CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le récit moderne qui retrace l’héroïque conquête de l’autonomie individuelle et collective fait de la séparation du spirituel et du temporel une réalité en même temps qu’un bien. Une réalité, parce que le gouvernement représentatif, qui a fini par s’imposer comme une évidence indépassable [1], repose de fait sur l’opinion publique et non sur une vérité doctrinale qu’il possèderait et diffuserait dans le corps social. Un bien, parce que cette neutralité doctrinale du gouvernement serait la condition nécessaire et suffisante du pluralisme, considéré comme l’essence même de la liberté.

2Très tôt au xixe siècle, Guizot avait proposé une généalogie légitimant par l’histoire le système représentatif moderne et la désactivation du pouvoir spirituel que ce système enveloppe. Selon lui, nous sommes arrivés à l’âge des « institutions générales […] qui provoquent la société à se manifester dans son gouvernement » [2]. À la faveur du développement conjoint de la bourgeoisie et de la monarchie contre la noblesse, et grâce à « l’émancipation de l’esprit humain » (Guizot, 1985 : 263) engendrée par la Réforme, la société est enfin parvenue à sa forme actuelle, qui est aussi sa forme définitive. Plus exactement, la société est devenue la puissance informatrice des classes en lutte [3]. Toutes les forces sociales particulières – la noblesse, le clergé, la bourgeoisie –, toutes ces classes « ne paraissent plus qu’en seconde ligne, presque comme des ombres effacées, par ces deux grands corps, le peuple et son gouvernement » (Guizot, 1985 : 192). Certes, la lutte des classes n’a pas disparu (et du reste pour Guizot elle ne disparaîtra jamais), mais les classes elles-mêmes sont désormais comme enveloppées par la société [4], instance de la généralité capable de se subordonner ses propres éléments au moyen du gouvernement représentatif, dont c’est « précisément la nature […] de ménager tous les intérêts, toutes les forces, de les concilier, de les faire vivre et prospérer en commun » (Guizot, 1985 : 288). Or la société n’a pu devenir cette puissance structurante qu’en habitant la conscience de ses membres : « Tant que l’action d’un être sur un autre est purement matérielle, la société n’est pas. Elle n’existe que par la conscience réciproque des rapports qui la fondent » [5]. Définie par l’émergence de la société entendue comme mode d’être conscient des rapports sociaux, la modernité implique la dépolitisation du spirituel autant que la dé-spiritualisation du politique.

3Neutre par définition, le gouvernement représentatif réussit à réaliser l’improbable : faire coexister pacifiquement les affirmations religieuses et morales les plus diverses – les plus opposées même –, ce qui n’est possible que parce que la conscience de classe est relevée par la conscience d’individus qui se pensent et se vivent comme appartenant à la société dans son ensemble. C’est ainsi que nous, les modernes, avons trouvé la formule qui réconcilie les droits illimités de la conscience individuelle et les exigences impérieuses de la vie en commun. Guizot décrit précisément la structure socio-politique du monde libéral dans lequel nous vivons encore dans une large mesure.

4Lecteur attentif de Guizot, Comte refuse ce récit, qu’il tient pour faux et nocif. Faux, dans la mesure où derrière la neutralité religieuse et morale affichée se joue en réalité une absorption pure et simple du spirituel par le temporel, de sorte qu’en lieu et place d’une véritable séparation, c’est à une politisation subreptice du spirituel qu’on assiste. Nocif, parce que cette absorption du spirituel par l’État entraîne des conséquences désastreuses non seulement sur la forme politique de la société mais aussi sur la vie psychique des individus.

Critique de la forme libérale de l’émancipation

5La proposition comtienne est qu’il ne peut pas exister de société qui soit dépourvue d’une organisation de l’autorité spirituelle [6]. Il n’entend pas seulement qu’une société ne saurait persister sans croyances diffuses communément partagées, mais bien qu’une autorité est, d’une manière ou de l’autre, toujours instituée de fait. Nulle société ne saurait en effet s’ordonner à la force, car nulle part, en aucun temps, les hommes n’admettent d’obéir à la force. La peur peut bien les y asservir, mais jamais elle ne saurait les obliger. Si donc il n’est pas de société sans un pouvoir souverain, il n’est de souveraineté que là où le pouvoir détient aux yeux de ses sujets une dignité qui, seule, lui confère son droit. Aussi, une autorité spirituelle instituée est-elle indispensable à la plus élémentaire conservation sociale. Pas plus que les sociétés traditionnelles, la nôtre n’échappe à cette nécessité. De fait, chacun des actes de la vie publique « manifeste, même aujourd’hui, l’indispensable participation d’une certaine autorité spirituelle […]. Notre anarchie mentale et morale ne dispense donc pas l’opinion publique de directeurs et d’interprètes » (Comte, 1998 : 183). Les directeurs et interprètes actuels de l’opinion publique, chefs d’un pouvoir spirituel qui ne dit pas son nom et qui s’ignore lui-même comme tel, « sortent le plus souvent du journalisme métaphysique et littéraire » (ibid.). Comte désigne ici quelque chose de beaucoup plus large que la presse en vogue. Le journalisme métaphysique et littéraire est en effet la forme même que prend l’autorité spirituelle en régime libéral, lequel repose sans le savoir sur la domination et la prégnance de l’état métaphysique, pourtant dépassé selon Comte par l’état positif auquel l’humanité est parvenue, y compris dans le domaine moral et politique [7].

6Dès ses Considérations sur le pouvoir spirituel, Comte avait pris acte du fait que la société actuelle, dans son horreur de l’organicité, avait érigé cette horreur même en dogme, presque en religion. Il va de soi aux yeux de tous que « la société ne doit pas être organisée » [8]. Tel est l’axiome ou, plus exactement, le credo libéral. Devenue elle-même critique, la société se trouve tout entière suspendue à la liberté absolue de conscience et au droit illimité d’examen. Il est dans ces conditions tout à fait normal ou, si l’on veut, inévitable que l’autorité spirituelle censée s’exercer dans une telle société soit elle-même critique. Or Comte veut montrer – et, je crois, montre en effet – que l’émancipation individuelle telle que la société libérale moderne la comprend et la proclame se renverse fatalement en son contraire, et produit une forme inédite et particulièrement retorse d’asservissement. Aussi fait-il une « critique de la critique » que, contrairement à celle des rétrogrades qui l’ont selon lui réveillé de son sommeil critique, il conduit au nom du progrès, c’est-à-dire aussi au nom des besoins de l’individualité. Sa doctrine du pouvoir spirituel a en effet pour but de rendre effectif le plein développement des individus, en déterminant les relations normales de « l’indépendance » et du « concours » [9].

7Saint-Simon est, à ma connaissance, le premier des progressistes [10] à dénoncer la synthèse aberrante de droit naturel et de souverainisme absolu qui résulte de la Révolution. Pour lui en effet, « on ne s’associe point pour être libres » (Du système industriel, in Saint-Simon, 2012 : 2348), mais pour agir ensemble :

8

Il faut un but d’activité à une société, sans quoi il n’y a point de système politique. Or, légiférer n’est point un but, ce ne peut être qu’un moyen. Ne serait-il pas étrange qu’en résultat de tous les progrès de la civilisation, les hommes fussent arrivés aujourd’hui à se réunir en sociétés, dans le but de se faire des lois les uns aux autres ? (ibid. : 2347).

9Comte suit sur ce point Saint-Simon et les saint-simoniens. Dans la Révolution, ce n’est pas tant le peuple qui triomphe que les droits de l’homme, c’est-à-dire à ses yeux les individus abstraitement séparés, chimériquement pensés comme des monades originairement indépendantes les unes des autres. Aussi, ce qu’on croit naïvement être la souveraineté du peuple n’est-il en réalité que la souveraineté des individus. Affirmant ainsi le primat du social dans la constitution de l’âme humaine, Comte ira jusqu’à dénier au concept même de droit toute consistance théorique et par suite toute effectivité pratique. Parce qu’il absolutise la personne, le droit voile le fait humain fondamental, qui est que nous sommes en dette, envers nos contemporains, et plus encore envers nos ancêtres :

10

Le positivisme n’admet jamais que des devoirs, chez tous et envers tous. Car son point de vue toujours social ne peut comporter aucune notion de droit, constamment fondée sur l’individualité. Nous naissons chargés d’obligations de toute espèce, envers nos prédécesseurs, nos successeurs et nos contemporains. Elles ne font ensuite que se développer ou s’accumuler avant que nous puissions rendre aucun service. Sur quel fondement humain pourrait donc s’asseoir l’idée de droit, qui supposerait raisonnablement une efficacité préalable ? Quels que puissent être nos efforts, la plus longue vie bien employée ne nous permettra jamais de rendre qu’une portion imperceptible de ce que nous avons reçu. Ce ne serait pourtant qu’après une restitution complète que nous serions dignement autorisés à réclamer la réciprocité des nouveaux services. Tout droit humain est donc absurde autant qu’immoral. Puisqu’il n’existe plus de droits divins, cette notion doit s’effacer complètement, comme purement relative au régime préliminaire, et directement incompatible avec l’état final, qui n’admet que des devoirs, d’après des fonctions (Comte, 2009 : 254).

11Mais le vrai danger ne réside pas dans le fantasme jusnaturaliste, qui forge de toutes pièces des substances individuelles séparées, analogue psychique des atomes matériels. Il tient plutôt aux conséquences sociales et morales de la métaphysique qui le sous-tend. Car par cela seul qu’ils sont désassociés, les individus apparemment triomphants deviennent dans les faits la proie des puissants, c’est-à-dire, en régime social « industriel », des riches. Lorsqu’en effet le droit devient le principe constitutif de l’association, l’égalité proclamée a pour effet direct et nécessaire la domination des pauvres par les riches, parce que là où toutes les normes morales sont dévaluées par l’axiome juridique de l’égale liberté des monades, l’ordre social ne peut plus trouver son principe hiérarchique que dans la suprématie sociale des riches. Les principes révolutionnaires de liberté et d’égalité délégitiment en effet toute hiérarchie, sans laquelle selon Comte la société se décompose. Certes, les pauvres ne doivent plus rien aux riches, mais aussi les riches ne doivent plus rien aux pauvres. Dans la société de l’égale liberté des individus, on ne voit pas au nom de quel principe le riche, étant égal en droit au pauvre, devrait accepter de le secourir. Au fond, quand on lève le voile des grands mots, la société des droits de l’homme, c’est la « respectueuse soumission des masses » envers des chefs qui ne se voient prescrire en retour « aucun devoir rigoureux » (Comte, 1998 : 164). De sorte que le nouvel ordre politique « n’aurait d’autre avantage réel sur l’ancien […] que de substituer le monopole à la conquête, et le despotisme fondé sur le droit du plus riche au despotisme fondé sur le droit du plus fort » (CPS, in Comte, 1970 : 392). Non seulement l’empire du droit reconduit le despotisme ancien, mais il l’aggrave en instituant le « despotisme le plus dégradant, celui de la force dépourvue de toute autorité morale » (ibid. : 394). Visage moderne du spirituel, la critique peut bien prétendre autant qu’elle veut dénoncer les atteintes que la brutalité de la richesse porte à l’égalité (et surtout à la dignité humaine), elle est en vérité asservie à l’égoïsme, sublimé en liberté individuelle absolue.

Au principe du social : l’affectivité

12Il n’est pas de société sans communion spirituelle, sans croyances communes, et la société critique ne se maintient malgré ses principes antisociaux que parce qu’elle érige ceux-ci en dogmes indiscutables, qu’elle les sacralise et en fait tout autre chose que de simples normes juridiques rationnelles de conduite. Car ni les règles abstraites du droit naturel qui innervent le droit positif, ni le jeu soi-disant autorégulé de l’intérêt « bien entendu » ne permettent en tant que tels que la société se conserve. Dans toute société, les individus sont attachés les uns aux autres par quelque lien intellectuel et affectif. Aussi, la société actuelle – celle de Comte, qui est à tant d’égards déjà la nôtre – a-t-elle ceci de particulier qu’elle est structurellement contradictoire. D’un côté, elle est devenue industrielle et pacifique, par où elle est plus profondément et plus intensément sociale que les sociétés précédentes, qui reposaient beaucoup plus sur « l’exploitation de l’homme sur l’homme », selon une formule saint-simonienne promise à l’avenir qu’on sait (Bazard et al., 1924 : 212). D’un autre côté, les revendications et les prétentions individuelles sont exacerbées et même exaspérées comme jamais elles ne le furent. À mesure que s’accroît l’interdépendance, le concours et, si l’on peut dire, la socialisation de la société, les hommes se séparent et deviennent toujours plus égoïstes. Tant que la contradiction ne sera pas levée, nous vivrons dans une société malade[11] : politiquement impuissante, socialement injuste, moralement dégradée.

13Parce que l’époque est celle où les esprits sont « pleinement livrés à l’irrésistible élan de leur émancipation » (Comte, 2012 : 46), le problème cardinal est celui du statut qu’il convient d’accorder à l’individu. Sur ce point, la thèse politiquement significative de Comte est que l’individu n’existe en tant que tel que socialement constitué, de sorte que l’individualisme propre à la critique n’en exprime pas les propriétés réelles mais forge un monstre oscillant de l’imbécillité à la convulsion. Bien sûr, l’égoïsme est objectivement fondé : la lutte permanente que l’homme doit mener contre son milieu fait que l’activité domine nécessairement ; l’homme de Comte est d’abord homo faber. Or l’activité met surtout en œuvre les impulsions égoïstes, et développe ce que Comte nomme la personnalité. « D’après le principe nécessaire de la biologie quant à la prépondérance fondamentale de la vie organique sur toute vie animale, la sociologie explique aussitôt l’ascendant spontané des sentiments personnels, toujours plus ou moins relatifs à l’instinct conservateur » (Comte, 1998 : 127). À mesure cependant qu’on s’élève dans la série animale, l’activité se trouve de plus en plus profondément ordonnée à l’interdépendance. Dans l’humanité, les individus ne développent plus leur individualité qu’au travers d’une interaction sociale grâce à laquelle ils s’émancipent dans une large mesure des contraintes les plus grossières imposées par la vie, et se rendent capables non seulement de modifier à leur avantage leur milieu mais d’améliorer leur nature. Les impulsions purement égoïstes finiraient donc par se retourner contre l’individu si elles n’étaient intégrées dans des rapports sociaux qui, débordant le plan des intérêts, relèvent de l’affectivité. Si la chimère métaphysique de l’égoïste accompli pouvait exister, ce ne serait paradoxalement plus un individu. « Tout individu, homme ou animal, qui, n’aimant rien au dehors, ne vit réellement que pour lui-même, se trouve, par cela seul, habituellement condamné à une malheureuse alternative d’ignoble torpeur et d’agitation déréglée » (Comte, 1929, vol. 1 : 700).

14Reposant d’abord sur l’activité, la société industrielle produit comme mécaniquement des individus toujours plus égoïstes. Mais bien qu’elle soit soumise aux exigences de l’activité, l’âme est pourtant constituée de trois parties [12] : l’intellect, l’activité, l’affectivité. Un organisme complexe ne peut selon Comte maintenir son unité intérieure que lorsque ses diverses impulsions sont subordonnées à un moteur prépondérant, qui ne peut être que l’affectivité. Parce qu’elles sont directement soumises au monde extérieur, l’activité et l’intelligence n’ont jamais l’initiative (Comte, 1929, vol. 1 : 685 sq.). Le sentiment, en revanche, source de la spontanéité animale, est seul capable de réguler l’individu. Il reçoit certes les impulsions du dehors, mais il les modifie par les émotions intérieures dont il est la source, et c’est à ce titre qu’il remplit sa fonction de grand médiateur, et par suite de grand régulateur de la vie humaine. Gouvernant de l’intérieur du cerveau l’intelligence et l’activité, il fait que l’homme, loin de réagir mécaniquement aux impulsions extérieures, se donne les moyens de les maîtriser. Comte nomme « consensus intérieur » le rapport optimal des trois parties constitutives de l’âme. Mais le consensus intérieur ne peut se réaliser vraiment que lorsque les relations de l’intériorité à l’extériorité sont elles-mêmes réglées. Car, à proportion que la société se complique et que les conditions d’existence sont plus intriquées, la vie de relation s’étend, de sorte que l’unité intérieure des individus dépend de la nature des relations qu’ils entretiennent. C’est pourquoi l’altruisme « constitue, même chez l’individu, une unité plus complète, plus facile et plus durable » (ibid. : 700, je souligne). Enraciné dans la vie même, le développement des affections altruistes est spontané, comme on le voit déjà chez les animaux supérieurs, mais ce n’est pourtant que lorsque le consensus social est lui-même réglé que le consensus intérieur peut être effectivement réalisé. Autrement dit, la synthèse intérieure qui fait de l’individu un sujet (au sens plein du terme) présuppose l’institution de l’harmonie sociale. Telle est la fonction de la religion [13].

Instituer la vie humaine

15La religion n’a aucun rapport nécessaire, ni logique ni scientifique, à la croyance en Dieu, qui n’en est jamais qu’un moment primitif. Mieux, la religion ne pouvait elle-même se réaliser pleinement qu’après la mort de Dieu. Pas plus que par la croyance au divin, elle ne se définit par la position d’un absolu sacralisé. Elle désigne dans son essence « l’état de pleine harmonie propre à l’existence humaine, tant collective qu’individuelle, quand toutes ses parties quelconques sont dignement coordonnées » (Comte, 1929, vol. 2 : 8) Elle est exactement à l’âme ce que la santé est au corps (ibid.). Nous sommes donc, comme déjà les animaux supérieurs, spontanément et naturellement religieux. Ancrée dans la vie même, la religion résout le problème qui se pose au vivant après que l’évolution l’a conduit à une trop grande complexité. L’harmonie intérieure des organismes devenant ainsi toujours plus fragile, et par suite sujette à de graves pathologies, la spontanéité des ajustements biologiques ne suffit plus à développer sainement la vie. C’est pourquoi la religion spontanée doit être réfléchie et systématisée en une religion consciente et savante, informée par la biologie et la sociologie, afin de neutraliser, ou au moins de diminuer, les dysfonctionnements induits par la complexification croissante des organismes. C’est qu’en se développant, l’individu et la société perdent en unité : l’individu se réduit à une partie de lui-même, la société entre dans une dynamique dispersive qui la décentre d’elle-même. En se resserrant sur lui-même, l’individu se mutile, en même temps que la société se pulvérise en s’étendant. La religion a pour but de restaurer l’unité individuelle et collective, celle-ci étant la condition de celle-là. Restaurer n’est du reste pas le terme qui convient, car il ne s’agit pas pour Comte d’en revenir à un état antérieur (ibid. : 9). La philosophie religieuse de Comte n’est pas rétrograde. Aussi la religion positive a-t-elle pour fonction d’instituer la vie humaine, car il n’est possible de régler chaque existence personnelle qu’en ralliant les diverses individualités (ibid.). C’est dire que l’intériorité du sujet ne se développe pas en s’isolant d’une société supposée aliénante, mais au contraire en s’y inscrivant pleinement. C’est pourquoi « vivre pour autrui », ce n’est pas se sacrifier aux autres, c’est devenir soi.

16Le paradoxe que Comte met ainsi au jour est que la société actuelle, la plus sociale qui fut jamais, est celle-là même qui érige l’individu en entité séparée, fabriquant ainsi des individus littéralement mutilés, diminués, réduits à la partie la plus grossière d’eux-mêmes. Comment expliquer qu’il en aille ainsi ?

17En régime industriel, l’énergie devient la pièce maîtresse du caractère. Hypertrophiant toutes les impulsions égoïstes, elle empêche, ou plutôt elle défait littéralement le « consensus intérieur ». La maladie moderne vient donc des exigences impérieuses propres à l’activité, qui demandent pour être satisfaites une concentration croissante. Il découle de ces données que le pouvoir temporel appartient de fait et doit appartenir aux hommes les plus énergiques, qui détiennent la prépondérance sociale : « En tout régime régulier, le gouvernement proprement dit ne peut être qu’une expansion de la prépondérance civile. C’est pourquoi l’ordre final des sociétés modernes assure le pouvoir temporel aux principaux chefs des travaux industriels » (Comte, 1998 : 230). La concentration des richesses aboutit nécessairement à la domination de la banque, où se cristallisent en capital tous les processus de travail et de production. Dans un état social normal, « le gouvernement proprement dit, c’est-à-dire le suprême pouvoir temporel, appartiendra naturellement aux trois principaux banquiers » (Comte, 2009 : 263). Or les chefs du temporel le sont par les vertus d’énergie, de prudence et de persévérance qu’ils ont développées, ce qui ne va pas sans le développement des contre-vertus de médiocrité intellectuelle et la petitesse morale [14]. L’infrastructure détermine le pouvoir temporel, et ce n’est pas pour Comte en entravant cette loi qu’on pourra régler le problème social, car la puissance temporelle obéit à des nécessités de nature qu’on ne peut modifier par des règlements politiques, mais qu’il s’agit de balancer par le développement de mœurs – c’est-à-dire de valeurs informant des conduites sociales généralisées – que la religion a pour fonction de favoriser en les éduquant.

18Dans une société gouvernée au temporel par la finance et au spirituel par la critique, il est fatal que disparaisse l’horizon du public et le souci du commun. C’est pourquoi le pouvoir spirituel qui institue et développe la religion positive a pour mission de faire advenir le double consensus intérieur et social. D’après Comte, ce n’est donc pas au plan de la politique que se réalise le sens du politique. Étant entendu que le pouvoir temporel appartient de fait et donc de droit à la richesse, il s’agit de neutraliser les effets antisociaux induits par une telle prépondérance matérielle, que la critique pour sa part, et malgré ses cris, ne fait que légitimer. C’est pourquoi il faut instituer un pouvoir spirituel, dont la fonction consiste à investir artificiellement la sociabilité de la prépondérance que possède naturellement la personnalité :

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Le positivisme conçoit directement l’art moral, comme consistant à faire, autant que possible, prévaloir les instincts sympathiques sur les impulsions égoïstes, la sociabilité sur la personnalité. […] Le grand problème consiste donc à investir artificiellement la sociabilité de la prépondérance que possède naturellement la personnalité. Sa solution repose sur un autre principe biologique, le développement des fonctions et des organes par l’exercice habituel, et leur tendance à s’atrophier par l’inaction prolongée. Or notre existence sociale provoque nécessairement l’essor continu des instincts sympathiques, tandis qu’elle comprime celui des penchants personnels (Comte, 1998 : 127-128).

20On comprend qu’il ne peut s’agir que d’un gouvernement moral qui, n’ayant « d’autre force que la conviction ou la persuasion, se borne toujours, dans la vie active, au simple conseil, tandis que » le gouvernement politique « commande directement la conduite d’après un ascendant matériel » (ibid. : 126, italique ajouté). Alors que le pouvoir temporel agit matériellement, si l’on peut dire, sur la matière (le pénal portant sur les biens et les corps), le pouvoir spirituel n’agit pas ; il ne dirige nullement  [15], il conseille et modère. Le pouvoir spirituel n’a donc aucun pouvoir. À la lettre, il n’est pas un pouvoir mais une autorité. Il remplit la triple fonction intellectuelle d’appréciation, de conseil et de préparation. Telle est la dimension doctrinale du pouvoir spirituel, la tâche des philosophes, dont on comprend bien qu’elle se rassemble tout entière dans la mission éducative [16].

21Mais pour être tout moral, le pouvoir spirituel n’en est pas moins un gouvernement, c’est-à-dire un pouvoir modérateur, qui tempère réellement « l’énergique prépondérance de la force matérielle ». La gageure consiste ainsi à instituer un pouvoir spirituel qui, tout en étant privé de tout moyen coactif, soit pourtant efficace dans l’ordre temporel. Où donc réside sa force ? Par quel miracle pourrait-il réussir à modérer et tempérer la suprématie des impulsions égoïstes que les individus modernes sont déterminés à nourrir ? La solution comtienne au problème est remarquable : par la coalition des faibles – les philosophes, les prolétaires et les femmes, depuis toujours exclus du pouvoir social et politique. Les philosophes, qui font la doctrine, sont peu nombreux, pauvres et sans pouvoir ; les prolétaires ont bien la puissance du nombre mais ils sont pauvres et illettrés ; quant aux femmes, elles sont aimantes, ce qui implique pour Comte qu’elles soient réfractaires « par nature » à l’exercice du pouvoir, toujours brutal [17].

22La coalition des philosophes, des prolétaires et des femmes, éléments constitutifs du nouveau pouvoir spirituel, n’a pas seulement pour but de lui donner de la force contre le capital et son allié objectif la critique, elle est exigée par la nature humaine parvenue à son état normal, pour autant qu’elle donne une existence socialement reconnue et instituée aux représentants les plus complets et les plus purs des trois parties de l’âme : l’intelligence, l’activité et l’affectivité. Le pouvoir spirituel est comme la projection sociale du consensus intérieur, et c’est pourquoi il aura les moyens de le réaliser, lorsque la coalition des faibles sera organisée en pouvoir spirituel et deviendra ainsi une véritable force sociale politiquement instituée.

23Parce que l’esprit ne se déploie pleinement que lorsqu’il est au service du cœur, l’autorité spirituelle chez Comte ne descend pas de l’élite intellectuelle vers le peuple. Le pouvoir spirituel n’a rien d’une scientocratie, il n’est pas l’institution où se rassemblerait l’aristocratie savante. Il est une structure dynamique dont les trois éléments qui la composent interagissent en permanence les uns sur les autres, en se cultivant mutuellement.

24Le prolétaire est un philosophe spontané [18], en ce sens que, contrairement au chef, il incarne la dimension non individuelle mais sociale de l’activité. Les habitudes pratiques qu’il acquiert par son métier et par sa situation sociale agissent sur son âme et le rendent indifférent à la richesse comme au pouvoir (Comte, 1998 : 223). Il développe une « raison prolétaire » caractérisée par la généralité des pensées et la générosité des sentiments [19]. C’est à ce titre qu’il entre dans la coalition spirituelle et appuie les philosophes. Mais la fonction spirituelle du prolétaire ne consiste pas seulement à aider le philosophe, il le contrôle aussi, en le rappelant par la dignité de sa vie à sa nécessaire pauvreté comme au renoncement politique ; il l’empêche encore de suivre sa pente naturelle à s’abandonner aux contemplations vagues. Dans le régime normal, lorsque la transition révolutionnaire sera achevée, c’est du milieu prolétaire que sortiront les philosophes, pour la raison simple que la culture prolétaire est à la fois plus haute et plus pure que la fausse culture des « belletristes », comme disait Michelet [20].

25Mais les prolétaires sont des hommes (des mâles), et comme tels ils n’incarnent pas le domaine de l’affectivité, qu’ils ne sauraient donc représenter correctement. Leur âme, surtout active, n’est pas assez pure pour ce qui relève du sentiment. C’est pourquoi la participation des femmes au pouvoir spirituel est vitale. Elles incarnent la spontanéité du sentiment, et sont à ce titre gardiennes de la continuité, sans laquelle la solidarité s’effriterait rapidement, car chez Comte, le sentiment du temps long est la condition même d’une solidarité réelle. Le sens de l’histoire vient aux hommes par les femmes, qui sont ainsi les plus humaines des humains [21]. Mais c’est aussi la raison de leur exclusion normale du domaine public : « dans un monde où les biens indispensables sont rares et difficiles, l’empire appartient nécessairement au plus puissant, non pas au plus aimant, qui pourtant serait plus digne [22]. »

26Le philosophe, la femme et le prolétaire forment ensemble la coalition des faibles, qui permet enfin à l’esprit de respirer, en desserrant le carcan dans lequel étouffe la subjectivité, du fait de la prédominance naturelle des impulsions égoïstes hypertrophiées par le régime temporel industriel et le régime spirituel critique. En se dotant des moyens d’existence qui lui sont propres par les cours, les clubs (qui remplacent l’Église) (Comte, 1998 : 179) et les salons où philosophes, prolétaires et femmes communiquent, le pouvoir spirituel forme l’opinion publique et réalise la vraie souveraineté du peuple ; non pas cette souveraineté abstraite d’individus séparés arithmétiquement comptabilisés (one man, one vote), mais la souveraineté socialement effective dont le peuple en tant que peuple est capable. Si la souveraineté du peuple résulte du décomptage des voix lors du vote, elle est pour Comte arbitraire, dissolvante et asservissante. On dirait aujourd’hui qu’entendue en ce sens « libéral », elle ne peut aboutir qu’à la tyrannie d’une majorité endoctrinée par l’idéologie de l’enrichissement, et qu’elle érige ainsi la richesse comme seul principe d’ordre social. Mais quand la souveraineté du peuple sera comprise comme le règne d’une opinion publique informée, socialement éduquée et permanente, vivant de la pratique des réunions populaires, elle réalisera l’émancipation conjointe de l’individu et du corps social.

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27Les trois éléments constituant la nature humaine – l’activité, l’intellect et le sentiment – ne trouvant leur articulation droite que dans la vie de relation, il s’ensuit que l’organisation politique complète doit correspondre à la structure de l’âme. L’État démocratique libéral et son organe intellectuel critique présupposent que le sujet soit privatisé. C’est précisément cette privatisation du sujet qui fait la maladie occidentale moderne. Comte renverse le dispositif libéral qui subordonne la vérité à la liberté, en soumettant la liberté à la vérité. La souveraineté du peuple, c’est-à-dire « l’empire de l’opinion publique » (ibid. : 178), suppose la communication des trois grands représentants sociaux de la structure tripartite de l’âme. Rien ne peut dispenser « de connaître la nature et les conditions du bien » (ibid. : 177, italique ajouté). Les philosophes élaborent les principes et les diffusent par un système pédagogique. Mais outre la doctrine, il faut que les prolétaires accèdent enfin à la parole, parce qu’ils sont « la principale source de l’opinion publique » (ibid. : 179, italique ajouté). Il faut, enfin, que les femmes rappellent en permanence les hommes à l’amour.

28Hétérogène au pouvoir temporel, le pouvoir spirituel tient sa puissance morale de son ancrage dans l’opinion publique, une opinion qui n’est plus dans les mains de l’élite savante mais dans la coalition du prolétaire, de la femme et du philosophe qui, n’ayant ni pouvoir ni richesse, sont les instances sociales de la continuité et de la solidarité.

Notes

  • [1]
    Voyez, récemment encore, Gauchet (2017), pour qui un avenir non démocratique n’est pas concevable (p. 282), la démocratie devant être entendue au sens du régime représentatif, porteur de potentialités infiniment riches, dont nous ne pouvons prévoir comment elles s’actualiseront parce que nous n’en sommes qu’à ses débuts (p. 738), mais qui gardera la forme et les principes de la représentation.
  • [2]
    Guizot, 1851 : 24, je souligne. Sur l’historiographie libérale en France au début du xixe siècle, voir Reizov, 1956, et Mellon, 1958.
  • [3]
    On sait que le syntagme a été forgé par Guizot, à partir probablement d’une synthèse entre la lutte des races théorisée par Augustin Thierry dans les Lettres sur l’histoire de France, et la « sociologie » des forces de Saint-Simon : « Il existe donc encore, dans ce moment, une lutte entre les deux classes qui composent la société », Les communes ou essai sur la politique pacifique [1818], in Saint-Simon, 2012, vol. 2 : 1734.
  • [4]
    « Les classes ont lutté constamment ; elles se sont détestées ; une profonde diversité de situations, d’intérêts, de mœurs, a produit entre elles une profonde hostilité politique ; et cependant elles se sont progressivement rapprochées, assimilées, étendues ; chaque pays de l’Europe a vu naître et se développer dans son sein un certain esprit général, une certaine communauté d’intérêts, d’idées, de sentiments qui ont triomphé de la diversité et de la guerre » (Guizot, 1985 : 182).
  • [5]
    Philosophie politique : de la souveraineté, in Guizot, 1985 : 331 (je souligne).
  • [6]
    La question de l’évolution de la pensée comtienne a fait l’objet de controverses avant même la mort du philosophe, et donne lieu encore aujourd’hui à des interprétations diverses. S’agit-il d’une rupture, d’un tournant, d’une transmutation, ou plutôt de l’approfondissement d’un aspect – l’aspect religieux précisément – qui était présent dès le départ, et auquel Comte, après avoir terminé le Cours de philosophie positive en 1842, va conférer une place toujours plus grande ? Comme je me borne à exposer les linéaments du pouvoir spirituel plutôt que je n’entre dans le détail de sa pensée religieuse, la question du statut de son évolution n’est pas ici déterminante, car c’est bien dès ses écrits de jeunesse qu’il théorise le problème politique en termes de polarité des pouvoirs temporel et spirituel. Mais qu’il ait profondément changé ou seulement évolué quant à l’ampleur et au contenu de la religion, la cohérence de ses positions sur l’articulation du temporel et du spirituel est remarquable.
  • [7]
    Selon la fameuse loi des trois états, l’humanité commence nécessairement par le dogmatisme, originellement fictif puisque, par anthropomorphisme, les hommes projettent dans le monde extérieur les principes d’action et de pensée qu’ils perçoivent (d’ailleurs illusoirement) en eux. Cet état est progressivement miné par l’esprit métaphysique, ou critique, dépourvu pour sa part de toute consistance logique et scientifique, et qui n’a pour vocation que de déconstruire les synthèses fictives de l’état théologique. Enfin, l’humanité parvient à la forme normale du dogmatisme, propre à l’état positif, le dogmatisme positif, fondé sur l’expérience et la preuve. Si les sciences de la nature sont parvenues à leur pleine maturité positive, la science sociale n’est fondée selon Comte que par son propre Cours de philosophie positive. Elle ne pouvait donc pas éclairer la Révolution, conduite par un esprit métaphysique dont le caractère essentiel est qu’il est intrinsèquement antisocial.
  • [8]
    Considérations sur le pouvoir spirituel [désormais CPS], cité dans Comte, 1970 : 364 : « Chacun des dogmes de la doctrine critique, quand il est pris dans un sens organique, revient exactement à poser en principe, sous le rapport correspondant, que la société ne doit pas être organisée ».
  • [9]
    Dans le dictionnaire de Comte, l’indépendance désigne la sphère de la liberté individuelle, et le concours la sphère de la solidarité, ou de la coopération. Il renvoie dos à dos ceux que nous appellerions libéraux et socialistes en reprochant aux seconds de sacrifier l’individualité (ou la personnalité) à la société, et aux premiers de dissoudre la société en absolutisant les droits de l’individu séparé. Voyez sur ce point la critique comtienne du communisme dans la 3e partie du Discours sur l’ensemble du positivisme. Il est difficile de mesurer l’influence de Pierre Leroux sur Comte, mais le refus conjoint du socialisme et du libéralisme se trouve parfaitement mis au point dans le célèbre article de 1834, « De l’individualisme et du socialisme », publié pour la première fois dans le numéro d’octobre 1833 de la Revue Encyclopédique (paru en 1834). Souvent republié, on le trouve par exemple dans le recueil établi par Jean-Pierre Lacassagne (Leroux, 1994 : 235-255). Ce double refus est constitutif de la position du socialisme républicain ultérieur qui, de Jaurès à Blum, se séparera du communisme (en l’occurrence marxiste), pour la raison que celui-ci étoufferait l’indépendance et porterait atteinte à la dignité inconditionnelle de la personne.
  • [10]
    La critique des droits de l’homme avait bien évidemment été au centre des attaques contre-révolutionnaires, depuis le texte fondateur de Burke, Réflexions sur la Révolution en France de 1790 (nouvelle édition de Georges Liébert, tr. fr. revue et corrigée, Paris, Les Belles-Lettres, 2016). Pour une présentation d’ensemble des positions hostiles au droits de l’homme, voir Lacroix et Pranchère, 2016 et 2019.
  • [11]
    Sur la pathologie sociale moderne selon Comte, voir Clauzade, 2010.
  • [12]
    Comte rompt ainsi avec la psychologie de l’âge classique qui, depuis Descartes, refusait toute distinction interne à l’âme. Sur la conception comtienne de l’âme, voir Clauzade, 2009.
  • [13]
    Je ne traite pas à proprement parler ici de la religion comtienne, mais seulement du pouvoir spirituel. Pour une synthèse qui présente la religion de l’humanité, voir par exemple Grange, 1996 (notamment p. 397 sq.), Wernick, 2001 et 2018, Petit, 2016.
  • [14]
    « La mesquinerie des pensées et des sentiments contribue souvent à susciter et à maintenir les dispositions convenables » aux triomphes pratiques (Comte, 1998 : 166).
  • [15]
    C’est l’une des différences essentielles avec le pouvoir spirituel directeur de Saint-Simon et des saint-simoniens.
  • [16]
    Sur l’éducation positiviste, voir Arbousse-Bastide, 1957 et Brahami, 2018.
  • [17]
    Sur le statut des femmes chez Comte, voir notamment Guillin, 2009.
  • [18]
    « Chaque prolétaire constitue, à beaucoup d’égards, un philosophe spontané, comme tout philosophe représente, sous beaucoup d’aspects, un prolétaire systématique » (Comte, 1998 : 165).
  • [19]
    Ibid. : 131. La générosité du prolétaire lui vient de son « expérience personnelle des maux inhérents à l’humanité » (ibid. : 167).
  • [20]
    « Une meilleure appréciation de notre société apprendra au peuple que, malgré l’orgueil de nos lettrés et même de nos savants, c’est hors de leur sein que se trouvent aujourd’hui la plupart des esprits vraiment puissants, parmi ces praticiens si dédaignés, et quelquefois chez les plus illettrés prolétaires » (ibid. : 217-218). Comte préfère « la raison prolétaire » (ibid. : 220) à la culture littéraire des élites en place : « Nos prolétaires rougiront alors d’avoir jamais confié les plus difficiles recherches à des esprits qui ne conçoivent pas même l’exacte différence entre un centimètre cube et un décimètre cube » (ibid. :). Sur le « bellétriste », voir Michelet, 2019 : 1326, note 3.
  • [21]
    « Ce sexe est certainement supérieur au nôtre, quant à l’attribut le plus fondamental de l’espèce humaine, la tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité » (Comte, 1998 : 240).
  • [22]
    Ibid. : 241. C’est une loi, selon Comte, que le plus digne est subordonné au plus grossier, le supérieur à l’inférieur. C’est même pour cela qu’il faut que le politique articule le spirituel au temporel qui, par nature, tend à réduire le supérieur à l’inférieur.
Français

Contre le récit libéral moderne, très tôt formulé par un Guizot par exemple, selon lequel la liberté individuelle et collective implique la mise hors-circuit politique de la religion, Auguste Comte affirme que, pas plus qu’une autre, notre société ne saurait se passer d’une autorité spirituelle organisée et instituée, c’est-à-dire d’une Église. Critiquant l’idéal individualiste, en montrant notamment qu’en réalité il mutile l’individu et empêche son développement autant qu’il dissout la société et donne le pouvoir aux riches, Comte élabore une théorie du pouvoir spirituel conforme aux besoins de la société industrielle, soucieuse tant de rationalité scientifique que de liberté individuelle. Le présent article veut mettre au jour les ressorts théoriques de cette élaboration nouvelle de l’institution religieuse.

  • libéralisme
  • religion
  • positivisme
  • Comte
  • pouvoir spirituel
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    • Guizot François, 1851, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, Paris, Didier.
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Frédéric Brahami
EHESS, CESPRA – frederic.brahami@ehess.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/07/2020
https://doi.org/10.4000/assr.50837
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