civiles émergentes ont favorisé, selon nous, une relative pacification de l’espace public urbain qui avait tendance à s’enflammer au début des années quatre-vingt-dix. Les conditions objectives d’existence urbaines devraient entraîner un surcroît de frustration mobilisatrice. Et pourtant, malgré la régularité de micromobilisations et outre les classiques mobilisations étudiantes, on ne peut pas dire que l’espace urbain soit le cadre, tant à Lubumbashi qu’à Cotonou, d’une instabilité notable. Décomposition étatique et guerre d’un côté, démocratie confirmée de l’autre ont sans doute joué un rôle important. Mais cette pacification semble aussi due à l’alternative ONG et ses acteurs. Ces derniers y ont trouvé une formule principale ou complémentaire de capital social et de revenus. Ils ont aussi redonné du crédit au développement et quelques espoirs ou gratifications à leurs clientèles et populations-cibles. Tant le « développement en cascade » alimenté de l’extérieur à Cotonou que le « développement communautaire » et endogène à Lubumbashi soutiendraient cette pacification à travers une recomposition relative des accès aux réseaux de redistribution des ressources entendues comme économiques, mais aussi sociales et politiques. Ainsi, le consensus postcolonial ne s’opérerait plus uniquement au sein de l’appareil d’État (si décomposé soit-il au Congo), mais aussi au sein d’un nouvel espace qualifié de « société civile », articulé autour des nouvelles ONG de développement.

43Il est permis de penser qu’en Afrique, la formation d’un espace public rencontre un obstacle que les ONG seules ne semblent pas être en mesure de lever. L’articulation qui s’ébauche entre le lien communautaire (dont l’archétype reste la parenté étendue à la localité) et le lien citoyen reste incertaine. Un espace public et donc une société civile ne peuvent se construire qu’en faisant reculer les empires de la communauté et d’un État gérant de la société. De ce point de vue, le consensus et la rhétorique du « besoin criant » qui caractérisent les ONG et font écho au discours nationalitaire d’hier ne cessent d’hypothéquer l’objectivation et la mise en débat des intérêts collectifs qui sont au principe d’un espace public.

Notes

  • [*]
    Aspirant FNRS, université de Liège (Belgique).
  • [**]
    Professeur, université de Liège (Belgique).
  • [1]
    Elles sont dotées d’ailleurs d’un minimum de formalisation administrative.
  • [2]
    Depuis les indépendances, l’urbanisation se pose comme problème et défi concret à résoudre. Jaglin et Dubresson soulignent: « La population d’Afrique noire a triplé entre 1950 et 1990, mais le nombre de citadins a été multiplié par 8, passant de 20 à près de 155 millions; même si le rythme annuel de croissance fléchit dans les années quatre-vingt-dix, il y aura probablement 260 millions de citadins en l’an 2000 et un Africain sur deux vivra en ville en 2020 » [Jaglin, Dubresson, 1993: 7]. Ainsi, la population du Bénin a doublé entre 1970 et 1995, passant de 2,7 millions à 5,4. La tendance est encore plus forte pour la RDC qui passe en vingt-cinq ans d’une population de 20,3 millions à 45,5 millions. Si, en 1970, 17% des Béninois vivaient en ville, ils étaient 38% en 1995. En RDC, la population urbaine reste stable entre 1970 et 1995 (30%), sauf quelques exceptions (Kinshasa a une population de 4,2 millions en 1995 et l’on estime sa population à 9,4 millions en 2015). Cependant, le taux de croissance annuel de la population urbaine semble freiné au Bénin. Pour la période de 1970 à 1995, il était de 6,3%, pour la période de 1995 à 2015, on prévoit un ralentissement du taux de croissance à 4,6%, taux qui reste pourtant élevé. La tendance inverse est constatée en RDC. Si le taux de croissance annuel de la population urbaine était de 3,1% pour la première période, les prévisions pour la seconde annoncent une accélération de la croissance urbaine: 4,6% [PNUD, 1998:195-1981].
  • [3]
    Comme le souligne Bertrand Badie: « Une nouvelle littérature s’est construite dans ce climat pour concevoir le développement politique comme la pleine réalisation d’un nouvel ordre mondial qui se distinguerait du premier développementalisme en ôtant à l’État cette fonction de modernisation active qui en faisait naguère un élément central et moteur du développement: la société et le marché remplacent au cœur du néodéveloppementalisme l’Etat et la planification, comme pour mieux légitimer l’idéologie officielle du FMI et la fonction d’assainissement à laquelle prétendent les plans d’ajustement structurel. Face à la faillite des États et à celle de la bipolarité Est-Ouest, la capacité intégratrice du marché mondial et l’essor du commerce international se présentent ainsi comme les nouvelles chances de démocratisation d’un Tiers Monde par ailleurs de moins en moins monolithique. Cette démocratisation ne vient plus de l’État mais de la société, du marché et du nouvel ordre mondial » [Badie, 1994: 207-208].
  • [4]
    L’Église catholique qui, jusqu’à milieu des années quatre-vingt, n’opposait au pouvoir en place qu’une résistance passive et était davantage tournée vers la spiritualité privée, va de plus en plus s’engager publiquement. La face la plus visible de cet investissement est le rôle joué par feu Mgr de Souza dans le processus de transition démocratique à travers la conférence des Forces vives de la nation ainsi que le HCR. Bien que soumise à une volonté de mise sous tutelle de la part du PRPB, l’Église catholique a offert un lieu d’insoumission symbolique durant les dernières années du régime marxiste-léniniste surtout d’où sont sortis des groupements d’intellectuels, comme le « club Perspective 21 », dont les principaux animateurs sont très actifs dans le « nouvel espace public » (au sens de Habermas) à la charnière entre le monde associatif (et donc celui des ONG) et politique.
  • [5]
    Richard Banégas souligne également le rôle de contestataire joué par le Parti communiste du Dahomey (PCD), seule force dissidente réelle au régime du PRPB depuis 1974, et par les associations de la diaspora comme le club Perspective 99, créé par l’homme d’affaires devenu leader politique, Séverin Adjovi.
  • [6]
    La « riche » province du Shaba ne compte qu’un vingtième des ONG zaïroises. L’Équateur, province du président Mobutu, n’enregistre qu’un pourcentage minime (2,7%) et le Maniema ferme la marche (1,7%).
Français

Résumé

Depuis plus de dix ans, dans une Afrique subsaharienne, marquée par un processus de démocratisation institutionnelle ou de décompression-recomposition autoritaire, on assiste à la prolifération de pratiques associatives définies et souvent reconnues comme « Organisations non gouvernementales ». Si l’on a beaucoup conjecturé et beaucoup douté à propos de ces ONG africaines et du revival associatif avec lequel elles entretiennent des rapports plus ou moins forts, plus ou moins clairs, peu de recherches ont pris soin de les prendre au « pied de la lettre », avant de jauger leurs résultats et avant de les confronter à des prescriptions explicites ou implicites. La profusion de ces nouvelles pratiques non gouvernementales ne s’est pourtant pas produite dans des contextes locaux identiques. Basé sur les résultats d’une recherche menée à Cotonou (Bénin) et à Lubumbashi (RDC) en 1998 et consacrée aux ONG urbaines, l’article propose une lecture comparative des deux « sociétés civiles » dont la vitalité et l’identité ont été fortement tributaires des contextes locaux (rapport aux pouvoirs publics d’une part et présence des bailleurs de fonds au sein de l’arène locale du développement d’autre part).

Mots-clés

  • ONG
  • Afrique subsaharienne
  • société civile
  • transitions

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Gautier Pirotte [*]
  • [*]
    Aspirant FNRS, université de Liège (Belgique).
Marc Poncelet [**]
  • [**]
    Professeur, université de Liège (Belgique).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.023.0073
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