CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Association française pour l’étude de la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien (Afemoti), Cemoti (Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien), « Les diasporas », 2000, 30, 349 p.

1Le terme de diaspora renvoie historiquement à la diaspora juive, qui a fourni les caractéristiques fondatrices du concept : dispersion géographique provoquée par un événement catastrophique, solidarité autour de valeurs communes, fonctionnement en réseau, référence à un « centre » réel ou mythique.

2Les études rassemblées dans cet ouvrage portent sur une dizaine de diasporas : afghane, arménienne, grecque, iranienne, kurde, libanaise, meskhète et turque, appartenant à l’aire géographique de la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien, dans la logique des cahiers Cemoti.

3La pluralité des cas étudiés illustre l’extension actuelle du terme diaspora. Le matériau est très riche, tant par la diversité des communautés que par l’ampleur d’une évocation historique qui couvre parfois plusieurs siècles. Les textes sont distribués, plutôt qu’ordonnés, autour de trois thèmes : définition, moyens de communication et fonctionnement, identités de référence.

Typologies d’une diaspora

4L’ouvrage (est-ce parce qu’il appartient à une collection centrée sur une « aire culturelle » ?) privilégie, plutôt que l’approche historique, une approche fondée sur les critères spatiaux et politiques proposés par la sociologie et l’anthropologie. Le critère de la catastrophe originelle (exception faite pour la grande diaspora arménienne de 1915) a perdu de son importance. Dans la plupart des cas, il devient difficile de distinguer strictement une diaspora scandée par les événements politiques, et une diaspora continue, liée aux difficultés économiques, souvent endémiques.

5Plusieurs chapitres opposent, au sein des diasporas, une élite qui a pu anticiper la chute d’un régime ou une dégradation économique accélérée, et des individus moins fortunés, qui occupent dans le pays d’accueil des niches moins recherchées. La première a plus de chance de négocier son destin, comme on le voit dans l’exemple afghan ou iranien. Le déclassement qui est cependant fréquent peut entraîner des exils renouvelés vers des pays de plus en plus lointains, comme le Canada ou l’Australie.

6En fait, le continuum est évident entre motivations économiques et politiques, la précarité économique étant aggravée par l’instabilité politique et vice-versa. Cette évidence permet de souligner au passage le caractère inadéquat des catégories utilisées par l’Ofpra en France, qui interprète les critères de persécution politique d’une façon très étroite, comme si la survie n’était pas un tout !

7Trois caractéristiques communes peuvent diversement s’associer pour marquer une diaspora : ce sont la langue, la religion et l’existence d’un territoire d’origine. On peut ainsi comparer les diasporas disposant d’un port d’attache dans une nation-État et celles qui sont durablement privées d’un tel enracinement : Afghans, Grecs ou Iraniens pour le premier type, Arméniens (à un certain degré) ou Kurdes pour le second. Un cas extrême et poignant, celui des Meskhètes, correspond à un imbroglio créé par l’Histoire. Il s’agit d’un groupe caucasien persécuté et déporté, incertain de son identité, pris en tenaille entre des antagonistes incarnant précisément les différentes composantes de cette identité écartelée : Géorgiens, Turcs et Russes, musulmans et chrétiens. C’est là qu’on observe la perte maximum de chances et les difficultés les plus grandes, étant donné la menace planant sur la survie même du groupe.

8Ces trois éléments constitutifs de la diaspora pèsent d’un poids variable selon les lieux et les époques, et sont toujours susceptibles d’être révisés et reconstruits : en ce sens, chaque diaspora est singulière. Le panhellénisme, se référant à la Grande Grèce de l’Antiquité et à la civilisation alexandrine, revêt une forte connotation littéraire, et transmet une vision très positive de la diaspora, les Grecs de l’étranger ayant souvent bénéficié d’un grand prestige et d’un capital supérieur à celui de leurs compatriotes. La conscience arménienne est au contraire marquée par une tonalité catastrophique et a beaucoup cristallisé autour de la revendication de la reconnaissance officielle du génocide de 1915.

9Certains chapitres tendent néanmoins à relativiser le rôle d’une base territoriale. L’exemple du Sud-Liban et de sa diaspora en Afrique de l’Ouest (au même titre qu’en Amérique latine ou aux États-Unis) tend à prouver qu’il s’agit moins d’un pays que d’un village transporté avec soi. Le village d’origine est d’ailleurs en passe de devenir un village planétaire, grâce aux moyens modernes de communication comme le mail et la vidéo qui permettent de participer aux événements familiaux (deuils, mariages).

10La place d’une église autochtone détentrice de l’identité, qui a joué dans le passé un rôle prépondérant, est aussi remise en question. Quant à la langue, son importance n’est pas niée, mais elle intervient à des niveaux très variables : elle peut en effet être à usage familial, liturgique ou scolaire, se résumer à l’usage d’un dialecte ou à celui d’une langue religieuse ou littéraire. Un regret : les transformations des langues usitées, en fonction des régions d’origine et sous l’influence du pays hôte, ne sont guère abordées.

11Plus globalement, les développements illustrant les trois caractéristiques des diasporas relevées plus haut sont inégalement documentés, et l’étude comparative reste partielle, en raison du grand nombre d’auteurs et de l’hétérogénéité des outils conceptuels empruntés libéralement à diverses littératures sociologiques, anthropologiques, psychologiques.

Questions transversales

12Si au total l’ouvrage fournit une riche information et permet d’élargir la compréhension des diasporas, il soulève de nombreuses questions transversales :

  • Les rapports entre sexes : la transplantation modifie les relations des sexes, ne serait-ce que parce que les rôles diffèrent dans le pays d’accueil. Quelles sont les conséquences de la diaspora sur l’évolution de la condition féminine : partage des tâches au sein du couple et concertation sur les décisions, rôle dans l’éducation des enfants, liberté sexuelle, opportunités professionnelles, etc. ? Des notations, trop brèves, suggèrent une direction féconde de recherche.
  • Les rapports entre générations : tous les cas de figure sont possibles, depuis les enfants « biculturés équilibrés », jouant les médiateurs dans l’adaptation des parents, jusqu’à la fracture entre générations et au blocage de la transmission culturelle.
  • La « production » de la diaspora : les diasporas sont productrices de biens de tous genres et facteurs de circulation de richesses. Économiques d’abord, bien sûr. Les commerçants des diasporas sont les héritiers des grands marchands de jadis, mais la gamme est grande du commerce de gros au « commerce à la valise ». Les diasporas fournissent sélectivement des artisans et des professionnels dans différents secteurs (restauration, artisanat, prêt-à-porter). L’histoire du quartier du Sentier à Paris où, en un siècle, se sont succédé plusieurs diasporas (cf. l’ouvrage récent de Nadine Vasseur) reste encore à faire. Mais les biens économiques ne sont pas seuls en cause. Quid de la production artistique, ferment d’identité ? Peut-on parler des diasporas arménienne et grecque sans citer Aznavour ou Théodorakis ? Et de Chypre sans parler des concerts où des musiciens grecs et turcs militant pour la paix reprennent en chœur des chants « orientaux » de rébétiké ?
  • La recherche de solutions politiques : l’ouvrage évoque les tentatives d’une représentation officielle des diasporas dans le pays d’accueil, matérialisant leur influence, pour ne pas parler de lobby. La tentative de parlement des Grecs de l’étranger est intéressante, située dans un pays qui a beaucoup insisté (dans l’Antiquité) sur l’idée que la démocratie n’était viable que sur le territoire restreint de la cité, où les politiques évoluaient alors sous le contrôle direct de leurs administrés ! Depuis 1991, la république d’Arménie a également discuté la possibilité d’offrir une carte d’électeur aux membres de la diaspora.
  • Les estimations quantitatives des diasporas fournissent des chiffres discutables, non pas seulement du fait des conséquences qui pourraient en être tirées sur l’importance petite, moyenne ou grande de telle ou telle diaspora, mais parce que le fait d’être émigré ne signifie pas nécessairement un comportement diasporique. Certains émigrés souhaitent couper les ponts avec le pays d’origine. Les statuts accordés dans le pays d’accueil varient beaucoup, suivant, par exemple, que les deux États concernés admettent ou non la binationalité. L’ouvrage permet d’apprécier les forces contraires qui sollicitent les membres des diasporas : intégration au pays d’accueil et désir du « retour » ; mais il y manque une analyse véritablement approfondie des modifications de l’individu diasporique, les déchirements, les synthèses, les mixités. S’agit-il d’une division parfois un peu schizophrénique entre la famille et la nationalité, entre la science et le reste de sa culture, entre religion et politique ? Des déterminants en jeu, lequel l’emporte : la classe sociale, la communauté religieuse ? Les auteurs relèvent l’influence des catégories dans lesquelles les pays d’accueil rangent les nouveaux arrivants, et l’influence de cette vision simplificatrice sur la perception qu’ils acquièrent d’eux-mêmes.

Après le 11 septembre 2001

13S’agissant de la Méditerranée de l’est et de l’Asie centrale, une lecture postérieure au 11 septembre 2001 recherche non seulement des clés pour comprendre les diasporas mais des perspectives politiques durables, porteuses de paix et d’enrichissement mutuel. La question du terrorisme n’est guère évoquée, et encore discrètement, qu’à propos des Kurdes et des Arméniens. Pourtant il est manifeste qu’en cas de conflits, les diasporas sont toujours exposées, comme les « minorités », au soupçon d’être une cinquième colonne.

14À l’exception des Libanais en Afrique, qui fournissent un point de vue intéressant sur l’histoire du Sénégal, les diasporas sont surtout perçues du point de vue de leur enracinement en Europe. Leur existence soulève le problème général de la définition d’une identité européenne intégrant voire valorisant ses composantes multiples. Pour caractériser ce type de symbiose harmonieuse, Jacques Berque a proposé jadis le terme d’Andalousies, en hommage à une société multiconfessionnelle qu’on peut dire, au prix d’un léger anachronisme, tolérante, et qui ne survécut pas à la Reconquête et à l’Inquisition. On célèbre aujourd’hui son souvenir à travers la musique et l’architecture autour de la Méditerranée. Mais quelles sont les chances réelles de l’Europe de tirer parti de sa polyphonie d’identités et quel peut être le rôle des diasporas dans ce concert ?

15D’autres analyses auraient pu être conduites sur des diasporas comparables comme les Tatars ou les Khemchines (Arméniens musulmans). Le souci des éditeurs de faire une sélection est compréhensible. Toutefois, l’absence des diasporas juive et palestinienne, si motivée qu’elle puisse être du fait de l’abondante littérature existant sur le sujet, ne facilite pas l’émergence d’une problématique générale des diasporas. Cette absence n’apparaît pas totalement le fait du hasard, ne serait- ce que dans la mesure où la diaspora juive reste le modèle historique de référence : les auteurs ont de toute évidence voulu éviter de se prononcer sur des questions qui fâchent. La recherche d’une solution politique aux conflits autour des diasporas n’en demeure pas moins un objet incontournable pour une collection comme les Cemoti qui ont choisi d’aborder les enjeux du xxie siècle.

16Anne-Marie Moulin

Michel Garenne, Bernard Maire, Olivier Fontaine, Khady Dieng et André Briend, Risques de décès associés à différents états nutritionnels chez l’enfant d’âge préscolaire : étude réalisée à Niakhar (Sénégal), 1983-1986, Paris, Ceped, 2000, 201 p.

17Cette étude est ancienne (1988) mais l’absence d’études plus récentes offrant la même richesse justifie sa publication. Une première partie présente la zone d’étude et les résultats démographiques ; une deuxième partie, les résultats des études nutritionnelles ; une troisième partie, d’une douzaine de pages, correspond au titre annoncé. Les annexes d’une centaine de pages présentent tous les résultats détaillés et une bibliographie non actualisée, donc antérieure à 1988.

18L’état nutritionnel est étudié par le poids, la taille, le tour de tête, le périmètre brachial, les plis tricipital et sous-scapulaire. Le poids selon l’âge est bien corrélé avec le tour de bras selon l’âge, la taille selon l’âge et le poids selon la taille ; il existe aussi une bonne corrélation entre le tour de bras selon l’âge et le poids selon la taille.

19La prévalence de la malnutrition, sensible au seuil retenu, apparaît dès 6 mois, culmine pendant la deuxième année avec plus d’un quart d’enfants malnutris et ne commence à diminuer qu’à la fin de la troisième année. Il n’y a pas de différence selon le sexe. La malnutrition a deux aspects, le retard de croissance et le déficit pondéral ou malnutrition aiguë qui est presque deux fois plus importante en novembre, à la fin de la période de soudure, qu’en mai. La coqueluche a pour conséquence un retard de croissance. Les relations avec le sevrage sont complexes car le comportement des mères dépend de l’état nutritionnel.

20La partie la plus intéressante est le risque de décès selon l’état nutritionnel, la relation est évidemment dans le sens attendu : la mortalité des, enfants malnutris est au moins dix fois plus élevée que celle des enfants ayant un état nutritionnel normal et concerne aussi bien les enfants touchés par la malnutrition aiguë que par un retard de croissance. Elle est responsable d’au moins la moitié des décès. Selon la cause de décès, la malnutrition aggrave le pronostic de la diarrhée, de la rougeole et de la coqueluche, mais non celui du paludisme.

21Une conclusion intéressante est que le périmètre brachial est la mesure la plus sensible et, quand on tient compte de l’âge, la mesure la plus spécifique avec le poids selon l’âge.

22Cette étude est une des références importantes sur les relations entre la malnutrition et la mortalité. Les annexes fournissent des données détaillées qui peuvent servir de base de comparaison avec d’autres études.

23Jacques Vaugelade

P. Gubry, Population et Développement au Viêt-nam, Karthala-Ceped, 2000

24Au début des années quatre-vingt-dix, après plus de trente ans de silence dans les relations scientifiques franco-vietnamiennes, le CED de Hanoï (Centre d’études démographiques [*]) et le Ceped (Centre français sur la population et le développement) ont décidé de faire le point, avec une trentaine de chercheurs vietnamiens et étrangers, sur les rapports entre population et développement dans le contexte de l’ouverture économique ou Renouveau. Si cette entreprise a connu de nombreuses péripéties avant d’aboutir, elle a le mérite de combler une lacune importante dans la recherche francophone sur le Viêt-nam contemporain, et de réunir des disciplines fort variées (démographes, sociologues, économiques, agronomes, géographes, anthropologues…). Les approches démographiques ont toutefois été fort limitées par le manque de données statistiques réellement fiables durant les périodes troublées des guerres et de la mise en place du collectivisme et ce, jusqu’au recensement de la population de 1979 (qui est le premier recensement mené après la réunification du pays en 1975).

25Trois questions au centre de la problématique « population et développement » sont abordées tout au long de ce recueil :

  • Comment mieux répartir la population pour une mise en valeur efficace du pays et réajuster les effets négatifs de la guerre sur les mouvements de population ?
  • Comment contrôler la natalité pour l’ajuster aux conditions économiques du pays ?
  • Comment limiter l’urbanisation trop rapide causée par l’ouverture économique ?
  • Les 23 articles ont été regroupés en six parties : dynamiques de la population vietnamienne, répartition géographique de la population et mouvements migratoires, population et ressources humaines, environnement et déséquilibres démographiques, l’avenir démographique du Viêt-nam et les sources de données. Dans une première partie, les auteurs présentent les différents aspects de l’avancement de la transition démographique au Viêt-nam. Elle a commencé au Nord, dès le début des années cinquante, et le pays est actuellement en phase finale, malgré un ralentissement dans la baisse de la natalité. Elle est le fruit d’investissements considérables effectués dans les programmes de planification familiale à partir de 1975, avec malgré tout un accès limité jusqu’en 1990 aux méthodes contraceptives modernes. Elle s’est accomplie dans un contexte de « modernisation » du modèle du mariage lié à l’urbanisation, à la guerre, à l’intervention de l’État dans la vie des individus et à l’évolution des mœurs.
Le taux brut de natalité a considérablement diminué entre les années soixante (40 à 45 %) et les années quatre-vingt-dix (25 %). L’ISF est passé de 6,1 enfants par femmes en 1960 à 3,1 enfants en 1993, mais avec de grandes disparités entre les villes (2,5) et les campagnes (4,4) et entre les régions. Les deux deltas, bien encadrés par les services de santé et de planning familial, se caractérisent par des niveaux de fécondité particulièrement bas, tandis que les provinces situées dans les montagnes, isolées et souffrant d’une exclusion sociale et économique, dépassent six enfants par femme.

26La baisse de la mortalité amorcée dès les années cinquante est la résultante de l’amélioration des soins de santé distribués aux populations. Avec de faibles moyens, un réseau d’hôpitaux d’arrondissement et de dispensaires-maternités ruraux a été construit. Des campagnes de sensibilisation et d’information sur les mesures d’hygiène et la prévention des maladies infectieuses ont également été lancées dans tout le pays.

27L’amélioration du niveau éducatif des populations a été l’un des fers de lance du gouvernement révolutionnaire du nord Viêt-nam, partant du principe qu’une nation ignorante est une nation faible. Dans les années cinquante, l’alphabétisation des enfants et des adultes a été généralisée dans le Nord, et un système d’enseignement complet a été mis en place. En 1975, il a fallu reconstruire les infrastructures détruites pendant la guerre et uniformiser les deux systèmes en vigueur au Nord et au Sud, ce dernier étant plus sélectif. Toutefois, la politique du Renouveau lancée à partir de 1986 a eu des conséquences négatives sur les services de santé et d’éducation. Dépendant totalement des subventions étatiques, ces secteurs ne sont pas parvenus à s’adapter en temps voulu à la suppression de ces dernières. La privatisation partielle du système de soins, la participation aux frais de consultation des populations dans les établissements publics et la vente libre des produits pharmaceutiques ont entraîné de nombreux abus. Cette évolution s’est faite au détriment des populations rurales et des populations urbaines les plus démunies.

28Dans une deuxième partie, cet ouvrage présente les aspects très différenciés de la répartition de la population. Comptant 76,3 millions d’habitants en 1999 avec des densités moyennes de 231 habitants au kilomètre carré, le Viêt-nam est inégalement occupé par l’homme. C’est un espace très humanisé, en particulier le delta du fleuve Rouge, berceau de la civilisation Kinh, au peuplement deux fois millénaire. Les deux deltas, véritables greniers à riz du pays, enregistrent des densités très élevées : celui du fleuve Rouge au Nord compte 1000 habitants au kilomètre carré, tandis que celui du Mékong, au Sud, 400 habitants au kilomètre carré. Ces fortes densités s’expliquent en partie par la longue histoire du peuplement de la plaine deltaïque à partir des montagnes du nord, notamment durant la période de l’occupation chinoise au début du premier millénaire de notre ère. Les Hautes- Terres et les plateaux de l’Ouest et du Centre, où dominent des ethnies minoritaires pratiquant l’essartage en milieu forestier, sont faiblement peuplés (moins de 50 habitants au kilomètre carré) et constituent la dernière réserve foncière du pays.

29L’évolution démographique du Viêt-nam a suivi l’histoire politique mouvementée du pays, soumis pendant soixante-dix ans à l’emprise coloniale de la France (1884-1954) et à trente ans de guerre (1945-1975), dont les conséquences sur la population et l’environnement ont été dramatiques. Quand la paix a été rétablie au Nord en 1954, puis au Sud en 1975, le gouvernement de la RDVN a dû faire face à un pays détruit et ruiné. La réunification du Nord et du Sud, en 1975, qui avaient connu jusque-là des évolutions contrastées tant sur le plan économique (collectivisation de la production agricole et industrielle) que social (l’éducation, la limitation des naissances, la santé) ou politique, s’est effectuée dans la douleur.

30L’État a cherché à mieux répartir la population sur son territoire pour améliorer les conditions de mise en valeur des terres agricoles et limiter le fossé démographique entre le Nord et le Sud et entre les plaines et les zones de montagnes et de plateaux. Le transfert des surplus de main-d’œuvre s’est orienté du delta du fleuve Rouge et le Centre-Nord vers les Hauts-Plateaux du Centre, le Sud-Est, et le delta du Mékong, dotés de nombreuses potentialités économiques. La politique autoritaire de redistribution de la population s’est faite dans le cadre des zones économiques nouvelles (ZEN). Le déploiement des populations Kinh dans les zones de montagnes avait aussi des objectifs politiques : la vietnamisation du territoire, dont les conséquences sur les populations locales, désormais minoritaires et marginalisées, et sur l’environnement, ont été dramatiques.

31Le gouvernement vietnamien a aussi cherché à limiter l’urbanisation, dans ce pays pourtant faiblement urbanisé (20 % de la population vit en ville), et à confiner les populations sur leur lieu de résidence. Mais en dépit du contrôle policier, Ho Chi Minh Ville continue d’attirer à la fois les paysans des plaines et les migrants du Nord dont beaucoup ont illégalement fui les ZEN (entre 20 % et 50 % des 4 millions de personnes déplacées). Les évacuations devinrent obligatoires à partir de mars 1978 et, conjuguées à la crise cambodgienne, elles sont responsables du départ clandestin de plus d’un million de Vietnamiens et Chinois et de la tragédie des boat-people.

32Depuis le début des années quatre-vingt-dix, la croissance de la population urbaine s’est accélérée sous l’effet des migrations des campagnes vers les villes, tout en restant modérée parce que la transition démographique est plus avancée en milieu urbain. D’une part, la politique du Renouveau a libéré les forces de production et accordé plus de liberté aux travailleurs migrants, d’autre part, l’ouverture économique a permis la constitution d’un embryon de marché du travail dans les grandes villes. En l’absence de capacités d’accueil adéquates, les villes connaissent cependant de nombreux problèmes en matière de logement et d’environnement.

33Dans les troisième et quatrième parties sont développés les aspects économiques et sociaux du Renouveau. La décollectivisation de l’économie a profondément bouleversé le marché du travail. Le secteur public a été « dégraissé » au profit d’un secteur privé très hétérogène, mais dont les entreprises, en grande majorité familiales, sont peu pourvoyeuses d’emplois salariés. Dans un pays profondément marqué par la césure Nord-Sud, l’ouverture économique a eu un impact inégal sur le plan régional. Le marché du travail ne s’est pas développé autant dans le Nord, pourtant mieux formé, que dans le Sud, notamment dans les nouvelles zones industrielles et à Ho Chi Minh Ville.

34Avec la politique du Renouveau, la décollectivisation de la gestion des moyens de production dans l’agriculture (terre et eau) s’est traduite par une relance de la production, déjà amorcée dans le Nord au début des années soixante grâce à des aménagements hydrauliques et l’introduction de la révolution verte. La paysannerie a repris l’initiative de l’ensemble du processus de production, maintenant sécurisée sur le plan foncier, amélioré les soins apportés aux cultures et diversifié sa production. Dans le delta du fleuve Rouge, ces mesures se sont soldées par le doublement des rendements entre 1986 et 1993. Mais, limités par des exploitations très petites (600 mètres carrés par habitant), les paysans sont obligés de diversifier leur production et surtout de chercher d’autres sources de revenus. Dans le delta du Mékong, qui regroupe 45,5 % des rizières du pays, les rendements sont comparables mais les surfaces par habitant sont deux fois plus grandes [*]. Cette région nourrit Ho Chi Minh Ville et fournit les exportations de riz. Le Viêt-nam est aujourd’hui le 3e exportateur mondial de riz. Mais alors que la forte croissance du PIB repose en partie sur le dynamisme du secteur agricole, dont le poids dans l’économie nationale demeure prépondérant - en 1996, l’agriculture génère 30 % du PIB, 50 % des exportations et occupe 72,6 % de la main-d’œuvre -, ce secteur ne constitue pas une priorité pour la politique économique, plutôt orientée vers l’émergence d’un secteur industriel puissant (largement dégraissé de sa main-d’œuvre) et la libéralisation des services et du commerce. Enfin, la détérioration de l’environnement, liée à la pollution agricole dans les deltas surpeuplés, aux défrichements abusifs dans les zones de montagne, aux destructions massives causées par deux guerres meurtrières et à la croissance urbaine qui s’effectue dans les zones fragiles sur le plan hydraulique des deltas, remet en cause les politiques de développement instaurées par l’État vietnamien. La vulnérabilité face aux typhons et aux inondations provoquées par les crues des fleuves, notamment dans les zones surpeuplées des deltas, nécessite de revoir les politiques de déplacement des populations vers les contreforts montagneux. Là, les risques d’érosion sont jugés très élevés et ont des conséquences graves sur la perte de fertilité des terres mais aussi sur les modifications des régimes des cours d’eau avec des crues plus brutales en saison des pluies. D’autre part, ces régions sont peuplées de populations dites minoritaires dont l’avenir est largement remis en cause du fait de la colonisation des terres par les Kinh.

35Si les aspects démographiques du développement et des mouvements de population en relation avec leurs effets sur l’environnement sont largement décrits dans cet ouvrage, on peut regretter l’échelle d’analyse à laquelle la plupart des études ont été faites. En effet, l’échelle nationale a été privilégiée, avec dans certains cas une description des différences régionales (la répartition de la population, les variables démographiques…) effectuée à partir de données provenant d’enquêtes par sondage. L’absence relative d’études monographiques montre la nécessité de développer davantage les recherches de terrain au Viêt-nam.

36Des études plus régionales auraient permis de mieux mesurer l’effet de la politique du Renouveau sur la croissance démographique dans des contextes écologiques et économiques différents. Dans le delta du fleuve Rouge, le programme franco-vietnamien « Fleuve Rouge » (Insa/Gret) a en effet montré combien, dans des contextes démographiques locaux différents, on rencontrait des dynamiques économiques très contrastées. Elles résultent de l’interaction de différents facteurs d’ordre géographique (accès aux voies de communication favorable à la diversification de l’agriculture, présence de terres basses impropres à la mise en place de cultures d’hiver et donc à la diversification…), historique, politique et économique, mais aussi de l’inégale capitalisation des exploitations. Les paysans sans capital résidant dans des communes défavorisées constituent autant de candidats à l’exode. Des enquêtes ponctuelles ont montré que des villages ont vu leur population croître rapidement du fait de la diversification de l’économie rurale, tandis que les zones minières attirent des jeunes originaires de villages peuplés. Mais le manque d’informations pour mesurer les migrations récentes explique en partie ce type d’approche.

37Quant aux politiques de limitation des naissances, l’avancement rapide du pays dans la transition démographique est principalement dû aux moyens mis en œuvre et à l’encadrement de la population. La croissance économique globale a également pu jouer un rôle du fait de la participation des femmes au marché du travail, de la scolarisation massive des enfants. Mais localement, du fait de contextes politiques et historiques contrastés (militantisme de la population de certaines provinces ou districts, libéralité des administrations locales pour appliquer les lois et surtout capacité des familles à payer les amendes…), l’application des lois sur la limitation des naissances n’est pas uniforme [*]. En effet, la forte décentralisation qui caractérise le Viêt-nam engendre de la part des différentes provinces des comportements autonomes en matière de croissance et de développement, basés sur des potentiels et des objectifs qui leur sont propres.

38Sylvie Fanchette

Notes

  • [*]
    Le CED est devenu en 1995 le CEPRH (Centre d’étude de la population et des ressources humaines) et a été intégré à l’Institut des sciences du travail et des affaires sociales, qui dépend également du ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales.
  • [*]
    Voir P. Bergeret [1999], « La question agricole au Viêt-nam à l’heure des réformes libérales, 1988-1996 », Revue Tiers Monde, XL (158).
  • [*]
    Voir à ce sujet la thèse de démographie de C. Scornet [2000], Fécondité et Politique dans le delta du fleuve Rouge, université Paris-V, 880 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.022.0179
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...