CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Rappel

1Bronx, Barbés, Beyrouth, Soweto, Boston... Ainsi nommés, les ghettos des grandes villes de Côte-d’Ivoire sont liés aux pratiques délinquantes et à la circulation de la drogue, en même temps qu’ils deviennent le théâtre d’une utopie à travers laquelle les jeunes Ivoiriens en rupture se réalisent en héros d’une modernité définie par le mouvement, la propreté, la célébrité, la fortune, par opposition à une Afrique synonyme pour eux, de durée figée, de répétitions, d’absence de progression personnelle, de surveillance, de sorcellerie. Cependant, la rupture avec la société environnante et le milieu familial est loin d’être totale. Les ghettomen agressent mais se réapproprient des valeurs qui définissent une personne à l’intérieur d’un système régi par l’honneur et la honte, le devoir des aînés envers les cadets, le respect de l’ancien. Derrière leur économie prédatrice, ils cherchent la reconnaissance des leurs parmi lesquels ils veulent prendre une place remarquable, tout du moins remarquée. À travers le modèle du guerrier qui va être analysé ici, ils échafaudent des mondes de puissance immédiate dont le corollaire est la déréliction et ils marquent leur volonté d’exercer un pouvoir social par la composition de familles métaphoriques qui a fait l’objet de l’article cité en référence.

2Ce texte traite des hiérarchies erratiques dominées par la notion de respect qui organise la communauté nushi [1] Les vieux pères, forts de leur expérience, s’imposent au fiston qui cherche la tutelle de l’un d’entre eux pour le protéger et en même temps l’initier. Le novice n’a de cesse de devenir vieux père en faisant entrer à son tour d’autres fistons. Chacun est à la fois vieux père de l’un et fiston d’un autre. Cette reconnaissance de l’ancienneté de l’expérience est une réplique du droit d’antériorité très largement répandu dans les sociétés africaines. Par ailleurs, les ghettomen engagent avec les go (filles) des relations très diverses qui vont de la simple fraternité à l’amour passion, en passant par la relation sexuelle sans lendemain. Des couples peuvent se créer, des enfants naître, mais nombre de garçons iront chercher des copines à l’extérieur du ghetto par défiance à l’égard des sœurs de sang qui sont devenues leur double : l’incarnation des excès masculins dans un corps féminin provoque le rejet. Engager des relations amoureuses avec ces compagnes de fête et de galère serait s’accoupler avec un identique, brisant toute altérité qui seule, dans l’imaginaire du ghetto, peut apporter un changement, une progression.

3Famille, passion, amitié sont réinventées par une communauté qui cherche un monde immédiatement meilleur ; son théâtre épique qui exalte la puissance singulière lui permet de s’investir dans le regard des autres jusqu’au moment où trop d’ombres amènent vers d’autres scènes cet acharnement à prendre son destin en main.

Le courage

4

« Quand tu es un homme, tu travailles, ou bien tu es sérieux tu vis en famille, là on sait que oui, que tu es compté dans la société. Mais nous sommes les hommes de la rue, vraiment notre nom est gâté dans la société. Nous ne sommes plus comptés ».
[Ramsès]

5« Nous ne sommes pas comptés » ou « pas contés » ?

6Au ghetto, chacun veut dominer, être honoré. Il n’existe aucune institution qui autorise l’existence de positions intermédiaires stables. Le mépris du besogneux qui attend des années pour demander au patron quelques billets de plus à la fin du mois est très largement partagé dans tous les milieux qui ont fait du délit économique un choix de vie. Entrer dans l’illégalité, c’est éviter les paliers de progression de la vie et les découragements qui leur sont liés, les examens sociaux, les incertitudes. En même temps, le délit expose au danger maximum et met en jeu la responsabilité suprême, celle qui engage le jugement public, la punition ou la mort. Les visions de soi sont héroïsées, totalisantes : « pas une personne ne peut se retourner contre moi », « je suis connu partout », « c’est moi qui ai créé tout ça », « c’est moi qui maîtrise tout ici », etc. Ces projections n’empêchent nullement l’inscription dans la réalité du ghetto faite de parcours chaotiques, de rapports sans cesse négociés entre individus. La philosophie est centrée à la fois sur le héros absolu et l’individu relatif qui doit toujours son expérience et son existence à un autre. Se penser comme individu, c’est prendre une place reconnue au milieu des autres. Se penser en héros, c’est « sortir du lot », être inatteignable. Ces deux postures relèvent de deux régimes de « lois » constamment invoqués : « la loi du ghetto », celle qui oblige au respect, à certaines conduites entre pairs… et « la loi du plus fort » ; seules la force, l’efficacité légitiment les actes.

7

« On se lance des provocations : “tu es un mouilleur, tu n’as pas cœur !” Ou “ton cœur est petit, ton cœur est mince, tu es petit, tu peux rien !” Comme ça, il peut me dire “ta mère”. S’il me dit “ta mère” un coup là, ça va chauffer mon cœur. On peut se battre ».
[Barry]

8Avoir gros cœur, être cœurman… La référence au cœur est permanente, le courage un défi quotidien. Ainsi, à propos d’un garçon, qui se laissait faire par les autres et devenait une tête de Turc, Haruna raconte ce qu’il lui disait :

9

« Un malheureux comme toi, tu laisses tout le monde mettre science sur toi. Tu es bâtard, un maudit. Tu es arrêté, on dirait g » (fille) là, tu peux pas agir ou bien tu penses que c’est quelqu’un qui va venir te défendre. Ici, c’est la raison du plus fort. Si tu restes les bras croisés, même un petit, demain, va te frapper. Toi, un lâche, tu te laisses envoyer par tes petits frères : tu te lèves, tu t’en vas. C’est pas la peine de venir dans le ghetto, restes là-bas avec les Babylonais. Mais est arrivé un moment quand tu l’envoies, il dit qu’il va pas. Malgré qu’il n’a pas force, tu peux le frapper, il dit il bouge pas jusqu’à il va se battre avec toi ; si tu veux, il faut le tuer. Arrivé un certain moment, tu deviens courageux aussi. Toi-même tu envoies les gens maintenant dans le ghetto parce que dans le ghetto tu vas vouloir commander quelqu’un qui est de la même catégorie que toi. Tu vas dire : “Non, pourquoi, toi un fiston comme ça, tu vas m’envoyer, pourquoi ? Tu as foutaise hein, ou bien c’est parce que les autres là m’envoient que toi, tu veux m’envoyer ?” L’autre peut dire : “Toi, tu es malade, tu es mon fiston !” On dit : “Arrêtez de discuter les petits frères.” Forcé un jour, ils vont se porter main et puis il va y avoir du respect ».
[Haruna]

10Le courage impose le respect. La culture nushi, comme toutes les cultures édifiées sur des codes d’honneur, fait de la honte un mode de régulation sociale. Le regard des autres devient une sorte de tribunal permanent qui juge des bonnes et des mauvaises conduites au point que chaque membre intériorise la norme. La honte, le drap, s’immisce dans les capillarités de la vie sociale, elle façonne tout ce qui a trait à la présentation de la personne et à ses relations avec autrui. Perdre le respect de soi peut entraîner la mort : la mort sociale (qui se traduit généralement par une fuite) ou la mort réelle. C’est pourquoi chaque ghettoman accroche au récit de lui-même, ses exploits, ses bienfaits, sa renommée. C’est « une belle vie », c’est « une sale vie ». Surmonter le « sale » par le « beau » les amène à se « conter » comme des légendes qui transcendent l’ordinaire mais pour qu’une légende devienne constitutive d’une personne, elle doit glisser entre l’imaginaire collectif et les enjeux réels du courage, de la renommée. Il n’y a pas d’état de héros mais un devenir de héros qui fait appel aussi bien à ses propres gestes qu’au regard et à la croyance des autres.

11Ces récits rappellent ceux des griots, mémoires hagiographiques du passé belliqueux des sociétés africaines précoloniales. La guerre, sur laquelle reposaient les systèmes politique et économique, était pour l’essentiel consacrée à la capture d’esclaves. Du xixe siècle, nous parviennent les échos de grands fondateurs de royaumes, de guerriers aux renommées qui traversent le temps. Dans les sociétés sahéliennes, les guerriers trouvaient dans le courage la source d’une nouvelle geste épique dont le patronyme était chargé lorsqu’elle était couronnée de succès [Latour, 1989]. Le nom résonnait de leurs hauts faits, de leurs dons surnaturels. Les griots présents au champ de bataille louaient les plus téméraires, même le nom du cheval était chanté, il restait attaché à celui de son cavalier qui, en cas de blessure, le tuait plutôt que de risquer de se le faire prendre. Si un de ces grands guerriers mourait, ses ennemis lui arrachaient le cœur, le foie ou les testicules qui servaient ensuite à faire des « médicaments » que d’autres avalaient pour ingurgiter la « force » de celui qui s’était détaché des autres et qui s’était imposé par son courage. La guerre rendait possible la réalisation d’une histoire individuelle dans une société où l’héritage de chaque personne était minutieusement encadré par des obligations et des interdits qui la conduisaient à prendre l’identité de ses ascendants (métier, tabou, choix du conjoint, etc.). De même, chez les Akan, les guerriers qui s’élevaient au-dessus des autres cherchaient à asseoir leur domination et faire retentir leur nom. Comme Kwasi Date, chef de Siengi dans le royaume abron.

12

« Il a fait la guerre au sud contre les Ashanti, à l’est contre Banda, à l’ouest contre l’Ano, au nord contre les Lobi et les Senufo. Il s’est battu contre son souverain mais aussi pour son propre compte. À travers toutes ses campagnes, il a surtout cherché à peser plus lourd dans la vie du royaume et à grandir l’éclat de son nom et sa place dans la mémoire des hommes ».
[Terray, 1995]

13L’idéologie guerrière dont David Lepoutre parle à propos de la cité des Quatre Mille en banlieue parisienne [Lepoutre, 1997], et qui traverse aussi les gangs de Los Angeles {street warriors/civilians) [Shakur, 1993], est au cœur du vocabulaire et de la pensée nushi. Les affrontements sont réels tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, la mort en est une des conséquences. Lié au défi guerrier qu’il se donne, en même temps qu’il le lance aux autres, le ghettoman doit se donner les moyens de construire une image de bravoure, de dangerosité pour imposer le respect : faire peur, ne jamais reculer, ne pas sentir la douleur, « avoir le dos qui ne touche jamais terre », avoir un corps invincible aux balles ou aux lames. L’héroïsation est indissociable de la magie.

14Comme les guerriers d’autrefois, la force physique est très souvent « travaillée » en dehors de quelques ghettomen qui ne s’en remettent qu’à Dieu. Tous bravent le destin et les lois tout en cherchant dans la fatalité la clé des possibles et des impossibles : « C’est dieu qui a voulu ou qui n’a pas voulu. » Les recours magiques sont innombrables. Chacun a le sien, c’est une affaire privée qui fait souvent appel aux secrets de famille ou aux connaissances de chaque groupe ethnique. Un Burkinabé ira plus volontiers se confier à un ressortissant de son pays, de même qu’un Ivoirien de l’Ouest ira chercher dans sa région. Mais en ville, les réputations et la clientèle des devins-guérisseurs sont transculturelles. Assez curieusement, les boucliers mystiques n’ont guère changé depuis l’époque des guerres, ce sont les mêmes « médicaments » : anti-fer, disparition, anti-coups, anti-balles… Ils s’ingurgitent, se portent, s’étalent sur la peau, se glissent dans le sang par petites coupures dermiques… Les systèmes magiques ne peuvent qu’être couronnés de succès, s’il y a échec, c’est de la responsabilité de l’utilisateur. Le sens est univoque.

15

« Personnellement, je portais les “médicaments” anti-balles sur moi. C’était mon vieux (père géniteur), il m’avait laissé ça. Donc c’étaient des “médicaments” qui me protégeaient et mon vieux pire qui est mort, il avait la même chose que moi, mais, lui-même, c’est pas les balles qui l’ont tué ! Ils l’ont tué avec du gaz dans un trou. Il a tiré, ses balles étaient finies donc il est rentré dans un trou et puis les gars ont demandé à ce qu’il sorte, il a refusé, donc ils ont mis du gaz sur lui. Sinon, c’est pas les balles ».
[Tétanos]

16Mais les armes mystiques ont besoin des armes réelles. C’est à partir des écrans des vidéo-clubs que les apprentissages se font et que les héros s’imitent.

17

« Les armes, bon, on peut dire, c’est les films quoi, les films d’Al Pacino, Scarface [Palma, 1983], On fait comme les films, on n’a peur de rien ».
[Mad]

18

« Le cinéma, ça aide à manier les armes, ça aide beaucoup parce que c’est bien fait. Moi, j’adore ça, parce que le cinéma souvent, y a des trucs qu’on ne connaît pas et qu’on apprend là. Hou, la la ! Et puis j’aime bien les images, surtout les plans policiers. Un jour j’étais là, et puis ils parlaient de la fixation, de la distance quand tu as une arme, comment il faut tirer, tu vois non ? Quand tu veux atteindre le cœur, comment il faut viser par rapport à la présence d’une arme, parce que quand on tire “BA”, l’arme a une force, donc tout ça tu l’as dans un film policier. Il y en avait un avec des policiers qui étaient en formation dans une école, le moniteur leur donnait des leçons, comment il faut tirer tout ça, tous les trucs comme ça. On était à l’école ! Y a beaucoup, beaucoup de films qui m’ont appris quelque chose. Un film comme Navy Seals qui parlait d’un commando spécial américain qu’on appelle les “Seals”, c’est eux qui sont là pour les missions secrètes, les missions de reconnaissance et d’espionnage tu vois. C’est surtout ces films qui m’ont marqué et qui ont fait que je voulais être autre chose : un mercenaire, un spécialiste des missions secrètes, tu sais, je voulais faire la Légion étrangère en France. Y a un film comme les Coups entre eux qui parlait de ça, comme Mission impossible, de Tom Cruise, et un film comme Rock, de Sean Connery. Il y a eu beaucoup, beaucoup de films que j’ai regardés et qui me plaisent bien.
– Que tu vas voir plusieurs fois ?
– Ouais parce que quand un film me plaît, je ne suis jamais rassasié de le regarder, parce que je veux connaître tout, seconde par seconde, par cœur, car j’aime les films d’action. J’aime beaucoup les armes, j’ai du cœur, j’ai pas peur, j’aime tout ce qui est difficile ».
[Pablo Escobar]

19Le cinéma est un lieu de transmission d’imaginaire qui passe par la sublimation plus que par la concrétisation des actes : ce n’est pas le cinéma qui amène les jeunes au ghetto. Sur le terrain, les gangs peuvent imiter des comportements maîtrisés vus sur les écrans, comme en être très loin lorsqu’ils absorbent au préalable de la drogue : crack, héroïne, pétrole, comprimés… pour augmenter leur sentiment d’impunité et leur capacité à semer l’effroi si cela s’avère nécessaire. Le courage connaît néanmoins des limites qui sont d’ordre humain. Les agresseurs ne trouvent pas toujours en eux les ressorts pour exercer leur brutalité contre des personnes qui ne leur ont rien fait, qui peuvent être, en outre, beaucoup plus âgées qu’eux. La drogue est un bouclier chimique qui désinhibe, une charge intérieure qui métamorphose.

20

« Il y a des comprimés… des façons de comprimés là, je les prends et puis je peux prendre deux verres de vin. Et puis je peux fumer ma came et puis je suis au top. Et puis ça va vite. Là je suis prêt. Y a rien. Je n’ai plus peur, je fais tout ».
[Al Capone]

21Il faut être autre pour arriver à dépasser ses limites, entrer dans la peau d’un guerrier furieux, d’un grand brûlé, d’un dangereux, d’un catacrâno [2], d’un têtu. Le risque, la mainmise sur des objets perçue comme un signe de victoire suscitent un sentiment d’excitation qui envahit le corps de puissance, provoque la jouissance d’un pouvoir enfin entre les mains.

22

« Les truands disent ressentir au moment d’un vol une émotion d’un genre particulier, une vibration des nerfs qui apparente l’acte de voler à l’acte créateur, à l’inspiration. Ils éprouvent une tension, une exaltation très particulière qui, par son attrait, sa plénitude, sa profondeur et sa force, ne peut se comparer à rien ».
[Chalamov, 1993 : 45 [3]]

23Les ghettomen jouent avec leur propre vie et celle des autres, cependant le meurtre au cours des opérations reste rarement « gratuit ». Les rubriques « faits divers », qui font une large part aux récits des attaques à main armée, montrent que la mort est presque toujours liée aux ripostes des victimes ; les gangsters s’estiment alors « en légitime défense » (ils oublient évidemment que c’est eux qui, les premiers, ont agressé) : ils tuent pour ne pas se faire tuer.

24

« J’ai tué des hommes, mais… c’est-à-dire que c’est pas devant moi quoi, c’est encore sur l’effet de la drogue. Je ne peux pas sentir. Mais c’est après, je fais les cauchemars. C’est vraiment bizarre, je ne dors pas la nuit, je fais les cauchemars de ceux que j’ai tués. Quand j’étais petit, j’ai fait un crime comme ça. Je suis parti pour un braquage. La personne est tombée sur moi, il pouvait m’abattre. J’ai tiré la torche (flingue), j’ai tiré sur lui. Il est tombé, quand il est tombé, j’ai marché sur lui, je suis parti prendre les bijoux tout et tout, je suis parti. Deux jours après, ils ont fait enquête. On m’a pris, ils m’ont mis aux mineurs. J’ai fait cinq ans. On m’a libéré. Ça c’était mon premier crime. […] Il allait me tuer aussi, il avait une arme, c’était un poignard. Un boutiquier, un robuste ; moi je ne tue pas parce qu’il faut tuer, mais je me défends, parce que depuis que mes fistons sont morts là, j’ai dit que je n’ai plus sentiment pour l’homme, parce que dans le braquage là, si tu vas prendre quelque chose et si la personne ne veut pas, c’est la force maintenant ».
[Las Vegas]

25

« Sur un terrain, si le monsieur ne veut pas céder, je vais l’abattre.
  • Qu’est-ce que tu ressens, quand tu as fait ça ?
  • Oh, quand je finis, ce qui est sûr, quand je finis je vais fumer ma came et j’oublie.
  • Est-ce que tu ne penses pas au… ?
  • Non, si j’ai fumé ma came, c’est fini.
  • C’est oublié ?
  • C’est oublié. J’ai oublié même, je ne peux même pas me rappeler encore, j’ai trop de choses devant, pourquoi je vais me rappeler de lui ?
  • Et si c’était une femme, tu la tuerais ?
  • Y a des femmes africaines, elles sont têtues. Y en a, même quand tu leur montres ton arme, ça ne leur dit rien. Peut-être c’est leur mari qui réussit à les maîtriser ? Sinon… Mais si c’est une femme blanche, elle connaît la valeur d’une arme, quand elle voit ça, elle reste tranquille. Mais, les femmes africaines, y en a qui prennent du courage pour venir tomber sur toi, pour vouloir t’arracher… Or toi tu sais si on t’arrache ça là, c’est ta mort, ah donc, tu vas… Ce qui est sûr, on ne peut pas abattre une femme à bout portant, non, la blesser pour qu’elle se maîtrise, c’est tout ».
[Valdéz]

26Les tueurs à gages sont apparemment honnis dans les ghettos. Si un ghettoman s’engage sur cette voie, il la revendiquera difficilement parce qu’il existe un dégoût marqué pour la mise à mort d’un être humain à son insu, sans autre raison que celles du commanditaire, ce qui marque une distance entre l’acte et la cause. L’agression chez les nushi place victime et agresseur à l’intérieur d’un face-à-face, une poursuite, un lien physique qui s’apparente à la chasse ou au combat. Mais s’il n’y a plus de rapport entre les corps, entre les actes et leur motivation, il n’y a plus de « jeu », et surtout plus de « je », plus de première personne mais une instrumentalisation qui, dans ce cas précis, peut coûter excessivement cher devant la loi pendant que le commanditaire est, lui aussi, loin. Ceux qui sont dans les sciences de couteaux se moquent des scienceurs de torches (revolvers), parce que l’usage du couteau oblige à un corps à corps qui demande une bravoure plus grande qu’un coup de feu tiré à distance.

27La valorisation d’un homme par son courage le conduit à l’épreuve de la mort : la frôler ou la rencontrer. C’est une façon de se mesurer aux autres et de chercher une reconnaissance qui s’élargit en même temps qu’elle se prolonge après la disparition en cas d’échec. Dans toutes les expériences initiatiques, la mort est présente symboliquement à travers des épreuves d’endurance qui, surmontées, doivent conduire à un nouveau statut. Mais lorsque l’initiation se déroule hors de tout contrôle institutionnel, hors d’une loi commune, la mort devient un enjeu réel, c’est la seule preuve qui, sans cesse renouvelée, permet de sauver l’honneur sans lequel un homme n’est rien. Dans cette logique, il n’y a pas de corrélation entre la prise de risque et le gain. Le résultat des opérations est souvent médiocre. Les agresseurs se lancent avec peu d’information préalable sur n’importe quelle cible, des cours communes pauvres aux villas opulentes très surveillées. Ils assaillent, les uns à visage découvert, les autres cagoulés, ils enchaînent, amassent, tirent droit sur la police… Au résultat, des butins peu en relation avec les fracas commis : ils peuvent poignarder par dépit ou parce qu’on les a insultés, tuer en se défendant, violer… et en faire des récits magnifiés. Il est probable qu’une partie des meurtres dont les guerriers se déclarent les auteurs, les montants extravagants des butins raflés, la suprématie systématique au combat soient en réalité fantasmés, mais cette exagération fait partie de la construction héroïque qui laisse de côté certaines prises de risques avérées au profit de légendaires audaces. Plus que les actes eux-mêmes, c’est ce qui va en être rapporté qui va marquer. Le héros émerge seul au milieu des autres qui deviennent son miroir. Dès qu’il y a concordance entre puissance et fascination, les actes ne sont même plus nécessaires, les mots suffisent à établir leur valeur. Ce qui est dit existe. Il suffit du regard et de la désignation pour faire une histoire et un personnage, il suffit de savoir qu’il est capable de… pour qu’il fasse peur et soit au-dessus des autres.

28Les ghettomen vivent à travers des récits sur eux-mêmes qui peuvent conduire quelques-uns à toucher les sommets de la domination lorsqu’ils deviennent roi d’un ghetto. Le roi a tous les droits tant qu’il tient les autres à sa merci, notamment le droit de Miami qui lui permet de rançonner, prélever une part sur les marchandises volées, obliger à vendre de la drogue pour son compte, etc. Sa puissance doit être paroxystique pour être crédible ; sa violence est telle que toutes les édifications sociales tombent.

29

« Dans chaque ghetto, s’il y a un roi qui met la loi, lui, il est comme le sacrifice du ghetto. On dit le sacrifice, c’est-à-dire qu’il est toujours prêt, sa vie est dans sa paume, à tout moment il peut la perdre. Ce que lui veut aujourd’hui, lui, il va faire ça. Gare à celui qui va s’interposer, c’est la mort qui va les séparer. Entre ghettomen, c’est toujours la mort qui nous sépare. Plein sont morts, plein, plein ».
[Ramsès]

30Si un individu peut bousculer les codes internes au point de réduire les autres à sa tyrannie, brisant les perpétuels réajustements des relations qui font la vie des ghettos, c’est qu’il prend – ou laisse penser qu’il prend – plus de risque que les autres avec sa vie. Et il arrive effectivement à faire peur à ceux qui imaginent leurs limites inférieures. Cette peur est ensuite retournée en autorité, en pouvoir réel. Cependant la terreur a des limites, celle de la dévalorisation des membres du ghetto qui ne laisseront pas sans réaction leur espace de vie dévasté. L’honneur ne s’enterre pas définitivement. Djovin la Star, un roi sanguinaire du ghetto de Colombie de San Pedro, à force d’exercer une pression trop forte avec son canon scié, a péri massacré par les siens qui lui ont coupé les tendons des mains et des chevilles ; une fois au sol, tout le monde s’est jeté sur lui avec bâtons, couteaux, pierres. Il est mort dans son sang.

31

« La joie c’est remplir une puissance, la tristesse c’est la séparation d’une puissance dont j’étais capable. Il n’y a pas de puissance mauvaise sauf le plus bas degré de la puissance : le pouvoir. La méchanceté c’est empêcher quelqu’un de faire ce qu’il veut. Il y a des mauvais pouvoirs car le pouvoir sépare les gens de leur puissance ».
[Deleuze : 1985]

32« Le roi, c’est supportable, on sait que ça passe », disait Ramsès. Chacun sait qu’un règne ne dure jamais, le roi est toujours renversé pour laisser place soit à un autre roi, soit au rétablissement de l’état antérieur qui ouvre à l’instabilité féconde de gloires éphémères. Tous les affrontements avec la mort ne singularisent pas et ne se métabolisent pas en avoir, pouvoir ou charisme. Un suicide lié à une dépression n’a guère d’impact social et c’est d’ailleurs un phénomène rare. De même, l’alcoolique, qui met sa santé en péril, n’a pas la même aura que l’héroïnomane :

33

« Aujourd’hui, l’héroïnomane est un héros par rapport aux autres. Il prend des risques, il joue avec sa vie. Mais l’alcoolique aussi, et l’alcoolique n’est pas un héros. Moi-même au début, je me considérais comme un initié, un type un peu à part. J’étais fasciné par ceux qui m’avaient fait découvrir l’héro ».
[extrait du journal intime de Sory]

34L’héroïne, interdite, de provenance lointaine, renforce les sentiments d’anticonformisme liés au danger, au savoir, au secret (les plans), à la nouveauté, qui font les « initiés ». Mais l’alcool, produit sur place (pour une bonne partie des liquides consommés), déjà connu des aïeux, en vente libre, pas cher, ne pourra jamais donner l’impression d’être quelqu’un « d’à part ».

35Le jeu avec la mort, s’il paraît fou de l’extérieur, sans autre sens que l’ignorance ou l’infantilisme, est établi dans une histoire codée qui permet à l’imaginaire collectif de se construire. Pour les ghettomen, le guerrier est « l’homme fort, sans pitié, qui prend son destin en main », « celui qui ne recule jamais devant l’adversité », « celui qui veut rendre l’impossible possible », et ils cherchent toutes sortes de références prises dans les westerns, les films de kung-fu, l’histoire africaine (Sundiata Keita, Samory…), ou font appel aux figures du mouvement rasta comme Hailé Sélassié. Des hommes qui « touchent le cerveau des autres ». Ces héros hétéroclites ont en commun d’avoir marqué la mémoire des hommes et de susciter des ambitions. La valorisation de soi amplifiée par le credo populaire déclenche un jaillissement inédit, une excitation, une puissance qui, comme la drogue, défait les liens qui semblent enserrer, étouffer. C’est autour du nom que symboliquement tout va se focaliser.

La renommée

36

« Dedans toi, il y a des racines fortes, tu n’as besoin de rien d’autre que toi pour faire pousser l’arbre ».
[Karaté Kid II]

37Le vieux maître du jeune Karaté Kid initie son élève au combat noble, il lui apprend la force singulière qui pourra un jour être nommée. En sortant des innombrables vidéo-clubs qui parsèment les villes ivoiriennes, les très jeunes spectateurs reprennent les mots, les noms, les gestes des héros au panthéon desquels se trouvent Bruce Lee, Van Dam, Terminator, Robo Cop, le Prince de Bel air… Cela relève de la compétence métaphorique des enfants comme le montre Christian Geffray.

38

« La jubilation est à la mesure de la liberté de l’exercice : tout peut être mis en scène en effet, pour autant que la capacité symbolique s’exerce dans l’arène d’un jeu ».
[Geffray, 1997 : 159]

39Les enfants cherchent des héros magiques, interchangeables. Dès qu’ils grandissent, ils cessent d’aller voir les films de karaté : « trop de trucages, c’est pour les petits ! », le « réel » se trouvant, pour les plus âgés, dans les films d’action américains qui s’attachent un peu plus au vraisemblable. Le cinéma constitue une réserve inépuisable de héros singuliers dont le nom est largement approprié parce qu’ils incarnent, dans des histoires auxquelles on croit, l’honneur et les ascensions vertigineuses. Van Dam ou Scarface [4] emportent les suffrages : tous deux sortent de la rue et, par leur bravoure, leur audace, ils accomplissent l’impensable : le renversement des puissants. Van Dame incarne un brave garçon, spécialiste du kickboxing, un art qu’il met au service des veuves, des vierges et des enfants. Rien ne change d’un film à l’autre : il est toujours du bon côté, il gagne toujours contre les méchants, c’est probablement pourquoi son nom est repris par les tout-petits. Tandis que Scarface, joué par Al Pacino, d’origine cubaine, passe de la fabrication de sandwichs à la pègre. Après une tuerie à la tronçonneuse pendant laquelle il n’a pas reculé, il finit, après quelques péripéties où il s’est montré sans peur et plein de ruse, par prendre l’empire de son patron, un très gros trafiquant de cocaïne. Il épouse sa femme, la très belle Michelle Pfeiffer, change de standing, se vautre dans un luxe clinquant, mais ne perd pas ses valeurs en cherchant à soutenir sa mère et sa sœur dont il défend ce qu’il estime être leur honneur [5]. Il s’interdit le meurtre d’un homme politique parce qu’il y a des enfants dans la voiture à faire sauter et se retrouve de ce fait avec la mafia sud-américaine contre lui. Avant de mourir, il descend ses ennemis en étant criblé de balles qui ne l’atteignent pas, seul le grand parrain en vient à bout mais en meurt aussi. C’est le héros parfait. À partir de rien il peut avoir « le monde et tout ce qu’il y a dedans », dit-il, sans qu’il ait oublié de protéger la pureté incarnée par la femme et l’enfant [6]. Le duel final le fait sortir de la vie avec les plus puissants : il donne la mort en la recevant. Même achevée dans le chaos, cette ascension magnifie le courage et la transgression des ordres. Le nom de Tony Montana est gravé dans les mémoires, repris dans les ghettos. Dans le film New Jack City [Van Peebles, 1980] – un immense succès en Côte-d’Ivoire -, la dernière scène de Scarface est regardée par le héros diabolique, Nino Brown, joué par Wesley Snipes, au moment où il décide de se mettre dans le trafic de crack pour devenir milliardaire. Il reprend à son compte la fameuse phrase : « J’aurai le monde et tout ce qu’il y a dedans. » Une mise en abyme qui relie les spectateurs du monde entier par le biais d’un seul héros, Scarface.

40Issu du cinéma ou d’ailleurs, le nom de ghetto manifeste une personne à travers ce qu’elle veut montrer d’elle-même ou ce qu’elle inspire à son entourage qui va nommer. Cette pratique est répandue dans tous les milieux dits « de la rue ». La honte, lorsqu’elle atteint quelqu’un, sera référée à son nom et l’expression « gâter son nom » est utilisée partout en Afrique francophone. On ne peut que s’accorder aux propos de David Lepoutre lorsqu’il dit que sur le nom « se cristallisent en toute logique les principaux éléments de la réputation et de l’honneur » [Lepoutre, 1997 : 286].

41Généralement, en Afrique de l’Ouest, la renommée est une marque de bonne insertion dans la société locale. Mais pour les guerriers, le nom de ghetto est un emblème qui identifie les qualités personnelles et singularise l’individu en guerre contre la loi collective perçue comme un frein à l’ascension des « mal-nés », c’est un nouveau « baptême ». La réputation et l’honneur se confondent avec la célébrité, cette hyperbole de la puissance contemporaine qui passe par les médias, qu’il s’agisse du pouvoir politique, intellectuel, artistique, sportif ou criminel, et qui élève la personne ainsi désignée au-dessus du « social ». L’image de soi, imposée aux autres par les médias, traverse les frontières, échappe aux pesanteurs locales et identifie son objet à une puissance presque divine, celle des « stars ». Sur la scène des ghettomen, la notoriété, quel qu’en soit le vecteur, devient un but à atteindre, elle concentre comme par magie sur le héros les histoires édifiantes, le respect, la fascination qui peut aller jusqu’à la vénération quasi fétichiste. Le nom n’est plus porté mais il porte en même temps qu’il remplace les actes. La visibilité recèle quelque chose de subversif qui confère un pouvoir auquel les autres se soumettent comme par enchantement, un pouvoir onirique qui échappe à tout.

42

« Je prêchais comme ça la parole de la rue, voilà c’est pourquoi, on m’appelle “le mythe”. “Le mythe”, c’est comme un roi, un Dieu. J’ai été “le mythe”, bon franchement dit, j’ai marqué mon entourage partout, tout, tout. Bagarres, manière de séduire les filles, partout quoi, donc les enfants doivent copier sur moi.
– Pourquoi le “mythe authentique” ?
– Le “mythe authentique”, bon le mystère naturel, c’est-à-dire je n’ai pas besoin de me casser la tête pour faire planer un mythe autour de moi. Là tu restes calme. Ça laisse planer un mystère autour. Je veux jamais que les gens sachent ce que je veux anticiper, entreprendre ou ce que je vais faire. Voilà pourquoi les gens m’appellent “mystère authentique” et jusqu’à présent je laisse planer le mystère autour de moi. Les gens m’appellent “authentique”, c’est le naturel mystique ».
[Le Mythe authentique]

43Jusqu’à il y a quelques années, les bandes avaient des noms que les membres devaient défendre, comme ils défendaient leur propre nom en le lavant de l’infamie causée par une insulte ou une calomnie à l’instar des gangs members américains qui étaient prêts à se faire tuer pour que leur nom reste sans tache. Aujourd’hui, la répression a été telle que le système « West Side Story » a plus ou moins cessé au profit de la seule renommée individuelle. Les carrières patronymiques amenaient les ghettomen à chercher des noms de plus en plus valorisants. Un homme peut avoir plusieurs noms qui évoquent sa dangerosité, ses caractéristiques physiques ou psychologiques. Mais il faut que le nom sonne aux oreilles et souvent, il descend d’un panthéon protéiforme de héros qui ont marqué l’histoire de l’Occident à laquelle tout est référé : Yul Bryner, Pablo Escobar, Scarface, Ramsès le Pharaon, Al Capone, Tupac Amaru, John Lennon, Tyson… Dernièrement Chirac a fait son entrée.

44

« Tu es né, tu sais pas pourquoi, mais tu es né dans le monde et quand on parle de toi, ils vont dire : nous, on l’a connu… Peut-être ils vont dire on l’a connu peut-être sous le nom de Ramsès, d’autres l’appelaient le Pharaon… Après une génération sur le futur parlera de toi et ça, ça fait joli. Ça reste après ta mort ».
[Ramsès]

45Le nom doit s’imposer et laisser une trace qui sera reprise en héritage par les fistons, ainsi celui de John Pololo, un bandit célèbre tué en 1999 par les militaires putschistes, est porté dans de nombreux ghettos.

46

« Tu sais, [en parlant du nom] nous, on aime conquérir. Quand tu es populaire à Abidjan, tu aimes conquérir à côté d’Abidjan, au fur et mesure comme ça, tu prends toute la Côte-d’Ivoire et puis après ça va encore plus loin. Et si ça prend vraiment, tu entends les petits dire ton nom, comme Van Dam ou d’autres encore ».
[Scarface]

47Le guerrier se prolonge dans la fiction et la réalité d’une descendance symbolique, elle, établit une filiation entre héros de film, vieux pères et enfants des villes dans l’espace fugace du ghetto qui devient le lieu de reproduction de soi-même à travers le nom. Mais la renommée ne se construit pas à partir des seuls exploits, elle doit aussi aux capacités festives et distributives du héros.

48Les princes et les guerriers sahéliens d’antan répandaient leurs bienfaits pour s’attacher des fidélités, ils se paraient pour montrer aux yeux de tous qu’ils étaient au-dessus puisqu’ils avaient accès à ce dont les autres étaient privés, signe de leur alliance avec les forces invisibles qui guident la bonne fortune. Dans les ghettos, l’accès subit à l’argent et au pouvoir se traduit par un changement d’attitude : il se bluffe, il se blow… Le guerrier citadin gratifie ses proches de sa générosité, régale les autres avec des fêtes et des gestes ostentatoires : donner des quantités de pièces de monnaie aux fistons, acheter de la came pour tout le monde… David Lepoutre, à propos des jeunes de banlieues parisiennes, parle d’une « culture de l’apparence que l’on va en toute logique retrouver dans le rapport au corps en général » [Lepoutre, 1997 : 274].

49La culture zigueï, loubarde, démarque le yéré l’affranchi, du gaoua, le plouc. Un zigueï doit avoir son style, ses créations linguistiques, sa démarche, savoir se vêtir avec les habits de marque toujours à la pointe des importations les plus récentes. Les butins sont flambés dans les boutiques de « fringues ». Comme ailleurs, les marques de vêtement font l’objet d’une attention fébrile. Chic et choc. Après un coup réussi, le premier geste d’un vieux père à l’égard de son fiston est d’aller l’habiller tant l’obsession vestimentaire est présente. Les habits ne sont pas les seuls objets de convoitise, tout ce qui peut apporter un rayonnement sera acheté ou volé. Cet appétit d’étalages et sa satisfaction dans l’instant traversent tous les milieux marginalisés : il constitue le héros de rue.

50

« I carried my rifïle strapped under my coat wherever I went. When the mood struck me, I’d just go in and rob a liquor store or market. My response to anyone’s money problems was “shit, man, there’s a bank on every corner” which meant this liquor store. […] We pulled so many robberies that it became a way of life ».
[Carr, 1975 : 54-55]

51Un guerrier donnera aussi à sa go et à ses « sœurs » des objets qui servent à se parer, se laver, s’entretenir le corps. Rien ne doit être fabriqué en Côte-d’Ivoire, tout doit venir des États-Unis ou d’Europe : être origigi, d’origine, signifie, de facto, bonne qualité, à la mode. Cette recherche des tendances occidentales va avec un ensemble de conduites qui dénote le « civilisé » : avoir un toit, se laver tous les jours, parler le français. Pour tous, le propre est moderne, il se conjugue avec santé, beauté, désir : il participe de la dignité. Le sale est « villageois », associé à la maladie, la répulsion, la mort.

52

[Après avoir vu des photos envoyées par un « grand frère » émigré en France.] « Quand je vois que tout est propre, même le sol sur lequel il marche, l’homme peut se coucher dessus. Donc quand je vois tout ça là, je dis non, il faut que je voie tout ça là moi-même ».
[Exon]

53Les « paradis » du nord sont toujours imaginés d’une propreté immaculée. À défaut d’en avoir le décor, ils reconstituent la scène avec leur corps tels des acteurs qui ne compteraient que sur leurs gestes et leur costume pour transposer l’histoire. Le but est de se montrer, de donner envie, notamment lors des shows, les fêtes, une des grandes vitrines du prestige. Un vieux père qui a eu bon (un gros butin) emmène tout le monde en gasoil (fêtes dans les « maquis », les bars, les boîtes). Ils vont se showbizer, s’exposer dans les lieux publics. Le donateur fait couler les casiers (de bière), offre tout ce qu’il faut pour que ses hôtes soient à l’aise (drogues diverses) : il prend en compte.

54

« Quand je quitte d’un braquage, quand j’arrive, je prends mes copines et les autres, on fait la vie bourgeoise. Je jouais les parrains, c’est-à-dire je jouais au pacha dans les grandes boîtes, comme à l’Ivoire, comme à l’hôtel du Golf. Je peux me déplacer d’ici pour aller au Sénégal vivre là-bas les gasoils ».
[Tupac Amaru]

55Partir en gasoil, être un gaseur fait partie de la culture zigueï. Les ghettomen ont inventé la danse zigueï basée sur des gestes proches des arts martiaux. Elle s’exprime par défis. Un guerrier occupe la piste ; sous le regard des autres, il enchaîne les phrases dansées, ponctuées de gestes qui miment l’égorgement, l’attaque à main armée.

56

« Quand tu danses, tu mets le malin dedans, le malin, le bluffing. Donc tout le monde sait que c’est pas la même chose que les autres, parce qu’eux, ils dansent en grougrou, nous, on danse en classique avec la tête. C’est nous-mêmes on a créé ça, quand on danse et qu’eux-mêmes ils nous voient, ils veulent danser même chose que nous, mais eux, ils peuvent pas. Créateur-fondateur, y a rien de tel ».
[Kala]

57La fête peut prendre la forme d’une « sortie », c’est-à-dire un week-end au bord de la mer. Un vieux père, Chirac, se vantait d’avoir invité en week-end plusieurs dizaines de personnes. Il a loué des autocars, des chambres dans de bons hôtels, offert des shows tous les soirs. Mais les filles ont quitté Chirac quand il n’avait plus rien. Il fallait recommencer. Les go prennent une part importante dans les shows. Dans leurs habits les plus sexy, elles boivent, fument, dansent, draguent aussi librement que les hommes : elles restent des enjeux essentiels de ces fêtes. Un zigueï triomphe lorsqu’il est entouré de belles go et qu’il régale l’assemblée. Mais plus un zigueï va faire étalage de ses habits, de ses femmes et de son argent qui s’envole, plus il provoque les autres vieux pères qui ne supportent pas d’être « dépassés ». Des bagarres peuvent se déclencher par jalousie. Il en va de leur honneur. Les shows sont l’occasion d’enchères qui parfois finissent mal. Pour « être », il faut « être plus ». En l’absence d’instance médiatrice qui permettrait à chacun d’avoir un rôle quel que soit son avoir, l’escalade de la reconnaissance se fait immédiatement face au seul tiers qu’est le spectateur en mal d’exhibitions. Les funérailles peuvent être aussi l’occasion de défis entre les vieux pères. Si l’un d’eux meurt « sur le terrain » et s’il n’y a pas de danger d’être observé par la police, les ghettomen vont aux funérailles de la famille du défunt, mais souvent, ils organisent de leur côté une réunion qui prend des formes diverses selon l’argent qu’ils possèdent. Cela peut aller du simple rassemblement autour d’un ghettoblaster, à la prise en charge de la cérémonie avec le corps. Dans le premier cas, la musique fuse, des joints d’héroïne ou d’herbe circulent, les souvenirs avec le mort sont évoqués dans les larmes.

58

« Non, cette fois-là, on n’a rien fait entre nous. On s’est assis au ghetto seulement, on a fumé, fumé c’est tout. On a passé une nuit blanche entre nous. On a parlé un peu de son départ, de la manière dont il nous a laissés, que c’est pas joli. Il nous a pas dit au revoir avant de partir, tout ça là. On a parlé un peu de tout ça, on a fumé en son nom et puis on s’est séparés ».
[Djabil]

59Dans le deuxième cas, les vieux pères parlent chacun à leur tour, sortent avec des gestes de bravade des liasses de billets qu’ils font tomber en pluie dans une calebasse ou sur le défunt. Ils sont en compétition oratoire et financière les uns avec les autres. A cette occasion, ils peuvent aussi régler leurs comptes avec le mort, remettre en quelque sorte « les pendules à zéro » pour ramener la paix avant le grand voyage de l’âme.

60Être bien stylé, faire la fête, se montrer, va de pair avec la connaissance du nushi, la langue de la rue dont la matrice est le français. S’y trouvent mêlés des mots issus des langues vernaculaires, de l’anglais, de l’espagnol et des termes ou des expressions inventés, appelés des créations. Les posséder est un impératif. Le nushi répond au désir de correspondance avec le monde international. Un garçon qui aborde le ghetto sans savoir s’exprimer en français est ridiculisé, c’est un drap, une honte. Mais il trouvera au ghetto des amis pour lui apprendre à parler et à écrire. Cela fait partie de l’initiation. Le nushi, comme les vêtements et les attitudes corporelles, marque une identité qui prend le dessus sur les précédentes. « Tu es trop ethnique » est une insulte qui renvoie à une représentation étroite du monde, une soumission aux coutumes. Les différences d’origine ne sont jamais soulignées tant que les sciences et leurs codes sont adoptés. Cet universalisme pragmatique différencie les ghettos ivoiriens des ghettos américains qui sont précisément regroupés sur des bases ethniques ou nationales. Ainsi certains quartiers sont identifiés à des couleurs, des classes sociales.

61

« There were constant battle between barrio people [quartier mexicain] and the beach people [quartier blanc], who were mostly white or engabachos : Mexicans trying to pass as white, even when some were dark as night. As far as anyone could remember, it was surfers against beaners ».
[Rodriguez, 1993 : 65]

62En France, les jeunes distinguent les Reunois (Noirs), des Rebeux (Arabes), des Céfrans (Français). Les ghettomen ivoiriens parlent plutôt « d’homme », de « frire de sang », ils utilisent des qualificatifs qui les définissent d’abord par leur appartenance m ghetto qui devient un « melting-pot ». “Le, ghetto est, par constitution historique, le résultat d’un brassage à l’image de celui du pays.

63

« Signe, en effet, d’une prospérité longue de plusieurs décennies, l’arrivée massive des ressortissants de pays limitrophes ou proches remontait aux années trente, époques où les autorités coloniales voulurent donner un coup de fouet à l’économie ivoirienne […]. Sous la férule d’Houphouët Boigny, devenu chef d’État, s’y installèrent en bien plus grand nombre non seulement des Voltaïques qui devinrent ainsi la principale population immigrée du pays (de l’ordre 2 à 3 millions) mais aussi quantité d’origine du Sénégal, du Mali, du Ghana, […] qui participa à ce que l’on appelle le miracle ivoirien ».
[Dozon, 2000]

64Le ghetto d’un très vieux quartier de la capitale est de ce point de vue intéressant. On y trouve toutes sortes de métissage : coréen et libanais, coréen et ghanéen, ghanéen et français, ivoirien et espagnol, et évidemment tous les autres mélanges régionaux et nationaux [7]. L’idéologie de l’ivoirité (préférence nationale [8]) n’a guère de prise dans ces milieux [9]. La langue de la rue, le nushi, rassemble le groupe, le distingue du reste de la société et permet aux individus de se faire reconnaître. Elle joue de ce point de vue le même rôle que le verlan des banlieues françaises.

65

« La juxtaposition des migrations, la communauté de situation entre Français et étrangers, dans l’exclusion comme dans la révolte, tout cela concourt à une recherche d’identité que marque le langage ».
[Bachman, 1984, cité par Lepoutre, 1997 : 169]

66Chaque créateur se vante d’avoir inventé tel mot, telle expression qui se sont ensuite envolés dans toute la ville, tout le pays. Comme d’autres argots, le nushi est aussi une langue secrète, qui, selon les circonstances, varie du léger (avec beaucoup de mots de français) au lourd (avec beaucoup de termes inventés). Sur un terrain d’opération, le nushi devient totalement incompréhensible aux oreilles non initiées, même des familiers de la langue peuvent ne rien saisir. Chaque groupe invente ses énigmes : les braqueurs ne vont pas parler comme les escrocs, etc. Le secret peut être aussi un jeu qui distingue au même titre que la danse ou les vêtements. Le nushi devient vite ostentatoire dans les situations où l’honneur est au centre des regards : rivalités, compétition, fête. Les joutes qui s’ouvrent par des paroles rituelles sont accompagnées de gestes codés et de fortes accentuations verbales. Cela devient une parade : une feinte, une protection, un spectacle. Chaque héros a son lôgôbi, son expression fière, qui va de la musique de la langue à la gestuelle du corps.

67Il n’y a d’autre issue que de « flamber », se montrer et rendre le partage du plaisir possible. L’argent ne sert jamais à s’enrichir, mais à jhafoule [10], susciter l’admiration. La valorisation personnelle en dépend à l’intérieur d’un lien social, certes fugace, mais qui explique la recherche frénétique de butin : elle trouve son sens ultime pour cet instant d’attraction (dans les deux sens du terme, spectacle et attirance) sur une scène ouverte au regard des autres qui fait la réputation, une manière d’être devant les siens avec l’impression d’être devant le monde. Au-delà de la jouissance de la mise en scène de soi, il y a derrière ces comportements spectaculaires une nécessité de sortir de l’ombre dans laquelle sont plongés les « inessentiels », qui les rend aussi vulnérables qu’un animal qu’on peut en toute impunité frapper, abandonner, tuer. Leurs allures extérieures, qui peuvent paraître théâtrales ou arrogantes, naissent de ce besoin extrême de multiplier les signalisations en situation de détresse. Avoir un nom, créer un beau lôgôbi, porter des habits qui eux aussi ont des marques, correspond à une envie de vivre en laissant une trace derrière soi. Le cimetière musulman du quartier Koumassi d’Abidjan est une métaphore du monde des vivants : une partie pour les riches où les sépultures sont permanentes, une partie pour les pauvres où les tombes sont régulièrement retournées, vidées pour laisser place aux nouveaux corps, les précédents étant définitivement effacés.

L’odyssée

68Cependant, l’amitié, le plaisir cèdent fréquemment le pas à la peur et à la solitude. La protection des vieux pères à l’égard des fistons n’est pas sans faille. Quand les relations sont soumises à des rapports de forces très durs, même l’engagement le plus solennel n’a de valeur que dans le présent. L’oppression dilue la responsabilité. Les ghettomen avancent avec la crainte d’être trahis, blessés, tués ; la crainte que tout se renverse à chaque instant. Cela fait partie de l’ambivalence permanente de cette « belle vie », de cette « sale vie ».

69

« Est-ce qu’il y a de l’amitié entre vous les ghettomen ?
- Ouais.
- Est-ce qu’il y a l’amour ?
- Y a l’amour mais y a pas de sentiment.
- Pas de sentiment ?
- Parce que le bandit est toujours lâche, le vrai bandit c’est un lâche. La lâcheté existe toujours ».
[Faustin la Panique]

70Les ghettomen créent une utopie de l’immédiat et de l’éternité, du proche et du lointain. Ils se voient en héros qui marquent l’histoire de l’humanité tout en vivant dans une économie du recommencement. L’argent arraché en quelques minutes a peu de valeur à long terme. La sphère de l’illégalité se développe par principe à l’intérieur d’un processus de perte : les marchandises volées sont dévalorisées, un investissement devient vite un danger, une preuve. En outre, l’épargne serait contraire aux buts poursuivis, elle se fait dans l’ombre et dans l’attente d’un compte qui monte petit à petit, or les butins arrachés doivent être au contraire étalés pour provoquer la surprise, drainer les regards sur soi. Le pillage doit donc être renouvelé comme la défense de sa position, elle aussi définie pour peu de temps ainsi que les alliances qui lui sont afférentes. Cette économie prédatrice est très éloignée de celle des cartels ou des maffias, véritables institutions de transformation de l’argent sale en puissances financières, en multinationales, en œuvres charitables, en pouvoir politique, en fidélités clientélistes… Les places sont définies de manière rigide et la criminalité est basée sur le calcul, l’efficacité, la discrétion, la rentabilité.

71

« Il est important, je crois, de réfléchir sereinement et “laïquement” aux méthodes de Cosa Nostra : elle procède toujours à une étude sérieuse et approfondie de son objectif avant de partir à l’attaque. C’est d’ailleurs pourquoi on prend très rarement un mafïoso sur le fait. […] Cosa Nostra est fondée sur la règle de l’obéissance. Celui qui sait obéir et mettre à exécution un ordre au moindre coût est assuré de faire carrière. […]
On ne peut pas faire confiance à quelqu’un d’ostentatoire ».
[Falcone, 1991 : 38, 32, 60]

72Dans le ghetto, la mort doit être réaffrontée pour maintenir sa vie ou la faire valoir. Au bout de quelques années, lorsque le corps porte les traces de cette violence extrême, l’envie rageuse de se placer aux feux des plus grands périls s’éteint. Le sentiment d’angoisse s’accentue d’autant plus que les risques pris sont payés de plus en plus cher au fur et à mesure que les casiers judiciaires s’accumulent et que les situations s’alourdissent : les droits fondamentaux de tout prévenu ne sont pas toujours respectés par la police, la justice, la prison où la malnutrition rivalise avec la maladie et la mort.

73Le ghetto avec ses codes hybrides est un laboratoire expérimental de la construction de la personne, et la violence, un des moyens pour y arriver quel qu’en soit le prix. Mais les codes de la société environnante pèsent sur ce type d’ascension mettant les jeunes en porte-à-faux avec eux-mêmes. Une arme à feu donne un pouvoir du plus petit sur le plus âgé. C’est le renversement d’un ordre fondamental du système. Mais si un jeune malfaiteur tente de compenser et de maintenir le respect envers ses aînés en apportant, par exemple, à sa mère de l’argent et des biens volés, il sera en concordance avec ses obligations à l’intérieur du milieu familial mais la sanction du ministère public va « salir » ce don, le rendra presque maléfique, voué à l’anathème des parents et des voisins qui le conjureront de revenir dans le droit chemin. S’il se range, la rémunération du « travail honnête » sera à ce point réduite qu’il sera obligé de la garder, se trouvant à nouveau en faute envers ses aînés.

74Les gfiettomen sont partagés entre la répulsion pour leurs actes qui en font des parias et la fierté d’être autres, d’avoir choisi un chemin différent. Les risques qu’ils prennent rendent la vie excitante lorsqu’ils se traduisent par une puissance ou dégoûtante quand cela les amène à côtoyer la mort, la torture, les lynchages. La seule issue pour défaire les nœuds qui les enserrent est de pousser le voyage plus loin. Avec le ghetto, ils ont cherché à fuir dans le rêve, la drogue, à échapper aux lois, mais cela les ramène toujours au point de départ. Un grand périple s’impose alors pour réengager la vie dans un autre espace-temps. Nous avons vu qu’avant la colonisation, des hommes trouvaient dans la guerre l’occasion de sortir de leur communauté où ils se sentaient enfermés ou sans perspective digne de leurs ambitions. Ils se lançaient dans de nouvelles histoires au bout desquelles ils imaginaient la fortune. Grâce aux butins de biens et d’esclaves, ils revenaient en force chez eux ou s’armaient pour partir vers de nouvelles et lointaines destinées. Dans l’histoire d’une société, l’accès à des places éminentes hors des règles a pu se réaliser chaque fois que l’ambition personnelle pouvait rencontrer un ordre transversal qui permettait de bousculer la hiérarchie : guerre, école, marché, exode, religion… Aujourd’hui, c’est clairement l’émigration qui joue ce rôle, à la fois dans la réalité et dans la mythologie du ghetto.

75Les seuls qui semblent combler leurs espoirs, réaliser leurs rêves, se débarrasser du poids de la famille, sont ceux qui fuient le pays. Leurs succès lointains – vrais ou faux – animent les rumeurs et les conversations, faisant de ces odyssées vers le nord la « ruée vers l’or » du siècle.

76

« Des amis qui étaient partis en Europe, quand ils revenaient à Abidjan, c’était les BMW et les Mercedes, les grands hôtels. Bon, on se dit : “on a commencé là mais essayons de viser grand” ».
[Tétanos]

77

« Avant il était mince, bien mince, il s’habillait pas comme ça. Maintenant, depuis son retour, tu vois, il a des manières de parler, le style tout ça là, c’est plus comme avant. Ce qui fait que là-bas est bien plus intéressant qu’ici ».
[Barry]

78

« L’autre, il est boulanger en Angleterre, il fabrique les pains, il vit à l’aise. Il a marié sa femme, il a une enfant déjà avec cette femme blanche. L’autre, lui, il est en Amérique, lui, il travaille. Il est un rappeur maintenant, un rappeur ! L’Afrique avec l’Europe, c’est pas pareil ».
[Makanaki]

79La rupture avec des liens familiaux dont il paraît impossible de se défaire avec la seule volonté rend possible un autre passage à l’âge adulte avec de nouveaux désirs de stabilité et d’épanouissement. Ils sont prêts à tout endurer en Europe contrairement à ce qui se passe chez eux. Là-bas, tout devient possible puisque l’image de soi est entièrement à construire ; dans leur pays, elle est déjà, dès la naissance, prise dans les rets des systèmes de reconnaissance en vigueur. Ils doivent répondre à l’intérieur de normes préétablies, alors que dans les pays occidentaux, ils recommencent libres et anonymes, un nouvel anonymat, celui de l’étranger et non plus celui de l’autochtone invisible par les siens. Une autre naissance qui marque le parcours initiatique. Émigrer, c’est « être plus », c’est le rêve de prendre enfin totalement son destin en main avec le désir un jour de pouvoir enfin être reconnu sans les entraves de l’illégalité, être utile à sa famille, aux autres.

80La majeure partie des ghettomen, et des jeunes en général, veulent clandestiner. Les ports ont leurs ghettos où viennent se rassembler ceux qui tournent autour des bateaux. Le butin peut aussi servir à acheter un billet d’avion, des faux papiers, des passeurs.

81

« Tu penses qu’en Europe, c’est possible de continuer avec les armes ? – Peut-être même que je ne vais plus prendre les armes mais, y a d’autres procédés qui peuvent me donner de l’argent. En Afrique ici, c’est pas facile que, quelqu’un qui est aisé puisse causer avec quelqu’un qui n’est pas aisé, peut-être avec la force il peut t’écouter ? Alors qu’en Europe, c’est facile, quelqu’un même peut t’enlever dans le ghetto et puis te faire réussir, il peut même te montrer des circuits. Alors qu’ici, on utilise la force pour gâter seulement, or que là-bas y a beaucoup de trucs qu’on peut faire sans la force, et puis ça peut faire que tu vas réussir, au lieu de rester tout le temps à jouer au cache-cache avec la vie, c’est pas bon ! Non, avec les petits Blancs, c’est plus calme, plus “cool” ».
[Pablo Escobar]

82

« L’Italie, c’est meilleur, là-bas la vie est plus facile qu’ici quoi. D’après les dires quoi ! Mais quand on voit, ça se sent : ce n’est pas la même manière de vivre comme nous. Surtout l’Italie quoi ! À cause du football, à cause de la maffia, à cause du Vatican, ça fait un tout ».
[Las Vegas]

83Lorsque le guerrier des cités se voit partir à l’aventure, il s’incarne dans la figure du solitaire qui décide seul, échappe aux contraintes sociales, ne reçoit d’ordre de personne [11]. Il est nulle part et partout, peut se diriger n’importe où, prendre un bateau sans savoir où il va. L’accomplissement de soi rend nécessaire la transformation du hasard. Les pays occidentaux représentent non seulement l’abondance mais ce sont les terres électives de « l’individu-roi » au regard desquelles l’Afrique est dénigrée, dite « archaïque, ethnique, pauvre ».

84

« L’Afrique, quelque part, c’est un enfer, tout est archaïque ici, rien n’est moderne. L’Afrique est très dure, c’est toujours la même chose le même tabac : la police, la PJ t’attrape pour rien, alors qu’en Europe on connaît la loi de l’homme ! Pour arrêter un homme, il faut qu’il soit en infraction, ou bien il faut qu’on le surprend en flagrant délit mais ici il suffit que quelqu’un dise : “ah ce type-là c’est un voleur”, on peut t’abattre, et ici ça devient rien. Je sais que je vais monter là-bas pour aller affronter comment les Blancs vivent là-bas. Voilà, les photos, c’est de mon album. Chaque jour quand je me lève, je les regarde : là-bas tout est facile, ça se voit. Nous tous, notre intérêt c’est d’aller en Europe ».
[Kass]

85

« De la manière on gagne facilement en Europe, on gagne pas facilement en Afrique. En Afrique, c’est très dur. On s’aime pas entre nous-mêmes ici en Afrique : lui, il peut avoir beaucoup, il a les moyens de te rendre service, mais tellement l’Africain a le cœur noir, il ne va pas te rendre ce service-là ».
[Al Capone]

86Le vieux discours populaire – « les Noirs sont mauvais » – est repris, amplifié. En outre, l’Occident est arrivé à un tel degré de domination du monde que les jeunes laissés-pour-compte des cités africaines, envahis par la honte de ceux qui sont placés en position de subalternes, se détestent et reprennent à leur compte les dénigrements dont l’Afrique fait l’objet depuis de nombreuses années [12]. Ils opposent les droits de l’homme à la sorcellerie qui apparaît comme le résultat de la haine et de la division entre « frères » : jalousie, envie, désir de vengeance ou mépris constituent des motifs d’attaque de l’autre qui vont de la rumeur qui engendre l’infamie, aux jets de mauvais sorts. Au-delà des impressions d’injustice et d’aléatoire, cela provoque un sentiment de coercition de l’individu dans le groupe. Par opposition, l’indifférence au domaine privé qui semble marquer les relations en Occident est portée aux nues.

87

« Chacun s’occupe de sa tête et personne ne va venir te tuer par jalousie, chacun a son chez-soi, même le voisin d’étage te connaît pas ».
[Tétanos]

88Le communautarisme, l’ethnicité, les hiérarchies familiales paraissent dès lors rétrogrades, leur est préférée une solidarité qui passe par un État mythifié ; elle semble impersonnelle et s’établir sur des critères objectifs, comme l’analyse des revenus. Chacun a des droits quels que soient sa couleur de peau, son statut, sa religion, sa manière de parler. Cela renvoie à cette préoccupation diffuse du respect de l’humain qui empêche de tuer de sang-froid, oblige à prendre de la drogue pour faire du mal à son prochain.

89

« Ce que j’appelle la défense de droit de l’homme, c’est qu’on te respecte, même si tu es comment, comment [n’importe quoi]. Ce que tu dis, on t’écoute. Même si tu n’as rien, tu peux poser une plainte contre quelqu’un même grand. On peut te laisser t’expliquer. Ici si tu n’as rien, t’es rien. Ici, tout se passe entre les riches. Quand tu n’as rien, on peut pas t’écouter. Tu vas t’arrêter où pour parler ? Ici même la première des choses, c’est de l’argent ».
[Barry]

90

« En Europe, ils se font respecter et puis ils savent comment il faut prendre un homme pour se comprendre, travailler ensemble, et puis ils connaissent bien le droit d’un homme. Là-bas, c’est le respect par rapport à ici. Et puis encore, je me dis, là-bas, c’est cool. Et puis encore, la valeur de leur argent est plus lourde par rapport à ici ».
[Sheik]

91

« Vous connaissez le droit de l’homme, vous respectez l’homme. L’Africain ne connaît pas ça, il fait ce qu’il a envie de faire, or c’est pas ça ».
[Al Capone]

92Comme tous les migrants, attirés par un eldorado, les ghettomen ont fait du self made man une figure mythique, objet de toutes les aspirations. À la question, « à quoi rêves-tu ? », les réponses fusent, directement imprégnées des visions des comportements de gens riches qui sont parce qu’ils ont. L’argent est loué comme la seule condition de la liberté.

93

« Je veux être un homme d’affaires, gérer des immeubles, des sociétés, des taxis, avoir beaucoup d’argent. »
« Mon rêve, c’est être un homme célèbre en musique ou acteur de ciné, avoir la gloire et l’argent. »
« Avoir beaucoup d’argent, une femme et de très belles maîtresses et trois enfants. »
« Nous, ce qu’on veut, c’est vivre dans le luxe. »
« Être un grand homme d’affaires international. »

94Le modèle du boss cristallise la fascination pour la liberté, l’en-dehors et il rallie les métaphores guerrières à travers l’affrontement, la compétition. L’homme d’affaires combat, échappe à tout en amassant à son seul profit le gain maximum avec une recherche de coût minimum. La presse relate les parcours biographiques d’aventuriers capitalistes qui se sont faits en partant de rien. Tapie a, dans les banlieues françaises, été placé comme l’exemple de l’aventurier à suivre ; son véritable rôle est ironiquement dépeint sous la plume de Christian Bachman :

95

« Pour faire enrager la droite et amuser les banlieues, Mitterrand et Bérégovoy agitent devant les pauvres, comme un ticket de loto, le symbole douteux de la réussite quasi magique. Regardez le gosse de banlieue devenu milliardaire, voyez le brillant homme d’affaires qui s’intéresse à vous… ».
[Bachman, 1996 : 470]

96Les rêves d’opulence sont sûrement à l’origine des grands départs, mais pour ces jeunes générations qui entreprennent le voyage en héros solitaire, c’est surtout un désir d’ouverture sur le monde et d’expérimentation de la vie qui les guident. « Éclairer sa tête. »

97

« En Afrique, on dit que la pire des choses pour un homme c’est d’être ignorant. L’ignorant c’est celui qui ne sait pas ce qu’il se passe au-delà du seuil de sa maison ».
[Kouyaté, 1998]

98Cela signifie que l’immobilité est contraire au sens de la raison de l’homme sur terre. L’espoir du lendemain qui chante est rarement entamé par le doute car il est toujours placé dans un rêve. La remise de la décision ultime revient à Dieu. L’illusion et la prière insufflent une vigueur pour affronter n’importe quelle nouvelle traversée. « Ça va aller », phrase répétée à l’envi en toutes circonstances, concourt au dépassement de soi-même. Le réel est toujours réductible au besoin de transposition dans l’imaginaire et si vraiment « ça ne va pas », c’est Dieu qui l’aura voulu. Il y a donc peu de place au scepticisme, aux dépressions.

99De ces déplacements à hauts risques, l’aventurier doit revenir changé et avec plus qu’il n’avait au départ, sinon il est considéré comme intrinsèquement impuissant.

100

« Vraiment, je me dis que celui qui part là-bas et qui n’a rien, il n’est pas bon, il n’a pas été intelligent. Ah là, il a été taré, il a été bougnoul quoi ».
[Al Capone]

101Il est intéressant de noter que les héros de cinéma, hommes de la rue, dont on a parlé plus haut, n’arrivent jamais à rester définitivement dans le « grand monde ». Van Dam réussit tout, mais gratuitement donc il recommence. Scarface se hisse aux apparences de la réussite mais dans ses comportements, il reste un voyou méprisé par sa femme et c’est dans la mort qu’il surpasse sa condition. Quant à Rocky, joué par Stallone, dès qu’il est installé dans une époustouflante villa avec chauffeur, domestiques et limousine, il perd les vrais matchs et n’arrive à disputer que des combats arrangés. Il doit, pour retrouver son titre, changer de ville, s’installer dans un hôtel borgne, reprendre son entraînement dans la salle d’un quartier populaire qui sent « la sueur et les larmes », plein de Noirs qui ont ce qu’il a perdu, « l’œil du tigre », la rage de vaincre quels que soient les risques et les obstacles. Chacun à sa manière retourne d’où il vient pour garder cette capacité à affronter la mort pour s’imposer et cette rage de vaincre qu’on ne doit qu’à soi-même. À Abidjan, le retour en arrière de ces héros est toujours lu comme un échec personnel des héros et non comme une injustice du système qui accepte difficilement le triomphe de ceux qui sont sortis du rang. Les terres du Nord sont associées à la magie : on ne peut que gagner, s’il y a échec c’est au conquérant qu’il est imputable. Le sens est une fois encore univoque. C’est pourquoi les grands frères migrants sont obligés de mentir, d’envoyer des fables sur leurs conditions de vie. Et ils ne peuvent revenir les mains vides.

102

« Les Européens arrivent chez eux en hélicoptère tant les immeubles sont hauts. »
« Les lampadaires rentrent le jour dans les trottoirs pour sortir à la tombée du soir. »
« Les femmes blanches sont par nature dévouées, pas intéressées, elles se donnent à fond sexuellement et amoureusement. »
« Les prisons sont des paradis : tu as tout et le respect. »
« L’État aide tous les gens qui ne s’en sortent pas… »

103La conquête des eldorados septentrionaux est l’aboutissement de l’utopie concrétisée dans son sens ultime : le héros se réalise toujours ailleurs, plus loin que le village, plus loin que le quartier, plus loin que le ghetto qui devient une sorte de transit entre l’Afrique et le monde rutilant toujours chanté, rêvé, sublimé, de la modernité dont il doit porter les traces au retour.

104*

105Ce périple a commencé par une étape – Beyrouth, Bronx, Soweto… – et par l’impression de goûter dans l’instant ce qui est interdit aux démunis, tout en rendant l’affrontement avec la mort permanent. Pour arriver à une forme de reconnaissance, sortir de « l’anonymat des faibles » (le pape), ils ont mis en œuvre un théâtre épique et familial traversé par la violence et l’ambivalence, l’occasion pour chacun de se refléter dans une histoire personnelle où la valeur de soi côtoie la déchéance. Les chutes alternent avec les triomphes. Ils se vivent en héros et en parias. Dans les deux cas, ils font peur. Le sentiment de rejet dont ils font l’objet se retourne en adoration ou haine de soi, une identification toujours en excès qu’il faut à un moment dépasser par un nouveau voyage. La trajectoire héroïque demeure avec son sens ultime : modifier la donne de départ qui aurait fait des plus démunis des êtres humains à l’avenir inerte. Mais au cours de cette transition non instituée, tout reste réversible : les actes sont porteurs de liberté et de destruction.

106Émigrer est un passage sublimé de tous les changements rêvés : devenir quelqu’un, trouver les moyens d’une situation stable, revenir en héros qui pourra répondre aux exigences de la société et inventer les siennes. Le destin est réengagé, la vie n’est plus dangereuse, la mort non plus, parce que quelque chose a été réalisé dont les vivants vont parler en bien. Tout a bougé, l’émigrant ne revient jamais à la même place. Rien n’a changé, l’organisation familiale se retrouve confortée, sauf si l’exilé abandonne les siens en laissant femme et enfants au pays pour refaire sa vie seul ailleurs. Lorsqu’ils ne migrent pas et qu’ils réintègrent la société locale comme chauffeur de taxi, vigile, patron de maquis, musicien…, ils ont aussi modifié quelque chose à leur destin.

107Les ghettomen finissent par entrer dans la vie, prendre une place peut-être pas comme ils l’imaginaient, mais ils sont devenus adultes après un parcours initiatique dont ils ont inventé les passages et subi les apprentissages. Ils finissent par perdre leurs rêves de puissance, ils découvrent une nouvelle dimension qui est simplement la leur.

108

« Qu’est-ce que tu voudrais devenir plus tard ?
– Un bon type, un jour » [Petit Jean].

Notes

  • [*]
    Anthropologue et cinéaste, Centre d’études africaines (CNRS-EHESS).
    Cet article fait suite à un précédent publié dans Autrepart (18), 2001, sous le titre : « Métaphores familiales dans les ghettos de Côte-d’Ivoire ».
  • [1]
    Le nushi est la langue de la rue. Le nushia désigne le banditisme. Un nushi est un voyou.
  • [2]
    Cata : arme blanche/crâno : crâne. Catacrâno : un dur qui a la lame sous le crâne.
  • [3]
    Les mots utilisés par Chalamov sont troublants car « voler » en nushi se dit « créer », ça ne veut pas dire inventer mais apporter une chose nouvelle.
  • [4]
    Van Dam est un acteur qui joue toujours son personnage, un « gentil », quels que soient le metteur en scène et l’histoire. Scarface est un personnage tiré d’une histoire unique, vraie, celle de Tony Montana qui a donné lieu à deux films : celui de Howard Hawks et celui de Martin Scorcese.
  • [5]
    Il partage la marge avec un ami dont sa sœur tombe amoureuse. Il interdit cet amour et va jusqu’à tuer ce garçon, car il veut autre chose qu’un voyou pour sa sœur qu’il adore.
  • [6]
    Dans les milieux de la criminalité, très souvent misogynes, cette défense de la pureté de la mère et de l’enfant est une constante. J’ai retrouvé ce phénomène en milieu carcéral français où j’ai travaillé. Le violeur de femme ou d’enfant, dit « pointeur », est banni lorsqu’il n’est pas l’objet de brimades physiques. Par contre, un détenu qui a volé une vieille dame ou qui se vante de battre sa femme et ses enfants est respecté comme un autre. Il ne s’agit donc pas de la défense du deuxième sexe ou de l’enfant mais de l’atteinte aux symboles de pureté qu’ils représentent dans une société machiste.
  • [7]
    Une idée reçue qui reste tenace dans l’opinion voudrait que la délinquance soit essentiellement le fait d’étrangers, ce qui est faux. Personnellement, j’ai rencontré une nette majorité d’interlocuteurs nés de parents ivoiriens ou mixtes, ensuite viennent les immigrés de deuxième génération nés sur le sol ivoirien, enfin, viennent les immigrés nés dans leur pays.
  • [8]
    En parlant de l’ivoirité, Jean-Pierre Dozon dit qu’« elle rejoignait tout un ensemble de revendications d’autochtonie qui se manifestaient de plus en plus dans le sud ivoirien, là où les populations étrangères s’étaient très massivement installées » [Dozon, 2000 : 17].
  • [9]
    Il est intéressant de noter que dans le film de Mosco Boucault, Un crime à Abidjan (1998), l’inspecteur de police, qui mène l’enquête dans le milieu des ghettos, interroge un prévenu en lui disant : « Ça, c’est digne d’un petit Burkinabé, toi, tu es Ivoirien ! Tu es intelligent ! », ignorant que cette flatterie n’avait de sens que pour lui.
  • [10]
    Jha veut dire « dieu », emprunt au langage rasta. Foule garde sa signification française. Autrement dit : « il maîtrise la foule » ou c’est « un maître de foule ». Il est possible de maîtriser la foule en la fascinant ou en la terrorisant, le même terme est utilisé dans les deux cas : il jahfoule ?- il vocifère ou il se montre.
  • [11]
    C’est une émigration très différente de celle qui est relayée par les familles.
  • [12]
    Depuis les années quatre-vingt, l’Afrique fait l’objet d’un dénigrement qui s’appuie sur des faits réels comme le sida, les guerres, les famines, pour en faire une généralisation abusive et stigmatisante. Cf. Amselle [1991].
Français

Résumé

L’analyse des relations sociales réimaginées dans les ghettos en Côte-d’Ivoire recouvre deux aspects : l’un concerne la composition de familles métaphoriques qui a fait l’objet d’un article « Métaphores familiales dans les ghettos de Côte-d’Ivoire » (Autrepart, 18, 2001), l’autre la construction d’une identité individuelle à travers le modèle du guerrier, qui va être analysé ici.
Les ghettomen, qui cherchent à sortir de « l’anonymat des pauvres » (le pape), se disent « guerriers », ceux qui prennent leur destin en main, servent leurs désirs immédiats par la force, ne reculent jamais, trouvent dans le combat le sens même de la singularisation : « toucher le cerveau des hommes » en attachant au nom toutes sortes de légendes et de hauts faits auxquels les autres font écho. Peu importe que cela soit vrai, ce qui est dit existe. La renommée est une manière de dépasser la mort. Cette identification toujours en excès puise à de nombreuses sources : passé belliqueux africain, modèles du self made man plein de sa réussite, héros solitaires du western, maffieux des films d’action... Au ghetto, conçu comme une avantscène du monde de la puissance et de la vitesse, se développe une utopie qui aimante les rêves de reconnaissance personnelle et qui fait de la mort un enjeu réel. Lorsque contraintes, blessures, prison, prennent le pas sur le reste, il faut aller plus loin, vers les rivages mythifiés du nord, ou bien réintégrer la société avec un peu plus qu’avant, un peu plus d’expérience ou d’avantages matériels pour affronter la vraie vie.

Mots-clés

  • cité
  • gangs
  • rue
  • jeunes
  • ghetto
  • guerre
  • utopie
  • mythologie
  • métaphore

Bibliographie

  • Amselle J.-L. (dir.) [1991], « La malédiction », Cahiers d’études africaines, 121-122.
  • Bachmann Ch. [1984]. Le Verlan : ragot d’école ou langue des keums, Paris, Mots.
  • Bachmann Ch., Le Guennec N. [1996], Violences urbaines, Paris, Albin Michel.
  • Boucault M. [1998], Un crime à Abidjan, film produit par IMA et Arte.
  • Carr J. [1975], Bad. The Autobiography of James Carr, New York, Caroll & Graf Publisher Inc.
  • Chalamov V. [1993], Essai sur le monde du crime, Paris, Arcades-Gallimard.
  • Deleuze G. [1985], L’image-temps, Paris, Minuit.
  • Dozon Jean-Pierre [2000] « La Côte-d’Ivoire au péril de l’ivoirité. Genèse d’un coup d’État », Afrique contemporaine, 193, 1er trimestre, Paris, p. 15.
  • Falcone G. [1991], Cosa Nostra. Le juge et les hommes d’honneur, Paris, Édition n° 1, Austral.
  • KouyatÉ S. [1998], cité par Hugues Le Tanneur, Le Monde, 13-19 janvier.
  • Latour É. de [1989], Les Temps du pouvoir, Paris, EHESS.
  • Lepoutre D. [1997], Cœur de banlieue. Codes, rites et langage. Paris, Odile Jacob.
  • Palma B. de [1983], Scarface, avec Al Pacino, Michelle Pfeiffer.
  • Rodriguez L.J. [1993], Always Running. La vida loca : Gang Days in L.A., New York, Simon & Schuster.
  • Shakur S. [1993], Monster. The Autobiography of an L.A. GangMember, New York, Atlantic Monthly Press.
  • Terray E. [1995], Notes non publiées pour Une histoire du royaume abron du Gyaman. Des origines à la conquête coloniale, Paris, Karthala.
  • Van Peebles M. [1980], New Jack City, avec Wesley Snipes et Ice T.
Éliane de Latour [*]
  • [*]
    Anthropologue et cinéaste, Centre d’études africaines (CNRS-EHESS).
    Cet article fait suite à un précédent publié dans Autrepart (18), 2001, sous le titre : « Métaphores familiales dans les ghettos de Côte-d’Ivoire ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.019.0155
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...