CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Didier Benjamin, Henry Godard, Les outre-mers français: des espaces en mutation, Paris, Ophrys, coll. GéOphrys, 1999, 267 p.

1Henry Godard est professeur de géographie à l’université de la Réunion et Didier Benjamin est professeur en classes préparatoires et chercheur associé au Centre de recherche et d’études de géographie de ladite université. Tous deux ont coordonné la réalisation d’un volume de l’Atlas de France consacré aux « outre-mers ». Ils l’ont fait avec l’appui des ministères et institutions publiques concernés et un concours exceptionnel de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) et du secrétariat d’État aux Départements et Territoires d’outre-mer. Leur entreprise a permis de constituer un réseau documentaire et scientifique, le « Rom », que soutient le secrétariat d’État à l’Outre-Mer et qui met en synergie les laboratoires de géographie des universités d’outremer et de La Rochelle.

2Didier Benjamin et Henry Godard entendent présenter ici un bilan détaillé et une synthèse actualisée de l’ensemble des outre-mers français. Ils épaulent leurs textes avec un abondant corpus cartographique, qui fait appel au logiciel assisté par ordinateur Cabrai, et avec une série de graphiques et tableaux qui font appel à un grand nombre de données statistiques.

3En annexe, figurent des extraits des principaux textes réglementaires qui ont ponctué l’histoire coloniale et postcoloniale outre-mer. Cela va du Code noir de 1685 et de l’abolition de l’esclavage en 1848 aux accords de Lomé de 1989 et à l’accord sur la Nouvelle-Calédonie de 1998, sans oublier quelques références sur les sites web consacrés au sujet. L’ouvrage se lit facilement et la cohérence du propos va de pair avec l’éclectisme des points de vue et le souci d’éviter les jugements tranchés. Il s’appuie sur le concept de centre/périphérie débarrassé de ses scories idéologiques et recourt à plusieurs échelles d’analyse. Une comparaison à petite échelle met ainsi en évidence les convergences des outre-mers, avec des structures économiques et sociales similaires, des dynamiques du même ordre et des comportements voisins en matière démographique, économique ou sociale.

4Le recours à une échelle intermédiaire et l’examen des 217 communes hors métropole mettent davantage en relief leurs disparités économiques et leurs différenciations sociales. Quant à une plus grande échelle, elle fait ressortir le rôle clé des grandes agglomérations urbaines, qui constituent des relais de la métropole et apparaissent comme des pôles de développement pour leur environnement immédiat et comme des facteurs de marginalisation pour leurs périphéries lointaines.

5Ces différents niveaux d’analyse mettent en évidence l’importance de la perspective adoptée et conduisent à un relativisme auquel n’échappent pas les auteurs lorsqu’ils se tournent vers une approche spatiale. Dans le cadre national et européen, les outre-mers leur apparaissent « fragiles » et « protégés ». Le montant croissant des transferts publics débouche sur une consommation accrue mais n’arrive pas à développer un tissu productif de plus en plus lâche et sans vigueur. Les transferts se justifient pourtant par les handicaps qu’ils s’efforcent de surmonter et par la solidarité nationale dont ils sont les témoins. Si l’on passe au plan régional, les espaces ultra-marins apparaissent comme des îlots artificiellement prospères, difficiles à intégrer dans leur voisinage en raison de leur niveau de vie élevé et de leur statut particulier. Sur le plan mondial enfin, ils ont l’inconvénient d’être éloignés de leurs centres de décision et de se situer à contre-courant d’un mouvement général qui se marque par une quête identitaire et la multiplication d’États-nations.

6L’ouvrage s’achève sur une série d’interrogations. Les avantages tirés de leur dépendance de la métropole ne risquent-ils pas d’être remis en cause par le processus d’internationalisation de l’économie française et la construction de l’Union européenne? Une plus grande indépendance est-elle envisageable alors que l’étroitesse de leurs relations avec la métropole rend problématique leur intégration régionale et que leurs structures productives demeurent anémiques? Comment garantir les hauts niveaux de vie et de consommation atteints? N’y aurait-il d’autre alternative à la dépendance d’une puissance tutélaire que celle de choisir un statut de paradis fiscal et de zone franche, ou d’accepter d’être une base technologique dans le domaine spatial ou nucléaire? Le livre refermé, on reste impressionné par son caractère encyclopédique et la variété des informations qu’il véhicule. Elles en font un ouvrage de référence dans un domaine trop souvent dominé par des points de vue abrupts et des images stéréotypées mais soulèvent aussi quelques questions.

7La première est d’ordre sémantique et concerne l’emploi du pluriel au lieu du singulier pour désigner l’outre-mer. Les auteurs y font une brève allusion mais il faut se reporter à leur contribution à l’Atlas de France pour comprendre leur choix. Ils y expliquent que « mettre le terme au singulier, c’est insister sur la communauté d’histoire de cet ensemble hérité de l’époque révolue des colonies » et qu’au contraire, « en parler au pluriel conduit à l’évocation d’itinéraires historiques divergents, d’une construction juridique constamment inachevée et d’un assemblage de territoires éparpillés sur la planète ». L’intitulé même de l’ouvrage qui définit les outre-mers comme « des espaces en mutation » le confirme sans être plus explicite. Le sens des mutations n’est pas précisé et le terme d’espace est employé de façon protéiforme pour désigner des territoires, des organisations ou des groupes d’agents.

8Le public destinataire n’est pas non plus précisé et on peut penser que, comme pour l’Atlas, il s’agit de Français de la métropole peu familiers avec la « France du lointain ». Cette interrogation marque les limites de l’ouvrage qui se caractérise comme un travail fait par des Français de souche pour des Français de souche. Privilégiant le point de vue de la métropole, il ne donne pas la parole aux autochtones et ne prend guère en considération leurs écrits.

9Le souci de ne pas empiéter sur le terrain du politique conduit aussi les auteurs à privilégier la description sur l’analyse et à ne pas toujours soumettre les représentations premières de la réalité au crible des connaissances scientifiques. Plus préoccupés de quantitatif que de qualitatif, ils s’intéressent moins aux causes qu’aux effets des flux, ce qui les conduit parfois à des raccourcis réducteurs. Une forte croissance démographique n’est perçue que comme un fardeau et une menace. Le chômage est expliqué par la jeunesse de la population et les difficultés du tourisme par sa trop grande dépendance des flux métropolitains. Les transferts publics trouvent pareillement leur justification dans l’existence de handicaps structurels. Plutôt que de s’interroger sur leur manque chronique d’efficacité et sur leurs effets secondaires parfois désastreux, les auteurs se bornent à y voir une expression privilégiée de la solidarité nationale. Ils reconnaissent pourtant que les sorties de capitaux privés sont aussi élevées que les entrées de fonds publics et que les outre-mers permettent à la France d’être présente sur toutes les mers du globe et d’avoir un poids dans le monde qui dépasse largement celui qui serait le sien si elle se réduisait à l’Hexagone.

10Gilles Blanchet

Fabienne Federini, La France d’outremer. Critique d’une volonté française, Paris, L’Harmattan, 1996, 190 p.

11Diplômée de sociologie politique, Fabienne Federini a été l’assistante parlementaire de Rodolphe Désiré, sénateur maire de la commune du Marin à la Martinique qui l’a encouragée à écrire ce livre. Elle y analyse les relations entre la métropole et l’outre-mer en se fondant sur les discours et le langage tenus par les autorités métropolitaines. Elle concentre son analyse sur les anciennes colonies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion qui sont devenues en 1946 des départements français. Elle constate en effet que, malgré un discours récurrent qui vise à en faire des départements comme les autres, ils sont toujours en retard sur leurs homologues métropolitains. Au fil des ans, leur niveau de vie s’est amélioré mais ils dépendent de plus en plus des subsides de l’État et font face à une situation économique et sociale qui se dégrade.

12Le décalage persistant entre les discours et la réalité, « entre ce qui est voulu par la France et ce qui existe localement », l’incite à se pencher sur le contenu de ces discours pour mieux saisir la réalité des choses. Le questionnement du langage forme la clé de voûte de l’ouvrage qui se penche sur les propos officiels tenus depuis 1946. La départementalisation est alors considérée comme venant mettre un terme à la colonisation et comme symbolisant l’unité territoriale de la France à travers le monde. Mais, en même temps qu’elle fait des terres outremer le prolongement de la France, elle en nie les spécificités. Elle limite le pouvoir et la représentativité des élus ultra-marins et fixe des bornes au débat politique. Elle conduit aussi les autorités métropolitaines à considérer toute demande d’autonomie comme une atteinte à la souveraineté française et les pousse à court-circuiter les élus d’outre-mer pour s’appuyer directement sur l’attachement des populations insulaires. Définir les Dom comme des départements comme les autres revient, d’une certaine façon, à les placer dans une catégorie institutionnelle déterminée et à leur assigner une norme à partir de laquelle leurs différences sont appréhendées comme des handicaps structurels que les fonds publics ont vocation à résorber ou à compenser. Mais l’accès au statut départemental n’a pas transformé les rouages économiques qui restent actionnés de l’extérieur et s’appuient souvent sur des monopoles et des rentes de situation. Par contre, il a débouché sur un accroissement considérable des transferts publics qui se sont substitués aux activités agricoles d’exportation de moins en moins rentables. En même temps qu’ils sont venus gonfler le pouvoir d’achat des ménages, ils ont engendré une croissance ininterrompue des importations et la multiplication d’activités improductives qui n’ont fait qu’accentuer la situation de dépendance.

13La métropole tend à considérer ces transferts comme une forme d’assistance et un fardeau. Mais cela ne correspond pas vraiment à la réalité et l’auteur s’attache à montrer que les lois de décentralisation se sont aussi soldées par un transfert des charges et ont accéléré les déséquilibres régionaux plus qu’elles ne les ont réduits. De même, les sommes distribuées par le Fonds européen de développement régional (Feder) ont poussé l’État à restreindre son champ d’intervention et à se détourner de sa fonction de régulation sociale pour ne conserver que ses fonctions régaliennes.

14Le discours sur le coût supposé des Dom laisse entendre que l’attitude de la métropole est généreuse et désintéressée et se fonde sur une « certaine idée de la France ». Mais il ne faut pas négliger le fait que les Dom et les Tom lui permettent de rester présente sur tous les océans du globe et de conserver un rôle international de premier plan, sans compter le potentiel que représente une zone économique exclusive (ZEE) qui est la troisième du monde par sa superficie.

15Il ressort de l’ouvrage que le langage officiel masque autant qu’il dévoile la réalité des Dom. Il révèle surtout l’idée que la France se fait d’elle-même, à travers une approche « fusionnelle » de l’unité nationale qui postule l’effacement des différences et des frontières et l’empêche de considérer les Dom comme des entités spécifiques dotées d’un dynamisme propre. Cette attitude est d’autant plus enracinée qu’avec la départementalisation de 1946 et la décentralisation de 1982, la France pense avoir opéré une décolonisation exemplaire et réussi à transformer sa relation de domination en une relation citoyenne, à base d’égalité et de solidarité.

16Mais, remarque Fabienne Federini, l’acte de nommer n’est pas neutre. L’utilisation des termes génériques de Dom, de Tom, de Dom-Tom ou d’Outre-Mer empêche de penser la singularité de ces territoires. Elle illustre la position dominante de la métropole qui, comme à l’époque coloniale, continue de tenir un discours global qui ne reflète que son point de vue. Pour que la France se représente autrement ses territoires d’outremer, il faudrait qu’elle commence par se remettre en question et s’affranchisse d’une représentation idéalisée de son rôle, qui s’inspire des idéaux et valeurs humanistes de la période des Lumières.

17Cette façon de voir ne peut que la conduire dans une impasse et il lui faut la corriger avant d’y être contrainte par son appartenance à l’Union européenne.

18Fabienne Federini a le double mérite de mettre en évidence le poids du politique dans les relations entre la France et ses territoires d’outre-mer et le décalage souvent flagrant entre le discours officiel et la réalité vécue. Elle montre qu’en politique, on ne peut prendre au pied de la lettre le langage employé et que la référence à des valeurs universelles ne fait souvent qu’habiller ou masquer la recherche d’intérêts plus triviaux. De façon plus spécifique, elle souligne le poids du passé, la part du mythe et de l’imaginaire dans l’image des Dom-Tom véhiculée sur la place publique, qui explique peut-être la posture avantageuse que se croit toujours obligée d’adopter la métropole.

19Elle montre que, pour saisir les liens entre la métropole et les Dom ou les Tom, il faut aller au-delà du sens commun, ne pas se bercer de l’illusion de la connaissance immédiate et recourir à une démarche scientifique.

20Mais son analyse des discours métropolitains ne suffit pas à fonder une archéologie des relations entre la métropole et l’outre-mer. Il faudrait aller plus avant dans l’étude des discours, les replacer dans un cadre plus large et les décoder en fonction du lieu où ils sont prononcés, du public auquel ils s’adressent et des antécédents auxquels ils se réfèrent.

21Il faudrait aussi se livrer à une analyse symétrique des discours tenus par les responsables et élus des territoires d’outre-mer, qui s’exercent sur d’autres registres et s’appuient sur une structure sociale et un contexte différents. Il faudrait enfin voir dans quelle mesure, ici et là, les artifices et figures de rhétorique du langage officiel ne sont pas une façade à usage externe dont les protagonistes ne sont pas dupes. Entre les uns et les autres, les relations sont subtiles et asymétriques. Elles s’appuient sur un passé partagé qui fait que, pour parvenir à ses fins, chacun a appris à s’avancer voilé et à se couler dans un moule convenu.

22Gilles Blanchet

Marina Diallo Cô-Trung, La Compagnie générale des oléagineux tropicaux en Casamance., Autopsie d’une opération de mise en valeur coloniale (1948-1962), préface de Catherine Coquery-Vidrovitch Paris, Karthala, publié avec le concours du CNRS, 1998, 519 p.

23Après la seconde guerre mondiale, le Commissariat général au plan conçoit de résorber le déficit en matière grasse par un développement des cultures oléagineuses planifié à l’échelle de l’empire colonial; l’arachide est la culture à promouvoir en zone tropicale. Créée en 1946, la Compagnie générale des oléagineux tropicaux (CGOT) s’implante en Moyenne-Casamance au Sénégal. L’entreprise agro-industrielle de production arachidière est conçue en référence au Groundnut-Scheme de l’Afrique de l’Est et en sollicitant la manne financière américaine disponible dans le cadre du plan Marshall.

24L’ouvrage est l’œuvre d’une historienne chevronnée. L’exploration des archives interfère continuellement avec les témoignages des anciens acteurs. Les pièces à conviction couvrent tout le champ de l’action. Elles mettent en scène aussi bien les experts et les cadres que les équipes sur le terrain et les pratiques sociales de cette opération far-west, avec un art de dégager les faits essentiels sans jamais s’égarer dans l’anecdote ou le poncif.

25L’objectif de la CGOT est la mise en valeur de terres vierges. On considère alors que seules la mécanisation et la modernisation radicales des modes d’exploitation permettront un accroissement rapide de la production. De hauts rendements sont espérés vu les acquis de la recherche agronomique. Mais l’opération démarre sans étude de faisabilité intégrant les dimensions financière, agronomique et économique. Seule une prospection pédologique a été réalisée. L’État investit pour créer les infrastructures. L’opération démarre totalement en marge de la production paysanne indigène.

26Le temps des illusions sera de courte durée. Le Groundnut-Scheme est critiqué dès son lancement. Les coûts démesurés et les résultats médiocres viendront rapidement jeter le doute sur les belles certitudes. Les tentatives de réaménagement ne le sauveront pas de la liquidation décidée en 1951. La Grande-Bretagne va alors s’appuyer exclusivement sur la production des exploitations familiales traditionnelles. Cet échec ne freinera en rien le lancement de la culture motorisée de l’arachide en Casamance. Pour créer cette agriculture hautement intensive et productive, la CGOT mobilise des capitaux considérables pour défricher et équiper la zone, et rétribue une main-d’œuvre expatriée et autochtone. Là non plus, les résultats n’ont rien à voir avec les objectifs et les prévisions. La production atteint son meilleur niveau en 1953 avec 1800 tonnes commercialisées, les rendements plafonnant à une tonne à l’hectare. Dans le même temps, la production paysanne de Moyenne-Casamance atteint les 20000 tonnes sans qu’il y ait à consentir le moindre investissement. Avec un tel bilan, le débat sort du cercle des experts et gagne la place publique.

27Le temps ne sera pas donné à la CGOT pour que les techniques d’exploitation soient mises au point (en tirant parti de recherches lancées en cours d’opération), et que les résultats apparaissent moins catastrophiques.

28L’autopsie de cette opération de mise en valeur coloniale est d’abord celle de l’échec de la motorisation de la culture de l’arachide conduite avec de gros moyens. Marina Diallo Cô-Trung est aussi très attentive à l’évolution du projet social sous-jacent. Le montage de l’opération a pour arrière-plan les mentalités et les comportements de l’époque coloniale. Les paysans noirs infantilisés sont frappés d’incapacité tandis que la voie du progrès ne peut que se fonder sur l’élitisme technocratique. Le projet n’apparaît pas aussi caricatural dans ses intentions que dans ses formulations. Pourtant la politique volontariste conduite au nom de l’urgence et des objectifs économiques s’accompagne, ici comme ailleurs, des habituelles pratiques autoritaires et coercitives vis-à-vis de la main-d’œuvre locale.

29La restriction des crédits décidée en haut lieu dès 1952 oblige à la reconversion vers un système d’exploitation semi-mécanisé qualifié de « culture associative » avec la population autochtone. Des « attributaires » africains reçoivent des lots de 4 hectares qu’ils s’engagent à exploiter en respectant un cahier des charges. Les assolements intègrent des surfaces de plus en plus importantes en céréales. Avec ces reconversions, qui visent avant tout à réduire les déficits, l’entreprise change de visage. Des actions novatrices souvent très intéressantes sont envisagées en termes de modernisation dans les domaines de la formation agricole, de l’éducation sanitaire, de la coopération, mais elles sont plus ou moins suivies d’effets.

30Les habitants des villages de la périphérie refusant de se déplacer, la CGOT recrute ses associés au sein de la population flottante des travailleurs saisonniers, les navétanes, à la recherche de revenus monétaires. Ainsi se mettent en place, sur le territoire de la CGOT, des villages hétérogènes et instables. En termes de performances et de revenus, la compagnie a tendance à gonfler les résultats. Elle prélève des charges au titre de l’aménagement et des travaux à façon, et assure la commercialisation. Dans ces conditions, les associés sont-ils exploités ou assistés? se demande finalement l’auteur, qui découvre une grande disparité de niveaux de vie. À côté des nombreux partants qui n’ont pas trouvé leur compte, il y a les réussites de quelques gros producteurs pour qui la perte de certains « droits » au moment de la disparition de la compagnie, en 1962, laissera des regrets.

31Les fondements du développement rural sont redéfinis dans les années de l’indépendance. C’est le temps du « socialisme africain » prôné par L.S. Senghor et du « développement intégral et harmonisé » conçu par F. Perroux et le R.P. Lebret. La CGOT tente de se repositionner dans ce contexte dynamique. L’auteur montre comment Sefa devient alors « pôle de développement régional ». La CGOT se fait l’inventeur du « riz en sec », le vulgarisateur de la culture attelée. Mais elle est plus à l’aise sur le terrain de l’expérimentation technique que sur celui de la responsabilisation et de l’encadrement des paysans casamançais. Elle tentera en vain d’assainir ses propres finances en devenant centre semencier et en prenant en main la transformation et la commercialisation des récoltes notamment d’arachide et de riz.

32Les missions d’expertise et d’évaluation se succèdent. Apparemment, la période paraît riche en perspectives pour l’entreprise, en fait elle est de plus en plus lourde de difficultés. Les capacités d’adaptation ont des limites, les complaisances et les artifices n’ont qu’un temps. La compagnie, passée d’un objectif de production à des missions d’expérimentation, de vulgarisation et d’encadrement, a perdu sa crédibilité.

33Le bilan de cette expérience d’envergure est dressé et discuté avec beaucoup d’attention et de rigueur, notamment en termes d’apports et de contributions au développement régional. Moins expéditive que la Sedes qui en 1965 en fait une « opération repoussoir », l’auteur reconnaît à l’entreprise d’avoir pour le moins distribué pendant plusieurs années une importante masse salariale, d’avoir construit des infrastructures, expérimenté de nouvelles techniques de culture, et fait découvrir localement l’énergie motorisée! Dans la dernière phase de son intervention, elle a préfiguré les sociétés de développement qui se mettent en place à la fin des années soixante.

34Cette analyse lucide et sans concession s’achève par l’accompagnement des acteurs casamançais au-delà de la liquidation de la compagnie.

35Les ambitions, les difficultés comme les échecs de l’entreprise apparaissent tout à fait significatifs de la fin de la période coloniale. Chemin faisant, l’auteur montre l’importance de la communication qui parvient à promouvoir et à préserver une image positive et dynamique de la compagnie face aux incertitudes et aux errements. Dans un premier temps, il y va du prestige de l’opération puis très vite de sa survie; il fallait manœuvrer pour obtenir des crédits et des délais. Des articles optimistes minimisent des échecs patents, trouvent des explications externes, transforment les improvisations en modèles, habillent les reconversions contraintes en politique sociale, prônent la fuite en avant… En cela les pratiques de la CGOT sont prémonitoires des mises en scène et des autoévaluations pratiquées par des opérations de développement rural en tous genres, trop souvent mal conçues et confrontées à l’échec, qui ont œuvré depuis au Sénégal.

36L’ouvrage est le produit d’une recherche historique exemplaire. Marina Diallo Cô-Trung a construit avec discernement un texte qui fait revivre une des tentatives coloniales les plus significatives de l’immédiat après-guerre. L’échec de la culture mécanisée de l’arachide en Moyenne-Casamance est restitué dans la logique économique de l’époque avec une mise en cause lucide et implacable des ressorts et des affrontements du système colonial.

37André Lericollais

Franck Michel, Désirs d’ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Paris, Armand Colin, coll. « Chemins de traverse », 2000, 274 p.

38Partir, s’émerveiller, s’ouvrir à d’autres visions du monde, revenir à l’humain, arpenter les chemins du détour, tel est le voyage auquel nous convie Désirs d’ailleurs. L’ouvrage s’ouvre sur des approches, nécessaires et salutaires, de définition du voyage. Voyager c’est avant tout s’attendre à la dérobade, dépasser son univers immédiat. C’est, écrit Franck Michel, « le passage de soi à l’autre, le pont d’un monde à l’autre. Le voyage invite au désir de l’altérité autant qu’à celui de ailleurs ». Un ailleurs qui remet en question, souvent, l’identité du touriste et de l’hôte et que l’on retrouve dans différents lieux (montagne, mer, forêt, etc.). Avec les critiques des activités du tourisme « fordiste », de nouvelles formes de voyage, moins de masse, plus valorisantes naissent tels l’écotourisme et le tourisme culturel… qui ont parfois des élans élitistes mais ouvrent plus à l’errance et au vagabondage.

39Le développement du tourisme découvre, avec l’évolution des sociétés, de nouvelles formes « insolites et déformées » qui vont du cybertourisme aux nouveaux voyeurismes malsains de la misère des autres. Du voyage fugace, au séjour prolongé, il y a toujours l’imaginaire de l’ailleurs. Un ailleurs rêvé et bercé par les nombreux récits d’aventuriers insolites, de conquérants intrépides, de romanciers féconds, de découvreurs étonnants, etc. Ces derniers rétrécissant les frontières du monde, établissant des passerelles entre les peuples… et invitant les uns et les autres sur leurs traces. Avec les progrès technologiques, les déplacements sont plus rapides et les voyages aussi. Alors, quelle différence entre le voyageur et le touriste? Dans sa saisie à vif des déplacements divers de ses contemporains – pour des raisons d’agrément, de travail ou par la force des choses (exils, guerres, catastrophes naturelles, etc.) -, Franck Michel constate qu’il est « difficile de définir le voyage et ses adeptes. Car aujourd’hui tout et son contraire mènent et ramènent au voyage. » Et l’auteur nous donne les exemples incisifs du voyageur-représentant placier (VRP) et du sans-domicile-fixe (SDF), sorte d’extrêmes du voyage, mais ne se considérant pas comme des voyageurs, « tant l’idée et le sens du voyage se trouvent de nos jours associés aux vacances et aux loisirs ». Ce qui revient à l’idée que le plus grand voyageur de nos temps est le touriste, arpenteur inlassable (et répétitif) des recoins de la terre à la recherche d’un exotisme bon marché. Des gens « font » un pays, un continent, en quelques jours, se transportant d’un coin à l’autre sans jamais rencontrer les populations locales, découvrant des paysages magnifiques, niant les difficiles réalités quotidiennes de certains.

40Dans cette promotion de voyages aseptisés, les tour-opérateurs jouent un rôle non négligeable, transformant le monde en marchandise et concourant fortement à la déliquescence des sociétés réceptrices. La démocratisation du voyage, la facilité des communications mènent à de nombreuses dérives (tourisme sexuel, pollutions diverses, acculturations, etc.) qui interpellent non seulement l’anthropologue et les voyagistes mais également toutes les sociétés concernées. Reformuler les imaginaires du voyage et ne pas fermer les yeux sur les méfaits du tourisme, participer à l’élaboration et la promotion de chartes éthiques, tels sont quelques-uns des enseignements de Franck Michel, pour un tourisme responsable, intelligent et durable. Au-delà, il s’impose l’idée d’un développement équitable, permettant aux sociétés émettrices et réceptrices de partager, de s’apprivoiser sans se détruire et de ne pas aller vers la fossilisation des cultures visitées au nom d’un exotisme abscons. Revenir à l’homme et sortir des logiques économiques strictes des voyagistes avides de bénéfices, pour que le voyage reste, écrit Franck Michel, « une histoire de décalages qui mènent à une meilleure découverte de l’autre et une plus profonde connaissance de l’ailleurs ». En définitive, remettre du politique dans nos logiques du voyage et « faire du voyage une rencontre partagée et du voyageur un voyajoueur ».

41Aggée Célestin Lomo Myazhiom (université de Dschang, Cameroun, et université Marc-Bloch, Strasbourg)

Michèle Fléloux, Jacques Lombard, Les Mémoires de Binduté Da [*], Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, anthropologie visuelle, 4, 1998, 126 p.

42Ce petit ouvrage revêt la forme d’un document d’accompagnement explicatif d’un essai cinématographique réalisé en 1988 par les auteurs, sous le même titre, dans un village du Burkina Faso, à l’occasion du rite des « secondes funérailles » d’une personnalité de l’ethnie lobi hors du commun. Son objectif est double: aider à l’intelligence du rite, révéler l’« expressivité propre de l’image » qui lui est associée et qui est « un moyen important pour approcher et rendre compte du rôle de l’affectivité dans le champ des relations sociales » [p. 16]. La collaboration dans cette voie de recherche entre les anthropologues Michèle Fiéloux, chercheur au CNRS, spécialiste de la société lobi, et Jacques Lombard, chercheur à l’IRD, spécialiste des organisations politiques anciennes et des faits religieux à Madagascar, mais aussi réalisateur de nombreux documentaires ethnographiques, n’est pas tout à fait fortuite: tous deux partagent la conviction que non seulement « l’utilisation des histoires de vie » peut être précieuse « pour l’approche et la compréhension des phénomènes sociaux », mais aussi que « le cinéma […] ouvre de fait et en toute connaissance de cause, dans sa logique propre, un domaine spécifique de la recherche » [p. 8].

43« L’histoire de vie » qui sert ici de toile de fond est celle de Binduté Da. Cet homme, né vers 1910-1915 et décédé en octobre 1987, connut un destin exceptionnel. Dans une société de type acéphale telle que celle des Lobi du sud-ouest du Burkina Faso, où les relations de pouvoir s’identifient aux relations de parenté, rien ne prédisposait cet homme à avoir un itinéraire « extraordinaire ». L’événement qui donna à sa vie une orientation décisive fut son enrôlement, en 1930, dans l’armée coloniale française. Il n’y resta que jusqu’en 1934, mais, en quatre ans de séjour en métropole, il apprit les rudiments de la langue française et revint au pays nanti des qualités requises pour faire un « bon » auxiliaire de l’administration coloniale. C’est ainsi qu’il fut nommé en 1944 chef de canton, fonction qu’il occupa jusqu’à son décès et qui lui valut dans l’ensemble du pays lobi une notoriété considérable. Elle lui permit, entre autres, de se construire un réseau d’alliance extrêmement étendu, en concluant au cours de sa vie pas moins de 22 mariages. À sa mort, il laissa 19 veuves, plus de 80 enfants et quelque 200 petits-enfants. Mais Binduté Da était aussi un agriculteur qui « ne ménageait guère sa peine » [p. 96] et un chasseur qui n’avait pas peur d’affronter l’animal le plus puissant de la brousse lobi, l’éléphant, auquel il rendait un culte réservé à quelques rares initiés. « Projeté par l’histoire à la charnière de deux mondes » [p. 10], il joua, pendant plus de quarante ans, à la tête de la trentaine de villages dont il eut la responsabilité, un rôle efficace et apprécié d’interface entre la population locale, restée fondamentalement attachée à ses traditions, et le pouvoir administratif moderne, initiateur de valeurs nouvelles. Personnellement très attaché à l’enseignement hérité de ses ancêtres, il n’en mit pas moins la plupart de ses enfants à l’école instituée par le colonisateur, ce qui permet à certains d’entre eux d’assurer des responsabilités éminentes dans la société burkinabé d’aujourd’hui. Il fut de même durant plusieurs décennies un interlocuteur et un informateur apprécié des chercheurs en sciences sociales qui s’intéressèrent à partir des années cinquante à la société lobi. Dans le village de Barbièra, au sud-est de la ville de Gaoua, son impressionnante « maison » en a accueilli un grand nombre. On ne s’étonnera donc pas des liens privilégiés que Michèle Fiéloux, qui commença à travailler en pays lobi en 1972, entretint avec lui pendant de nombreuses années.

44L’« événement » autour duquel sont construites Les Mémoires de Binduté Da, qu’il s’agisse du film de 1989 ou de l’ouvrage de 1998, est le rite des « secondes funérailles », boobur, organisé en l’honneur du chef défunt quatre mois après son décès, rite à la fois d’ancestralisation du disparu et de levée du deuil. Ce rite n’est en fait qu’une étape d’un processus d’acquisition du statut d’ancêtre, qui peut s’échelonner sur plusieurs années. Mais il en est une étape essentielle, « qui permet au mort d’accomplir une part de son devenir en s’installant dans l’au-delà », un parcours obligé « qui lui évitera le sort réservé aux mauvais morts, transformés en esprits errants, particulièrement dangereux pour les vivants » [p. 21-22]. Dans certaines sociétés (sur les Hautes Terres de Madagascar, par exemple, que connaît bien Jacques Lombard), le rite des secondes funérailles s’accompagne de pratiques d’exhumation et de traitement des parties durables du corps du défunt La société lobi « ne s’occupe pas du cadavre mais élabore, grâce à la transmutation opérée dans le rite, une figure de l’ancêtre et procède dans le même temps au remodelage des liens sociaux par la manipulation, le déplacement, la transformation ou la destruction des objets qui sont considérés comme des émanations ou des prolongements de la personne du défunt » [p. 22]. À l’issue du rite, qui s’étale sur trois jours, l’image produite du disparu doit être semblable à l’idée que chacun se fait des ancêtres les plus lointains, des « héros fondateurs » du monde lobi. Dans le cas de Binduté Da, c’est l’image mythique de « chasseur », de « guerrier », d’« homme amer » – le modèle social de l’« homme accompli », capable de défier la mort en s’approchant de la bête sauvage ou de l’ennemi – qu’imposera le boobur, une image « qui traduit les valeurs lobi les plus profondes » [p. 28].

45Le film réalisé à l’occasion de cette cérémonie aurait pu se contenter de reproduire mécaniquement l’ordre des phases rituelles. Le choix opéré par ses auteurs a été en la circonstance beaucoup moins classique. Sous couvert de la célébration des secondes funérailles de Binduté Da, c’est finalement l’ensemble de la vie du prestigieux défunt qui est évoquée – elle est narrée par quatre de ses fils et illustrée par de nombreux documents photographiques anciens – et, à travers elle, l’organisation sociale lobi tout entière qui est mise en scène. D’une durée de 52 minutes, un tel film ne pouvait évidemment fournir qu’une image très réductrice de la société concernée et très elliptique du rite appréhendé. Ce sont précisément les lacunes de l’entreprise cinématographique que l’ouvrage de 1998 cherche à combler. Y sont successivement abordés et explicités, en quatre chapitres, les conditions d’écriture et de production du film, le sens du rite des secondes funérailles, les grandes étapes de la vie de Binduté Da, enfin les scènes et les thèmes traités dans les 17 séquences. De nombreux exemples pourraient être avancés pour montrer tout ce que le texte écrit apporte de « plus » à l’œuvre cinématographique, comment l’expression verbale vient en somme conforter l’expression visuelle. Michèle Fiéloux et Jacques Lombard ouvrent incontestablement là une voie nouvelle à l’investigation ethnographique.

46Alfred Schwartz

Notes

  • [*]
    Ouvrage publié en méme temps qu’une copie vidéo produite par Orstom-Audiovisuel du film de 52’ portant le méme titre et réalisé par les mémes auteurs en 1988 et coproduit en 1989 par Atria-films, l’Orstom, la Sept Arte, avec le soutien du CNRS-AV.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.019.0185
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