CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parue en anglais en 1933, cette œuvre fut traduite pour la première fois en français en 1955 par Eva de Vitray-Meyerovitch avec une préface de Louis Massignon. Cette deuxième traduction, par Abdennour Bidar aux Éditions Gallimard, préfacée par Souleymane Bachir Diagne, est la bienvenue pour plusieurs raisons. Dans un panorama majoritairement dominé par l’analyse du radicalisme ou de l’islamophobie, le parcours philosophique et spirituel de celui que l’on surnomma « le Luther de l’islam » est une réelle opportunité. Les réflexions herméneutiques manquent encore, malgré d’heureuses exceptions (Soroush ou Abû Zayd), dans les réflexions actuelles sur le monde musulman. Reprendre un texte qui demeure une réflexion critique sur la pensée religieuse a en outre le mérite de faire résonner dans notre actualité sociale et scientifique une voix qui sait se remettre en cause et fait écho à un questionnement contemporain. Au fil des sept conférences rapportées dans ce volume, le travail de reconstruction de Mohammed Iqbal (1877-1938) est centré sur un objectif clairement énoncé (conf. VI, p. 322) : « L’humanité a besoin de trois choses aujourd’hui : une interprétation spirituelle de l’univers, une émancipation spirituelle de l’individu, et des principes fondamentaux de portée universelle orientant l’évolution de la société humaine sur une base spirituelle. » Il convoque aussi bien l’Europe que les sociétés musulmanes à s’engager dans cette avancée éthique.

2Cette reprise prend toutefois son sens à partir du commentaire et de l’interprétation de Abdennour Bidar. Car cette œuvre difficile, dynamique mais aussi contradictoire, devient en quelque sorte deux livres en un, grâce au travail passionnant et exemplaire du traducteur. L’introduction au texte, mais plus encore la richesse et l’acuité critique de l’appareil de notes qu’il propose, constituent le véritable éclairage intellectuel qui permet au lecteur de pénétrer au cœur d’une ambition qui n’est autre que « la vocation cognitive de l’expérience religieuse » (p. 47, présentation). Pour un lecteur non spécialiste, c’est une lecture indispensable et fort stimulante. Pour qui a l’islam comme domaine de recherche, c’est une mine d’informations historiques, bibliographiques, conceptuelles, théologiques, d’histoire comparative, et d’interprétation des passages coraniques cités par Iqbal. Sans ce support, les trois objectifs de ce travail ne seraient pas aussi explicites (p. 19) : donner un accès synthétique à l’histoire mystique et spirituelle de l’islam, la faire dialoguer avec les interrogations occidentales et ouvrir une analyse critique de leurs contributions réciproques. Personnellement, j’y ai beaucoup appris.

3Les quatre premières conférences sont dédiées à l’expérience religieuse, plus comme savoir que comme croyance, à la mystique, à la prière comme pratique contemplative complémentaire à la recherche de Vérité, puis à l’Ego humain, en particulier sa liberté. Dans la tradition de Ghazali, mais plus proche de la mystique persane, aux yeux de Iqbal, l’état mystique permet de prolonger l’analyse rationnelle par celle de l’intuition intérieure du cœur (p. 82-84), mot clé dans cette œuvre, qui consent l’accès à une connaissance supérieure de la Réalité. Perception de la nature, du sensible, raison, cœur tout chez Iqbal est mobilisé en quelque sorte pour unifier une démarche cognitive. Ce n’est donc pas un hasard s’il convoque aussi bien l’élan vital de Bergson, l’analyse de William James, que Rûmi et la littérature soufie. Son commentaire de la sourate II versets 30-33 (« En vérité je m’apprête à placer quelqu’un à ma place sur la terre », p. 77-78) est en ce sens exemplaire, dans sa prise de distance de la lecture traditionnelle qui en est faite en général. Comme le souligne justement Bidar, il ne s’agit pas d’un lieutenant ou d’un calife mais d’un appel à l’homme pour que Dieu devienne un co-actor à ses côtés. C’est cette dynamique de changement que propose le Coran selon Iqbal, une expérience cognitive complète qui prolonge celles des sciences de la nature ou de la philosophie. « L’expérience religieuse ne saurait être rejetée comme une simple illusion » (p. 84).

4L’analyse d’Iqbal sur le rapport entre sciences et religion apparait ici comme un vrai questionnement, un fil rouge dans tout le livre, éminemment moderne. Pour lui science et religion ne sont pas en contradiction et en concurrence. « La vérité est que les processus religieux et scientifiques, bien qu’impliquant des méthodes différentes, sont identiques dans le but final. Toutes deux visent à atteindre le plus réel […]. Et pour les deux la voie de la pure objectivité passe par ce qu’on peut appeler la purification de l’expérience » (p. 344). Citant les analyses de Einstein et de Hume, de Descartes et de Whitehead (p. 109-126), il invoque la technique du soufisme qui cherche à sécuriser une expérience non émotionnelle, et la moins solitaire possible, pour comparer les deux formes d’expérience, la religieuse étant à la recherche aigue de l’objectivité comme le scientifique dans sa propre sphère (p. 346). La démarche est parallèle, mais dans l’expérience religieuse, « l’acte final n’est pas un acte intellectuel, mais un acte vital qui approfondit l’être entier de l’ego » (p. 346) ; un moment de béatitude et un processus vital, que Bidar qualifie de phénoménologie métaphysique (p. 110, note 1), une appréciation de la réalité supérieure à celle obtenue par la science ou la philosophie (p. 98, note1). À voir aussi, les magnifiques sourates citées par l’auteur p. 127 sur le passage de la nature dans le temps. Iqbal anticipe ici les résultats d’une recherche (RASIC) réalisée par Elaine Ecklund et son équipe auprès de physiciens et de biologistes dans sept pays, Secularity and Science: What Scientists Around the World Really Think About Religion (Oxford University Press, 2019), où de nombreux scientifiques chrétiens, hindouistes ou musulmans déclarent ne percevoir aucune incompatibilité entre leur croyance et leur recherche.

5Expérience méditative, exercice de connaissance de soi, perspective du cœur, mais aussi la signification de la prière constituent les thématiques incontournables de ce travail. Pour Iqbal, toute recherche de connaissance est une forme de prière, mais il insiste sur le fait que c’est un acte collectif et social. Valeur cognitive certes, mais aussi un abaissement des barrières raciales et de classe, d’où sa critique de l’hindouisme. Il souligne que « la division de l’humanité en races, nations et tribus, selon le Coran, est à des fins d’identification, seulement » (p. 194). La conférence IV, dédiée à l’ego, autre mot clé, interpelle le concept coranique de Barzakh, état de conscience modifié de l’ego envers le temps et l’espace. Ce qu’il propose reste une interprétation spirituelle de l’univers. Dans la conférence suivante, il fait coïncider l’islam avec la naissance de l’intellect inductif. C’est une analyse de la Prophétie lorsqu’elle atteint sa perfection, particulièrement innovatrice par rapport à une vision traditionnelle de la soumission à la loi. Citons ce passage qui prend tout son sens aujourd’hui, auprès d’un islam de diaspora toujours davantage impliqué dans une vision normative de la croyance : « En vue de réaliser une pleine conscience de soi, l’homme doit finalement être livré à ses propres ressources. » Voir aussi la note 1 de Bidar à ce propos p. 246 et son livre Self Islam (Éditions du Seuil, 2006).

6La conférence VI est consacrée à la vision dynamique de l’islam, au fameux principe du mouvement vers une civilisation bâtie sur la spiritualité et non sur les liens du sang. Il revient sur le concept de Ijtihad, critiquant l’Europe et l’immobilisme de l’islam durant les cinq derniers siècles, dû selon lui à trois facteurs : le mouvement rationaliste et la peur des conservateurs de perdre l’homogénéité de l’islam, l’émergence du soufisme ascétique et la chute de Bagdad. Cette partie est assez décevante, en particulier trop rapide sur les mouvements réformistes, et même sur la théorie du califat qu’il condamne. Il prône une réflexion continue sur les principes des Écoles juridiques mais ne s’y attarde pas et Bachir Diagne souligne son ambiguïté à propos du traitement non paritaire entre mari et femme (p. 311). Il y a ici une faiblesse par rapport aux admirables pages sur l’expérience mystique et la philosophie, et au fait qu’il ne relie pas le processus d’Ijtihad aux fameuses ressources autonomes et spirituelles dont il a parlé précédemment. Seul point positif et anticipatoire : sa proposition de réformer le système actuel de formation juridique dans les pays musulmans, « pour étendre sa sphère, et la combiner avec une étude intelligente de la jurisprudence moderne », réflexion prémonitoire face à l’incapacité actuelle de penser une vraie formation des imams en diaspora, chantier mille fois ouvert et jamais vraiment porté à son terme.

7Le legs de cet ouvrage est d’avoir su à la fois conserver l’anthropologie dynamique du Coran, déjà soulignée par Mohamed Arkoun, mais de l’avoir liée à la promotion d’un Ego humain (ultimate ego), libre et autonome dans sa recherche d’une expérience cognitive de la dimension religieuse. C’est en cela que Iqbal est éminemment moderne, poussant dans ses retranchements un monde musulman confi dans sa dévotion et qui remet au lendemain l’effort d’ijtihad, et une spiritualité soufie qui n’invoque pas un dépassement de l’ego. C’est parallèlement une critique de l’Occident qui met certes au centre l’individu mais le prive de ses ressources spirituelles. Paradoxalement, cette œuvre, au-delà de l’islam, questionne le sécularisme comme la tradition religieuse.

Chantal Saint-Blancat
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/02/2022
https://doi.org/10.4000/assr.64829
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