CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un des traits majeurs du Moyen-Orient est la diversité ethnique, culturelle, confessionnelle et linguistique des populations qui y vivent. L’Empire ottoman avait su prendre en compte ces identités plurielles renvoyant à la fois à de grands groupes ethniques et à des référents religieux singuliers. Si les sunnites, largement majoritaires, disposaient des droits les plus aboutis, les chiites étaient marginalisés tandis que les chrétiens et les juifs bénéficiaient d’un statut de relative autonomie consacré par le régime des millets impliquant, en retour, des formes de sujétion notamment sur le plan fiscal. Les uns et les autres étaient eux-mêmes séparés en plusieurs communautés comme les Maronites, les Grecs orthodoxes, les Druzes, les Alaouites, les Yézidis, les Arméniens… Cette foisonnante richesse sociétale et religieuse se prolongeait sur le plan linguistique avec le turc ottoman, l’arabe, le grec, le persan, le kurde, l’araméen, l’arménien…

2Si les modes de gouvernance de l’Empire étaient bien adaptés à cette pluralité, il n’en va pas de même de l’État-nation dont l’équation politique est fondée sur le triptyque : un gouvernement, un peuple, un territoire. Or, au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient est passé brutalement d’un système à l’autre sans que jamais les populations n’aient été consultées puisque les découpages territoriaux ont été imposés par les grandes puissances coloniales de l’époque : la France et la Grande-Bretagne, à la suite des accords Sykes-Picot de 1916 révisés en 1918.

3Comme, jusqu’à aujourd’hui, cette région n’a cessé d’être déchirée par des conflits de toutes sortes, on peut se demander si une rédéfinition des frontières conformes aux aspirations des populations ne serait pas un des moyens de les dépasser et peut-être même de contribuer à les régler.

Redessiner les frontières ?

4Dans certaines circonstances, la délimitation de nouvelles frontières peut s’avérer utile voire nécessaire comme en Europe dans les années 1990, notamment après l’implosion de l’Union soviétique et de la Yougoslavie.

5Pour que la nouvelle entité ainsi créée puisse s’affirmer en tant qu’État-nation, encore faut-il qu’elle soit fondée sur un fort sentiment national ou, à tout le moins, sur des référents mémoriels, culturels et linguistiques largement partagés. Dans les exemples évoqués, ces éléments constitutifs étaient présents comme en Russie, dans les pays baltes ou dans l’ex-Yougoslavie avec l’identité serbe, slovène ou croate…

6Transposé au Moyen-Orient actuel, un tel processus se révèlerait sans doute impraticable pour de multiples raisons qui tiennent à la fois à l’étroite imbrication des populations, à la prégnance d’un sentiment national dans les États existant, même s’il demeure encore fragile, et aux multiples tensions géopolitiques qu’un tel découpage ne manquerait pas de produire. Par ailleurs, se focaliser seulement sur la question des frontières occulterait l’écrasante responsabilité des régimes autoritaires dans le désastre abyssal où ils ont plongé leurs sociétés.

7Si la question de l’arbitraire des découpages territoriaux effectués par la France et la Grande-Bretagne a été d’une importance capitale dans la difficile émergence du Moyen-Orient contemporain, après les indépendances, les problèmes ne sont plus liés seulement à la forme (territoriale) de l’État mais bien davantage à sa nature. La question est donc désormais de savoir ce que les dirigeants de ces nouveaux États ont fait ou pas pour le bien-être et le développement de leur pays. La réponse ne fait aucun doute : ils ont construit des États prédateurs et clientélistes sans jamais se soucier d’opérer une véritable construction nationale citoyenne avec les populations dont ils avaient en quelque sorte hérité de la charge.

8À l’exception de la Turquie de Mustafa Kémal et d’Israël, la formation de ces États n’a été nulle part le résultat politique d’un combat national. Comme les États qui acquièrent alors leur indépendance sont sans nation ou, dans le meilleur des cas, dotés d’un ciment national encore fragile, il leur appartenait d’en « inventer » une. Comme l’écrivait Ernest Gellner, ce n’est pas la nation qui crée le nationalisme mais bien le nationalisme qui crée la nation. Dès lors c’était bien aux nouveaux pouvoirs d’opérer cette transfiguration politique fondée sur une véritable vision nationale. Au lieu de cela, ils ont souvent instrumentalisé les dimensions communautaires et ethniques de leurs sociétés pour mieux imposer leur domination autoritaire comme en Syrie et en Irak, tandis qu’au Liban, dans un cadre démocratique, le confessionnalisme était érigé en système.

9Et partout dans ces pays quand des violences surgissent le sentiment national a tendance à se froisser et à se rider comme une peau de chagrin. Et l’espace sociétal se fragmente en périmètres communautaires et ethniques…

Prendre en compte une histoire contrastée

10Ce tableau doit cependant être nuancé car il n’y a pas un Moyen-Orient mais plusieurs. Ce que nous venons d’évoquer s’applique surtout à « l’espace Sykes-Picot », c’est-à-dire à cette partie du Moyen-Orient configurée par la France et la Grande-Bretagne dans les années 1920. Et même dans cet espace, il convient de distinguer différentes situations.

11En Syrie, il existe un large accord implicite entre tous les acteurs du conflit pour conserver l’intégrité territoriale du pays. Mais sur ce même territoire, un nouveau drame est en train de prendre forme. Depuis 2018, le régime de Bachar al-Assad prépare non pas une réorganisation territoriale mais une restructuration spatiale par le biais d’une expropriation massive des biens fonciers et immobiliers de tous ceux qui ont fui le pays et qu’il perçoit donc comme ses opposants. Ce processus d’une violence extrême a pour objectif d’effacer l’existence sociale de millions de réfugiés syriens. La « variable d’ajustement » entre l’État et sa population n’est pas territoriale mais humaine ! On ne touche pas au territoire mais, par une opération de nettoyage ethnique camouflée par une législation d’exception (la loi numéro 10 d’avril 2018), on efface une partie de la population qui y vivait…

12En Irak, les Kurdes souhaitent depuis longtemps avoir leur propre « toit politique » comme l’a encore montré le référendum de septembre 2017 par lequel ils se sont prononcés, à une large majorité, pour l’indépendance. La question des frontières est donc ici posée, mais compte tenu des rapports de force avec le pouvoir central de Bagdad et de la farouche hostilité de la Turquie et de l’Iran au principe même d’un État kurde, il est impossible que ce projet puisse aboutir à court terme.

13Ni au Liban, ni en Turquie, il n’est question de ré-découpages territoriaux. Et pas davantage en Jordanie qui est, en définitive, le contre-exemple de ce qu’on vient de voir. S’il est un pays qui, au départ, était complètement artificiel, c’est bien celui-là. Au début des années 1920, les Britanniques ont en effet imaginé ses frontières pour séparer la Palestine de l’Irak sans que cela corresponde à une quelconque réalité sociologique, historique ou géographique. Et pourtant, la Jordanie paraît avoir trouvé une certaine stabilité politique, même si celle-ci demeure fragile notamment parce qu’une majorité de ses habitants est palestinienne. Mais, par contre, aucune ligne de fracture confessionnelle ne parcourt ce pays à forte domination sunnite.

14Dans cet espace Sykes-Picot, reste la Palestine. Si on veut vraiment régler le conflit israélo-palestinien, la seule solution possible est celle à deux États, ce qui implique la création d’un État palestinien à côté d’Israël et donc l’instauration d’une nouvelle frontière. C’est ce que dit le droit international encore réaffirmé par le Conseil de sécurité en décembre 2016, par la résolution 2334.

15En dehors de l’espace Sykes-Picot, il y a l’Égypte et les pays du Golfe. Les frontières de l’Égypte sont très stables. Au fil du temps, il y a bien eu quelques aménagements à ses confins, mais pratiquement toute la population vit dans la vallée du Nil qui forme comme son éternel ancrage territorial. Quant aux émirats du Golfe et à l’Arabie saoudite, ils se sont construits avec des paramètres originaux qui leur ont donné des marqueurs identitaires fixés dans des territoires aux contours assez bien établis même si des contentieux territoriaux persistent ici ou là. Quant au Yemen, issu d’une unification en 1990 entre le Yémen du Sud et le Yémen du Nord, il est à nouveau profondément fragilisé par une guerre dévastatrice qui pourrait à terme remettre en question cette unité.

Inventer une démocratie fédéraliste

16Si le fond du problème n’est donc pas la question des frontières mais bien plutôt celui de la nature de l’État, la réflexion doit s’orienter vers une reconstruction démocratique et fédéraliste des États de la région. Cela revient à penser un système constitutionnel où la diversité des communautés et des ethnies serait prise en compte dans une dialectique citoyenne pour tenter à la fois de respecter les identités de chacun tout en consolidant l’appartenance nationale et citoyenne à l’État démocratique.

17La citoyenneté à l’état brut, sans la prise en compte des communautés, est aujourd’hui une piste sans avenir car elles craignent d’être victimes d’un jeu démocratique dans lequel elles demeureraient toujours minoritaires. Les rapports de force démographiques entre les communautés étant un obstacle à la possibilité d’une vie démocratique apaisée, il faut donc inventer des systèmes où elles pourront bénéficier de garanties constitutionnelles leur permettant de participer effectivement et pleinement au pouvoir. Malgré leurs contradictions et leurs limites, les seuls sytèmes susceptibles d’y parvenir sont à rechercher dans les variantes du fédéralisme et de la décentralisation.

18En conclusion, les problèmes ne sont pas ou ne sont plus liés aux frontières mais bien davantage à la nature de l’État avec cependant deux exceptions : le Kurdistan irakien et la Palestine. La question renvoie, en dernière instance, à la possibilité de voir émerger des systèmes véritablement démocratiques. L’histoire récente du devenir des révoltes arabes nous montre que le chemin pour y parvenir risque d’être encore très long.

Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des universités
Président de l’iReMMO [1] (Paris)
  • [1]
    Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2019
https://doi.org/10.3917/apdem.051.0013
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