CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le titre principal de l’ouvrage articule habilement deux thèses : « l’étatisation » du Sacré fait partie du processus de fondation et de stabilisation de tout État ; pour ce faire, l’État procède par assertions sacralisées, dont sa Constitution (« production mythique, texte religieux », p. 91) est une expression privilégiée. Si la Chine contemporaine constitue l’objet premier de l’étude, l’expérience sud-africaine de l’auteur durant les dernières années de l’Apartheid et sa réflexion sur le processus qui conduisit à la Constitution adoptée en 1996 forment la « seconde voix » de l’ouvrage, parfois enrichie de références à d’autres situations nationales, aux États-Unis notamment.

2La longue préface de l’ouvrage livre l’essentiel de sa thèse : les États-nations sont toujours des États religieux, dont le territoire est « sacré ». L’État-nation exige qu’on lui sacrifie, qu’on le célèbre, l’adore et sanctifie. La constitution chinoise, qui fait explicitement référence à son espace de souveraineté en tant que « territoire sacré », constitue un excellent exemple de pareille exigence. La territorialisation est devenue une forme de sacralisation, associée à une narration à caractère mythologique. Cette revendication a de profondes implications quant aux structures juridiques, au contrôle social, à la liberté religieuse et aux droits de l’homme en général. La façon dont le territoire, la religion et la citoyenneté sont mythifiés et sacralisés constitue l’infrastructure imaginée de l’État-nation moderne. La nation n’est pas simplement « imaginée » : l’État la sacralise.

3Intéressante sans être vraiment neuve, la thèse s’inspire des sciences religieuses contemporaines de manière plus approfondie que ne le font souvent les travaux consacrés aux États contemporains et à leur armature juridique. Les références à Bruce Lincoln, Giorgio Agamben, David Chidester par exemple sont nombreuses et précises, l’appareil critique détaillé. L’étude du lexique politico-religieux chinois et de sa rhétorique constitutionnelle est éclairante, même si elle aurait pu être poussée plus loin. Mais la comparaison menée avec la Constitution sud-africaine est décevante : si l’un et l’autre texte, note l’auteur, sont fondés sur un mythos portant sur l’histoire nationale, leurs oppositions ne sont guère articulées. En définitive, on ne sait pas vraiment si tout État sacralise pareillement la nation, ou si les limites et la stratégie de sacralisation poursuivies d’un État à l’autre peuvent et doivent être différenciées.

4Les chapitres consacrés à la situation des religions en Chine contemporaine sont un peu déconcertants. Les vignettes qu’ils contiennent ne remplacent pas les ouvrages plus documentés qui traitent du même thème, et, quoi qu’en dise l’auteur, les chapitres en question s’accrochent malaisément à la thèse centrale. Plus généralement, l’impression prévaut parfois d’un ouvrage partiellement composé de pièces rapportées. C’est le cas encore du chapitre consacré aux « contacts » (contacts missionnaires avec la Chine, contacts aussi des Han avec les populations situées aux marges de l’Empire), à cela près qu’il permet en sa conclusion d’articuler une thèse complémentaire : les contacts entre les puissances impériales et la Chine ont « donné naissance à un nouveau type d’État-nation, différent mais non moins dangereux que les autres États-nations » (p. 131). Du reste, la nature exacte des différences en question n’est pas précisée. Les similitudes semblent l’emporter, puisque Walsh applique à la Chine l’assertion de Michel Foucault selon laquelle l’État moderne a fonctionné comme une matrice d’individualisation ou une nouvelle forme de pouvoir pastoral (p. 133).

5En définitive, conclut l’auteur après quelques hésitations, « la Chine offre au monde un nouveau modèle d’un État-nation moderne, mais elle le fait en empruntant trop souvent involontairement des termes et des idées eurocentriques. […] L’État ancestral (zuguo) a toujours été autoritaire. […] L’État ancestral qu’est la Chine utilise aujourd’hui des catégories étroites, plusieurs, comme nous l’avons vu, empruntées aux mentalités européennes, pour renforcer son autorité et éliminer “les germes de la rébellion” » (p. 151-152). En quoi alors a consisté le passage de « L’État ancestral » chinois à cet « État moderne » calqué sur un moule occidental qu’est (aussi ?) la Chine ? C’est la question que soulève implicitement la conclusion, mais que l’auteur n’articule pas, et à laquelle il répond moins encore.

6On se félicitera de voir les catégories de la pensée politique et religieuse contemporaine appliquées à la Chine, en contraste avec le splendide isolement qui caractérise souvent les études chinoises. On regrettera en revanche de voir l’anecdote ou la vignette faire souvent office de démonstration, et les approches utilisées l’être de façon trop rapide, sans prendre en compte les questions que leur application soulève. De ce fait, la thèse énoncée au début de l’ouvrage n’est ni affinée ni développée ainsi qu’elle aurait dû l’être. L’ouvrage mérite néanmoins d’être consulté pour toute étude comparative des « religions politiques » comme pour les aperçus qu’il donne sur la mobilisation d’un vocabulaire à teneur religieuse par les autorités chinoises. Les lendemains de la pandémie de covid-19 voient se renforcer encore certains des accents rhétoriques que l’ouvrage justement relève.

Benoît Vermander
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/02/2021
https://doi.org/10.4000/assr.58242
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