CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »
[Debord, 1992 : 8].

Le ghetto : une métaphore familiale [1]

1À Abidjan, comme dans de nombreuses mégapoles du monde, les jeunes qui ne parviennent pas à trouver une place dans une société où ils se sentent étouffés, diminués, anonymes, créent un espace – le ghetto [2] – où ils vont se réfugier pour affirmer leur singularité face aux déterminismes environnants. Ils refusent les relais de socialisation par le travail [3] ou par la scolarisation qui demandent de l’argent, exigent du temps, des étapes longues, laborieuses, auxquelles ils ne veulent pas se soumettre, préférant le risque et l’immédiateté du gain à l’effort. Selon leurs termes, c’est « une belle vie », c’est « une sale vie », un passage : mort ou vivant, on en sort toujours. Le ghetto regroupe des pratiques illégales – les « sciences » -, qui vont du pickpocket au braquage « tout terrain [4] » en passant par le trafic de stupéfiants, ce qui entraîne des ripostes de plus en plus dures et expéditives de la police et de la population qui peut lyncher à mort un voleur pris en flagrant délit. La presse parle de ces « bandits » en des termes connotant le « sombre », la « lâcheté », le « sinistre », « l’horrible ». Les associations caritatives voient en eux des enfants désocialisés, produits de la misère et de la décomposition des liens communautaires provoquée par une modernité mal maîtrisée. Ces regards reposent sur des jugements préconçus qui ne tiennent pas compte des liens étroits que les ghettomen[5] entretiennent avec la société contre laquelle ils se rebellent et dans laquelle ils veulent revenir la tête haute en ayant modifié leur destin. Ils cherchent un court-circuit plus qu’une mise hors circuit.

2Les ghettomen vivent avec la population, se rassemblent au milieu des villes : leurs ghettos se trouvent aux carrefours, sous un pont, au bord d’un marché, dans un immeuble inachevé, un cinéma désaffecté, etc. [de Latour, 1999]. La plupart gardent des attaches avec leur famille malgré les conflits qui entourent leurs choix de vie. Beaucoup habitent chez leurs parents, certains vont louer des chambres dans les quartiers les moins chers, d’autres encore sont bacromen (SDF [6]), ils dorment dans la rue. Qu’elle réside en Côte-d’Ivoire ou dans un autre pays, la famille reste un pôle de référence. Ils pensent à elle, gardent des relations régulières ou fluctuantes et lorsqu’ils en sont séparés, ils tentent des réconciliations. Même les plus rebelles n’arrivent pas à échapper totalement au regard social qui les rend tributaires de leurs parents et de leurs tuteurs.

3

« Souvent quand je donnais de l’argent à ma mère, elle me questionnait, elle me demandait où j’ai eu l’argent ? Elle refusait de prendre. Elle dit qu’elle ne prend pas, parce qu’elle sait que moi je ne travaille pas ».
[Haruna]

4

« Quand je suis rentré dans le milieu de braquage, ce que je touchais, ça réussissait. Je suis retourné en famille régulièrement. Présentement, j’ai deux constructions là-bas et j’ai trois terrains [au Burkina] ».
[Tyson]

5

« Je rêve à vivre une vie vraiment très luxueuse et à réaliser des trucs pour ma maman parce que mon père est déjà décédé et c’est ma mère qui me reste. Elle est jusqu’au Mali. Je rêve à avant sa mort : même si c’est un petit hangar, je vais le faire pour qu’elle va se reposer dedans. Je pense à tout ça, à l’avenir de mes enfants, mes petits frères, mes petites sœurs ».
[Papa]

6Certaines règles restent essentielles : les obligations à l’égard des parents ou des petits « frères », le droit d’antériorité, les valeurs d’honneur qui trouvent leur expression dans le nom, la réputation, le paraître et la sanction de la honte. Mais la demande familiale à l’égard de ses membres est très forte. La morale communautaire régularise les rôles dans un système de dette et de réciprocités quelles que soient les aspirations et les capacités de chacun. Pris dans les rets d’une norme sociale prégnante, certains jeunes ont du mal à concilier leur place de fils, d’aîné d’une fratrie, de fille, avec leurs ambitions personnelles. La pauvreté et les accidents familiaux (mort d’un parent, remariage, divorce, abandon du père, etc.), accentuent cette inadéquation sociale qui se traduit par des sentiments d’inutilité, d’impuissance, d’injustice. Cependant, on ne saurait expliquer le ghetto par la seule misère économique ou sociale : c’est aussi un choix. A côté des rapports de l’Unicef, de l’Unesco, il existe de nombreuses thèses sur la pauvreté et la violence [Marguerat, Poitou, 1994 ; Marie, 1996 ; Velis 1994] justes, intéressantes, mais qui, généralement, privilégient le seul engrenage de la déperdition : crise économique, paupérisation des familles, rupture des soutiens communautaires, déscolarisation, pauvreté exacerbée par les besoins de consommation à l’occidentale, drogue, violence [7]. Il me semble que le phénomène des ghettos doit être analysé à partir de sa propre ambivalence : enchaînement de la déperdition d’un côté mais conquête de puissance de l’autre. Tous les jeunes pauvres ne se retrouvent pas dans les ghettos et des enfants de classes moyennes, aisées, peuvent être fascinés par l’expérience de la rue d’où surgissent les modes, les maîtrises, le chic et le choc. Dans les années soixante et soixante-dix, ceux « du bas » imitaient ceux « du haut », aujourd’hui, les regards sont inversés. La rue donne, au premier abord, une image de liberté, d’universalité, d’invention. Elle capte les derniers frémissements culturels de la planète. Elle fait envie comme l’offre d’une vie nouvelle apparemment sans contrainte, liée à la fête et au plaisir, à la solidarité utopiquement reconstituée, au désir de domination, de sortir du lot [8].

7

« C’est en ville que peuvent s’accomplir les prises de distances les plus nettes à l’égard des rapports sociaux traditionnels, c’est en ville que ceux-ci sont tenus le plus impérativement de se recomposer et de se réinterpréter ».
[Marie, 1997 a : 13]

8Nés en ville, les jeunes citadins grandissent avec la télévision, les vidéoclubs, les transports en commun, les bars, la publicité, les supermarchés… Tous ont été plus ou moins scolarisés. Ce qui se rapporte à la tradition, au village, fait l’objet d’un rejet comme si le risque d’un retour en arrière était toujours présent. Ainsi leur volonté d’inscription dans la famille n’empêche nullement sa remise en question lorsqu’elle apparaît comme un chaînon de la répétition sociale qui reproduit les pauvres comme pauvres, les musulmans comme musulmans, les planteurs comme planteurs, les bourgeois comme bourgeois… Ils cherchent à rompre avec certains héritages dont ils ont honte et veulent farouchement prendre leur destin en main, l’inscrire dans la grande marche du monde moderne dont ils situent l’épicentre en Occident. Alain Marie, en s’appuyant sur Durkheim, montre que « les transgressions de la coutume non réprimées » amènent « au refus du contrôle social », puis à la « sacralisation de la liberté » [Marie, 1997 a : 24],

9

« Je n’aime pas la mentalité du village. Ce n’est pas la même ambiance. Ils boivent que du bangui. Ils sont ethniques, ils ne parlent que leur langue. Ils vont au champ pour travailler, il faut travailler pour les autres, ça fatigue les mains ».
[Bad]

10

« Ici, je suis avec mes amis, je cause avec mes amis, or là-bas, au village, quand tu te lèves matin, c’est pour aller au champ. Tu t’en vas au champ jusqu’à le soir. Tu rentres à la maison, c’est pour te coucher encore. Tu peux plus sortir. Quand je suis ici, je suis avec mes amis, je cause avec eux. Souvent les samedis, on s’en va s’ambiancer dans des maquis (restaurants populaires) ».
[Las Vegas]

11

« Au village, le temps est long. On peut trouver des jeunes filles, mais pas dans le village, il faut attendre qu’une fille vienne d’arriver qui n’est pas de la famille. Si elle est de ta famille, tu ne peux pas. Alors que dans mon village les plus belles filles sont de ma famille, alors tu vois un peu ! Qu’est-ce que tu veux faire ? ».
[Parigo]

12Ceux qui se pensent « perdants » dans un monde de « gagnants » cherchent à changer de « camp » en arborant les signes extérieurs d’une appartenance à une jeunesse urbaine planétaire comme les vêtements de marque ou d’autres objets qualifiants. Leurs projections sur le monde des Blancs les amènent aussi à s’identifier à des figures mythiques du sport, des arts, de la politique et à voir dans l’Occident un modèle unique de toutes les aspirations existentielles qui a d’autant plus d’influence qu’il est en affinité avec celui qui régit déjà le fonctionnement de leur société en général sur le mode, nous dit Alain Marie, d’une « culture mafieuse ».

13

« Une conception rentière (tributaire) de l’accumulation ; une approche pragmatique, amorale stricto sensu, des moyens mis en œuvre pour accumuler (tous sont bons, y compris ceux qui relèvent de l’extorsion forcée par la violence du Pouvoir ou des pouvoirs) ; une conception du pouvoir comme instrument d’accumulation ; une culture de la violence conçue comme attribut du pouvoir sous toutes ses formes ; un culte de la richesse conçue comme un signe exclusif de la réussite ; une morale de la redistribution clientéliste légitimant la richesse et le pouvoir mais circonscrivant la solidarité à l’intérieur du cercle délimité par le cycle de la dette personnelle, par l’allégeance, par la soumission ; un sens aigu de la relation hiérarchique, appréhendée sur le modèle générique du rapport père/fils, archétype d’un rapport de créancier à débiteur transposé aux relations entre aînés et cadets, patrons et clients, protecteurs et protégés, gouvernants et gouvernés ».
[Marie, 1997 b : 24]

14Le monde des riches fascine les jeunes de la rue en même temps qu’il est assimilé à Babylone [9] lorsqu’il désigne ceux les rejettent, qu’il s’agisse des gens du pouvoir ou de la société civile.

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« On vole moins qu’eux ».
[Yul Bryner]

16

« Les corrompus se servent, leur police nous tue ».
[Ramsès]

17

« Tu sais dans la vie, tout ce qui se passe ici n’est pas honnête. Il y a des gens du gouvernement qui font plus que nous-mêmes. Nous, c’est par manque de moyens. Parmi nous aussi il y a des bons élèves. Les parents n’ont pas les moyens pour les pousser ».
[Idrissa]

18Par la critique ou par le rêve, ils se démarquent de ce qui, dans leur environnement, les dérange pour articuler ancrage local et ambitions mondiales en inventant leurs récits de vie qui puisent à d’innombrables sources. Les codes d’honneur, par exemple, doivent autant aux passés de différentes contrées d’Afrique qu’aux films de gangsters et de kung-fu. Les conceptions tributaires de la vie communautaire sont réinterprétées à partir de principes libéraux centrés sur le mérite. Les relations à l’occidentale sont appropriées à partir du cinéma américain, des sitcoms brésiliens, de la publicité, des fables répandues par les immigrés. Le maillage des cultures, l’ambivalence des miroirs sociaux ne se réduisent pas au passage d’une tradition collectiviste à une modernité individualiste. C’est un phénomène plus complexe dont on ne peut rendre compte ici mais qui n’est pas nouveau. Les sociétés africaines sont le résultat de brassages et bien avant la colonisation, la destinée personnelle était un ressort de la mobilité sociale stratégiquement lié à la tension entre groupe et individu. Par ailleurs, l’expansion de l’économie de marché et des politiques occidentales n’aurait pu se développer sans leur appropriation par les structures communautaires. Les modèles de référence s’interpénétrent donc. Le résultat en est la profusion de notions qui, en plus de l’honneur et du respect, parcourent la pensée nushi : création, autonomie, indépendance, solidarité, parole donnée, pardon, liens du sang, amitié, réussite. Les ghettomen recomposent jusqu’à l’excès des hiérarchies, des liens affectifs, des règles, des lieux de débats et ainsi se font les acteurs de leur propre vie. Ils s’inventent des rôles, créent un théâtre en mouvement, mettent en harmonie tout ce qui leur parle, ici et ailleurs, pour être immédiatement un autre, un autre socialement inscrit, valorisé. Ainsi Christian Geffray [1997 : 158] montre en termes analytiques comment la « déclinaison des substituts du père » se traduit chez les enfants par une « compétence métaphorique nouvelle, préalable à leur socialisation ».

19

« Ce n’est qu’un jeu jusqu’à l’adolescence, période pendant laquelle le sujet s’initie à la vie sociale : la compétence métaphorique engage alors, sous un jour nouveau, le destin du Moi : il s’agit moins d’éprouver ou d’exercer cette compétence à présent, que de l’appliquer et la mettre à l’ouvrage pour vivre dans un monde qui s’impose par-delà les frontières de la famille et des proches, dans l’univers des inconnus. Du succès de ce voyage dépend, pour le Moi, la prévention des dangers nouveaux qui pèsent sur l’amour qu’il se porte à lui-même : ce ne sont plus des signifiants ludiques mais des signifiants pour vivre ».
[Geffray, 1997 : 161]

20Les rôles expriment les formes solidaires du lien humain déclinées en relations père/fils, mari/femme, fratrie, cousinages amicaux et exaltent la singularité, l’autonomie, la puissance, la réussite. Métaphore familiale, métaphore héroïque et guerrière [10]. Ainsi prennent naissance une nouvelle économie de la vie, une utopie de la reconnaissance, une utopie génératrice d’actes : la personne et le personnage construisent l’histoire avec et contre la société.

Vieux pères et fistons

21L’apprentissage des sciences passe entre vieux pères et fistons, au féminin, vieilles mères et fistines. Ces désignations peuvent être simplement honorifiques ou amicales : elles s’adressent alors à n’importe qui, mais pour un nouvel entrant, tous les ghettomen qui l’ont précédé sont ses vieux pères. L’âge n’entre pas en considération, c’est l’expérience qui compte.Fistons et fistines doivent le respect aux anciens qui les mettent à l’épreuve tant qu’ils n’ont pas trouvé en eux la force de répondre d’égal àégal, face-face.

22

« Quand j’étais petit, quand je revenais d’un braquage avec mon argent – je peux arriver avec une somme de 2 à 3 millions -, il y a des grands frères qui me brigandent. Ils me prenaient tout, tout. Ils me donnaient rien. Après, quand j’ai pris du courage, ils ne m’ont plus brigandé encore. Quand tu me brigandes, j’enlève mon flingue contre toi, tu as joué au con alors je t’allume dans tes pieds. C’est comme ça que je vivais. Après, ils m’ont respecté. Personne pouvait plus. Ah là, je devenais fort maintenant ! Ah là, je suis devenu garçon ! ».
[Al Capone]

23

« Un fiston, à son arrivée, on le chicotte avec les bois, les coups de pieds pour qu’il devienne sec, qu’il devienne un animal. Tu peux voir quelque chose qui est très dur à faire, tu vas l’envoyer, il va partir tout seul, il va revenir avec ce que t’as demandé ».
[Kouta]

24

« Ils m’ont trop torturé dans le ghetto, ce qui fait que moi aussi, je n’ai pas de sentiment à mon tour ».
[Petit Cyrille]

25La survie du fiston dans le groupe dépend d’une relation essentielle, celle qu’il noue avec son premier initiateur qui l’aura introduit dans le milieu ou l’aura remarqué après coup. Il assure sa protection comme un parent engagé par toutes les conduites de ses enfants. Même si un fiston commet une faute très grave (« doubler » sur un coup, provoquer une catastrophe au cours d’une opération…), le vieux père va « couvrir » ou, s’il est personnellement lésé, accorder son pardon. Ce vieux père attitré est responsable de plusieurs fistons qu’il soigne en cas de blessure, nourrit, habille, dans la mesure de ses moyens. La mort des fistons en prison ou en opération provoque de véritables drames.

26

« Je n’ai plus sentiment pour l’homme. Non, depuis que la PJ a tué mes enfants, je n’ai plus sentiments pour l’homme. Ils sont morts, donc moi je suis dans mes sciences, moi seul. Tout ce qui est bon, je peux faire ; tout ce qui est mauvais, je peux faire : je suis toujours seul.
- Et quand tu as vu tes fistons mourir, tu as pleuré ?
- J’ai pleuré ce jour, j’ai pleuré, ça m’a fait mal au cœur, parce que c’est moi qui les ai mis dans les sciences et puis Dieu a fait qu’ils sont morts. Ils avaient 16 ans et 17 ans. Le jour de leur mort, j’ai pleuré, même jusqu’à même faire un crime. Il y avait un jeune qui a aidé à les faire prendre. Ce jeune-là, il est paralysé. Lui, je l’ai paralysé, j’ai coupé son bras avant avec une machette. Jusqu’à présent lui-même, il vit encore. Ce jour, je pouvais le tuer, il est là, mais il ne peut plus travailler, il ne peut plus rien faire dans la vie ».
[Tyson]

27Pour éviter de subir la coercition à l’intérieur du ghetto, un fiston cherche à devenir vieux père. Il n’est pas un guerrier plein tant qu’il n’est pas arrivé à s’imposer et à avoir ses propres fistons. Une fois qu’il s’est fait reconnaître, il reste fiston pour ses vieux pères tout en étant vieux père pour ses fistons.

28

« J’opérais avec un vieux père, celui qui m’a mis dans les sciences. Le premier jour qu’on est allés braquer ensemble, Dieu a fait qu’on a eu un peu bon. Il est allé m’acheter des habits et tout ça. Il m’a donné un peu d’argent, il dit d’aller voir mes parents pour leur donner. Puis, je me suis lancé dans le milieu. Donc au fur et à mesure, moi-même, j’ai formé ma bande et puis on roulait. La bande avec mon vieux père, c’est ça qui travaillait le jour, on était quatre : deux vieux pères et deux fistons. Moi, ma bande, maintenant, c’est la nuit on travaillait : un ami, deux Ghanéens, un Burkinabé ».
[Chirac]

29Les fistines sont souvent messagères, commissionnaires, informatrices, elles aident à toutes sortes de tâches qui les amènent ou non sur le terrain des opérations. Elles peuvent avoir des tuteurs masculins ou féminins. Il existe des filles qui ont leur bande mais elles sont rares. Lorsqu’elles se lancent seules dans la rapine, les filles se limitent aux petits coups, les opérations lourdes se pratiquant plutôt avec les hommes aux côtés desquels elles ont des tâches « de femmes » : surveiller, distraire les futures victimes, ramasser les marchandises pendant les hold-up, vendre le butin aux receleurs, cacher les armes…

30La reconnaissance de l’ancienneté de l’expérience est une réplique du droit d’antériorité, très largement répandu dans les sociétés rurales africaines : le premier à avoir défriché une terre, à avoir fondé un village, la première femme… gardent un droit sur ceux qui viennent après. La métaphore des sciences renvoie à l’idée que tout accès au monde est soumis à l’acquisition de connaissances détenues par ceux qui précèdent.

31

« Je me suis lancé dans les sciences parce que je cherchais beaucoup à progresser ».
[Faustin la Panique]

32Le fiston qui veut monter dans les sciences cherche de nouveaux vieux pères pour apprendre. Les spécialités sont choisies en fonction des aptitudes et des envies. Un fiston qui passe du pickpocket au braquage ira trouver un scienceur de torches (armes à feu), mais il garde à jamais avec son premier initiateur une relation prééminente. Ce parcours peut aussi s’arrêter à cette première rencontre [11].

33Les nushi s’appellent entre eux frères ou sœurs de sang, une fraternité métaphorique qui les lie horizontalement au sein d’une même communauté et qui se traduit par l’engagement dans une relation intime et forte.

34

« Notre parenté c’est l’amitié. Si un jour on ne se voit pas, on est malade, on pense toujours à son ami ».
[Vie]

35

« C’est seulement le sommeil qui nous sépare ».
[Tétanos]

36

« Ils ont tué lui là, c’était mon ami. Lui, ils ont tué lui à Adjamé sur rails là [ghetto d’un quartier nord], c’était mon ami. Il est mort et moi je suis là, je souffre, je n’ai rien. Si je suis malade, c’est moi-même. Pour mes habits, c’est moi-même. Pour mon manger, c’est moi-même. Mon souci, c’est moi-même. Tout, c’est moi-même. Ma chaussure, c’est moi-même. Tout, c’est moi-même donc moi-même je sais pas encore ce que je vais faire ; moi-même, je suis déjà paniqué ».
[Petit Jean]

37Chaque garçon, chaque fille a un ami très proche avec lequel « il marche ». Ils partagent les mêmes peines, les mêmes fêtes, parfois le même toit. C’est le bras droit. Lorsqu’ils font des coups ensemble, ils divisent le butin de manière égale : faire gué juste[12], ce qui n’est pas toujours le cas entre vieux père et fiston, sauf si le vieux père en décide autrement, précisément parce qu’il est engagé dans une relation où l’amitié dépasse le respect. La hiérarchie fondée sur l’ancienneté se double d’une dimension « égalitaire » qui autorise un jeu entre respect et familiarité, distance et proximité ; ceci ne pourrait exister dans les modèles familiaux originels où la relation père/fils est construite sur l’évitement, la honte. Le droit de l’antériorité est profondément intériorisé mais réinterprété par ceux qui bousculent la vieille société et créent une famille d’amis au sein de laquelle ils trouvent entraide, réconfort, attention, écoute.

38Toutefois, le ghetto reste un monde à la Hobbes où le plus fort peut toujours dominer par la terreur, les rapports de forces, régner sans véritable arbitrage, l’entraide, alterner avec la soumission. Les relations s’inscrivent dans un paradoxe : l’image de soi étant un enjeu quotidien, elle va s’élaborer à la fois par la séduction et par la défense agressive contre tout ce qui pourrait l’entacher. Des démonstrations pour plaire peuvent entraîner immédiatement des réactions de jalousie comme s’il n’existait qu’une seule échelle de puissance sur laquelle toute avancée se fait au détriment d’un autre.

39

« Dans un ghetto, c’est comme ça : chacun veut montrer qu’il est élevé et chacun se gonfle à sa manière. Si je vois que tu es trop gonflé avec moi, ah je règle ton compte. Tu dois te soumettre tant que je suis là, c’est moi je mets la loi ».
[Tarek Aziz]

40

« Bon, avant de m’imposer dans le ghetto… toutes ces cicatrices, c’est dans le ghetto que je les ai eues, partout… Ça, c’est une machette, même là dans le ventre… Ah, c’est les vieux pires que moi j’ai trouvés dans le ghetto qui ont fait ça. Ils veulent que moi je me soumets en bas d’eux. Moi, je dis non, non. C’est eux maintenant j’ai cherché à détrôner pour que même mon règne puisse commencer. Parce que dans le ghetto, si moi qui suis un vieux père, et qu’un fiston, devant tout le monde, m’a humilié, c’est lui aujourd’hui qui est à la page [qui règne aujourd’hui], c’est lui son nom sort. C’est comme ça dans le ghetto ».
[Faustin la Panique]

41Les conflits se règlent face-face, d’homme à homme, ou entraînent un désordre collectif. Les chaînes d’alliance, de parenté symbolique, de solidarité, jouent ou non leur rôle. Rien n’est réglé d’avance. Cependant, une pression trop forte ferait éclater le ghetto qui ne peut exister sans sa raison d’être : créer un monde qui mette en relation les hommes entre eux à travers un rêve d’ailleurs. La force seule dissout les rapports humains en ramenant tout à la peur, à l’obéissance sans discernement. La vie du ghetto oscille entre ces deux pôles que rien n’institue ou ne consolide. Ni pouvoir, ni solidarité. Tout reste possible. C’est un monde qui diffère des organisations maffieuses centralisées par une institution, des règles strictes garanties par une hiérarchie légitime d’où les femmes sont quasiment absentes.

Les go

42Les go, les filles, suivent les mêmes trajectoires que les garçons. Elles quittent ou non leur famille, rejoignent leurs camarades avec lesquels elles fument de l’héroïne ou du crack, s’amusent, boivent, consomment des drogues, s’habillent, parlent, dansent, gesticulent comme un ziguei’. Celles qui arrivent à imposer une relation d’égalité doivent être « comme » un homme. Les autres sont acceptées en tant que femmes. La plupart vivent des revenus de la prostitution, augmentés par ceux que procurent les petits vols, le racket, les arnaques. Les termes pour désigner ce vieux métier sont nombreux, démocrates est sûrement le plus joli, déchireuses[13] le plus insolite.

43

« Au ghetto, les filles n’ont pas peur. Ha, nous sommes tous… Y a pas femme, y a pas garçon… Tout le monde est cracra, c’est-à-dire tout le monde est teigneux, quoi ».
[John Lennon]

44Des couples se forment à l’intérieur du ghetto, ils sont go et gars. Un ghettoman de renom apporte une sécurité à sa femme qui n’aura pas à chercher d’argent et vivra des butins apportés par son gars. Dans le cas contraire, elle pourra continuer à se chercher pour trouver dans la rue les compléments nécessaires aux besoins du ménage. Les filles couplées peuvent aussi jouer un petit rôle dans les affaires de leur compagnon.

45Il arrive que des enfants naissent au ghetto. Le désir de progéniture des hommes est intense. Une fille avorte par n’importe quel moyen dès qu’elle ne se sent pas en confiance, ce qui provoque toujours la colère des géniteurs.

46

« Moi, j’ai voulu voir un gosse, parce que je vois les vieux font ça, ou bien les gars. Mais je n’ai jamais eu, depuis je suis né jusqu’à l’heure actuelle ! Or que je voulais et je n’ai pas encore eu. Ça m’a marqué. J’ai trop pleuré ».
[Ben]

47

« Comment elle a pu tuer ma grossesse ! C’est foutaises ! ».
[Bad.]

48

« Ça m’a fait beaucoup mal parce que c’est une fille vraiment j’avais de l’estime pour elle et puis je souhaitais avoir un descendant. J’allais quitter le ghetto pour assurer l’avenir de mon enfant ».
[Las Vegas]

49Les garçons ne supportent jamais ce qu’ils considèrent comme un affront et la réaction est d’autant plus violente qu’elle est emplie de frustrations : ils rêvent tous de paternité. La procréation est une projection de respectabilité, de continuation, elle est accompagnée d’espoir et de rêves. Les filles, beaucoup plus réalistes, sont conscientes des problèmes d’éducation, de l’avenir. Si l’une d’elles n’a pu se faire avorter et qu’elle accouche sans être amoureuse, ou si le père de l’enfant ne la considère pas comme une « épouse » possible, le scénario est pratiquement toujours le même : le père récupère l’enfant, le place dans sa famille et la fille continue sa vie ailleurs.

50

« Quand je suis revenue, j’ai commencé à fréquenter mon copain, je suis tombée en grossesse. Je suis restée tranquillement jusqu’à mon jour d’accouchement, puis la grand-mère [paternelle] de mon enfant est venue le chercher pour l’emmener.
[En regardant son tatouage]. Ça, c’est le nom de mon gars. C’est moi-même qui l’a fait, par plaisir, je l’aimais, ouais, ouais, jusqu’à la mort ».
[Cynthia]

51Le corps des femmes, plus que celui des hommes, porte les traces indélébiles de leur passion. Des tatouages représentent des cœurs percés de flèche, le nom de l’être aimé ou son sexe en érection sur la partie interne de la cuisse. Pour ces filles, c’est une preuve d’amour extrême puisqu’un autre aura du mal à s’approprier un corps ainsi marqué du sceau du prédécesseur. Les histoires de jalousie envahissent la vie du ghetto. Jalousie des hommes, jalousie des femmes. C’est souvent la cause de conflits très violents. Une bagarre peut se déclencher pour un simple regard, un racontar, un geste mal interprété. Les lames sortent vite, la mort est une réponse possible.

52

« Lorsque j’ai perdu ma copine dans le ghetto, ce jour-là, c’est mon fiston qui l’a poignardée parce qu’elle, elle a manqué de respect pour moi. Elle s’est foutue de moi, elle sortait avec mon propre camarade. C’est pour ça, mon fiston l’a poignardée. Ce jour-là, j’ai pleuré. Elle est morte. Le fiston a fait seulement ce que je devais faire, c’était mon devoir. Cette fille, je l’aimais beaucoup, elle connaît mon secret, tout et tout ».
[Goethe]

53

« Ma copine, un jour, elle était jalouse. Elle s’est dit que moi je sortais avec une fille du ghetto donc elle est venue m’appeler. Au moment où j’ai voulu m’expliquer, elle m’a tracé avec une lame. Elle dit que je sortais avec l’autre parce que j’ai acheté des habits pour lui donner. Mais je ne sortais pas avec elle ! C’est parce qu’elle était proche de moi : si je m’en vais faire des achats, c’est elle qui attrape mon sac, donc c’était obligé que j’achète des habits ! Ma copine s’est dit qu’il y a quelque chose. J’ai failli agir aussi, j’ai enlevé mon arme pour l’abattre mais après, les gens m’ont fait comprendre et j’ai laissé tomber.
- Et tu as continué à l’aimer ?
- Ouais.
- C’est normal qu’elle soit jalouse si elle t’aime. Toi aussi tu aurais…
- Ouais, ouais, mais elle doit chercher les preuves d’abord avant d’agir ».
[Séraphin]

54Le discours sur les femmes est ambigu. « C’est la dernière race après les cafards », peut-on entendre. Elles trahissent, elles ne savent pas courir, elles ont peur. Un jour, l’un a ajouté : « Elles ont tellement été brimées qu’elles sont méchantes. » Traiter un garçon de « femme », c’est le traiter de faible, de mou, de peureux. Les hommes présentent les filles comme globalement intéressées par les avantages matériels. Mais dès que les histoires personnelles sont abordées, les filles se révèlent être souvent des soutiens actifs.

55

« Au ghetto, elles sont prostituées. Elles viennent acheter [la came]. Le jour où tu n’as rien, si elle a l’argent, elle t’invite toute la journée, c’est elle qui assure tout. Elle te prend en compte à l’aise même ! Parce que en matière de mougoution, tu vois, non ? en matière de baiser, c’est comme ça ».
[Séraphin]

56La réalité des faits ne modifie en rien les visions machistes. Les filles libres, libres de leur vie, de leurs relations, de leurs gestes, sont parfaitement admises, mais, à la moindre faille, le mépris dont elles font l’objet sur le fond, rejaillit. Elles sont traitées de « balle perdue », de « vagin baladeur », de « cul pourri »… En revanche, un garçon qui vend ses charmes à une femme plus âgée, pratique courante, ne se considère pas comme un prostitué ou un gigolo dévalorisé. La réussite se mesurant à l’écart entre la dépense d’énergie et le gain, le vainqueur sera celui qui a obtenu beaucoup avec un minimum d’investissement. C’est pourquoi le génito reçoit les honneurs : en faisant seulement l’amour, il a de l’argent, des biens et souvent se promène en voiture.

57

« La vieille va tout faire pour toi. Coucher avec une vieille, c’est un blow, une fierté ».
[Baygon]

58Les véritables marques de respect s’adresseront aux « femmes-hommes » qui sont des pairs et aux « épouses », celles qui peuvent donner des enfants et se mettre sous l’entière protection de leurs gars sur le terrain de l’illégalité comme dans la vie domestique. Les rôles féminins sont issus de la société environnante mais rejoués au ghetto, ils procurent une forme de puissance, de jouissance. Les « épouses » ont l’impression d’expérimenter une vie à part, faite de gains et de risques, jamais de routine. Elles se voient dans un couple libre à l’occidentale, loin des choix parentaux, tout en bénéficiant des joies de la famille à la manière des adultes, même si cela dure le temps d’une fiction : les enfants ne peuvent être élevés longtemps dans le ghetto. Ces « nouvelles familles », conçues comme une projection de soi durable dans le futur, se dissolvent dans les anciennes – paternelle, ou même maternelle – sans jamais arriver à maturité parce le ghetto est par principe un passage, une transition. La procréation dans ces conditions est un paradoxe qui définit parfaitement l’ambivalence du ghetto : avoir tout, tout de suite, combattre le sentiment d’impuissance, de vide, de précarité en cherchant la surpuissance, le plein, le stable, sans que rien ne soit pensé pour étayer ces « gains » qui se perdent immédiatement. La recherche d’un prolongement de soi, par l’imposition d’une marque personnelle à travers les legs du monde adulte, manifeste une volonté d’entrer dans la vie mais aussi d’affronter l’au-delà, l’au-delà de soi.

59

« On est né pour mourir mais j’ai peur des conditions de la mort. Je veux mourir au moins dans une bonne condition, avoir des descendants derrière moi à qui on peut dire : “Ta mère a été comme ça, ta grand-mère a été comme ça.” Je serai fière. Actuellement, moi je n’ai rien. Si je meurs comme ça et je n’ai rien, je n’ai pas de réalisation, ils vont mal m’enterrer, ils vont mal parler de moi, tu vois non ? Alors que quand tu as l’argent, tu meurs : y a rien [il n’y a pas de problèmes]. Quand tu es quelque chose, tu es devenu quelqu’un et que tu meurs y a rien, y a rien de tel. Moi, supposons… – je ne souhaite pas – mais supposons je tombe tout de suite, je meurs, on va dire : “Celle-là", ceux qui me connaissent même pas, “celle-là, ils l’ont violée, elle est morte du sida, elle est morte d’overdose.” C’est ce que chacun va dire. Non seulement je m’en vais et je ne peux pas me défendre. Donc, je veux mourir dans les conditions bien ».
[Baise-la-Guerre]

Les sœurs de sang

60Les filles, les petit’sœurs, sont proches des hommes dans les comportements quotidiens : consommation de drogue, bagarre, vol… Une fraternité mimétique qui les amène à devenir un miroir déformant des hommes qui voyant leurs attitudes incarnées dans un corps féminin, les trouvent odieuses, laides. Ce clonage intersexuel génère un discours sous-tendu par le rejet. Une femme, dans les représentations machistes, doit s’interdire certaines attitudes accordées aux hommes. Il est fréquent d’entendre des garçons refuser l’idée de coucher avec leurs sœurs de sang, ce serait s’accoupler avec le « même », un inceste métaphorique ou une reproduction entre identiques qui redoublerait les tares et empêcherait tout changement, toute progression. Pour les hommes qui sont dans ce refus, des relations sexuelles plus ou moins cachées restent possibles, mais il est impossible de construire un avenir avec ces sœurs qui sont devenues des draps, des hontes.

61

« Ah non ! Coucher avec une go du ghetto, c’est un drap, elles sont comme nous. Elles font tout pour la came. Tu peux coucher avec une, mais le lendemain, tu te caches ! Elles peuvent pas te faire avancer, on reste sur place avec ces go ».
[Yul Bryner]

62

« Une fille du ghetto, c’est pas une bonne fille parce que quand tu tombes ici [en prison], elle ne vient pas te voir, elle cherche encore un autre gars pour sa came. Pour 2500 ! Elle fume ça et elle t’oublie. Bon moi, depuis que je suis tombé ici, elle n’est jamais venue me voir. À l’heure là, elle sort avec un fiston, un fiston que moi-même j’ai mis dans les sciences ! Elles sont comme les hommes, elles s’en foutent ».
[Joker]

63Ces ghettomen clament haut et fort leur préférence pour des filles qui n’ont rien à voir avec leur milieu : elles sont couturières, coiffeuses, serveuses, etc. Ils apprécient leurs conseils [14] qui consistent à montrer les dangers de la marge, elles les poussent à sortir de là tout en les aimant et les soutenant financièrement si cela s’avère nécessaire. C’est précisément cette réprobation qui intéresse les guerriers : ils cherchent, en dehors du ghetto, des « vierges d’activité », des filles qui n’ont jamais connu la rue. L’extériorité, la « pureté » de ces femmes est susceptible d’apporter du nouveau, notamment la fin du vagabondage qui est toujours recherchée, comme le sevrage de la toxicomanie qui oscille entre les vœux pieux, les actes volontaristes, les échecs ou le succès. La rencontre joue un rôle important dans le renoncement. Les conseils des filles portent déjà en eux la confiance à l’égard du voyou et la vision d’un avenir meilleur, ils seront entendus ou pas, à la limite cela n’a pas d’importance : les conseils définissent la personne dans une relation amicale ou amoureuse, et les femmes, parce qu’elles donnent la vie et incarnent la « douceur de la nature », sont attendues dans des rôles d’anges qui veillent.

64

« Les filles qui vivent dans le ghetto consomment la came et puis une fille qui vit dans le ghetto ne peut pas me donner conseil. Elle va me pousser à faire des mauvaises choses, parce que moi je veux les filles qui me donnent les conseils, c’est bien.
Elle [son amie de cœur, coiffeuse] m’empêche de…, elle me dit d’arrêter le vol, elle me dit : manière j’ai eu l’argent dans vol que d’arrêter. Je l’ai pas écoutée, quand elle me donnait les conseils. Quand je m’en vais prendre, quand je m’en vais voler, je gagne beaucoup de sommes, beaucoup d’argent et je ne voulais pas arrêter. En fin de compte mon malheur est arrivé : je suis tombé en prison ».
[Thiédore]

65

« Pourquoi je veux pas que ma copine reste dans le ghetto avec nous, parce que cette femme, je la considère comme ma mère quelle que soit sa petitesse. Je n’aimerais pas voir une fille que j’aime dans un ghetto traîner comme nous, parce que moi aussi j’ai des sœurs. Si mes sœurs traînaient dans le ghetto, ça n’allait pas me plaire donc je ne vais pas voir la sœur de quelqu’un traîner dans le ghetto derrière nous et puis je vais lui dire : ça me plaît ».
[Tupac Amaru]

66En réalité, les nushi engagent avec les go de ghetto des relations très diverses qui vont de la simple fraternité à l’amour passion, en passant par la relation sexuelle sans lendemain. Le langage rend compte de ces différences. Des filles dont ils sont amoureux, les garçons disent « c’est ma go », ou « c’est ma love », des autres ils disent « c’est ma baiseuse ».

67La fraternité ou l’affection affichée pour les petit’sœurs peut s’inverser. Prises à partie comme les garçons, elles reçoivent des coups et se font parfois violer lorsqu’elles ne sont pas protégées par un guerrier. C’est à peine considéré comme un délit par les nushi puisque ces filles se prostituent et qu’elles sont souvent droguées.

68

« Si tu y vas, ils vont te violer, parce que quand ils fument la drogue, ils ne se contrôlent plus. Ils ne savent plus ce qu’ils font. Ils sont obligés le lendemain de venir : “Tu m’excuses, c’est sorti, c’est sorti là, j’étais trop dosé.” Donc pour éviter les histoires, tu viens, il te donne l’argent, tu t’assois, on cause. Après, je l’accompagne, je rentre chez lui. C’est mon gars, ce qu’il me fait, j’accepte ».
[Fatima]

69Le viol collectif, crime passible de dix ans de prison, s’est peu à peu répandu dans ce pays où il est, par ailleurs, très facile de trouver une femme avec qui passer une nuit. Dans la rue, sur les terrains d’opération, à la sortie d’une soirée, n’importe quelle fille peut subir cet outrage. Mais cette pratique ne fait pas l’unanimité chez les yankee, il semblerait que ce soit le fait de débutants qui veulent affirmer leur puissance en cherchant une proie facile pour baiser sur-le-champ au moment où l’envie s’en fait sentir, sans attendre une invitation, un rendez-vous, les étapes de la « drague » qui marquent le respect de l’autre et l’attente de son propre désir. Tous les ghettomen rencontrés, qui avouent avoir participé ou regardé, parlent du viol avec distance. Aucun n’y trouve fierté longtemps.

70

« J’ai vu après qu’il n’y avait pas de goût là-dedans ».
[Bad]

71

« Le viol, j’ai toujours détesté ça. Même quand on me dit celui-là viole, je l’aime pas, je le prends pour un assassin, un sorcier. Pourquoi aller te mettre dans les problèmes, aller violer, or que tu sais que si elle se plaint et si on t’attrape, tu vas faire la tôle. Quelqu’un qui est normal, il peut aller là-bas où il y a les Ghanéennes [prostituées pas chères] pour 500 ou 1000 CFA, ça passe ».
[Guinche]

72

« Ça nous faisait beaucoup plaisir d’entendre parler du viol, on voulait voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Après, on a vu qu’il n’y a rien dedans ».
[Rococo]

73

« On m’a jamais obligé à faire ça parce que c’est une femme qui m’a mis au monde, et violer une fille, ça me plaît pas ».
[Koné]

74

« Le vieux père, lui que la Savac [15] a tué, il n’aimait pas qu’on violait sur terrain. Il dit que ça apporte malheur, que c’est de l’argent on est allé cherché, que c’est pas pour violer les filles. Mais entre nous, y en avait un qui avait le nom de Joker – paix à son âme –, lui il peut pas voir les jolies femmes sans satisfaire à son désir. À cause de ça, lui et le vieux pire souvent ils font discours [engueulades] entre eux, même pendant les actions. Mais comme les deux-là, c’est nos grands frères, nous on était sous les ordres. C’est eux que je suivais seulement, je ne pouvais pas m’amuser. Si j’essaie, il est capable de mettre le flingue même sur moi. Je suis obligé de les regarder comme ça.

75

Joker lui qui aimait faire ça. À chaque braquage, il voulait forcément violer les filles. Si le vieux père n’est pas là, il me dit souvent de prendre les armes, on va nous deux ou nous trois. On s’en va sans le grand frère, sans le patron. Arrivé sur le terrain, lui il viole souvent même. Il m’a obligé à violer, mais c’est après avoir pris l’argent qu’il envoie l’idée de ça.
- Et ça t’excite plus que de faire l’amour avec une femme qui en a envie ?
- Ça t’excite de plus en violant justement parce que c’est pas avec son propre cœur elle fait
Ça vient rapidement, le plaisir est plus rapide que avec une autre qui cède en douce, ou une djanjou [prostituée] avec qui je n’ai pas de plaisir ».
[Tarek Aziz]

76Le viol comme instrumentalisation de la femme appartient au monde de la puissance sans loi, celle qui règne aussi sur le marché du travail où l’on ne compte plus les esclaves modernes (petites bonnes, apprentis…). Mais il arrive que le viol soit, pour les garçons, une manifestation de désir amoureux [16]. Certains nushi violent une fille parce qu’elle leur plaît. Il arrive que cette violence soit alors réintégrée dans un rapport amoureux si les filles pardonnent.

77

« Je te prends de force parce que je t’aime. Je ne peux pas perdre mon temps à te faire la cour non, je te prends de force et puis après l’amour, je te prends et je te fais asseoir et puis je te parle : “Ah petit’sœur, tu m’excuses, la vérité, moi je suis fan de toi. Si tu n’as plus affaire à moi, demain on se voit loupé, mais si tu as affaire à moi, tu vas me dire : ah, il faut payer mon transport, ou bien tu as cassé ma chaîne, il faut payer."
- Elles ne t’en veulent pas ?
- Non. Y en a qui m’en veulent mais comment elles vont faire ? C’est moi je commande. Ah, tu vas faire comment ? Le jour, si on me tue, il faut venir cracher sur mon visage, c’est tout ce qui peut te dépanner ! Maintenant, si elle accepte, si elle pardonne, ça va la protéger dans le ghetto : si elle sort avec moi, personne ne peut se hasarder à venir la forcer pour coucher avec elle, jamais !
- Pour que tu puisses aimer la fille après, tu la violes tout seul ?
- Je la viole tout seul ou pas. Nous-mêmes, on a violé une fille à sept, après la fille est devenue ma copine. Ah oui, c’est l’amour !
- Comment tu as fait ça, tu te souviens ?
- Oui. Le jour, on était assis au ghetto, on avait l’argent en poche. Elles étaient en boîte, on les a pris, on est allés boire et comme c’est elle qu’on voulait, on l’a fait boire plus et on est allé la faire coucher dans la chambre d’hôtel. Nous tous, nous sommes… Mais après, j’ai vu que je l’aimais. Le lendemain, je suis parti l’habiller au marché très bien. Je lui ai dit : “À partir d’aujourd’hui, tu es ma copine.” Elle a dit : “Vous m’avez violée, les enfants vont dire que tous sont couchés avec moi.” J’ai dit : “Il faut laisser ça là, c’est une parole, ils ne vont pas sortir ça de leur bouche.” Et puis c’est resté comme ça, c’est resté un secret entre nous.
- Et elle était fan de toi ?
- Ouais, elle était fan de moi. Je suis devenu son protecteur, c’est tout. Je suis devenu son tout. Son “tout” puisque ce qu’elle voulait, elle l’avait. Elle jouait maintenant au bébé gâté. Si j’ai 500000 cfa en poche, elle va bouffer plus de 300000 cfa. Moi mon plaisir, c’était fumer la came, après la came, m’habilier et c’est fini. Elle allait avec ses petites sœurs. Je m’occupais d’eux chaque fois. À chaque fête, je lui donne au moins 600000 à 700000, je dis : “Va donner à tes parents” et elle va, puis elle revient.
- Et ça a duré combien de temps ?
- Deux ans.
- Après deux ans, vous avez cassé ?
- Non, elle est morte accidentellement, elle a eu un accident de voiture. Depuis j’ai vu que c’est la fille même, je ne fais que penser à elle seulement.
- Elle t’a marqué.
- Trop ! Dépassé même ! Depuis que je suis né, je fais tout pour ne pas aimer, mais elle, je ne sais pas comment, mais je l’aime. À part elle, je ne veux plus aimer une autre femme. Sauf : “Je couche avec toi petit’sœur. Je suis devant. Il faut faire ce que tu peux, notre croisement est un accident.” Elle-même, c’est la seule fille que j’ai présentée à mes parents.
- Elle était belle ?
- Elle était très belle ».
[Tony Montana]

78Après un viol collectif, le choix de l’homme qui métamorphose la victime de femelle en femme aimée est possible, et alors il surpasse la double souillure (souillure du corps, souillure des partenaires de « l’époux » dans un rapport concurrent). L’acte fait bouger le sens des normes, ceci étant facilité par le fait que l’honneur d’une fille ne réside pas dans son hymen. La virginité n’a plus aucun sens chez les jeunes d’aujourd’hui, même parmi ceux qui sont issus de milieux islamiques. Le pragmatisme l’a emporté depuis longtemps : les femmes se cherchent en ces temps de crise avec leurs charmes, et tout le monde a le droit d’aller au-devant de sa chance. Quant aux filles violées, elles ont le choix entre la justice, le pardon ou l’oubli. Le pardon est une approche du délit qui fait bouger les frontières entre victime et bourreau. La religion, une foi militante, la compassion pour quelqu’un qu’on connaît, l’aveu d’un regret… offrent autant de régimes des justifications qui permettent de retourner la situation : le bourreau devient une victime à qui une chance est à nouveau offerte. Il a été entraîné, c’est un malheureux, il n’est pas responsable. Le pardon accordé, la page est réellement tournée par celle qui a subi l’humiliation, elle redevient par là même un être actif, pensant : ce choix est d’une certaine manière le sien, c’est elle en fait qui établit le lien.

La famille nushi

79Quelle que soit la fragilité des liens dans le ghetto, le sentiment d’appartenance est suffisamment fort pour remplacer temporairement la famille d’origine qui ne répond plus aux nouvelles attentes.

80

« J’ai l’impression que les jeunes aujourd’hui aspirent à des valeurs morales et les parents ne répondent pas du tout à cette demande. Des valeurs morales et affectives. Mes parents ont su me donner des valeurs mais aucune affection. J’ai toujours vécu dans un climat très libéral même si mes parents n’étaient pas du tout permissifs. La règle était : on est libre, chacun vit sa vie dans son coin et on se comprend comme ça, de loin. Ils n’ont jamais su m’accorder d’attention, d’affection. […] On m’a toujours poussé à réussir. J’avais toujours été un élève brillant à l’école. […] J’étais comme on dit un candidat à la drogue, ce type d’enfants que les parents poussent à réussir sans leur laisser de place pour l’échec. […] Je me débats sans humanité, austère, entre ma solitude et ma tentation. Mais le conflit qui habite mon cœur de juste attiré vers le mal, n’est pas seulement celui du bien contre le péché. Il se situe ailleurs, notamment sur le plan familial. Je m’oppose à leur conception périmée du sens fraternel. […] Je n’aurai pourtant qu’une seule pensée, confier à une âme humaine le malheur de ma vie, mon horrible désir de ce que je haïs et qui je le sais ne m’apporte rien, aucune joie : la drogue. Or, malgré l’immense besoin que j’en avais, je n’ai pas pu parler ».
[extraits du journal intime de Sory]

81La « conception périmée du sens fraternel » dont parle Sory se définit probablement en milieu islamique par ces relations familiales enfermées dans une pudeur qui fait barrage aux gestes affectifs envers un enfant après l’âge de raison, particulièrement entre un père et un fils : les mots, les explications n’interviennent qu’en cas de nécessité et tout ne peut être dit. L’amour parental se mesure à la solidarité matérielle ; l’émotion doit être contenue. Au ghetto, en revanche, les sentiments, les mouvements du cœur sont au centre du lien entre frères de sang. Même si les jugements peuvent être très durs, immédiats, sans appel, même si la honte vient étayer la sanction, la bienveillance n’en imprègne pas moins les relations entre bras droit, go et gars ou vieux père et fiston attitré. Ils savent qu’ils sont frères de galère, ils disent qu’ils sont même chose. Tous les excès peuvent être partagés, les excès de plaisir, comme les excès de détresse, la « sale vie » comme la « belle vie ». Les accolades, les démonstrations d’affection, de surprise, passent par les gestes physiques, les exclamations et les cris. Famille, amour, amitié, devenues des métaphores du monde, comme un brouillon du meilleur de la vie, un pacte en trompe-l’œil avec la mort. Les nushi se sentent identifiés à une grande famille d’amis, rassemblée par un même choix initial, le contraire de leur famille d’origine qui assure la reproduction des générations sans qu’une attention considérable ne soit toujours prêtée aux choix personnels et aux aptitudes de chacun. Ils forment une communauté établie sur la résistance aux difficultés et aux dangers extérieurs : nous avons vu que le vieux père s’occupait de ses fistons, une même affection et un désir d’entraide viennent étayer des liens entre bras droits ; un couple se vit dans un présent éternel dont témoignent les tatouages : le gars défend sa go, la go défend son gars. Sur cette scène, chacun reconnaît l’autre comme un acteur, enfin regardé, de son histoire. Ils cherchent une issue alternative, une avancée dans le monde contemporain en espérant la dépasser pour retrouver ce qu’ils ont quitté, mais en ayant changé : être celui qui donne, qui est utile, à qui les autres doivent… un peu comme des fils prodigues qui seraient devenus pères. La scène et les spectateurs ne sont plus les mêmes : c’est la société qui regarde, marquant l’entrée dans la vie.

82Mais l’utopie du ghetto peut se retourner en blessures mortelles. La réponse au chaos réside dans la geste du héros qui est au cœur de cette construction familiale, de cette communauté qui nomme et reconnaît des individus. Le nom hérité des parents peut se transmettre par filiation avec des enfants conçus dans le ghetto, mais le nom de ghetto, inventé, qui, s’il est associé à la force, au courage, à la générosité, se propage par les fistons[17]. Porter son nom, le faire « croître », c’est porter son destin, sortir de l’anonymat des « inessentiels ».

83

« Lutter contre l’anonymat qui menace les faibles, l’anonymat qui permet à n’importe qui de vous accuser de n’importe quoi, de vous faire n’importe quoi ».
[Le Pape, 1997 : 47]

Notes

  • [*]
    Anthropologue et cinéaste, Centre d’études africaines (CNRS-EHESS).
  • [1]
    Mes données concernent principalement les ghettos d’Abidjan et du Bardot, bidonville qui jouxte la ville de San Pedro, ainsi qu’un travail dans les prisons de la capitale et de Sassandra (enquêtes en 1997-98). Au présent texte correspond une seconde partie qui tente également de cerner la scène du ghetto où les rôles sociaux se rejouent à l’intérieur d’une mythologie guerrière : « Du ghetto au voyage clandestin : la métaphore héroïque » (à paraître in Autrepart (19), 2001, Variations).
  • [2]
    Les ghettos ainsi portent des noms comme Texas, Beyrouth, Soweto, Colombie, Barbès, etc., ou des noms locaux liés à leur emplacement ou à leurs caractéristiques.
  • [3]
    Les apprentissages sont payants ou l’apprenti reçoit un salaire de misère.
  • [4]
    Taxis, hôtels, maisons riches, cours communes, cargos en rade, boutiques, vendeuses de marché, véhicules sur les routes…
  • [5]
    Ils se disent : ghettomen, guerriers, yankee, vandales, bandits, aventuriers, vagabonds, zigueï (loubard, ce terme réfère plus à l’appartenance culturelle), nushi. Le nushi est la langue de rue qu’il pratique. Le nushia désigne le banditisme. Un nushi est un voyou.
  • [6]
    Cette posture, même si elle est acceptée, reste malgré tout la marque d’une déchéance :un yankee doit être propre et avoir un toit.
  • [7]
    Lorsque j’ai commencé mon enquête, j’ai été frappée par la capacité de certains de mes interlocuteurs à tenir un discours huilé sur la pauvreté. Habitués à la rhétorique des ONG, ils mettent en avant le « manque de moyens », la maladie de la mère, l’abandon du père, etc., des faits pas nécessairement faux, mais qui occultent la part de choix personnel. Il faut poser des questions précises pour soulever cet autre volet : « Au début, quand tu passais devant des ghettomen, tu te souviens de ce que tu pensais ? Comment tu parlais d’eux à l’école ? Comment tu les percevais ?… »
  • [8]
    La volonté d’autonomie et d’hégémonie personnelle est parfois tellement importante dans le choix initial que les propositions de réinsertion institutionnelles (petits métiers) échouent souvent dès qu’elles s’adressent à de jeunes adultes.
  • [9]
    Babylone : repris du langage rasta, désigne l’ennemi. Pour les Rastas, il s’agit spécifiquement de l’Occident ; pour les Nushi, la définition est imprécise, ce sont les gens qui sont contre eux ou pas comme eux.
  • [10]
    Cf. « La métaphore héroïque », à paraître in Autrepart (19). 2001, Variations.
  • [11]
    Ces principes rappellent l’éducation mystique dans l’islam confrérique : pour apprendre des textes sacrés de plus en plus complexes, le disciple passe de maître en maître, mais le premier restera le plus important. Il s’interrompt quand il le désire et, à son tour, il peut enseigner jusqu’au niveau inculqué par son dernier maître. Chacun est légitimé par sa chaîne de transmission qui amène presque toujours au Prophète.
  • [12]
    L’inverse est : faire gué arabe.
  • [13]
    Les prostituées montent et descendent la rue en zigzag, elles déchirent la rue.
  • [14]
    En Côte-d’Ivoire, le conseil et le pardon, très souvent invoqués, sont des notions qui parcourent les relations humaines en toute occasion : le conseil les noue, le pardon les dénoue lorsqu’elles sont tendues par un conflit. Le conseil et le pardon sont des freins aux déchirures sociales. La demande de pardon d’une des parties désamorce généralement la violence qui pourrait s’en suivre. Pour progresser, limiter ses mauvaises pulsions, faire des choix raisonnables, le recours aux conseils d’autrui est indispensable. La belle idée qu’un homme n’est rien sans un autre à ses côtés est partagée par tous. Lorsque ces stabilisateurs de la vie quotidienne disparaissent, la lutte fratricide devient meurtrière.
  • [15]
    Police en civil dite « la police qui tue ».
  • [16]
    Ce phénomène m’a beaucoup surprise et je me suis rendu compte que ça ne concernait pas que quelques cas isolés.
  • [17]
    Cf. « Le ghetto : la métaphore héroïque ».
Français

Résumé

Les jeunes citadins en rupture se rassemblent dans des ghettos où des bandes se constituent. Ils créent un monde qui articule ancrage local et ambitions mondiales à travers un théâtre épique et familial. Ils créent des rôles qui exaltent la singularité, l’autonomie, la puissance, la réussite, en même temps qu’ils expriment des formes solidaires du lien humain déclinées en relations métaphoriques père/fils, mari/femme, fratrie... Les familles sont réinventées comme un brouillon du meilleur de la vie à partir du couple libre à l’occidentale, du respect des plus jeunes envers les plus vieux qui offrent leur tutelle, un lien que les vrais parents n’arrivent plus toujours à garantir. Les ghettomen se sentent identifiés à une grande famille d’amis rassemblée par un même choix initial, le contraire de leur famille d’origine qui assure la reproduction des générations sans qu’une attention considérable ne soit toujours prêtée aux choix personnels. Même si l’utopie du ghetto peut se retourner en contraintes et en blessures mortelles, c’est l’occasion pour chacun de construire une histoire personnelle. Le but ultime de cette poursuite de la reconnaissance est de modifier son destin et d’atteindre sa propre dimension d’adulte.

Mots-clés

  • ghetto
  • rue
  • ville
  • occident
  • métaphore sociale
  • initiation Famille
  • fiston/vieux père
  • frères et sœurs de sang
  • viol
  • violence

Bibliographie

  • Colloque Jeunes, Culture de la rue et Violence urbaine à Abidjan (Côte-d’Ivoire), université d’Abidjan, Abidjan, 5–7 mai 1997.
  • Debord Guy [1992], La Société du spectacle, Paris, Gallimard.
  • Geffray Christian [1997], Le Nom du maître, Paris, Arcanes.
  • de Latour Éliane [1999], « Les ghettomen. Les processus d’identification par l’illégalité à travers les gangs de rue à Abidjan et San Pedro », Actes de la recherche en sciences sociales, 3 e trimestre, 129 : 68–83.
  • Le Pape Marc [1997], L’Énergie sociale à Abidjan, Paris, Karthala.
  • Marie Alain [1996], « Les jeunes d’Abidjan face à l’entrée dans la vie dans un contexte de pauvreté », Les Cahiers de Marjuvia, 1 er semestre :23–31.
  • Marie Alain (éd.) [1997 a], L’Afrique des individus, Paris, Karthala.
  • Marie Alain [1997 b], L’Insécurité en Abidjan, 115 p., texte non publié.
  • Marguerat Yves, Poitou Danièle (ed.) [1994], À l’écoute des enfants de la rue en Afrique noire, Paris, Fayard.
  • Velis Jean-Pierre [1994], Fleurs de poussière, Enfants de la rue en Afrique, Paris, Unesco.
Éliane de Latour [*]
  • [*]
    Anthropologue et cinéaste, Centre d’études africaines (CNRS-EHESS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.018.0151
Pour citer cet article
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