CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous sommes en juillet 2017 [1], et menons comme chaque année depuis 2015 une observation participante à l’occasion d’un festival dédié aux alternatives écologiques, le festival de la Terre [2]. Situé dans un parc de la ville suisse de Lausanne [3], cet événement est une plateforme qui permet à différents acteurs et organisations du milieu environnemental suisse d’atteindre un large public. Sa gratuité contribue à son succès, puisque 40 000 visiteurs découvrent chaque année différents stands d’associations locales, allant d’activistes zéro déchet à l’agriculture biologique, en passant par le bien-être ou les technologies nouvelles comme des matériaux de construction recyclés. Un large programme d’activités est encore proposé aux visiteurs, comme la projection de films, des tables-rondes, des ateliers de réparations, de yoga ou de développement personnel. Des concerts de musiques festives et du monde, des animations pour les familles ainsi que des stands de vente d’artisanat bio ou de nourriture végétarienne et végétalienne accompagnent ces trois journées. Outre des acteurs et organisations engagés dans l’écologie, différents praticiens « holistiques » ou des organisations proches des Églises sont également présents, à l’instar d’ateliers donnés autour des « Chants alchimiques » ou du « Tao de l’amour », ou du stand du « Groupe [protestant] de réflexion sur l’écologie et la spiritualité ». Lors de ce festival, un ensemble de modes de vie marqués du sceau de l’alternative est ainsi promu et valorisé durant l’espace-temps de cet événement [4].

2Ce qui attire particulièrement notre attention dans ce festival est le fait que plusieurs milieux de l’engagement écologique et civique associent des pratiques et des référentiels religieux ou spirituels à leurs militances séculières. Inversement, des acteurs issus du milieu des Églises et de mouvements de « spiritualité contemporaine » (Fedele, Knibbe, 2020) revendiquent une nécessaire « transition intérieure » qui devrait être entreprise afin de résoudre, à la « racine », les causes « profondes » des crises écologique et climatique contemporaines. Cette articulation, entre un milieu séculier qui « spiritualise » le message écologique et des acteurs issus du milieu des Églises et des spiritualités holistiques qui « écologisent » leurs pratiques et discours, indique qu’en Suisse un redéploiement du religieux serait en cours par le truchement de la transition vers la durabilité. Ces intersections sont particulièrement visibles lors du festival à travers les activités d’un acteur clé revendiquant une spiritualité écologique autant qu’une écologie spirituelle. Il s’agit de Michel Maxime Egger (MME), le fondateur en 2016 d’un « Laboratoire de la transition intérieure » (désormais appelé le Laboratoire). Ce projet est basé à Lausanne et s’inscrit au sein de l’œuvre protestante Pain pour le prochain (PPP). Cet acteur, qui se définit comme « méditant-militant » [5], propose une tentative de « liaison » entre différents mondes et publics potentiels – religieux, spirituels, académiques, écologiques, altermondialistes, etc. – qui émergent dans l’espace public, comme c’est le cas au festival de la Terre.

3La problématique de cet article sera de comprendre si le discours et l’action du méditant-militant MME parviennent effectivement à « lier » des mondes. Son audience dépasse-t-elle les milieux de l’écospiritualité ? Son discours reste-t-il cantonné à une voie alternative aux formes d’engagement ? Cela est d’autant plus intéressant que les discours et actions de MME sont relayés par des réseaux, conférences, ateliers et publications dans toute la francophonie. Ces questions nous permettront de comprendre dans quelle mesure et comment le religieux en Suisse se redéploie à travers l’engagement écologique. Le milieu de la militance écologique reprend-il certaines des propositions écospirituelles de MME ?

4Pour aborder cette problématique, nous analyserons les activités de ce dernier au sein du Laboratoire. Sous la forme d’une étude de cas, nous montrerons en quoi il est emblématique, car il se positionne à l’intersection de différents milieux qui sont rarement étudiés ensemble – religieux, spirituels et écologiques (voir figure 1). Nous montrerons dans une deuxième partie qu’à travers la figure médiatrice et les capacités de mobilité sociale de son fondateur, le Laboratoire est l’un des nœuds influents et institutionnalisés d’un réseau plus diffus en Suisse de « transition intérieure ». Par des observations de terrain, des entretiens et une analyse de ses écrits publics, nous chercherons ensuite à montrer de quelle manière l’action de MME au sein du Laboratoire s’efforce d’établir des jonctions entre différents publics. Nous verrons que la posture du « méditant-militant » permet effectivement à MME de se positionner dans plusieurs milieux, insufflant à la fois un engagement éco-civique positif et un mouvement de « spiritualité positive », principalement pour des publics de chrétiens sociaux distanciés, ou sécularisés. Nous discuterons en conclusion le succès relatif et les limites de cette tentative de « liaison ».

Une enquête sur les réseaux prônant une « transition intérieure » en Suisse

5Les données que nous présentons ont été recueillies en Suisse à partir de 2015 [6]. Sur notre terrain d’investigation, il est apparu que la fondation du Laboratoire était une innovation sans précédent, à la jonction entre le religieux institutionnel et des revendications d’écospiritualités plus diffuses. À travers la personnalité et le parcours de vie de son fondateur, MME, nous avons envisagé la constitution du Laboratoire comme l’étude d’un cas certes singulier (Yin, 1994), mais éclairant des dynamiques générales du milieu se revendiquant d’une « transition intérieure » en Suisse. Nous précisons que nous employons le vocable de « transition intérieure » dans son acception émique – telle que convoquée par les acteurs du terrain, qui y joignent de manière variable des références à la théologie, à la psychologie, aux sciences sociales ainsi qu’à la dimension spirituelle. De même, quand nous mentionnons le « religieux » ou le « spirituel », nous adoptons une approche constructiviste, consciente des différentes modulations et marquages des frontières qu’opèrent les acteurs du terrain (Ammerman, 2013 ; Streib, Hood, 2011 ; Beckford, 2003).

6Afin de documenter cette étude de cas, deux longs entretiens semi-directifs avec MME ont été conduits, l’un en 2016, alors qu’il venait d’être engagé par PPP et l’autre, deux ans plus tard [7], à l’heure d’un premier bilan. Nous avons également collecté les documents textuels produits par PPP et avons rencontré son directeur [8], afin de mieux comprendre les enjeux institutionnels de ce Laboratoire. Nous avons assisté en parallèle à plus d’une dizaine d’interventions publiques de MME avec d’autres interlocuteurs, lors de débats, de festivals liés à la durabilité ou dans le milieu des Églises. Des entretiens semi-directifs ont également été menés seul à seul avec les autres acteurs-clés du réseau de la « transition intérieure », ou plus largement revendiquant des approches spirituelles de l’écologie ou de la « nature ». Qui plus est, nous avons participé à des activités qu’organisait MME sous l’emblème du Laboratoire : ateliers d’écopsychologie ou week-ends intensifs d’écospiritualité. Les apparitions médiatiques de MME, ainsi que ses différents écrits au sujet de la théologie verte, l’écospiritualité et l’écopsychologie, ont été pris en compte. Cette diversité des données collectées témoigne de la stratégie de diffusion et de « liaison » des mondes qu’opère en particulier MME, en mobilisant notamment différents registres d’action et de discours en fonction de son audience.

Écologie, spiritualité et religion : des relations peu étudiées en francophonie

7En francophonie, une première exploration de l’articulation entre religion et écologie a été menée sous la direction de Danièle Hervieu-Léger. Elle a ouvert la voie à un examen de « divers aspects des renouveaux spirituels contemporains, dans lesquels se donnent à voir, de façon croisée, les enjeux écologiques des mouvements religieux et les enjeux religieux des mouvements écologiques » (Hervieu-Léger, 1993 : 12-13). Une voie réunissant deux dimensions généralement séparées, qui est encore à développer en francophonie.

8D’un côté, un pan de la littérature documente un processus récent d’écologisation des traditions religieuses « établies » (Monnot, 2020a ; Hervieu-Léger, 2017 ; Bertina, 2016 ; Turina, 2013 ; Gottlieb, 2010). Dans les approches sociologiques, cette littérature aborde les Églises, les organisations paroissiales et œcuméniques ou les associations environnementalistes confessionnelles sous l’angle de l’implantation de « technologies vertes » (Koehrsen, 2018), ou par le biais des engagements contre la dérégulation climatique (Veldman et al., 2014).

9De l’autre côté, une littérature marquée par l’anthropologie et l’histoire des religions étudie les « affinités électives » [9] entre des mouvements de spiritualités alternatives et le trope d’une « nature » sacralisée (Taylor, 2010 ; Bloch, 1998). Dans ce cadre, ce sont principalement des engagements locaux qui sont considérés par la recherche, tels que des pratiques de préservation de « bois sacré » (Notermans et al., 2016 ; Kirner, 2015), des pratiques sportives comme le surf, la randonnée (Hedlund-de Witt, 2013 ; Taylor, 2010) ou l’engagement agroécologique de populations paysannes ou vigneronnes (Gervais, 2020 ; Grandjean, 2020). Cependant, des occurrences sont parfois évoquées où les milieux des Églises et des spiritualités holistiques se rencontrent. C’est le cas notamment dans la littérature qui retrace les généalogies des mouvements de spiritualités contemporaines, et qui souligne l’importance des christianismes libéraux et ésotériques dans le processus d’émergence de références au « spirituel » (Woodhead, 2011 ; Sutcliffe, 2003). Néanmoins, à notre connaissance, peu d’enquêtes de terrain documentent effectivement comment s’opère dans le contemporain la jonction, premièrement entre les milieux du religieux institutionnel et des spiritualités holistiques, et deuxièmement, par le biais de l’écologie, entre les approches religieuses et séculières.

La constitution d’un réseau pour la « transition intérieure » en Suisse : les affinités électives entre religieux et écologie

10Depuis une dizaine d’années, un réseau appelant à une « transition intérieure » émerge en Suisse. MME en est l’une des figures prééminentes. Il est le promoteur d’un changement des modes de vie et s’est constitué une visibilité et une audience par ses écrits sur l’écospiritualité et l’écopsychologie. Il s’insère dans le paysage institutionnel par le biais des activités du Laboratoire qu’il a fondé en 2016 au sein de l’œuvre d’entraide protestante PPP (à laquelle s’est adjointe, depuis 2020, l’œuvre catholique Action de carême). La constitution du Laboratoire au sein de l’œuvre PPP est indissociable d’un contexte général, propice à la visibilité d’engagements et de prises de position à coloration écologique de la part d’acteurs ou d’institutions plus ou moins proches des milieux du religieux et du spirituel.

11À partir de 2015, nous avons notamment documenté les implications d’acteurs religieux ou spirituels dans les questions écologiques en Suisse, et plus généralement en contexte francophone. Par exemple, à l’approche du sommet de la COP 21 à Paris (2015), les principales Églises ainsi que des plateformes interreligieuses ou œcuméniques participèrent aux nombreuses mobilisations et pétitions remises aux dirigeants, marquant les attentes des États et de la société civile en faveur d’une réduction des émissions de CO2. Un autre exemple saillant de visibilité du religieux sur les questions écologiques est notamment le retentissement médiatique de l’encyclique Laudato Si’[10] publiée en 2015 par le Pape François, promouvant l’idée d’une « écologie intégrale » qui s’inscrirait dans le prolongement d’une « sauvegarde de la Création » et des différents développements doctrinaux de l’Église depuis Paul VI (timidement) et surtout depuis le début du pontificat de Jean-Paul II (Turina, 2013 ; Monnot, 2020b).

12De même, un ensemble de voix issues de la société civile fait coalition autour du climat en se centrant notamment sur des symboliques religieuses, à l’instar des journées de « Jeûnes pour le climat » qui rassemblent des acteurs religieux aussi bien que séculiers. Les remarques de Danièle Hervieu-Léger (1993 : 9) sur les « affinités électives » entre religion et écologie trouvent ici une confirmation.

13En francophonie, mentionnons le succès de productions culturelles, telles que le film Demain (2015) réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent [11], qui promeuvent des mouvements au sein de la militance écologique prônant, pour leur part, la recherche d’alternatives locales par en bas (Grandjean, Monnot, Becci, 2018 ; Becci, Monnot, 2016). Dans ces approches, la notion de « transition intérieure » accompagne à maintes reprises le leitmotiv de la « transition durable » [12]. Si la dimension spirituelle n’est pas centrale dans ces mouvements, elle est néanmoins présentée comme une composante importante en vue de l’émergence de ce qui est souvent qualifié de « nouveau paradigme » de société.

14En Suisse, nous avons observé que les acteurs provenaient des Églises établies, des réseaux de praticiens « holistiques », de la communauté universitaire, d’ONG et d’organisations locales militant pour la transition durable, auxquels viennent s’ajouter d’anciennes figures du monde politique. Ces derniers organisent des retraites spirituelles, des cycles de conférence, proposent de mettre des associations en réseau, font un travail de documentation et de conseil, interviennent dans les médias, traduisent ou rédigent des textes de vulgarisation, etc. Néanmoins, au-delà de ce contenu discursif ou textuel, les revendications de ce milieu de la transition s’accompagnent d’une éthique de vie – le développement d’un « soi » écologique – tout autant que de pratiques collectives et rituelles. D’autres pratiques « alternatives » sont encouragées, telles que la constitution de jardins collectifs cultivés en permaculture, la promotion d’agricultures de proximités et de circuits courts d’alimentation, la réparation de machines à basse-technologie (low-tech) ou la fabrication de ses propres cosmétiques. C’est dans ce contexte qu’il faut placer la création du Laboratoire au sein de PPP.

Les « rencontres de circonstance » du Laboratoire et de son fondateur

15Au-delà d’un contexte général propice à la constitution d’un Laboratoire, il est également intéressant de considérer comment celui-ci résulte également d’un ensemble de « rencontres de circonstance », tant au niveau du parcours de vie de MME, que sur le plan institutionnel en ce qui concerne PPP. Dans cette partie, nous considérons ces deux facettes afin de mieux mettre en exergue les innovations et reconfigurations contemporaines du religieux par le biais de l’écologique.

La voie du « méditant-militant » : un exercice de mobilité sociale

16MME est un homme dans la fin de sa cinquantaine, au parcours de vie constitué de multiples bifurcations. Lors d’entretiens semi-directifs menés avec lui, il décrit sa vocation comme celle d’un « tisserand » [13] qui serait animé du désir de contribuer – en synergie avec d’autres – au « paradigme de la vie bien reliée », « en train d’émerger aux quatre coins de la planète » [14]. Pour ce faire, il intervient fréquemment lors de tables-rondes et conférences dans des contextes séculiers, il anime également des retraites spirituelles, ou accompagne et conseille des associations citoyennes ainsi que des groupes paroissiaux dans leurs engagements en faveur de la durabilité. L’un des concepts phares de MME est celui du « méditant-militant ». Néanmoins, l’analyse du parcours de vie de MME indique que la rencontre entre les dimensions « militante » et « méditante » est récente, et découle d’un exercice de mobilité sociale.

17Issu d’une famille marquée par le catholicisme, MME s’est distancié rapidement de l’Église. Le retour à une dimension spirituelle et le développement d’une posture de « méditant » se déroulent en plusieurs étapes. D’abord en Asie, par « des expériences spirituelles très fortes […] en lien avec la nature », qui le rapprochent du bouddhisme zen. Lors d’une deuxième expérience « spirituelle », il s’engage dans la tradition orthodoxe où il sera consacré comme diacre jusqu’à son divorce, incompatible avec la fonction. Cela le conduira à prendre ses distances tout en poursuivant sa carrière de méditant, en tant qu’orthodoxe, dans les milieux réformés ou catholiques « libéraux » où ses prédications autour de l’écospiritualité rencontrent un écho favorable.

18Il développe en parallèle la dimension du « militant » à partir de l’année 1993, durant laquelle il est recruté une première fois par PPP dans le cadre de sa « campagne de carême ». Plus spécifiquement, il travaille notamment sur les campagnes de sensibilisation contre les mines personnelles et la campagne « Clean Clothes » en faveur des vêtements éthiques. En 2003, il rejoint Alliance Sud, une ONG avec laquelle il s’engage dans le lobbyisme parlementaire. C’est lors de cet épisode qu’il effectue un premier travail de « liaison » entre ces deux mondes – politique et religieux –, où transformation de soi et transformation du monde ne font qu’un. En effet, dans sa mise en récit, MME nous précise qu’une distinction entre « écologie extérieure » et « écologie intérieure » se précise pour lui :

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J’étais pas mal impliqué dans les milieux altermondialistes militants. C’était le début des forums mondiaux où Alliance Sud était très impliquée. Je me disais « on est dans l’horizontalité totale, en fait on travaille pour un altermonde, on veut changer le monde, etc., mais il y a très très peu de dimension de verticalité de spiritualité » […] c’était le début du développement personnel, et puis je découvrais que dans tous ces milieux [religieux et spirituels] que je fréquentais, il n’y avait pas de prise en charge du monde et de ses problèmes. C’était quand même quelque chose qui était très spirituel-intériorité. Pour moi, je me disais « mais il faut une articulation [entre] cette horizontalité [et] cette verticalité, ce travail de transformation de soi [et] de transformation du monde ».

20Son engagement progressif dans différents réseaux d’écospiritualité à partir des années 2010 l’incite à développer une notion centrale dans son travail : « la voie du méditant-militant », soit une approche associant « contemplation et action dans la création d’alternatives locales et de territoires résilients » [15]. Il s’agit alors d’annoncer narrativement « l’émergence » d’un nouveau mouvement global, autant que de participer à celui-ci en cherchant à articuler entre elles les initiatives locales déjà structurées.

21De manière générale, le parcours religieux de MME est jalonné par plusieurs conversions et prises de distance. Dans son engagement politique, il témoigne d’une mobilité sociale qui l’installe en médiateur au carrefour de plusieurs mondes. Autrement dit, sa posture écospirituelle et son engagement le situent entre les milieux chrétiens, ceux des spiritualités contemporaines et ceux de la militance écologique et altermondialiste. En conséquence, MME adapte son discours – le traduit plutôt – selon son auditoire lors de ses interventions publiques, convoquant tour à tour la théologie et les Pères de l’Église pour un public religieux, ou l’écopsychologie et la notion « d’intériorité » pour un auditoire plus séculier :

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C’est vrai que si je veux toucher des gens en milieu chrétien, je dois pouvoir leur montrer que tout ça […] a à voir avec leur foi. Et qu’en réalité, il y a en fait des fondements dans la théologie pour donner un sens et un langage, traduire ça dans un langage [de transition]. Mais après je peux parler à d’autres personnes. [Pour] moi, l’important c’est ce travail intérieur de reconnexion à partir duquel on entre dans du concret et des changements dans nos modes de vie [16].

23Cette ambivalence entre écospiritualité et écopsychologie n’implique pas le fond du message du Laboratoire en matière de « transition ». Celui-ci est principalement fondé sur les écrits, les conférences et les ateliers d’auteurs anglo-saxons inscrits dans la mouvance de la contre-culture, tels que Theodore Roszack ou Joanna Macy, deux activistes qui représentent, selon les contextes, les axes écospirituels et écopsychologiques d’une « transition intérieure » (Macy, Brown, 2008).

La fondation du Laboratoire : quand le « spirituel » renouvelle le religieux institutionnel

24L’organisation PPP est connue du grand public pour ses campagnes-chocs de sensibilisation et de lobbying sur des thèmes en lien avec la justice sociale intégrant aussi la justice climatique. Dans sa politique, PPP se trouve face à plusieurs défis. D’une part, la génération sensible à la cause chrétienne sociale vieillit, ce qui réduit le réservoir des relais à l’intérieur des paroisses. D’autre part, les actions et les campagnes concernant des problématiques séculières perdent de vue l’horizon d’un engagement spirituel. Enfin, les formules des campagnes-chocs semblent interpeller la population de manière moins efficace que précédemment.

25C’est dans ce contexte que PPP, placé sous l’égide d’un nouveau directeur, Bernard DuPasquier, entame un processus de refonte de son mode opératoire et de recherche de nouveaux publics. MME, déjà actif dans les réseaux d’écospiritualité francophones, est ainsi approché. Le directeur de PPP explique lors d’un entretien, mené dans le petit parc privatif attenant au bureau de Lausanne, comment lors de leur rencontre « quelque chose s’est donné » sous la forme d’une situation « gagnant-gagnant » :

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Finalement il y a quelque chose qui s’est donné. Michel avait travaillé pour PPP, travaillait à l’époque à Alliance Sud aussi dans la politique de développement. Il lui manquait [professionnellement] cet aspect justement du méditant. Il y avait que l’aspect militant et il a vu qu’on était dans une réflexion, euh… de cohérence pour dire « non il faut qu’on soit méditant et militant ». Et on a eu là cette impulsion de dire « il y a un lien à faire entre l’engagement privé de MME et l’engagement public de PPP. » Enfin, une situation win-win, quoi [17].

27C’est à la suite de cette « rencontre de circonstance » que s’élabore l’idée d’un laboratoire pour explorer et expérimenter les dimensions intérieures (psychologiques, spirituelles et culturelles) de la transition durable. Actuellement, ce Laboratoire se présente comme une manière de « contribuer à la transition vers un monde plus juste et respectueux de la nature, en synergie avec les alternatives qui émergent aux quatre coins du monde » [18]. Il incite également les individus à conjoindre dans leur engagement la figure du « méditant » et celle du « militant ». Le discours de liaison entre différents mondes trouve ici un ancrage particulier. Notons que ni la militance de MME ni la constitution du Laboratoire n’opèrent une rupture radicale avec le programme social et d’entraide nord-sud de PPP. Toutefois, l’une et l’autre s’inscrivent dans une stratégie de renouvellement institutionnel. Celle-ci vise à réinsuffler de la spiritualité, à « renouer, en les revivifiant, avec ses racines spirituelles » [19] dans un monde chrétien social de plus en plus sécularisé, à renouveler le public ciblé et à doubler la dénonciation des injustices d’une démarche positive. À partir d’un premier bilan couplé à nos observations de terrain, nous jaugerons les dynamiques et les limites de cette configuration.

La figure du méditant-militant : un dépassement du milieu de la transition ?

28L’œuvre d’entraide PPP est face à une base d’employés et de sympathisants qui s’inscrivent de plus en plus dans un profil « distancié » d’engagement religieux (Stolz et al., 2015). Le Laboratoire est une alternative pour « spiritualiser » l’organisation. De ce point de vue, l’action « méditante-militante » insufflée par MME peut être considérée comme un succès. Mieux connue du public pour sa militance que pour ses liens aux Églises, l’organisation trouve à s’y réinscrire dans une voie méditante en organisant rencontres, conférences et interpellations spirituelles dans le milieu de la transition.

Vers une « spiritualité positive » insufflée dans le milieu des Églises

29Nous pouvons schématiser la position de PPP dans le milieu de la transition de la manière suivante (figure 1) : chaque ellipse représente un milieu distinct (des Églises établies, des spiritualités holistiques, de la militance écologique). Cependant, ces milieux ne sont pas des systèmes clos autoréférentiels et autonomes, car ils sont en interaction les uns avec les autres comme l’illustrent différents exemples d’écologies spirituelles ou de spiritualités et de religiosités écologiques évoqués précédemment. D’un point de vue empirique, nous observons qu’en Suisse certains acteurs sociaux ou institutions – tels que le Laboratoire – peuvent se situer et agir dans deux voire trois milieux à la fois. Les différentes stratégies de liaison des mondes et de mise en réseau qu’opèrent les motifs de la « transition intérieure » permettent ainsi de réunir différents acteurs des trois milieux autour des thématiques communes d’une transformation du soi et d’un changement sociétal par en bas. Il en résulte ainsi la structuration d’un nouveau réseau traversant (illustré par un triangle à l’intersection dans la figure 1), effectivement capable de dépasser les audiences habituelles. C’est là où MME est rendu actif par le Laboratoire et innove en proposant la notion de « méditant-militant ». Nous présentons brièvement ici comment chez MME et au sein des activités du Laboratoire ces trois milieux sont articulés, d’abord afin d’insuffler une « spiritualité positive » dans le milieu des Églises.

Figure 1 : le réseau de la transition où se situe le Laboratoire à l’intersection de différents milieux

Figure 0

Figure 1 : le réseau de la transition où se situe le Laboratoire à l’intersection de différents milieux

La figure du méditant-militant
© Christophe Monnot, Alexandre Grandjean

30En intégrant une dimension spirituelle à l’engagement écologique, le Laboratoire ainsi que PPP peuvent se positionner et se présenter dans ces trois milieux comme des dynamiseurs positifs et, plus précisément, holistes, c’est-à-dire : premièrement, prenant en compte les besoins profonds et spirituels des êtres humains tant dans les pays du Sud que du Nord et deuxièmement cherchant à abolir les frontières et à « lier » entre eux les mondes. Ensuite, l’action de MME renouvelle le milieu spirituel en brouillant les frontières entre le milieu chrétien social classique et le milieu holistique. MME parvient à insuffler une « spiritualité positive » dans les sous-milieux actifs de la militance écologique.

31Relevons simplement une initiative, notamment impulsée par MME, pour souligner ce point. Dans les locaux d’un centre socioculturel de Lausanne fortement impliqué dans la transition écologique et intérieure, il réunit plusieurs partenaires [20] autour d’un cycle de plus de douze conférences, intitulé « Tout peut (encore) changer », qui traite de thèmes allant de « Inventer une nouvelle éducation » à « La méditation comme moteur de transformation sociale » en passant par « Des outils pour nourrir notre engagement citoyen ». Chaque séance réunit près de deux cents personnes. PPP se profile alors comme un acteur phare d’une dimension spirituelle et intérieure nécessaire dans le milieu de la transition. L’œuvre connue pour sa militance auprès du public peut alors se distinguer par une approche spirituelle souple ou « méditante ».

32Cet « esprit de la transition », pour reprendre le vocable de MME, ne s’arrête pas là. C’est aussi toute l’action publique des actions de PPP qui en sont transformées sous son influence. La campagne de carême de 2018, intitulée « Prenons part au changement, créons ensemble le monde de demain ! », en est le parfait exemple. Elle insuffle un esprit positif et ne distingue pas entre les engagements au Nord et au Sud pour une transformation du monde. Le 22 février 2018, la capacité de 200 personnes de la salle Welle 7 à Berne montrait ses limites face au succès de la « journée sous le signe de la transition » qui lançait cette campagne et affichait complet plus de trois semaines avant l’événement. L’œuvre, connue pour ses interpellations relatives aux conséquences des relations Nord-Sud, peut ainsi se réinscrire dans une voie militante plus large, puisqu’elle implique aussi des actions au Nord, tout en insufflant un mouvement spirituel et positif plus proche des nombreux distanciés des Églises, car en dehors des allégeances ecclésiales.

Vers un engagement « écologico-civique positif » insufflé aux milieux holistiques et des Églises

33Les mises en réseau produites par le Laboratoire touchent toutefois d’autres initiatives citoyennes qui vont bien au-delà de la Suisse. En entretien, MME précise sa volonté de constituer un « hub » du réseau des villes en transition initié par Rob Hopkins (2020). Par ailleurs, en lien avec cette dynamique, le Laboratoire travaille avec d’autres mouvements en France et en Belgique, tels que l’association Terr’Éveil qui se revendique ouvertement de l’écospiritualité et de l’écopsychologie anglo-saxonne ou encore le mouvement des Colibris centré autour de la figure charismatique de Pierre Rabhi (2006). Ce sont encore, plus ponctuellement, des participations comme conférencier ou intervenant lors de festivals liés aux alternatives durables, la constitution d’un groupe francophone d’écopsychologie en Suisse et l’organisation de week-ends intensifs d’écospiritualité où sont invités à s’exprimer des intervenants se réclamant autant du bouddhisme que du chamanisme ainsi que des acteurs académiques [21]. Sur ce point, on peut donc remarquer, comme le montre son positionnement dans la figure 1, que l’action menée par PPP au travers de MME est bien placée pour apporter un vent nouveau dans le monde classique de la militance, et surtout, au passage, pour orienter le milieu holistique vers davantage de considérations « écologico-civiques », notamment sur les questions de la gouvernance, des modes de consommation et de production, ou par le biais d’engagements associatifs. La notion de « transition intérieure » offre un pont conceptuel tant vers les chrétiens préoccupés par les causes environnementales ou sociales que vers des adeptes du milieu holistique qui s’intéressent à un mieux-être et se soucient aussi de leur environnement.

34Lors de notre enquête – et notamment en 2017, lors de l’activité « Explorer notre lien au Vivant » dans le cadre du festival de la Terre décrit en introduction –, nous avons pu assister à des ateliers de « Travail qui relie » (TQR). Pour cela, MME était accompagné par une deuxième animatrice, universitaire active dans le Réseau romand d’écopsychologie. Nous sommes une dizaine de participants. En une heure et demie, les deux animateurs nous font découvrir une partie de cette série d’exercices pratiques attribués à l’écopsychologue américaine Joana Macy (Macy, Brown, 2008). Dans cette démarche tour à tour qualifiée de « transition intérieure », « d’écospiritualité » ou « d’écopsychologie pratique », c’est à partir des dispositions intérieures des individus que sont envisagés les éventuels freins menant à des engagements sociétaux et politiques plus radicaux en matière de transition écologique. Dans cette optique, les différents exercices du TQR visent à « reconnecter » les individus à leurs émotions et à leur permettre ainsi – selon les explications données par MME lors de l’atelier – d’« aller de l’avant », puis de « s’enraciner dans la gratitude », d’« honorer sa peine pour le monde » et finalement de « changer de perception ». Il est ainsi rendu implicite que chaque individu disposerait d’un sentiment de désespoir de facto au vu des dégradations environnementales. De manière générale, ces exercices sont centrés sur l’intimité, la sensorialité, les connaissances et l’émotivité des participants, sans nécessairement que des appartenances ou des familiarités religieuses ou spirituelles particulières soient demandées préalablement. À travers ces exercices, chacun peut repartir avec un sens d’action positive ou réenchantée dans la cause écologique personnelle et routinière, comme le tri des déchets, l’usage de la voiture, etc. Ces gestes sont alors « reliés » à un sens plus profond ou plus englobant. MME permet aux participants, qu’ils proviennent des milieux d’Église, holistique ou de militance écologique, de s’engager positivement pour les questions écologiques et de transition durable. Il réinsuffle un sens profond à l’engagement écologique.

Les limites à l’action de la voie du méditant-militant

35Notons cependant que, bien que MME soit invité pour animer des conférences et ateliers dans ces trois milieux, il ne parvient cependant que rarement à lier ces trois publics en même temps – des événements comme le festival de la Terre sont des exceptions et précisément des lieux permettant les « rencontres de circonstance ». En effet, ce sont plutôt à chaque fois des publics spécifiques qui assistent à ses ateliers, sans compter évidemment tous ceux, tant du milieu des Églises, holistique et de la militance environnementale, qui n’y assistent pas. À titre d’exemple, citons l’assemblée générale de 2016 du festival Alternatiba de Genève où des militants proches du comité ont émis plusieurs critiques relatives aux revendications de « transition intérieure ». Pour eux, cette tendance qu’ils rapprochaient du mouvement Colibri de Pierre Rabhi était associée à des formes de « dépolitisation », « d’individualisation » des luttes et surtout à des formes de « contrôle social ». Concrètement, les stands de la « transition intérieure » ont été, depuis, repoussés toujours plus loin du centre du festival lors des éditions suivantes. Cet exemple illustre notamment le fait que la tentative de « liaison » des mondes montre ses limites selon la perspective du « militant ».

Les limitations dans le milieu bottom-up de la militance environnementale

36Le Laboratoire peut en effet se targuer de collaborations avec des milieux écologiques et sociaux engagés comme des associations de préservations de l’environnement, des réseaux de permaculture, des festivals citoyens ou des centres socio-culturels. Cependant, ces collaborations sont ponctuelles. Ce n’est que lorsque ces milieux cherchent à aborder la question spirituelle ou du réenchantement de la nature dans leurs propres actions qu’une collaboration est possible. Autrement, ni MME ni le Laboratoire ne sont considérés comme des partenaires. En d’autres termes, dans le milieu écologique, l’expertise reconnue de MME est celle du « méditant » et non celle du « militant » (écologiste).

37De manière plus générale, cette situation s’observe lors du festival déjà évoqué d’Alternatiba à Genève ou lors de « Marches pour le Climat », où les revendications écologistes au travers de références au religieux et au spirituel sont peu représentées, au profit d’une critique anti-capitaliste de l’écologie. Dans de tels contextes, ce sont principalement des acteurs religieux qui effectuent ces modes de communication. Qui plus est, bien que certains acteurs promouvant une approche « spiritualisée » de l’écologie organisent ou proposent des conférences ou tiennent des stands en commun, leurs modes de communication demeurent centrés sur des références séculières et des critiques matérialistes des enjeux de justice sociale et environnementale. La tentative de « liaison » impulsée par MME semble en effet ne pas être efficace dans les milieux de la militance écologiste, déjà constituée d’experts en sciences ou en politiques environnementales, généralement validés par des positions professionnelles académiques ou politiques. Toutefois, l’assise institutionnelle qu’offre PPP permet tout de même à MME, bien que marginalisé, de tenir sur la durée au sein de ces réseaux de militance. Au travers de son action qui vise à relier le monde écologique et celui de la spiritualité, il peut être invité lors d’événements ou de mobilisations pour produire une image positive de la spiritualité, consensuelle pour une part importante des militants, mais jamais pour produire une forme de militance écologique crédible. Il participe ainsi à rendre audibles et « banales » (Griera, Clot-Garrel, 2015), tout autant que « populaires » (Knoblauch, 2008), les références à la « transition intérieure » et à une écologie « spiritualisée » sur le long terme.

Les limitations institutionnelles de la « transition intérieure »

38Une autre limite de ce travail de « liaison » que nous avons observée concerne le milieu des Églises. L’engagement pour le développement durable dans le milieu des Églises entre en concurrence avec d’autres causes qui leur sont habituellement attribuées, telles que l’entraide solidaire et les enjeux de justice sociale (Koehrsen, 2015). L’engagement dans la « transition » peine donc à s’inscrire au centre des programmes sociaux des Églises. Et quand l’écologie est convoquée, d’autres approches théologiques et d’autres acteurs sont privilégiés au détriment des approches « spiritualisées » de la transition défendues par MME. Pour les Églises, ce sont les œuvres de PPP, qu’elles soutiennent institutionnellement dans le cadre d’accords établis par les synodes, qui sont importantes, or le Laboratoire n’a pas d’impact sur ces accords. On remarque que, dans le milieu des Églises comme dans celui de la militance écologique, le Laboratoire demeure une initiative bottom-up qui touche peu les organisations écologiques ou les structures ecclésiales elles-mêmes. Aucun synode ne s’approprie une part du discours ou des perspectives soutenues par MME.

39En somme, le Laboratoire partage avec les autres mouvements de la « transition », qu’ils soient rattachés à des œuvres chrétiennes ou non, une dynamique de militance bottom-up. Ils peinent alors à interpeller durablement sur le plan institutionnel. Ainsi, si des acteurs proches des milieux politiques ou économiques peuvent avoir des sympathies ou faire appel à des approches « intériorisées » ou « spiritualisées » de l’écologie, les institutions qu’ils représentent demeurent étrangères à ces discours calibrés autour de la transformation individuelle et de l’initiative citoyenne. En ce sens, malgré la ressource institutionnelle procurée par PPP, MME a peu d’accès au monde des institutions, ou du moins n’y est pas invité en tant qu’expert. Le discours spirituel, centré sur le vécu et le ressenti, est ainsi un discours qui ne se mélange pas à ceux des autorités légales rationnelles portées par les administrations publiques, les conseils synodaux et diocésains ou les entreprises. L’assise institutionnelle de PPP a cependant l’avantage de faire tenir dans la durée les actions du Laboratoire. Le travail de « liaison » impulsé par MME peut alors se targuer de quelques succès, même si c’est davantage sous l’étiquette du « méditant » que du « militant » que le milieu de la transition l’invite à s’exprimer. L’organisation PPP demeure ainsi le principal représentant de la face « militante » de l’organisation, sans que son programme initial ne soit radicalement renouvelé derrière des motifs spirituels. Le Laboratoire représente pour sa part le versant « méditant » et, dans la logique de son programme de transformation, cherche à agir sur les individus (collaborateurs, membres des réseaux, publics de chrétiens sociaux distanciés) sans pour autant atteindre structurellement les institutions.

Conclusion : des « médiateurs » et des médiations pour un religieux qui s’écologise

40En réponse à la problématique posée à l’origine de cette enquête, nous observons que la figure du méditant-militant diffusée par MME parvient effectivement à « lier » des mondes. MME réussit, au sein du Laboratoire, à insuffler une « spiritualité positive » dans les trois grands milieux qu’il tente d’unir sous l’égide du méditant-militant pour l’écologie. Avec la face du méditant, il y a bien un phénomène de « spiritualisation » d’un segment du religieux au travers de la question écologique. Il touche principalement un sous-milieu de chrétiens distanciés ou d’une reconfiguration d’engagements chrétiens-sociaux qui s’agrègent à un autre sous-milieu de la militance environnementale prônant une « transition intérieure ». MME, par son parcours oscillant et sa maîtrise de différents mondes, est ainsi l’un des « médiateurs » au sein du milieu de la transition. Son engagement au sein de PPP offre finalement la possibilité de réactiver sa base et une partie de la population, distanciée des Églises, sous le motif spirituel, pour les inciter à être autant des « méditants » que des « militants ». Le contrat gagnant-gagnant décrit par le directeur de PPP se révèle être tout à fait gagnant pour la grande œuvre chrétienne. Elle parvient, au travers du soutien au Laboratoire, à réactiver sa base et à l’élargir à de nouveaux publics.

41La figure du méditant-militant de MME résonne encore avec un sous-milieu cosmopolite, se préoccupant de son bien-être, combinant bonne conscience écologique et posture anti-capitaliste et anti-système. Avec la face du militant, il y a bien un phénomène d’engagement civique positif d’un segment du milieu holistique à travers la question écologique. Les mises en réseaux effectuées par le Laboratoire touchent de nombreuses initiatives citoyennes, à l’instar de conférences et participations lors de festivals liés aux alternatives durables, à la constitution d’un réseau d’écopsychologie, ou encore par l’organisation de week-ends intensifs d’écospiritualité. Sur ce point, on peut donc remarquer que l’action menée par MME apporte un vent nouveau dans le monde classique de la militance, et surtout, au passage, tend à orienter le milieu holistique vers plus de considérations « écologico-civiques ». En juxtaposant deux postures, MME parvient à dépasser le mode de la militance classique en écologie. Il propose un engagement civique et écologique résolument positif et l’élargit à de nouveaux publics, moins politisés, en quête de sens, prêts à s’inspirer d’une spiritualité positive, individuelle et non contraignante.

42Cependant, le travail de liaison opéré par MME au sein du Laboratoire se heurte à plusieurs limites. La première provient du monde de la militance écologique qui veut bien intégrer l’action de MME, mais à la marge. Le but est de réenchanter l’engagement écologique et d’inclure les franges de militants de la transition intérieure. Cependant, le milieu de la militance reste dubitatif sur l’engagement politique spiritualisé ou en régime de responsabilité hyper-individualisé. La deuxième limite provient du milieu des Églises. Les institutions ecclésiales, comme les synodes ou les Églises cantonales, perçoivent l’action de MME comme celle d’un partenaire dans une œuvre qu’ils soutiennent sans pour autant qu’elle ne change réellement leurs procédures ni leurs actions. L’inscription au sein de PPP, une œuvre proche et soutenue par les Églises, se révèle autant un avantage qu’un handicap. L’avantage est que MME, par son assise institutionnelle, peut déployer son action sur la durée. Le handicap est que pour les Églises, MME demeure un simple partenaire et que son succès est vu comme une plus-value pour les Églises qui peuvent ainsi se targuer d’actions auprès d’un public élargi.

43Finalement, nous observons que la figure du méditant-militant prônée par MME nous permet, plus largement, de comprendre comment le religieux se redéploie à travers l’engagement écologique. La cause écologique permet un réenchantement de l’engagement des membres qui donnent alors un nouveau sens spiritualisé à leur action. Cependant, ce redéploiement ne touche pas les institutions ecclésiales qui ont peu de place dans leur routine bureaucratique pour ces considérations spirituelles. C’est plus au niveau des membres et spécialement dans une frange de personnes distanciées, mais intéressées par la spiritualité et la cause climatique, que le réenchantement prend forme. L’action de MME permet également un engagement militant positif auquel plusieurs ONG environnementales ne sont pas insensibles. MME est alors convoqué pour réenchanter cette militance, mais dans des termes souvent éloignés du christianisme et au prix d’une spiritualité psychologisée. Ce redéploiement n’est cependant pas à minimiser, car il est en train d’émerger dans le milieu de la transition avec une forme de spiritualité qui se détourne du soi (sheilaisme) [22] pour se tourner vers l’environnement, la nature et la prise de conscience écologique. La question qui reste en suspens est de savoir si ce redéploiement sera le lit de nouveaux engagements politiques ou s’il n’assistera qu’à la marge aux futurs débats et mobilisations sur le climat, comme celui, récent, des grèves pour le climat.

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Salomé Okoekpen pour la retranscription et l’analyse des données, Irene Becci et les relectrices.teurs anonymes des ASSR pour leurs commentaires sur une première version de cet article.
  • [2]
  • [3]
    La ville compte 145 000 habitants : https://www.lausanne.ch/portrait/carte-identite/population.html (consulté le 21/07/2021).
  • [4]
    Pour une description et une analyse spatiale des références écospirituelles lors du festival de la Terre, voir Becci, Okoekpen, 2021.
  • [5]
    L’expression « méditant-militant » provient, à l’origine, du prêtre orthodoxe belge Thierry Verhelst qui a fondé le « Réseau Sud-Nord – Cultures et Développement », auquel participaient notamment Serge Latouche et Michel Maxime Egger et qui discutait avec des théologiens tels que Raimon Panikkar (1999) et Dorothée Sölle (1985).
  • [6]
    Elles ont été récoltées dans le cadre de deux enquêtes qualitatives, la première soutenue par la plateforme Volteface de l’Université de Lausanne (2015-2017) et la seconde immédiatement postérieure dans le cadre du Fonds National Suisse (sous la direction d’Irene Becci), qui s’est achevée au début de 2021.
  • [7]
    Entretien mené le 03/07/2018 dans les locaux de PPP à Lausanne.
  • [8]
    Entretien mené le 15/08/2017 dans les locaux de PPP à Lausanne.
  • [9]
    Ce concept de Max Weber est repris dans le contexte de l’écologie par Hervieu-Léger, 1993 : 9.
  • [10]
    Texte disponible en intégralité sur le site du Vatican :
    http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html (consulté le 21/07/2021).
  • [11]
    Film documentaire français produit par : Move Movie, France 2 cinéma, Mars films et Mely Production (coproduction) ; Fonds de dotation Akuo Energy, OCS et France Télévisions (participation) ; KissKissBankBank (financement participatif).
  • [12]
    Elle est parfois seulement suggérée comme dans Demain.
  • [13]
    Une expression qu’il emprunte au philosophe Abdennour Bidar (2016).
  • [14]
  • [15]
    Flyer de présentation du Laboratoire de la transition intérieure.
  • [16]
    Citation extraite de l’entretien du 03/07/2018.
  • [17]
    Entretien avec Bernard DuPasquier, Lausanne, 15/08/2017.
  • [18]
    Source : flyer de présentation de PPP annonçant le Laboratoire.
  • [19]
    Échange avec MME, 30/03/2019.
  • [20]
    Co-organisée entre PPP – Action de carême, l’association des aumôneries universitaires Theofil (œcuménique) et le centre socio-culturel de l’union syndicale vaudoise Pôle Sud (séculier et engagé dans l’écologie), http://polesud.ch/activite/tout-peut-encore-changer/ (consulté le 21/07/2021).
  • [21]
    Christine Kristof-Lardet (2019), qui était présente lors des séminaires, reprend les mêmes procédés avec des intervenants similaires dans son ouvrage.
  • [22]
    Robert Bellah (1985) retrace l’histoire d’une femme nommée Sheila qui avait établi sa propre religion privée à partir d’éléments épars, selon un processus désigné dès lors par « Sheilaisme ».
Français

Cet article analyse les activités de Michel Maxime Egger au sein du Laboratoire de la transition intérieure qu’il a créé en 2016. Michel Maxime Egger est un acteur qui se définit comme « méditant-militant » et tente de « lier » différents mondes et publics potentiels – religieux, spirituels, académiques, écologiques, altermondialistes, etc. Sous la forme d’une étude de cas, nous montrons comment il impulse un réseau de « transition intérieure » se situant à la frontière de trois milieux : spiritualité holistique, milieu des Églises et militance écologique. Nous constatons que la posture du « méditant-militant » permet effectivement à Egger de se positionner dans plusieurs milieux, insufflant à la fois un engagement éco-civique positif et un mouvement de « spiritualité positive », principalement pour des publics d’acteurs dans le milieu de la transition intérieure ou de chrétiens sociaux distanciés. Son succès est certain, mais relatif. Il souligne les limites d’un redéploiement du religieux par l’engagement écologique en Suisse.

  • Suisse
  • écospiritualité
  • écopsychologie
  • écologie profonde
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Christophe Monnot
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Université de Lausanne –
alexandre.grandjean@unil.ch
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2021
https://doi.org/10.4000/assr.59167
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