CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Diasporas, développements et mondialisations..., cherchez l’intrus ! Le triptyque semble asynchrone tant ses termes renvoient à deux époques différentes en sciences sociales. En effet, si le premier et le troisième sont aujourd’hui couramment utilisés, ils ne l’étaient guère au moment où le second faisait florès, quelques décennies passées. Ce dernier correspond au projet moderniste, national, de la décolonisation, tandis que les deux autres servent souvent de référents à des approches postmodernes, ou sont surtout mobilisés pour interpréter des phénomènes très récents et transnationaux. Entre diaspora et mondialisation, la notion de développement paraît aussi incongrue qu’une tache de Miro sur des rayures de Buren.

2Pourtant, au-delà de leurs contextes culturels différents, les trois termes ont une caractéristique commune : une extrême polysémie qui défie jusqu’à présent toute tentative d’accord universel sur les notions qu’ils recouvrent. Si cette richesse sémantique est l’occasion de débats conceptuels intéressants, elle ne favorise guère, cependant, l’exportation et l’usage opératoire de ces concepts dans d’autres champs de la pensée et de l’action. Il y a donc là plus qu’un problème de terminologie : les controverses sur les sens à attribuer nuisent à la clarté nécessaire à leur utilisation constructive.

3Ce numéro d’ Autrepart est un pari : celui de lier et de traiter ces trois termes, dans leur interdépendance, établie sur le constat empirique de la juxtaposition fréquente des situations qu’ils traduisent. La diaspora est un thème ancien mais récemment redécouvert, avec la multiplication de formes d’expatriation résultant de migrations nombreuses, tout particulièrement celle du siècle dernier [1]. Le développement, à l’inverse, tombe en désuétude alors même que sa problématique (en creux, le sous-développement) reste d’une brûlante actualité. Enfin, le terme de mondialisation capture le phénomène d’intégration planétaire à la fois dans son historicité (le phénomène s’enracine loin et profond) et dans sa contemporanéité (c’est aujourd’hui que l’on s’en sert pour qualifier la forme sociétale en émergence). Les trois sont souvent associés et s’éclairent mutuellement. Le lien entre eux pourrait se formuler ainsi : l’actuelle prolifération des formes « diasporiques » résulte d’une mobilité humaine indissociable des différentiels de développement alignés sur deux axes, Sud-Nord et Est-Ouest, à l’échelle planétaire.

4Les trois substantifs ont été mis au pluriel pour souligner la multiplicité des formes qu’ils recouvrent, afin d’aller au-delà de leurs définitions - controversées pour chacun des trois - et porter ainsi le regard davantage sur leurs interrelations que sur leurs contenus isolés. Ce texte, ainsi que tous ceux qui suivent, ne prétend point clôturer les discussions portant sur ces termes fort chargés. Mais ils mettent ces derniers, d’une part, en perspective par leurs associations et, d’autre part, en contexte par leur liaison descriptive de situations originales rapportées empiriquement. Le pari est que cette triangulation donne un relief accru à chacun de ces concepts et des capacités explicatives supplémentaires pour certains phénomènes très récents auxquels ils correspondent. Les paragraphes qui suivent visent à synthétiser ces apports combinés.

Diasporas : produits de l’histoire

5Notre environnement quotidien, nos villes changent et se colorent avec la présence - devenue désormais habituelle - de visages originaires d’ailleurs qui s’inscrivent progressivement dans le paysage local. Avant-hier, ils venaient du sud de l’Europe, hier, du sud de la Méditerranée, aujourd’hui du sud du Sahara ou de l’est et du sud-ouest de la planète. La diversité des provenances mène à penser que le phénomène migratoire et le foisonnement de ses modalités présentent une ampleur jusqu’ici inégalée ainsi que des traits tout à fait inédits. Pour apprécier si cette perception est correcte, il convient d’interroger la réalité des chiffres.

6Le nombre de migrants internationaux à long terme (c’est-à-dire résidant à l’étranger pendant plus d’un an) n’a cessé de croître, pour atteindre 150 millions de personnes en l’an 2000, selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’appréciation d’un tel développement nécessite cependant une mise en perspective historique : sur la longue période en effet, les migrations internationales « sont quantitativement seulement le double qu’au début du siècle, tandis que pendant le même laps de temps la population mondiale a quadruplé » [Marmora, 1997]. Mais les évolutions de ces deux grandeurs connaissent une forte variabilité : si de 1965 à 1975 les migrations ont augmenté moins vite que la population mondiale (1,16 contre 2,04 par an), la relation s’est inversée entre 1985 et 1990 (2,56 contre 2,59). En dépit de cette accélération, moins de 3 % de la population mondiale vit de manière stable en dehors de son pays d’origine [OIM, 2000 : 5].

7La visibilité accrue des migrations est dès lors imputable au double phénomène de leur montée en puissance démographique ainsi qu’à la superposition, la coprésence de divers flux migratoires, la multiplicité des provenances juxtaposant des populations qui pouvaient largement s’ignorer auparavant. C’est dans ce contexte que l’on peut situer l’émergence renouvelée des diasporas aujourd’hui.

8Les communautés « diasporiques » représentent les sédimentations actuelles de phénomènes historiques anciens ou récents. Traditionnellement, le terme diaspora a été réservé aux juifs tragiquement dispersés suite à l’événement politique qui a sanctionné la fin de leur organisation politique autonome au premier siècle après J.-C. ; il a été étendu à d’autres groupes, notamment les Arméniens, ayant connu un destin dramatique semblable plusieurs siècles plus tard. Par conséquent, la notion de diaspora paraît indissociablement liée à la cause première, dramatique du phénomène, de nature politique et à la préservation d’une identité commune malgré la dispersion. Cet usage a quelque peu oblitéré l’étymologie grecque du terme ainsi que le signifié originel de « dissémination » « dispersion de la semence » ; ce mot désignait les colonies établies par les résidents des villes-États grecques en dehors du territoire hellène, en Asie mineure et dans la Magna Grecia italique, ainsi que les rapports de nature économique et politique entretenus par ces colonies avec leur mère patrie.

9Au cours des vingt dernières années, le champ sémantique de ce terme s’est fortement dilaté jusqu’à désigner toutes sortes de communautés d’expatriés de bien plus récente constitution, à savoir celles dérivant des migrations du siècle dernier, et ce indépendamment des motifs à l’origine de la mobilité géographique de ces populations. Aux migrations pour raisons politiques, notamment des réfugiés, se sont ajoutées les migrations poussées par des catastrophes économiques ou écologiques mais surtout les migrations de travailleurs et de leurs familles pour aller jusqu’aux groupes constitués d’étudiants ou de cadres dirigeants des entreprises et des organisations internationales. La dénomination de ces communautés comme « immigrées » avait comme corollaire l’effacement de la pertinence de leur lieu d’origine au profit du lieu d’installation ; leur appellation comme communautés « émigrées » inscrivait la pertinence du lieu d’origine dans un passé révolu à jamais alors que leur désignation aujourd’hui comme « diaspora » souligne que les liens entre lieux d’origine et d’installation se prolongeant dans la durée sont saisis dans l’immédiateté du présent.

10Une telle dilatation est allée de pair avec un glissement des éléments mis en relief pour cerner les groupes. Ainsi passent au deuxième plan les causes, historiquement situées, singulières et tragiques à l’origine de la migration, de même que la construction d’une continuité historique unificatrice de ces groupes sur la longue durée. L’accent se déplace vers les conséquences des mobilités et les pratiques quotidiennes de groupes - plus ou moins durables -, caractérisées par une référence commune, notamment celles orientées en fonction de cette référence et renvoyant directement ou indirectement au pays d’origine.

11« Au temps de l’État-nation », pour reprendre l’expression de Dominique Schnapper [2001], lorsque l’objectif de la « nationalisation » de la population était considéré comme prioritaire, puisque l’unité culturelle était présentée comme une condition de l’établissement de l’État-nation, la sociologie a largement négligé la relation des migrants avec le pays d’origine (l’école de Chicago du début du xxe siècle ayant privilégié la question des transformations sociales et culturelles des immigrés) ; elle a ainsi sous-estimé le fait que ce lien pouvait être mobilisé pour gérer symboliquement l’insertion du groupe dans le nouveau pays [2]. Dans ce numéro, le cas étudié par Jean-Luc Maurer illustre ce propos. En effet, l’activation de l’identité communautaire par les Javanais de deuxième génération en Nouvelle-Calédonie prend son sens comme stratégie de négociation des conditions d’intégration du groupe dans le nouveau pays : la nouvelle mise en valeur des origines permet au groupe d’assumer une position originale, de charnière, voire de médiateur, à l’intérieur du conflit qui structure le champ politique calédonien, entre Caldoches et Canaques, ex-colonisateurs et ex-colonisés, et augmente ses chances d’affirmation symbolique couronnant le parcours de mobilité sociale individuelle que le groupe a connu. On pourrait se demander dans quelle mesure ce cas ne constitue pas un exemple d’« ethnicité symbolique » [Waters, 1990], que les individus décident d’adopter ou de mettre en relief, à partir du moment où elle a perdu tout caractère ascriptif et stigmatisant.

12Les exemples contemporains d’instrumentalisation des identités dites « d’origine » à l’intérieur de l’espace sociopolitique du pays d’installation présentent bien des analogies avec ceux observés dans le passé auprès de certains groupes immigrés ; toutefois, la vitalité des liens entre expatriés et pays d’origine apparaît à certains égards plus intense que par le passé [Morawska, 1990] ainsi que suivant des logiques différentes de celle présentée ci-dessus. Quels facteurs pourraient expliquer la multiplication d’exemples d’activation des liens entre expatriés et lieu d’origine, considérée comme le trait distinctif du phénomène diasporique ?

Facteurs d’émergence des diasporas

13L’ampleur des migrations internationales contemporaines ne peut être disjointe des formidables changements économiques et politiques qui caractérisent notre époque : que l’on pense au développement d’une économie-monde à l’échelle planétaire avec ses transactions rapides, sa nouvelle division internationale du travail et ses compagnies transnationales, ou, par ailleurs, à l’effondrement de l’Union soviétique et à la disparition du « tiers »-monde comme une catégorie cohérente, qui ne laissent debout qu’un seul monde au plan politique. Sur cette toile de fond, les formes que prennent les migrations internationales se modifient : à côté des installations permanentes couronnées par l’adoption exclusive de la citoyenneté du nouveau pays, on observe des séjours intermittents, des rapports de plus en plus contractualisés, des formes multiples et perméables d’identification qui défient la capacité des États à prétendre à des allégeances non partagées et à forger des identités sociales ancrées au territoire national.

14Il faut souligner la multiplication des opportunités et des supports dont disposent les migrants qui leur permettent de maintenir des liens intenses à distance, et ce même lorsque leur capital culturel n’est pas élevé. Cela rend plus aisées la mobilisation de leurs ressources autour des finalités formulées de manière autonome par eux-mêmes ainsi que leur projection en tant qu’acteurs sociaux sur la scène internationale. Trois types de facteurs « d’appoint » [Van Hear, 1998] favorisent l’essor des liens communautaires à distance : le développement des transports, les facilités de communication, le niveau de compétences socioculturelles, affranchissant les migrants diasporés de nombreuses contraintes spatiotemporelles.

15La multiplication, la rapidité et le confort des moyens de transport aussi bien pour les personnes que pour les biens, ainsi que la réduction des coûts ont énormément facilité la mobilité des biens et des personnes. Si cela est vrai en général, l’impact de cette situation sur les flux migratoires est encore plus évident. L’accessibilité économique et culturelle accrue des moyens de transports permet l’extension, tant sur le plan social que géographique, du recrutement de candidats au départ et d’une mobilité qui se manifeste notamment par de fréquents mouvements de va-et-vient, comme ceux des Mexicains habitant les États-Unis, décrits par Guillaume Lanly.

16Cet abaissement du seuil d’accès à la mobilité est également le produit de l’influence des médias, qui jouent un rôle majeur dans l’élaboration du projet de mobilité en tant que véhicule des modèles alternatifs de vie et comme instrument de socialisation anticipée. Dans sa contribution, Mihaela Florina Nedelcu illustre comment aujourd’hui un service ciblé par le biais de l’internet socialise les informaticiens roumains candidats à l’émigration vers le Canada à leur potentiel futur environnement professionnel et social. Si ces supports facilitent l’établissement de ponts en direction du pays d’immigration, ils se révèlent tout aussi précieux pour maintenir les relations avec le pays d’origine. Avec le développement de la communication digitale, internet, cassettes, vidéo, télévision par câble et satellite, les relations avec le pays d’origine sont devenues faciles, peu coûteuses et donc de l’ordre du quotidien. Aujourd’hui, la télévision par câble ou satellite permet aux expatriés de rester en prise directe avec la réalité en évolution dans leur pays d’origine, de partager informations et émotions avec les résidents du « pays » en temps réel. Au niveau de la sphère publique, le rapport des expatriés au pays d’origine ne souffre plus de décalage temporel dans la mesure où il ne se nourrit plus prioritairement de la mémoire, mais est constamment alimenté par la prise directe avec l’actualité du pays, rendant d’autant plus efficace leur éventuelle mobilisation politique, ainsi que le démontre le cas des Chiliens, décrit par Claudio Bolzman.

17À l’instar du téléphone dans la sphère privée, la télévision par satellite se révèle un moyen d’autant plus puissant pour l’échange entre expatriés et pays d’origine qu’il ne présuppose pas chez les récepteurs une quelconque familiarité avec le véhicule traditionnel des échanges à longue distance, à savoir la langue écrite - le niveau d’alphabétisation demeurant particulièrement bas, notamment auprès d’une partie non négligeable des primo-migrants. De plus, ces moyens de communication sont accessibles non seulement dans les grands centres urbains mais également dans des villages reculés grâce au faible niveau d’investissement initial de la part de l’utilisateur.

18Contrairement à l’utilisation, la production d’information et de messages requiert des compétences et des techniques élaborées et des investissements plus conséquents. Le recours intensif à ces moyens, avec des contenus gérés par les expatriés, va en augmentant à mesure que ces compétences cruciales se diffusent auprès des groupes diasporiques, comme cela est le cas pour les deuxièmes générations issues des migrations de travail. Les migrants hautement qualifiés, Mercy Brown le montre, sont capables d’investir ce champ dès la construction du projet migratoire.

19Finalement, l’apparente anarchie dans le maillage des moyens modernes de communication « sans fils » ne doit pas faire oublier cet acteur invisible sur le devant de la scène, à savoir les pouvoirs publics qui parviennent à exercer une certaine influence - sinon une influence certaine - sur ces moyens par le biais, notamment, des règles d’attribution et d’exploitation des plages orbitales des satellites ou par le contrôle des programmes [Price, 1999]. Les réseaux de communication sont ainsi le miroir des compétences et de la créativité des expatriés mais ils se développent dans un cadre sociopolitique et économique, partiellement tributaire des États d’origine et d’installation, qui en influence la structure et la portée.

La diaspora : un concept approprié ?

20Les formes qu’assument les phénomènes migratoires, les flux d’échanges économiques et sociaux qu’ils engendrent et surtout les modalités d’installation des migrants dans leur nouveau pays présentent des caractères inédits dont les catégories traditionnelles d’émigration-immigration semblent perdre de leur capacité à rendre compte. Le vieux concept de diaspora a paru adéquat pour dire la nouveauté, renouant ainsi avec la Gemeinschaft, préalable, voire antithétique par rapport à l’État-nation, au moment où celui-ci plie sous les coups de boutoir de la mondialisation. Mais quel concept de diaspora ?

21Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons mettre en lumière les déplacements d’accents dans la compréhension du concept. Le tableau ainsi brossé fournira la toile de fond à la compréhension du phénomène diasporique. Nous opposerons ici les approches traditionnelles à celles en termes de réseaux, les unes étant essentialistes et les autres constructivistes.

Les approches traditionnelles

22Le plus petit dénominateur commun aux nombreuses tentatives de refonder le concept met en avant ses caractères morphologiques, à savoir expatriate community. Safran [1991] met ainsi en relation le terme expatriate, qui synthétise la double référence au pays d’origine et d’installation, et celui de community, qui suggère l’idée d’homogénéité du groupe. La communauté présente les contours d’une totalité organique, une unité sociale « naturelle », qui fait passer au second plan la différenciation interne au groupe ; la naturalité de la communauté lui confère des frontières fixes, données une fois pour toutes et demeurant stables dans la durée. Ainsi, ces approches mettent en avant des formes de clôture ethnique, parfois imputée à la condition de minorité dans laquelle se trouve la communauté expatriée qui renforce sa solidarité interne [Safran, 1991 ; Schnapper, 2001 ; Sheffer, 1986]. L’attachement ethnique a un caractère ineffable, irrationnel et si fortement ancré qu’il est un aspect plus ou moins immuable de la personne humaine : cela confère une grande stabilité à l’identification ethnique.

23Par ailleurs, ces approches traditionnelles restent le plus souvent proches du cas paradigmatique de la diaspora juive, notamment par la référence aux circonstances dramatiques à l’origine de la dispersion, ainsi qu’au mythe du retour et à l’impossibilité de le réaliser [Schnapper, 2001 ; Tölölyan, 1996 ; Cohen, 1997 b ; Hovanessian, 2000]. Par sa référence à une communauté homogène dans la durée et à un territoire d’origine sacralisé [Bruneau, 2000 : 34], cette notion reste tributaire de la logique de l’État-nation, puisque l’accomplissement de ce projet - représenté par le retour au territoire « originel » (dont on vise à achever la possession) - implique, du moins potentiellement, l’abandon du territoire étendu (dont on a l’usage). L’expression de l’ethnicité communautaire des diasporas, le rapport à un temps qui doit « s’accomplir » et l’image en miroir des processus de fabrication des États-nations caractérisent ces approches traditionnelles de la diaspora.

24Dans un souci d’éviter ces écueils, certains auteurs mettent en lumière au contraire la grande créativité qui a accompagné ces expériences [Cohen, 1997 a], mais aussi, dans ce numéro, Chantai Bordes-Benayoun ; dans un essai théorique, elle explore les possibilités de rendre compte de la perpétuation historique juive par delà une culture communautaire intrinsèque, et identifie, dans la compétence sociale « réfléchie » du « diasporé », forgée dans des situations très diverses de confrontation à l’altérité, le principe dynamique qui permet de multiplier les modalités de déclinaison des identités en diaspora.

Les approches en termes de réseaux

25Ce deuxième groupe d’approches se caractérise par la manière différente de thématiser la dimension temporelle par rapport aux approches précédentes : les continuités historiques et leur projection dans le futur, par le biais du retour, perdent de l’importance au profit de perspectives qui se présentent comme open-ended, à l’issue non prédéfinie, se détachant ainsi de la perspective téléologique des approches traditionnelles avec leur tension vers un territoire, vers l’État-nation. En contrepartie, les chercheurs se focalisent sur la dimension spatiale ainsi que, de manière accrue, sur les dynamiques internes aux diasporas [3].

26Travaillant sur la « classique » diaspora chinoise, le géographe Ma Mung abandonne la temporalité comme axe porteur de son analyse au profit de l’espace et du présent. Si les références communes du groupe se fondent sur une expérience inscrite dans le passé - la socialisation dans le pays d’origine -, celle-ci se manifeste dans l’immédiateté des compétences linguistiques et sociales d’aujourd’hui ; de même, l’abandon du mythe du retour n’oblige pas le groupe à une fidélité qui le transcende mais à des cohérences qui s’actualisent exclusivement dans le présent bien que sur des distances très longues : la compression du temps semble dilater l’espace. Articulant la dimension morphologique de la dispersion des populations migrantes avec l’élément dynamique de l’interpolarité des relations entre les groupes et le pays d’origine mais également entre les différents pôles de la migration, Ma Mung semble remplacer ce qui, chez d’autres auteurs, est l’investissement des diasporés dans le retour par l’investissement d’un espace imaginaire, « fantasmé » reconstruit à l’échelle internationale. Le territoire de la diaspora n’est plus un espace unique - comme dans la référence à l’État-nation -, mais des espaces équivalents. « La diaspora apprend peu à peu que son identité a un pied dans le pays d’origine mais qu’elle est surtout et partout localisée dans le vaste espace qu’elle parcourt » [Ma Mung, 1996 b].

27L’autonomisation de ces réseaux par rapport aux cadres territoriaux - dont ils exploitent au demeurant les interstices et les incohérences - est patente avec Alain Tarrius qui aborde les nouvelles formes migratoires en Europe par l’étude de ses « fourmis », ses « petits migrants » ici, notables là-bas, actifs dans les activités commerciales transnationales de produits licites et illicites. Il abandonne dans ses analyses la notion de diaspora et la dimension communautaire, et il met en avant comment l’institution de ces « petits migrants » en nœuds de réseau est bâtie avant tout sur un capital relationnel fortement personnalisé. Jules Bagalwa Matapano et Laurent Monnier en revanche recourent abondamment dans leur texte aux termes de diaspora et communauté (immigrée) ; ils sont néanmoins proches d’Alain Tarrius dans la mesure où ils rapportent le cas d’individus appartenant à la catégorie sociale des Congolais - plutôt que de membres d’un groupe soudé autour d’identités ou d’intérêts communs. En effet, les deux entrepreneurs cambistes mobilisent leur appartenance ethnique dans un projet visant avant tout l’affirmation individuelle dans une logique d’exploitation de niche de marché. En revanche, Mihaela Florina Nedelcu nous confronte, à l’instar de Ma Mung, avec un ensemble d’individus constituant un groupe qui se reconnaît identité et intérêts communs. Elle se livre à une description détaillée de la progressive structuration de la diaspora des informaticiens roumains au Canada, avec ses hiérarchies internes ainsi que des processus de mise en place des réseaux d’échange autour des savoirs migratoires et des savoirs professionnels, donnant ainsi corps à la fois à la multipolarité et à l’inter- polarité de l’espace défini par leurs pratiques. L’ethnicité dont il est question dans cette diaspora renvoie à un ensemble de ressources disponibles pour l’action sociale, comme le démontre également la présentation que fait Mercy Brown des réseaux informationnels mis sur pied par les highly skilled de par le monde. On pourrait qualifier ces approches de constructivistes puisque, en délaissant substance et représentation des groupes diasporiques, elles privilégient l’interrogation sur la dynamique de mise en place des diasporas et donc leur historicité.

Pour une vision « activiste » de la diaspora

28Les textes ici réunis ainsi que de nombreux autres cas d’étude récents invitent à reconsidérer les fondements du groupe, en prolongeant une vision constructiviste de la diaspora. L’action, plus qu’une similitude de traits partagés et/ou une communauté de représentation, serait le creuset et l’expression de l’identité. On constate, en effet, que de nombreux groupes diasporiques se constituent aujourd’hui autour d’un projet, parfois ponctuel, souvent partiel mais très concret. Les réseaux intellectuels en diaspora décrits par Mercy Brown révèlent ce point avec clarté et l’un des cas qu’elle évoque en résume à lui seul toute la portée. Le réseau Caldas - réseau colombien des chercheurs et ingénieurs à l’étranger - s’est constitué au début des années quatre-vingt-dix sur le projet d’une contribution à distance des « cerveaux enfuis » de la Colombie au développement de ce pays. Les Colombiens de l’extérieur avaient-ils alors une propension culturelle et sociale au regroupement sur une base nationale ? Leur réunion dans cette initiative - inédite à l’époque - émanait-elle d’une identification préalable favorable à leur pays d’origine ? Les données empiriques (enquête, observation participante, entretiens et histoires de vie) montrent à l’évidence le contraire. Les marqueurs choisis pour caractériser leur proximité à l’égard du pays indiquent une séparation consommée, après leur départ. À peine 10 % d’entre eux sont abonnés à un journal colombien, de surcroît essentiellement spécialisé (professionnel). Leur affiliation à des associations d’entraide s’avère rare et leur participation aux fêtes nationales exceptionnelle. Leurs trajectoires de vie révèlent une rupture la plus complète possible et une volonté d’immersion totale dans la société d’accueil [Charum, Meyer, 1998], De diaspora intellectuelle, il n’y avait donc même pas un embryon. Pourtant, lorsque le pays émet un appel à la mobilisation de ses talents expatriés, il enregistre un écho immédiat de la part de bon nombre de ceux qui le reçoivent, par la bande - « par hasard, par intermédiaire », disent les acteurs… La proposition d’une implication active, valorisant leurs compétences acquises, dans le développement du pays catalyse cette population atomisée. La diaspora prend corps, à partir d’une dispersion maximale allant jusqu’à l’individuel, sur une convocation aléatoire qui résonne à travers les réseaux latents qui la propagent. Le collectif s’élabore alors et les connexions disjointes conforment peu à peu un tissu sans couture. Cet exemple ainsi que d’autres révèlent que, à l’instar du passé, de l’histoire ou de l’origine, le futur, le projet dans l’avenir, la tension vers un objectif peuvent forger l’identité. Celle-ci déborde d’ailleurs à l’occasion les frontières de la nationalité de naissance. Plusieurs des groupes identifiés par Mercy Brown associent dans ces réseaux à caractère national des membres qui appartiennent au pays d’accueil et non à celui d’origine. Ainsi, par exemple, des colombianistes ou des sudafricanistes, en Europe, en Amérique du Nord ou ailleurs, participent-ils aux activités des réseaux diasporiques Caldas ou Sansa (South African Network of Skills Abroad). Ils s’identifient au devenir de ces pays et choisissent d’œuvrer à leur développement, sans en être ressortissants autrement que de cœur. Ils représentent certes seulement une minorité de membres de ces réseaux mais ils reflètent une citoyenneté élective, une identification par décision, par consentement mutuel, observée également dans l’Europe en gestation, par exemple.

29Bien sûr, cette vision « activiste » de la diaspora s’assoit sur des expériences pour la plupart récentes dont on ne peut toujours évaluer la consistance profonde. Les diasporas qui en relèvent ne correspondent pas nécessairement à des critères stables et précis définis pour des diasporas traditionnelles. Par exemple, l’interpolarité, la durée, la continuité ne sont-elles pas absentes des diasporas constituées de façon opportune, autour d’un objectif spécifique ? En particulier, qu’advient-il lorsque cesse l’action temporaire qui conforme une diaspora ? Divers cas rapportés dans ce numéro tendent pourtant à prouver que l’extension spatiale, sociale et temporelle de ces regroupements en fait bien d’authentiques diasporas. Par ailleurs, leurs attributs morphologiques ne les opposent pas aux diasporas traditionnelles et aux critères retenus pour les caractériser. Ainsi, les associations de Mexicains aux États-Unis (Guillaume Lanly), en train de se fédérer pour accroître leur capacité d’action, réalisent précisément ce processus interpolaire, sous une forme associative, au sein d’un seul pays d’accueil mais dans une localisation multiple. La diaspora issue des réfugiés chiliens se transforme au gré des changements politiques du pays, passant par des phases d’activité variables mais avec une permanence et une incidence avérée sur ces développements, au-delà même de la cause dans laquelle elle prend son origine (Claudio Bolzman). Le réseau diasporique scientifique Caldas voit plusieurs de ses nœuds locaux en divers pays survivre à la disparition de sa structure institutionnelle porteuse au niveau de l’État colombien… avant que celle-ci ne renaisse de ses cendres quelques années plus tard !

30Lorsque l’on rapproche les vicissitudes de ces expériences diasporiques récentes de celles visibles sur la longue durée, notamment concernant la diaspora juive (Claude Denjean et Annick Mello), on constate une similitude évidente dans le caractère évolutif, changeant, dynamique et dans la plasticité sociale et spatiale. Les implantations, les formes et les contenus sociaux, l’identité, les rapports à l’altérité se modifient, disparaissent, ressurgissent ailleurs. Les diasporas activistes apparaissent évanescentes et fragiles, mais également vivaces dans leur versatilité grâce à leur configuration ubiquitaire, à l’instar de celles qui les ont précédées. S’il leur reste à passer l’épreuve du temps, l’époque actuelle semble néanmoins plutôt renforcer leur consistance que l’affaiblir.

La diaspora comme stratégie

31Ce dont témoignent les expériences récentes, c’est que la vie en diaspora peut procéder d’un choix positif, d’une façon de se projeter dans l’avenir, avec d’autres, pour construire dans des conditions favorables. Cela nous éloigne de l’archétype des diasporas issues d’une catastrophe initiale, induisant la dispersion d’un peuple préalablement uni, la diaspora « victimaire » dans la typologie de Robin Cohen. Cette vision dramatique de la migration, de la mobilité et des installations qui en résultent, imprègne la littérature académique mais aussi romanesque ainsi que les messages artistiques depuis longtemps [4]. Cette image, parfois vraie, souvent simpliste, a fait l’objet de remises en question également [Lassailly-Jacob, 2000], tant la crise originaire est elle-même partie prenante du récit fondateur, sans cesse réactualisé, réinterprété, de l’identité collective. Mais la motivation, l’intéressement des acteurs, à vivre en diaspora, méritent d’être soulignés. Pourquoi les individus restent-ils en minorité et cultivent-ils ce statut ? L’approche historique de Claude Denjean montre bien, entre autres, que les conditions changeantes peuvent modifier ces allégeances. Il n’y a donc pas une détermination identitaire transcendante, permanente et absolue. Il y a un choix et il procède pour une part des avantages évidents que procure la situation diasporique.

32La situation de l’individu en diaspora correspond typiquement à ce que la sociologie des réseaux définit comme des marginaux sécants. C’est une vision positive de la marginalité, à l’inverse de celle de la sociologie classique [Park, 1928]. Le marginal sécant, capable de lier des mondes séparés, est le vecteur privilégié de la fertilisation croisée dans de nombreuses situations d’innovation où l’ouverture relationnelle offre des opportunités nouvelles. Inséré mais également à la périphérie de plusieurs groupes (en l’occurrence, le pays d’origine et celui d’accueil, voire les autres pays d’accueil où il détient des entrées via ses compagnons en diaspora), le diasporé est dans la position où il peut les mettre en relation, à travers lui. Il est dans cette situation structurelle où les ressources présentes dans l’un et absentes dans l’autre peuvent circuler, par son intermédiaire [Granovetter, 1983 ; Burt, 1992]. C’est une situation enviable de semi-extériorité, dont découle une rente. Que l’on songe aux commerçants libanais en Afrique, aux marchands chinois dans l’océan Indien ou aux financiers juifs de l’époque médiévale. Cette capacité circulatoire enrichit les sociétés concernées mais aussi en premier lieu les groupes privilégiés par lesquels elle s’opère.

33La contribution de Mihaela Florina Nedelcu illustre parfaitement ce cas, dans un contexte éminemment contemporain et un secteur de haute technologie qui actualise la vision historique ou exotique que l’on pourrait avoir de ce phénomène. Les informaticiens roumains, dont elle décrit l’action d’intermédiation pour pourvoir le marché professionnel nord-américain de compétences, se sont positionnés ainsi. Ils tirent les dividendes de leur position (construite) de connaisseurs des besoins dans le milieu où ils opèrent et de capacités (linguistiques et sociales) de communication dans celui d’origine pour mettre en contact l’offre et la demande qu’ils expriment, suscitent, coordonnent et contrôlent pour une large part.

34Le positionnement stratégique intéressant que procure la configuration diasporique n’est pas simplement structurel et économique. Il est aussi social et symbolique. La revendication d’une origine spécifique permet l’entrée dans un groupe et offre une appartenance sociale additionnelle. Nombre des associations d’intellectuels expatriés mentionnées par Mercy Brown mettent ce phénomène en exergue. Ces derniers trouvent, dans les réseaux dont ils sont membres, des possibilités de contacts, professionnels ou autres non négligeables. Ils construisent ainsi un échelon intermédiaire entre la société globale et leur individualité, qui leur donne prise sur le collectif. Et ils s’ouvrent de la sorte des chemins pour parcourir le monde globalisé hors des circuits anonymes qui ne peuvent offrir aucune des ressources auxquelles l’appartenance et la reconnaissance donnent accès. On peut ainsi entrer en diaspora comme d’autres, d’une façon différente mais comparable, choisissent le Rotary Club, une loge maçonnique ou une confrérie religieuse.

Investissements, capitaux, transferts

35Le rôle actif des membres de la diaspora souligne leur contribution potentielle ou réelle au développement des entités auxquelles ils participent. Comme identité activement choisie, revendiquée ou assumée, l’appartenance à une diaspora devient souvent source de production culturelle, symbolique, économique, technique et organisationnelle. En ce sens, elle manifeste un génie créateur, comme le suggère Chantai Bordes-Benayoun, lié à sa position et aux choix qui l’ont déterminée. Y a-t-il un capital humain, social, financier de la diaspora qui constituerait une accumulation préalable, du type de celles justement requises pour le développement ? Y aurait-il alors moyen de les mobiliser, de les canaliser à bon escient ?

36Plusieurs des contributions à ce numéro mentionnent le niveau élevé de qualification socioprofessionnelle des membres de la diaspora (Annick Mello, Claudio Bolzman, Mihaela Florina Nedelcu). D’aucuns pourraient voir ici un effet de la sélectivité du processus migratoire, favorisant les catégories éduquées aux dépens des autres. Mais un examen empirique détaillé, établi sur des échantillons conséquents de populations diasporiques et retraçant les histoires de vie de certains de leurs membres, révèle une réalité bien différente. Les individus développent bien souvent des compétences supérieures aux populations correspondantes dans le pays d’accueil comme dans celui d’origine, non pas en fonction d’aptitudes initiales exceptionnelles mais au cours de l’itinéraire éducatif et professionnel stimulant par lequel ils se forment [Meyer, 2001]. C’est l’exercice vital en expatriation qui les conduit à la performance et non une quelconque prédisposition dont aucun indicateur n’indique la présence antérieure au départ.

37Le cas des populations immigrées en France dans les quatre dernières décennies (maghrébines et ouest-africaines) fournit un indice convergent. Leur composition socioprofessionnelle en termes de qualifications s’accroît considérablement plus vite que celle de la moyenne française et c’est précisément la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures pour laquelle l’évolution est la plus sensible [Ma Mung, 1996 a]. Même s’il est évident qu’elle partait de très bas (s’agissant de main-d’œuvre initialement sous-qualifiée), sa bonification, en dépit des handicaps de départ, est en soi révélatrice : il s’agit notamment d’une mobilité intergénérationnelle qui surmonte de facto la reproduction que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron décelaient précisément dans le secteur éducatif. Elle concourt à montrer le ressort dont font preuve les diasporas.

38Toutes les approches du développement - de celle de François Perroux depuis le milieu du siècle dernier jusqu’au « développement durable » de son ultime décennie relèvent le caractère primordial que revêtent les savoirs dans sa réalisation, comme garants de son caractère autonome et soutenable. Les plus récentes de ces approches, inspirées des nouvelles théories de la croissance, insistent encore plus sur ce facteur « connaissance ». Dans l’économie mondiale, ce sont les savoirs qui constituent les sources de la croissance endogène. La qualité des ressources humaines est donc valorisée au plus haut point et toute déperdition nuit au potentiel de développement de la collectivité. Dans un tel contexte, les réseaux de diasporas dont fait état la contribution de Mercy Brown, capitalisant sur les compétences expatriées pour en faire bénéficier le pays d’origine, représentent les tentatives les plus achevées de (re)prise de contrôle des processus de développement. Ils visent à mobiliser non seulement les compétences incorporées dans ces individus (le traditionnel capital humain) mais aussi les réseaux socioprofessionnels et sociotechniques (le capital social et culturel) auxquels ils sont connectés dans leurs pays d’accueil. Cette stratégie de démultiplication via la diaspora est une forme inédite, prometteuse et ambitieuse. Toutefois, son succès est encore hypothétique au-delà de quelques cas avérés de réussites ponctuelles.

39À défaut de connaissances, il est une forme de transfert dont les communautés expatriées sont coutumières : celle de fonds destinés aux pays d’origine de leurs ressortissants. Ce sont les fameuses remises, comptabilisées dans la balance des paiements des États et qui représentent pour certains d’entre eux des sommes très significatives [Libercier, Schneider, 1996]. Les mécanismes de ces remises - dont la contribution de Jules Bagalwa Matapano et Laurent Monnier exhibe une modalité originale impliquant les diasporés dans la gestion même des transferts - ont fait l’objet de nombreuses observations et sont maintenant bien connus, surtout pour certaines régions telles que États-Unis/Mexique/Amérique latine, Europe/ Maghreb/Afrique subsaharienne, Australie-Malaisie/Indonésie/Vietnam [Durand et alii, 1996 ; Waller Meyers, 1999 ; Lowell, De la Garza, 2000 ; Ma Mung, 1996 a ; Ndofor-Tah, 2000 ; Tu Packard, 2000], Ces remises traditionnellement effectuées individuellement par les émigrés apparaissent généralement d’ampleur limitée pour ce qui concerne les montants et essentiellement utilisées pour des dépenses de consommation dans les pays d’origine par les proches immédiats du migrant. Les dépenses d’investissement s’avèrent rares et surtout dirigées vers l’immobilier et la terre, parfois le commerce de détail, exceptionnellement dans les secteurs productifs de l’économie locale. Cependant, les études soulignent l’importance qualitative de ces remises et leur valeur sociale, orientées qu’elles sont vers des milieux où les ressources sont rares. Mais elles semblent plus de nature à assurer la survie que le développement à long terme et perpétuent de ce fait une relation de dépendance entre le pays d’origine et celui d’accueil.

40Pourtant, cela aussi évolue apparemment et précisément en fonction de facteurs diasporiques importants. Des observations récentes [Lowell, De la Garza, 2000 ; Ndofor-Tah, 2000 ; Papail, 2001 ; Tu Packard, 2000] ainsi que la contribution de Guillaume Lanly dans ce volume enregistrent une croissance des remises à vocation d’investissements infrastructurels et productifs. Cette évolution est liée à deux facteurs, souvent combinés, qui ont une incidence marquée : le regroupement collectif des transferts au travers d’associations et le soutien de la puissance publique (États et régions) qui cofinance des opérations. Le caractère plus systématique, massif et organisé de ces transferts semble donc influer sur les modes d’utilisation. Cette tendance notée en des régions aussi différentes et éloignées que les Amériques, l’Afrique et l’Australasie semble indiquer un changement profond lié au processus de diasporisation (population migrante stabilisée, en relation collective organisée). L’exemple de la diaspora chinoise - la plus nombreuse du monde, diversifiée, parfois très riche, auto-organisée, encouragée par le gouvernement de Pékin - est éloquent : plus de 80 % de l’investissement direct étranger qui a induit le décollage économique dans les années quatre-vingt-dix provient de ses rangs [Ma Mung, 1996 b]…

Un vecteur nouveau de la coopération ?

41Depuis quelques années, de nombreuses organisations du Sud et du Nord, nationales ou internationales, gouvernementales ou non manifestent une prise de conscience significative, du potentiel de coopération pour le développement que revêtent les diasporas. Des organismes aussi différents que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la Banque mondiale, le Conseil économique et social (République française), le Bureau international du travail (BIT), le Department for International Development (Royaume-Uni), la Commission européenne et le Parlement européen, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Haut Commissariat à la coopération internationale (HCCI) et la Commission coopération développement (République française) ont d’ores et déjà effectué des études et/ou élaboré des documents stratégiques soulignant l’importance et la nécessité du recours aux diasporas dans les relations de coopération.

42L’un des plus récents parmi ces documents, « Le rôle des migrants, élément essentiel d’une nouvelle politique de coopération ; avis du Haut Conseil de la coopération internationale adopté en assemblée plénière le 22 janvier 2002 [5] », indique clairement l’enjeu et l’esprit de cette politique. Il s’agit de réaliser un codéveloppement du pays d’origine et de celui d’accueil, à travers une implication des personnes et des groupes qui relèvent des deux entités. Dans cette perspective, l’État, français en l’occurrence, se proposerait de renforcer, fédérer et consolider les organisations de solidarité issues des migrations internationales (OSIM) afin d’en faire des partenaires ou intervenants plus efficaces [Commission coopération développement, 2002]. On doit noter que ce mouvement d’institutionnalisation s’opère des deux côtés. En effet, les pays d’émigration, dans le même temps, développent des structures correspondantes (ministère des Béninois de l’extérieur, Conseil supérieur des Burkinabé à l’étranger, par exemple) et les communications de Guillaume Lanly et Mercy Brown évoquent certaines de ces modalités. Il y a là une tendance et une cohérence indéniables qui dénotent une convergence vers un recours de plus en plus concret à la diaspora pour assumer des fonctions de coopération interétatiques.

43L’interprétation de cette tendance est délicate. Elle reflète certainement une nouvelle manière de faire la politique, une gouvernance où l’action repose plus sur la facilitation des activités en provenance de la société civile que sur la conduite bureaucratique à travers de lourds engagements publics planifiés depuis la hiérarchie. On peut noter cependant deux risques liminaires à cette politique :

  • le risque d’un désengagement accru, maquillé par un transfert de responsabilité ; on constate, en effet, que cette stratégie de recours à la diaspora intervient à un moment où l’aide publique au développement a chuté considérablement avec des conséquences évidentes sur la coopération internationale ; la toute récente conférence des Nations unies à Monterrey (mars 2002) donne des indications positives mais nullement définitives dans le bon sens ;
  • le risque d’une instrumentalisation des diasporas ; les groupes diasporiques entretiennent des rapports complexes, ambivalents souvent, avec leur pays d’origine et d’accueil ; les sollicitations dont ils font l’objet et leur intermédiation éventuelle peuvent réveiller des tensions et des craintes, de part et d’autre.
Outre ces risques, la coopération via la diaspora pose la question des méthodes et des moyens par lesquels elle se réaliserait. On en est en fait arrivé au point où elle apparaît manifestement comme une option prometteuse mais où se pose clairement, consécutivement à l’élaboration des grands principes, la question du comment.

La mondialisation de la nation

44La diasporisation en cours brouille les repères traditionnels qu’offraient les théories de la dépendance [Frank, 1968] ou du système-monde [Wallerstein, 1978] en termes de centre(s) et périphérie(s). En effet, le schéma qu’elle fait prévaloir est celui du Yin Yang, où une partie de l’un est représentée et active au cœur même de l’autre [Meyer et alii, 2001]. L’interdépendance est intériorisée comme elle ne l’était guère auparavant. C’est une contribution notable des diasporas à la mondialisation : la prise de conscience d’altérités multiples, réalisée par une contiguïté nouvelle.

45Une certitude émerge en tout cas : il ne s’agit pas d’une mondialisation par dissolution des nations. Quelque complexes que soient les formes des diasporas activistes, elles ne s’expriment pas comme un dépassement du fait national, littéralement un phénomène transnational.

46Aux modèles théoriques des diasporas esquissés auparavant est venu en effet s’ajouter récemment celui des communautés transnationales, notamment dans la littérature anglophone. Un trait majeur qui caractérise ce modèle théorique est l’autonomisation totale des individus par rapport au fait national. Ces communautés, produites par les dualités qui caractérisent l’économie internationale et donnent lieu aux migrations internationales, sont nourries et renforcées par les réseaux sociaux et informationnels ; elles déploient des activités qui contournent l’autorité de régulation étatique, à l’instar des activités des sociétés transnationales. D’où la conclusion que les activités de ces communautés représentent une forme de globalization from below [Vertovec, 1999 ; Portes, 1999]. Les migrants construisent des champs sociaux mettant en relation le pays d’origine et celui de résidence ; ces champs migratoires transnationaux - dans lesquels les migrants jouent le rôle de protagonistes, avec leurs relations économiques et sociales, leurs activités politiques et leurs identités qui transcendent les frontières - exploitent la contradiction entre des processus économiques globaux et la permanence d’États-nations. Les pratiques quotidiennes des « transmigrants » (comme les nomment Glick Schiller et alii [1995], faisant ainsi l’économie de la référence à une dimension communautaire) se trouvent au centre de l’intérêt bien plus que les formes de clôture identitaire : alors que l’identité diasporique est avant tout inscrite dans une fidélité au passé et prime par rapport à d’autres éventuelles appartenances, les identités actualisées dans les communautés transnationales sont juxtaposées, « instrumentalisables », en quelque sorte « capitalisables » dans une logique d’affirmation des individus et des groupes qui se veut pour le moins indépendante des États, voire en opposition.

47Or, la plupart des exemples de construction en diaspora présentés dans ce volume ne semblent pas correspondre à ce modèle. Ils en partagent assurément la agency - le rôle accru des migrants en tant qu’acteurs sociaux - mais ils s’en distancient par le caractère incontournable de la référence nationale : ces diasporas se bâtissent non pas contre ou à côté mais sur l’identification nationale. Quand bien même elles ne représentent qu’un regroupement temporaire, opportun, contingent à une action spécifique, elles revendiquent un lien avec le pays ou la communauté d’origine. Ce lien, peut-être ambivalent, complexe, discontinu et paradoxal, ne s’en exprime pas moins fortement, au contraire. Les diasporas visibles ici sont les prolongements, les extensions extraterritoriales, des nations dont elles se réclament. Le territoire national ne borne plus l’espace de l’identité, mais en reste éventuellement un référent majeur [Badie, 1995 ; Jolivet, Léna, 1999], par exemple dans la distance et les moyens de la surmonter. Se dirige-t-on alors vers des « États-réseaux » [Halary, 1994] à la structure filandreuse, plus réticulaire que communautaire, fondée notamment sur le lien plus que l’essence ? Si le processus d’investissement coopératif des États actuels sur ces marches sociales que représentent leurs diasporas est avéré, son résultat demeure incertain. En tout cas et pour l’instant, cette rémanence du projet national dans l’idée d’une association de la diaspora à son développement ne laisse guère de place au doute : le projet subsiste ; il s’est mondialisé.

Notes

  • [*]
    PD à l’Institut d’anthropologie et sociologie de l’université de Lausanne, chef de projet au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, université de Neuchâtel.
  • [**]
    Chercheur IRD, UR travail et mondialisation.
  • [1]
    Cf. le colloque 2000 ans de diaspora, Migrinter, Poitiers, février 2002.
  • [2]
    Hoffmann [1989] souligne que « sociologists tended to write about migration as arrivai and settlement whereas the migrants themselves often experienced the move as departure and absence », comme le démontre Jacobson [1995] avec son étude sur la manière dont les Polonais, les Irlandais et les Juifs arrivés aux États-Unis au siècle dernier ont intensément habité leur rapport à leur pays d’origine. Dans leur expérience, ce pays n’a pas compté uniquement comme élément déterminant les conditions de départ ; la relation expatriés/lieu d’origine a en effet déployé sa signification et ses effets sur un arc de temps relativement long, accompagnant les migrants dans le processus de négociation de leur place dans la nouvelle réalité.
  • [3]
    Cf. les « incipient diasporas » [Sheffer, 1995] ou encore les « diasporas fluides » de Médam [1993].
  • [4]
    Cf., pour souligner la prégnance de ce discours aujourd’hui encore, le tout récent film d’Alain Gomis, L’Afrance, où le déchirement existentiel d’un jeune étudiant sénégalais à Paris, partagé entre la France et son pays d’origine, l’amène jusqu’au bord du suicide.
  • [5]
    http://www.hcci.gouv.fr/travail/avismigration.html.

Bibliographie

  • Badie B. [1995], La Fin des territoires ; essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard : 276.
  • En ligneBruneau M. [2000], « Hellénisme et diaspora grecque », Cahier d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 30 :33-58.
  • En ligneBurt R. [1992], Structural Holes : the Social Structure of Competition, Cambridge, Mass., Harvard University Press.
  • Charum J., Meyer J.-B. (eds) [1998], Hacer ciencia en un mundo globalizado : la diaspora cientilica colombiana en perspectiva, Tercer Mundo Editores, Universidad Nacional de Colombia, Colciencias, Bogotá.
  • Cohen R. [1997 a], « Classical Notions of Diaspora : Transcending the Jewish Tradition », in R. Cohen (ed), Global Diasporas, London, UCL Press.
  • En ligneCohen R. [1997 b], Global Diasporas. An Introduction, London, UCL Press.
  • Commission coopération développement [2002], Restitution des travaux du groupe « Organisations de solidarité issues des migrations internationales et Développement », mimeo, mars.
  • Dufoix S. [1999], « L’objet diaspora en question », Cultures et Conflits, 33-34 : 147-163.
  • En ligneDurand, J., Parrado E.A., Massey D. [1996], « Migradollars and Development : a Reconsideration on the Mexican Case », International Migration Revie, 30 (2) : 423-44.
  • Frank A.-G. [1968], Le Développement du sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspero : 372.
  • En ligneGlick Schiller N., Basch L., Szanton Blanc C. [1995], « From Immigrant to Transmigrant : Theorizing Transnational Migration », Anthropological Quarterly, 68 (1) : 48-63.
  • En ligneGranovetter M. [1983], « The Strength of Weak Ties : a Network Theory Revisited », Sociological Theory, 1 : 201-233.
  • Halary Ch. [1994], Les Exilés du savoir ; les migrations scientifiques internationales et leurs mobiles, Paris, L’Harmattan.
  • Hoffmann E. [1989], Lost in Translation, Migration from Poland to Canada, New York, Penguin Books.
  • En ligneHovanessian M. [2000], « La diaspora arménienne et l’idée nationale : de l’exil commémoré aux formes actives de l’appartenance », Cahier d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 30 : 83-112.
  • Jacobson M.F. [1995], Spcial Sorrows. The Diasporic Imagination of Irish, Polish and Jewish Immigrants in the United States, Cambridge, Mass., Harvard University Press.
  • Jolivet M.-J., Léna Ph. [2000], « Des territoires aux identités », Autrepart, 14 : 5-17.
  • Lassailly-Jacob V. [1999], Communautés déracinées dans les pays du Sud, Paris, IRD-L’Aube.
  • Libercier M.H., Schneider H. [1996], Migrants, Partners in Development Co-operation, Paris, OECD : 71.
  • Lowell L., De la Garza R. [2000], The Developmental Role of Remittances in US Latin American Countries, final project report, Tomas Rivera Policy Institute, mimeo : 28.
  • Ma Mung E. [1996 a], Mobilités et Investissements des émigrés, Maroc, Tunisie, Turquie, Senégal, Paris, L’Harmattan, 270 p
  • Ma Mung E. [1996 b], « La diaspora chinoise et le territoire », in G. Prévélakis (éd.), Les Réseaux des diasporas, Nicosia, Kykem, L’Harmattan.
  • Marmora L. [1997], Las politicas de migraciones internacionales, Madrid, Buenos Aires, OIM Alianza Editorial.
  • En ligneMédam A. [1993], « Diaspora/Diasporas. Archétype et typologie », Revue européenne des migrations internationales, 9(1) : 59-66.
  • En ligneMeyer J.-B. [2000], « Network Approach vs. Brain Drain : Lessons from the Diaspora », International Migration Quarterly Issue, 39 (5).
  • En ligneMeyer J.-B., Kaplan D., Charum J. [2001], « Scientific Nomadism and the New Geopolitics of Knowledge/Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique des savoirs », International Social Sciences Journal/Revue internationale des sciences sociales, 168, juin.
  • Morawska E. [1990], « The Sociology and Historiography of Immigration », in V. Yans- McLaughin (ed), Immigration Reconsidered, New York.
  • Ndofor-Tah C. [2000], Diaspora and Development : Contributions by African Organisations in the UK to Africa’s Development, London, Afford, mimeo : 35.
  • OIM [2000], État de la migration dans le monde en 2000, Genève, Organisation internationale pour les migrations, Organisation des Nations unies.
  • Papail J. [2001], Migrations internationales, Transferts monétaires et Investissements dans les milieux urbains du centre-ouest mexicain, Paris, IRD, mimeo.
  • En lignePark R.E. [1928], « Human Migration and the Marginal Man », American Journal of Sociology, 33 : 881-893.
  • En lignePortes A. [1999], « Conclusion : Towards a New World - the Origin and Effects of Transnational Activities », Ethnic and Racial Studies 22 (2) : 463-77.
  • Price M.E. [1999], « Satellite Broadcasting as Trade Routes in the Sky », ESRC Transnational Communities Programme Working Paper, WPTC-99-12 : 1-34.
  • En ligneSafran W. [1991], « Diasporas in Modem Societies : Myths of Homeland and Return », Diaspora, 1 : 83-99.
  • Sheffer G. [1986], Modern Diasporas in International Politics, London, Croom Helm.
  • Sheffer G. [1995], « The Emergence of New Ethno-National Diasporas », Migration, 28 : 5-28.
  • En ligneSchnapper D. [2001], « De l’État-nation au monde transnational. Du sens et de l’utilité du concept de diaspora », Revue européenne des migrations internationales, 17 (2) : 9-36.
  • Tarrius A. [1992], Les Fourmis d’Europe : migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, L’Harmattan.
  • Tarrius A. [1995], Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, l’Aube.
  • En ligneTölölyan K. [1996], « Rethinking Diaspora(s) : Stateless Power in the Transnational Moment », Diaspora, 5 (1) : 3-36.
  • Tu Packard La [2000], « Asian American Economic Engagement », in De Hart Eu, Across the Pacific, Asian Americans and Globalization.
  • Van Hear N. [1998], New Diasporas. The Mass Exodus, Dispersai and Regrouping of Migrant Communities, London, UCL Press.
  • En ligneVertovec S. [1999], « Conceiving and Researching Transnationalism », Ethnic and Racial Studies, 22 (2) : 447-62.
  • Waller Meyers D. [1999], Migrant Remittances to Latin America ; Reviewing the Literature, Tomas Rivera Policy Institute mimeo : 22.
  • Wallerstein I. [1978], « World System Analysis : Theoretical and Interpretative Issues », in B. Kaplan, Social Change in the Capitalist World Economy, Beverly Hill, Sage : 219-236.
  • Waters M.C. [1990], Ethnic Options. Choosing Identities in America, Berkeley, University of California Press.
Rosita Fibbi [*]
  • [*]
    PD à l’Institut d’anthropologie et sociologie de l’université de Lausanne, chef de projet au Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, université de Neuchâtel.
Jean-Baptiste Meyer [**]
  • [**]
    Chercheur IRD, UR travail et mondialisation.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.022.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...