CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Ouzbékistan est l’une des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, devenue indépendante en 1991. Comme dans les pays voisins de la région (Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan  [1]), la fin de l’URSS a laissé la place à des dictatures inscrivant des continuités avec la période soviétique. Ainsi en Ouzbékistan, l’ancien premier secrétaire du parti communiste est encore le chef du gouvernement en 2008. Tous ces nouveaux pays indépendants ont aussi cherché dans le nationalisme – opposé à l’internationalisme soviétique imposé – une légitimation de l’État, et une forte concurrence en est découlée entre ces États nationalistes fermant leurs frontières. Les anciens chercheurs des académies des sciences ont ainsi été mis à contribution pour édifier les idéologies nationales requises comme sous-bassements du pouvoir.

2Dans cette constellation, l’Ouzbékistan se distingue par un régime particulièrement répressif et sanguinaire, la torture étant d’un usage courant et la surveillance policière s’exerçant partout, dans les espaces résidentiels, marchands, professionnels et de loisir. En 2005 à Andijan, l’armée tira à bout portant sur une foule de manifestants réclamant la libération de commerçants et d’hommes d’affaires locaux qui avaient organisé des activités de charité et avaient été emprisonnés pour islamisme. L’attaque armée fit près de 1000 morts et l’événement est resté gravé dans les mémoires signalant à chacun le risque encouru par le moindre geste de rébellion. La population est donc habitée par la terreur et survit péniblement dans un contexte d’effondrement économique et de pauvreté partagée. À la misère matérielle s’ajoute une détresse morale profonde dans toutes les couches sociales ayant le sentiment d’avoir sombré dans un cloaque dont il est impossible de sortir, faute d’argent. Corollairement les processus de retraditionnalisation de la société sont manifestes et s’appuient sur l’invention étatique d’une essence ouzbèke magnifiée qui aurait été opprimée durant la période soviétique et devrait donc être redécouverte. La grandeur de la civilisation ouzbèke fait consécutivement l’objet de travaux scientifiques acharnés dans les disciplines de l’histoire, l’archéologie, l’ethnologie, la philosophie.

3Décrétées au début des années 2000, la défonctionnarisation des chercheurs, la mise en place d’appels d’offre par l’État, la contractualisation sur des projets financés pour une période de un à trois ans ont concerné de manière indistincte toutes les sciences. Le délabrement général des laboratoires de sciences exactes, la vétusté des instruments, la pénurie de tout, y compris de papier et de crayons, ont conduit à la formation de petites équipes très solidaires dans leur travail, mais aussi dans leur vie extérieure, liant les individus par l’amitié au fur et à mesure que maintenir l’activité scientifique devenait une tâche héroïque : par ailleurs, des équipements indispensables se trouvant en nombre limité et dispersés aux quatre coins de la cité des sciences, l’usage s’est répandu d’accueillir ponctuellement dans les laboratoires tout chercheur ayant le besoin urgent d’une mesure technique. Ainsi, la circulation des acteurs est devenue une pratique courante et les occasions de se rencontrer et de se soutenir se sont multipliées. Ajoutons que, dans les laboratoires, les chercheurs et techniciens viennent quotidiennement et restent une bonne partie de la journée à leur poste de travail, comme à l’époque soviétique.

4D’après les récits recueillis, il n’était pas nécessaire pour les chercheurs d’être membre du Parti, y compris pour être directeur de laboratoire à l’époque soviétique. D’aucuns disent même qu’un directeur d’un grand institut ne rentra au Parti qu’après sa nomination. La croyance en l’universalité de la science au sens fort du terme reste très enracinée, l’évocation de la « science nationale » faisant sourire, éclater de rire, ou encore mettant franchement en colère, tant elle apparaît un non-sens. Cette perspective universaliste va de pair avec la représentation « internationale » et « cosmopolite » que la collectivité entretient d’elle-même, même si cette dimension positive aux yeux des acteurs est en déclin. En effet, les sciences exactes ont subi un exode massif, les compétences des chercheurs soviétiques ayant été aisément achetées à la chute de l’URSS par les démocraties industrielles. Néanmoins, des chercheurs d’origine non ouzbèke sont restés, trouvant dans leur groupe professionnel un milieu resté ouvert et égalitaire à leur égard. De même, on parle russe systématiquement, langue scientifique par excellence dans l’esprit des acteurs.

5Le lecteur nous suivra maintenant dans un institut qui fut le plus grand établissement de recherche sur les plantes de toute l’URSS, comprenant 600 chercheurs dont seuls à peu près 200 sont encore là. J’ai mené dans cet institut une investigation anthropologique fondée sur une présence quotidienne durant près de deux mois au printemps 2005. Une soixantaine d’entretiens ont été effectués avec des chercheurs et des techniciens de statuts et de générations différents. Conformément à une méthodologie ethnologique, je me suis immergée dans plusieurs des laboratoires de l’institut, en tentant de cerner les logiques des relations interpersonnelles dans une micro-unité de travail. Des liens d’amitié ont été noués avec une des équipes de chercheurs, m’invitant à leur domicile et dans leur datcha et me permettant ainsi d’apercevoir leurs conditions générales de vie. J’ai d’autre part été conviée à participer à de nombreux événements festifs à l’intérieur de l’institut. L’ensemble de ces matériaux issus de l’observation, de recueils systématiques de biographies et de discours sur le travail scientifique, l’institut, son organisation, son évolution, sa direction, enfin le partage des journées heureuses et malheureuses, de moments d’espoir et d’abattement profond après ce qu’on désigne en murmurant comme « les événements d’Andijan », m’ont permis d’appréhender les rapports sociaux qui président à la vie scientifique de l’institut. Quelques aspects saillants en seront donnés à voir dans deux directions qui, d’un point de vue anthropologique, sont intrinsèquement liées : tout d’abord la représentation du rapport avec la communauté scientifique extérieure dans laquelle s’édifie l’image de soi comme chercheur. Ce rapport se concrétise pour l’institut dans la coopération menée avec un laboratoire français. En second lieu la vision de l’univers interne qui comprend autant la dynamique scientifique du laboratoire que le tissu dense des relations interpersonnelles de travail, de parenté, d’amitié et de liens sociaux. La figure imaginaire de l’État – sorte de chimère monstrueuse et diabolique – hante ces deux scènes dans lesquelles chacun, quelle que soit sa position hiérarchique, s’inscrit.

UN INSTITUT AU PASSÉ PRESTIGIEUX

6L’institut de recherche sur les plantes que je baptiserai maintenant ADIN a été fondé en 1956 et offre de l’extérieur un visage imposant avec son grand bâtiment principal où, à chaque étage, se situent d’interminables couloirs sombres qu’il faut parcourir pour pénétrer dans les bureaux des chercheurs et quelques laboratoires d’analyse. Les solides portes de bois donnent le style de l’ensemble de l’institut au sein duquel l’activité scientifique continue contre vents et marées dans un décor presque totalement figé qui évoque les années 1960-1970. C’est au rez-de-chaussée de ce bâtiment que la directrice possède ses bureaux et son secrétariat, récemment rénovés. Derrière ce bâtiment s’étend un vaste terrain où l’on remarque plusieurs autres immeubles de toutes tailles, des jardins de culture de plantes odoriférantes à différents endroits, mais aussi d’autres laissés en friche. Les arbres nombreux où s’abritent des multitudes d’oiseaux pourraient conférer à ce lieu une allure champêtre tant il semble isolé de la ville et calme. Pourtant, la dégradation est telle que le sentiment de déambuler dans un champ de ruines sourd, atténuant l’agrément de s’asseoir au soleil, sur un banc en désagrégation sous une des tonnelles oubliées que plus personne n’entretient. Les chercheurs et leurs équipes se rassemblent parfois dans un de ces recoins de l’immense parc aux aspects dévastés et c’est d’ailleurs dans l’un de ceux-ci que je m’installerai moi-même, profitant d’une table bancale et fissurée, à l’abri des indiscrétions, pour noter les discours des gens face à moi. Un garage au toit percé – près de l’entrée des voitures dont le gardien est des plus rébarbatifs – jouxte une cantine sordide devenue privée et le plus souvent vide, depuis que les chercheurs ont appris à leurs dépens les effets d’une hygiène déplorable. Chacun mange donc à son poste de travail les mets de sa gamelle préparée à la maison. Autrefois, une crèche et un jardin d’enfants existaient dans l’institut ; une salle de prière y a été brièvement ouverte après 1991.

7L’institut est maintenant orienté sur trois branches : pharmacologie, cosmétiques, engrais pour l’agriculture. À l’époque soviétique il obtint de nombreux brevets et avait un profil d’excellence. Quelques-uns de ces brevets continuent maintenant encore à donner aux chercheurs qui en furent jugés « auteurs » ou « collaborateurs » quelques revenus issus de la vente des produits en Russie. Un des médicaments est en particulier jugé par les chercheurs comme la plus merveilleuse de leurs « découvertes » au point que, même après l’indépendance, un dirigeant russe aurait envoyé un avion en chercher à l’institut pour sauver un membre de sa famille. Aujourd’hui, il collabore avec une très grande firme et un laboratoire privé français qui est dirigé par un homme originaire d’Ouzbékistan. La coopération avec ce laboratoire médiateur de celle avec la firme française est au centre des rapports sociaux internes à l’institut. En effet, le laboratoire achète des substances produites par l’institut qui sont parfois, semble-t-il, apportées par des chercheurs invités à des voyages d’études et d’agrément en France. Ces substances se vendent au mg et sont d’un coût très élevé. L’apport financier du laboratoire français fournit une part substantielle des salaires des chercheurs de l’institut auxquels sont concédés des pourcentages variables sur les bénéfices. Le montant de ces pourcentages relève de décisions plus ou moins occultes pour tous. Il n’est pas réellement lié à une échelle hiérarchique mais plutôt à une proximité avec le département de production de ces substances et à ses réseaux de ramifications et d’interdépendance dans tout l’institut, chacun pouvant revendiquer d’être nécessaire d’une manière ou d’une autre dans la chaîne de production. Mais le contrat signé en 1990 entre l’institut et le laboratoire français fixe 30 % de redistribution pour l’ensemble des chercheurs qui connaissent ce chiffre. Le précédent directeur de l’institut – le quatrième depuis 1956 et le seul, insiste-t-on, à ne pas être issu d’une « lignée scientifique » – fut renvoyé pour avoir apparemment dépassé les bornes acceptables de préemption, se servant lui-même et sa famille dans des proportions si élevées sur ces 30 % qu’il ne restait que des miettes pour les chercheurs de l’institut. En effet, son fils avait été arrêté par la police pour implication dans un groupe islamiste et son père dut payer une énorme somme pour le sortir de prison. De surcroît, sa parentèle était si nombreuse à l’institut qu’à elle seule elle aurait totalisé 17 salariés. La directrice actuelle de l’institut – dont le frère a été Premier ministre de l’État indépendant mais a été ensuite démis de ses fonctions par le chef du gouvernement – est très défavorable à ce contrat avec le laboratoire français avec qui elle tente de rompre les relations au désespoir de tous les chercheurs effrayés de perdre ce revenu. Femme d’une cinquantaine d’années, énergique, autoritaire et si impulsive que d’aucuns la qualifient dans l’institut d’« hystérique », elle a été nommée à ce poste politique en raison de ses liens de parenté et d’alliance forts avec quelques membres proches du pouvoir.

8Rencontré en 2005 après l’enquête, le directeur du laboratoire français qui est un leader mondial dans son domaine est un homme âgé d’un peu plus de soixante ans, chaleureux et ouvert, dont la trajectoire complexe est typique de la guerre froide. D’origine ukrainienne juive, son grand-père avait fui en 1920 la jeune URSS mais son père, apatride, fut un militant communiste fervent tout en étant directeur d’usines au Maroc et en Syrie dans les années 1950. C’est à l’ambassade d’URSS à Alger qu’il allait chercher les livres d’information soviétique qui lui servaient dans sa propagande active. Il fut donc expulsé du Maroc comme « agitateur communiste », fut envoyé en RDA où il fut mis en prison neuf mois avant d’être « sauvé » par le consul soviétique d’Alger. En 1955, il part enfin vers la « terre promise » de l’URSS et s’arrête à Tachkent où il trouve un travail d’ingénieur. Son épouse, française, qui avait été employée de poste en Syrie et au Maroc est embauchée comme professeure à l’institut des langues du monde après avoir repassé des examens. Le directeur du laboratoire français a alors dix ans quand il arrive dans la république soviétique d’Ouzbékistan qu’il fuit en 1976 pour s’installer en France où en 1986 il monte son entreprise. Dès 1989, il est contacté par l’institut ADIN, dirigé alors par une femme d’origine russe qui a succédé au fondateur de l’institut, grand savant d’origine ouzbèke dont le fils devint académicien à Moscou et dirigea un institut de recherche célèbre. Ce fondateur – qui fut l’élève d’un chercheur russe venu faire des recherches en France – y fit lui-même quelques stages d’étude. La directrice de l’institut ADIN réclame à l’entrepreneur français une aide financière, un dû, dit-elle, qui remboursera sa dette à l’égard de l’URSS qui a assuré sa formation scientifique. Il se plie à cette demande et la collaboration fonctionne relativement bien jusqu’à l’arrivée de la nouvelle directrice de l’institut dont l’hostilité et l’arrogance l’ont conduit à suspendre depuis 2004 ses voyages réguliers à Tachkent. Attaché aux chercheurs de l’institut dont il apprécie la rigueur, l’honnêteté et les compétences scientifiques, cet homme – qui affiche ses convictions anticommunistes et antisoviétiques et a fait venir sa mère et ses frères et sœurs en France – déplore les entraves actuelles à la coopération.

DÉRÉLICTION SCIENTIFIQUE

9C’est à l’extrémité du parc de l’institut, bien loin du bâtiment principal que je commence l’enquête, dans une unité de recherche dont le directeur est d’origine russe et auquel j’ai été confiée. Cette unité qui comptait autrefois trente salariés en a aujourd’hui à peine dix ; le petit immeuble au sous-sol duquel rats et souris destinés aux expériences répandent une odeur insupportable, est certainement un des plus détériorés de l’institut, avec ses toilettes cassées, sans lumière, jamais nettoyées et la plupart du temps privées d’eau. L’unité de recherche comporte plusieurs laboratoires aux aspects muséographiques avec leurs vieux flacons et éprouvettes de verre. Dans l’un d’eux, une femme sans âge d’origine arménienne est affectée depuis 15 ans, muette, prostrée, au regard inquiet ; à ses côtés, une technicienne volubile d’origine coréenne, membre de l’association des savants coréens d’Ouzbékistan, semble l’ignorer. Cette femme de soixante-cinq ans, mince, aux élégantes jupes évasées suivant une mode d’un autre âge, avec son impeccable chignon est issue d’une famille née en Corée du Nord à l’époque, ayant migré à Vladivostock, puis déportée en 1937 à Boukhara et venue enfin à Tachkent. Son père, militaire, était un activiste du Parti. Elle a été affectée il y a 17 ans dans ce laboratoire contre sa volonté. N’ayant jamais pu finir sa thèse, compte tenu des nombreux changements d’instituts qui ont jalonné son parcours, se remémorant les plus prestigieux d’entre eux, dirigés par la présidente du soviet suprême de l’Ouzbékistan, ou par la fille de Rachidov, ex-secrétaire général du Parti dans la république, elle « exécute les ordres », comme elle le dit. Mariée et veuve deux fois, sans enfants, elle vit seule et n’a jamais envisagé de quitter l’Ouzbékistan dont elle dit adorer le peuple. Elle s’adonne au « marketing en chaîne » pour des « élixirs de jeunesse » d’une marque aux consonances françaises, qui fait partie des très nombreuses escroqueries qui ont suivi l’écroulement de l’URSS. Il faut en effet trouver beaucoup de clients pour récupérer l’investissement initial ! Dans un autre des laboratoires de l’unité de recherche, un vieil homme de soixante-quinze ans – coiffé d’une calotte traditionnelle – est penché sur son bureau, entouré de panneaux jaunis peints à la main, représentant des séries de plantes. Médecin de formation, il préfère continuer à travailler avec un salaire minime que de rester chez lui avec sa femme, médecin aussi, qu’il a rencontrée durant ses études et a épousée « par amour ». L’un et l’autre sont enfants d’ouvriers ouzbeks et petits-enfants de paysans et il me montre la photo du vice-recteur russe de l’institut de médecine qui l’a poussé dans cette voie professionnelle, en signe d’une reconnaissance inaltérable. Il égrène les étapes de sa carrière soviétique à Bischkek, Moscou et Léningrad, tout en se consolant que tout dans le laboratoire date encore de cette période prestigieuse, puisqu’il ne saurait s’adapter à des équipements nouveaux. Le couple n’a eu qu’une fille – devenue médecin et mariée à un médecin – trop préoccupé, dit-il, par la science.

10Descendons maintenant au sous-sol où trois vieilles dames laborantines d’origine russe et tatare s’occupent des rats et des souris dans une atmosphère irrespirable. Il me fallut beaucoup de temps pour les convaincre de venir discuter et, à travers leurs résistances, pointe l’efficacité symbolique d’une structure hiérarchique très forte. « Je ne suis rien, je n’ai pas de doctorat », commence par dire la plus ancienne des laborantines de soixante-quinze ans aux cheveux teints en roux qui a terminé ses études de vétérinaire en 1953, a travaillé avec son mari dans un sovkhoze avant d’être affectée à l’institut ADIN en 1961. Elle ne tarit pas d’éloges sur le passé soviétique, le bouillonnement scientifique de l’équipe, le respect que le directeur lui accordait, la cordialité des chercheurs qui lui donnaient leur résumé de thèse, son soin des animaux de laboratoire, et enfin le voyage à Leningrad où l’institut l’envoya visiter d’autres laboratoires modèles pour améliorer celui de Tachkent, ce qu’elle fit avec dévouement et passion. Le directeur de l’institut l’encouragea même à aller au théâtre à Leningrad, souvenir inoubliable ! Son récit s’arrête net à « l’horreur » de l’indépendance, rupture irréfragable dans sa vie personnelle et professionnelle, l’institut plongeant de son point de vue – partagé par tous – dans un déclin irréversible. Un peu plus jeune, née en 1935, les cheveux recouverts d’un fichu noué sous le cou, édentée, sa collègue d’origine tatare (de Kazan), qui a été embauchée dans l’institut en 1975, grâce à la vétérinaire, après un emploi de femme de ménage, a très peur qu’arrive un moment où « on chasse les vieux du travail ». Ex-ouvrier, son mari touche 29 000 soums de pension, et elle-même cumule sa demi-pension de 14 000 soums et 22 000 soums [2] de salaire de l’institut. Issue d’une famille qu’elle qualifie de « pauvre », elle a la hantise de devenir encore plus « pauvre » qu’à l’époque soviétique durant laquelle aucun de ses enfants n’a pu poursuivre d’études, à son grand regret. C’est debout, face aux rats, que je discute avec la troisième laborantine d’origine russe, âgée de soixante-treize ans, diplômée de l’École Normale, ancienne enseignante de littérature russe et d’économie, veuve, dont les enfants ont fui l’Ouzbékistan pour trouver du travail. Dans un geste maintes fois observé, les mains liées, elle rappelle que du temps de l’URSS, « quand nous étions tous ensemble, c’était tellement mieux, on ne faisait aucune distinction entre les nationalités et les familles restaient ensemble... On a trop souffert avec l’éclatement de l’URSS et moi je fouille la merde ici pour pouvoir manger ». Véritables fantômes de l’unité de recherche, ces trois femmes accomplissent leur travail avec conscience dans des conditions telles qu’elles le méprisent profondément, et en sont venues à se mépriser elles-mêmes.

11L’unité de recherche où évoluent ces personnages maintient néanmoins coûte que coûte une activité de pointe, sous la houlette de deux chercheurs principaux, cinquantenaires, l’un est le vice-directeur d’origine russe qui refusa de quitter Tachkent pour ne pas abandonner sa mère, chez qui il s’installa durant quatre ans avant sa mort, avant de retourner habiter avec son épouse ; l’autre est une femme de père ouzbek et de mère ukrainienne – actrice de cinéma connue –, avec laquelle il travaille assidûment, dans une collaboration scientifique étroite et une amitié réelle. S’efforçant de faire face avec une grande dignité à des difficultés répétées, évitant de laisser apercevoir leur nostalgie du passé et leur tristesse d’avoir vu leurs enfants fuir l’Ouzbékistan, ils forcent l’admiration, stoïques et lucides, sobres et solidaires, défendant corps et âme un outil de travail qui sombre et qu’ils ne se résolvent pas à abandonner. Au contraire, la fille du quatrième directeur de l’institut – renvoyé pour corruption – compte bien quitter cette unité de recherche où son père l’a placée après l’avoir mariée à 22 ans au fils d’un vice-ministre qu’il a choisi alors qu’elle aurait espéré faire son doctorat et poursuivre dans l’indépendance sa carrière. Aujourd’hui, amère et lasse de ne gagner que 30 000 soums, elle envisage de s’orienter vers la cosmétologie, plus lucrative, et surtout projette sur sa fille la liberté dont elle n’a pu jouir dans un pays sur lequel elle porte un regard froid car « sans avenir ». Sous la direction scientifique de nos deux cinquantenaires, quelques jeunes doctorants s’inscrivent dans cette unité de recherche. Jeunes étudiants et stagiaires en faible nombre se révèlent aspirés par la morosité, n’ayant pas acquis la force de caractère de leurs aînés, désespérés par l’absence de débouchés et par les obstacles qui obstruent tout projet positif de vie. Aux côtés d’une jeune fille d’origine coréenne, une jeune femme d’origine russe souhaite finir sa thèse au plus vite tout en affirmant qu’elle ne lui servira à rien. Une fois de plus, la présence d’une mère qu’on ne peut abandonner a interdit son départ – avec son mari d’origine tatare et sa fille – vers la Russie. Au printemps 2005, une nouvelle chercheuse d’origine ouzbèke est venue renforcer l’unité de recherche qui en a bien besoin. Motivée principalement par une augmentation de ses revenus – compte tenu que son précédent emploi était à mi-temps et ne lui procurait que 16 000 soums –, cette fille d’académicien dont toute la parentèle est investie depuis longtemps dans la recherche scientifique principalement à Moscou, est divorcée et vit seule depuis le mariage de ses enfants.

LES ENJEUX D’UNE COOPÉRATION INTERNATIONALE

12Arrêtons ces quelques portraits des personnels de l’unité de recherche qui, dès que la communication s’approfondit, se révèlent mélancoliques sur le présent et accablés à l’idée du futur. L’unité de recherche relève d’un département dont le directeur d’origine ouzbèke – dans ce poste depuis 18 ans – possède un bureau étrangement lumineux au fond du couloir. Fils de médecin et médecin de formation lui-même, il a auparavant travaillé à Moscou dans un laboratoire du ministère de la Défense, spécialisé sur les armes chimiques de destruction massive. Il déplore avec colère le manque d’équipements aux normes internationales, l’absence d’argent pour maintenir les brevets acquis à l’époque soviétique et publier actuellement, le terrible isolement dans lequel les chercheurs s’enfoncent, le « trou » de science qui se profile lorsque sa génération partira et ne sera plus remplacée. Il juge aussi sévèrement le contrat avec le laboratoire privé français qui se serait considérablement enrichi en exploitant les recherches de l’institut de Tachkent, bien que, comme les chercheurs les plus hauts placés de l’unité de recherche, il perçoive des dividendes.

13Revenons donc sur ce contrat qui cristallise les contradictions internes, inscrit une hiérarchie cachée par les subsides personnels reçus, divise et unifie à la fois groupes et individus, enfin conserve l’institut en vie comme la seule perfusion venant du monde externe. Ce contrat – par ses effets – illustre avec pertinence les transformations qui ont affecté la recherche scientifique en Ouzbékistan et ont pour cause principale le désengagement global de l’État des instituts et son engagement dans des financements partiels insuffisants pour permettre le maintien d’une productivité collective d’excellence. La fracture est brutale et selon toute probabilité définitive, vu l’âge et la condition morale et matérielle des meilleurs chercheurs. Unique lien marchand avec l’univers mondialisé de la science, ce contrat stigmatise la dépendance et l’infériorisation progressive de chercheurs qui se considéraient comme l’élite de l’URSS et se flattaient tant de refléter l’empire par leurs origines multiples. Chacun est conscient et honteux de perdre, malgré lui, un peu plus chaque jour de ses capacités cognitives.

14Tentons de mieux appréhender les enjeux ambivalents que concentre au plan interne le contrat établi avec le laboratoire français qui achète les fameuses substances dont une quantité infinitésimale suffit à grossir substantiellement les salaires d’une vingtaine de personnels de l’institut. Le lecteur doit ici se remémorer que les brevets obtenus à l’époque soviétique pour plusieurs médicaments qui sont toujours sur le marché russe rapportent aussi des suppléments de revenus à des chercheurs et à leurs collaborateurs. Dans les deux cas, un pourcentage sur les bénéfices a été attribué à l’individu par un acteur en position dominante dans la chaîne de production de la substance ou de la molécule, ce qui ne recoupe pas nécessairement un poste hiérarchiquement supérieur dans une unité de recherche ou un département puisque la coopération de plusieurs laboratoires est indispensable. Dans le cadre des « brevets soviétiques », une centaine de personnes peut percevoir des dividendes et ce jusqu’au gardien du laboratoire qui est jugé avoir « aidé ». Le pourcentage sur les bénéfices fait généralement l’objet de la part du salarié de revendications, estimant qu’il a été désavantagé en regard de sa contribution scientifique. Les rivalités que créent ces pourcentages sont bien sûr de plus en plus fortes au fur et à mesure que les effets de la contractualisation sur projets se font plus durs : une unité de recherche qui n’obtient pas de financement sur un projet d’État est en effet désormais supprimée. L’ensemble de ces facteurs a pour conséquence de favoriser une hiérarchie de caractère économique aux dépens de la hiérarchie fondée sur les mérites scientifiques. Le chercheur qui, dans la concurrence des appels d’offres d’État, se voit attribuer plusieurs financements, embauche des collègues – de l’institut ou non – pour une recherche précise et on observe in fine une concentration des subsides sur de petits groupes dont certains membres cumulent à la fois les dividendes des « brevets soviétiques » et ceux du laboratoire français.

15Dans ce contexte, l’attachement que beaucoup manifestent au lien avec le laboratoire français dépasse l’intérêt strictement matériel. Ils perçoivent en effet qu’aujourd’hui ils n’ont plus aucune chance de voir leurs « découvertes » atteindre un pôle important du monde global puisque l’étape de Moscou – qui était autrefois la validation suprême – n’est maintenant qu’une phase qui risque d’ailleurs de se révéler captatrice et de bloquer le cheminement de la « découverte ». De surcroît, à l’époque soviétique, les tests des médicaments étaient assurés par l’État central alors qu’actuellement l’institut devrait payer ces tests mais ne dispose pas des fonds pour le faire. Certains chercheurs, pour vaincre tous ces obstacles et rompre l’isolement, imaginent une sorte de « troc » qu’ils pourraient proposer à des laboratoires européens ou américains, à qui ils donneraient gratuitement leurs substances en échange de la mise en œuvre de tests des médicaments. Les dernières expériences de collaboration de l’institut avec des multinationales contredisent pourtant de tels rêves qui maintiennent l’espoir chez les chercheurs. Entre 1985 et 1994, l’institut a coopéré avec une grande compagnie française qui avait une représentation à Tachkent pour l’invention d’un défoliant à la fois très efficace et aux qualités écologiques. Ce défoliant dont l’entreprise française a obtenu le brevet n’a jamais plus pu être utilisé en Ouzbékistan puisque l’État indépendant n’a pas eu les moyens de l’acheter, alors que la république, sous l’URSS, l’avait déjà mis en pratique pour l’expérimentation. Le directeur du laboratoire qui avait été à la tête de cette coopération fut invité en Argentine en guise de remerciements. Aujourd’hui, il a reçu un financement de l’État pour un projet qui vise à trouver un nouveau défoliant aux qualités identiques au précédent, dont l’un des composants est fabriqué par un laboratoire russe qui en a le brevet. Cet homme âgé et jovial qui est directeur de son laboratoire depuis trente-cinq ans et a reçu de multiples prix « soviétiques » pour ses découvertes, s’efforce de ne pas se laisser abattre et continue à travailler avec ardeur en cachant ses doutes sur le taux de réussite de la recherche qu’il mène. Mais au fond de lui-même, l’histoire de cette « découverte volée » l’a persuadé, comme bien d’autres, de l’inaccessibilité du marché scientifique pour un institut comme celui de Tachkent. Il ne lui reste qu’à se souvenir avec joie qu’un jour il fut consacré l’un des cent meilleurs chercheurs soviétiques, ce qui lui valut le privilège de pouvoir se faire soigner, lui et les siens, dans la polyclinique réservée à l’élite politique, où en 2005 son épouse est hospitalisée. Aux fêtes d’anniversaires qu’il organise dans son laboratoire, des chercheurs de tous les instituts se pressent et, dans une atmosphère chaleureuse et bruyante, s’enivrent avec les alcools variés que concocte avec des herbes le vieux monsieur qui les conserve dans son petit frigidaire. Ouvrons une parenthèse sur les fêtes d’anniversaires à l’institut, qui sont très fréquentes et où de grandes tables recouvertes de mets divers et bien disposés offrent le spectacle d’une abondance bien trompeuse. Ces fêtes où sont conviés parfois la directrice de l’institut et ses adjoints semblent avoir pour finalité symbolique de faire revivre – ne serait-ce que le temps d’un repas – un passé scientifique prestigieux. Elles rassemblent les acteurs de tous les grades qui se parent de leurs plus jolis vêtements et participent activement aux préparations culinaires.

UN MARCHÉ SCIENTIFIQUE INACCESSIBLE

16L’institut a fait, dans les dernières années, des expériences encore plus pénibles que la coopération mentionnée sur un défoliant avec une grande compagnie française. Des délégations chinoises et coréennes ont en effet visité plusieurs laboratoires de l’institut et ont demandé des dossiers complets de recherche sur différents médicaments afin de les étudier et de construire une collaboration scientifique et économique. Les chercheurs de l’institut se sont empressés de répondre à cette demande inespérée, le mieux qu’ils le pouvaient, entrevoyant une porte de sortie du cloaque dans lequel ils s’enfoncent. Les dossiers ont donc été remis en temps voulu et Chinois et Coréens ne sont jamais revenus. Ces échecs répétés accentuent les sentiments d’exploitation et dans le même moment conduisent à chérir le contrat signé avec le laboratoire privé français avec le directeur duquel de surcroît une grande familiarité s’est installée, par le partage de la langue russe et des codes de communication du pays. Ce contrat, en effet, est le seul sur un temps si long à avoir fourni un débouché externe au travail des chercheurs, qui songent à l’époque de la guerre froide durant laquelle un mur séparait la recherche soviétique et occidentale : ils mesuraient très bien alors que leurs « découvertes » pouvaient avoir déjà été faites dans les pays capitalistes ou alors, dans le cas contraire, réellement innovantes, resteraient à jamais confinées dans leurs mondes communistes, les deux situations étant d’un point de vue scientifique tout aussi désolantes. Les substances achetées par le laboratoire privé français confèrent donc au contrat un caractère exceptionnel puisqu’il signifie que pour la première fois la recherche menée a percé les murs invisibles jusqu’à atteindre le marché extérieur ; même si les conditions du contrat sont insatisfaisantes, une valorisation insigne est perçue par tous. Le manque cruel de réactifs, la suppression des abonnements aux revues dont les collections entières datant de l’époque soviétique s’étalent sur les bureaux, l’absence de courrier électronique – dont seule la directrice jouit – l’écart grandissant avec les normes globales enracinent l’idée que désormais « la science est pour les pays riches » et que, en travaillant en Ouzbékistan, aucun avenir scientifique n’est possible. Dans les entretiens, les chercheurs remuent en permanence les problèmes qu’ils rencontrent et les solutions qu’ils envisagent et abandonnent aussitôt, vu leur dimension irréaliste : une question revient continuellement : « si on savait à qui vendre à l’étranger, on produirait plus, mais comment trouver un client... ».

17Le marché mondial prend le visage d’une sorte de marécage monstrueux où l’on ne peut s’aventurer de façon indépendante et, dans cette perspective, il est clair que le directeur originaire d’Ouzbékistan du laboratoire français remplit la case vide d’une médiation imaginaire et bien concrète pour aborder cet autre monde dans la sécurité. Les chercheurs de l’institut sont d’autant plus désarmés face aux exigences marchandes qui s’impriment maintenant dans la science qu’ils semblent avoir été entretenus jusqu’à l’indépendance dans une bulle de recherche fondamentale sans obligation de finalisation et/ou d’application laissée à d’autres. Corollairement, cette protection de la recherche en regard de contraintes économiques, paraît avoir eu pour pendant une très faible implication du politique dans le travail scientifique lui-même : ainsi, en 1961, on ne compte que 35 membres du Parti sur 500 employés dont 10 femmes. Dans les récits biographiques, l’appartenance au Parti n’est que rarement mentionnée, comme si elle constituait un élément mineur en regard de la valeur scientifique de l’acteur. Le Parti se présente en quelque sorte comme un élément étranger à l’univers scientifique de la recherche.

RAPPORTS SOCIAUX, HIÉRARCHIE ET PARENTÉ

18Le fait que l’ensemble des rapports sociaux dans l’institut ait été bouleversé et se réorganise autour de l’incise marchande que représente le contrat signé avec le laboratoire privé français, se décline non seulement dans les relations entre équipes, unités de recherche, départements d’un côté, mis en concurrence et menacés dans leur existence, mais aussi dans les liens interpersonnels troublés par l’envie de quelques dollars ou euros de plus, et enfin dans la communication hiérarchique entre la direction de l’institut et les chercheurs. La directrice prélève en effet officiellement une somme d’argent sur les projets remportés en réponse aux appels d’offre d’État afin d’entretenir un tant soit peu l’institut, d’acheter du matériel et des équipements. Cette sorte d’impôt collectif est d’autant plus mal perçue que souvent les promesses ne sont pas suivies d’effets : l’exemple en 2005 de réactifs qui restent en souffrance à la douane, alors que les chercheurs les attendent depuis des mois, illustre les malentendus qui perturbent la gestion de l’institut. Le choix de la directrice de se placer elle-même dans le contrat signé avec le laboratoire français, afin de percevoir des dividendes sur une opération à laquelle elle n’a pas pris part au début et à laquelle elle veut en outre mettre fin, est apparu beaucoup plus grave aux yeux des chercheurs, auxquels il ne reste finalement que leur identité et leur dignité scientifiques. Le comportement de la directrice bafouant les règles partagées et se donnant à voir comme un abus de pouvoir, a été décrypté par les chercheurs sur le mode d’un acte autoritaire insupportable et dépassant largement la captation officieuse des ressources du précédent directeur licencié de son poste mais toujours à la tête d’un groupe de chercheurs qu’il finance sur un projet d’État et des subsides étrangers.

19Ce groupe, l’équipe du sous-directeur et celle qu’a montée la directrice à sa nomination sont de surcroît les trois mieux rémunérés, les plus fournis en équipements et les plus dynamiques de l’institut, montrant par là comment la détention du pouvoir attire les capitaux et modifie la recherche, laissant de côté ceux qui ne s’inscrivent pas dans l’ombre de puissants.

20La volonté de la directrice d’affirmer sa souveraineté en intervenant dans toutes les tentatives des chercheurs de trouver des financements et surtout en frappant de sanctions ceux qui ont manifesté une insubordination en entreprenant des démarches autonomes – comme l’unité de recherche présentée précédemment – complète ce tableau où s’enclenchent plusieurs niveaux de crise ; crises hiérarchiques, scientifiques, organisationnelles et interpersonnelles se font l’écho d’une crise marchande initiatrice et cristallisant les fragilisations individuelles et la précarité institutionnelle qui se déploient.

21Sans doute est-ce sur ce fond de crises démultipliées qu’il faut interpréter la densité relative des rapports de parenté à l’intérieur de l’institut. Le recrutement dans la parenté dans les instituts de recherche était – du point de vue des acteurs – pour ainsi dire interdit à l’époque soviétique et le fait que l’enquête ait repéré au moins cinq directeurs de laboratoire (dont deux ex-directeurs de l’institut) ayant dans l’institut de un à quatre membres de leur parentèle – fils, fille, gendre, épouse, etc. – est significatif sous plusieurs angles. Ces embauches montrent tout d’abord que l’institut est au plan imaginaire donateur de ressources monétaires, car fantasmatiquement entré dans le marché même si cette inscription marchande est bien chaotique. Dès lors, faire profiter ses proches de quelques revenus s’impose dans une conjoncture nationale dramatique pour tous, dont les jeunes diplômés. De surcroît, les planètes scientifiques mettent en évidence l’importance symbolique pour les chercheurs de se penser comme appartenant de longue date à des lignées savantes et intellectuelles spécialisées et l’idée d’une rupture dans cette transmission de la connaissance est pénible, même si elle est très fréquente, les descendants fuyant le pays au pire, au mieux se lançant dans les « affaires » en Ouzbékistan. Retenir auprès de soi, dans son laboratoire, ses enfants pour les immerger dans le capital scientifique détenu est donc un geste parental possédant sa propre rationalité. Enfin, la peur de voir les siens happés par une foule de dangers – qui vont de la drogue à l’islamisme – anime des pères inquiets de la léthargie de leurs fils et c’est pour cette même raison qu’ils les marient le plus vite possible. Caser l’héritier masculin dans le travail et la famille, se débarrasser auprès d’une autre famille à laquelle elles donneront des héritiers, de filles encombrantes sur lesquelles les rumeurs déshonorantes peuvent tomber, tels sont les sentiments anxieux qui habitent les pères et dont ils parlent volontiers. Souvent, ils se comparent à leur fils et se sentent effrayés que ceux-ci manifestent si peu de désir autant pour les femmes que pour le travail et là encore se répand la nostalgie pathétique de l’époque soviétique : « il y a une indifférence générale... Les jeunes ne pensent pas à l’amour ; ils ne pensent qu’à gagner leur vie tellement c’est difficile. Nous, notre bourse nous suffisait pour nous promener, rêver et dépenser, et après les salaires suffisaient aussi », explique un père qui a choisi l’épouse de son fils après que ce dernier lui ait avoué n’avoir aucune femme en tête et ne pas vouloir faire de recherche scientifique « qui ne mène à rien » ; « nous, quand nous étions jeunes, nous courrions derrière les filles, nous jouions au football ; à ce moment-là, il y avait les soviets, tout le monde travaillait ou faisait des études, maintenant plus personne ne travaille pour l’État », se lamente un autre chercheur dont le fils est rentré dans l’institut, et dont il a choisi l’épouse alors que lui-même avait fait un « mariage d’amour ». Le discours du fils, réservé, abattu, laisse entrevoir les bribes d’une autre histoire qui repositionne les contraintes morales et économiques dominantes : la jeune fille dont il tomba amoureux fut mariée de force par ses parents à un membre de la parenté. Il envisage de finir une thèse et en attendant travaille avec son père à l’institut mais aussi dans la maison paternelle où il habite avec sa femme et ses trois enfants : père et fils cultivent en effet des roses qu’ils revendent en Russie, pour augmenter leurs revenus. Le fils gagne 25 000 soums grâce à deux projets d’État. Cette « cohabitation totale » imposée enlise les descendants dans une dépendance qui participe à la retraditionnalisation de la société. Elle casse d’autant plus les initiatives que, dans cette situation, les pères gèrent l’argent pour l’ensemble de la maisonnée. Ces ménages de chercheurs ressemblent alors fort à ceux des migrants ruraux et les différences entre les classes sociales s’estompent, faisant balancer l’ensemble de la population vers des formes de subordination globale impliquant normes patriarcales et pratiques étatiques dictatoriales, qui se renforcent les unes et les autres.

22D’une manière générale, au-delà de ceux dont les pères ont tenté de faire la carrière à l’institut, les jeunes chercheurs et doctorants qui parlent ouzbek et non plus russe comme leurs aînés, paraissent bien tristes et indécis sauf exception, affrontant avec une souffrance aiguë leur absence d’avenir dans une recherche en lambeaux. Certains ont fait plusieurs passages par le bazar, achetant et revendant pour survivre, tous sont dans une immense anxiété face à l’argent, la maladie d’un des leurs, l’incapacité de payer l’hôpital. Quelques-uns ont travaillé dans une usine pharmaceutique d’État qui fut la plus grande de Tachkent mais ne comporte plus que 60 employés sur les 1300 antérieurs. En effet, selon un modèle bien connu, elle a été mise en faillite pour être rachetée bien en dessous de sa valeur par le fils d’un ministre. Comme dit l’un de ces jeunes chercheurs, « nous qui avons une éducation supérieure nous sommes comme des imbéciles maintenant... tout le monde fait du business ». Partir à l’étranger, aux États-Unis ou en Europe est pour tous une aspiration obsessionnelle, mais si incertaine qu’elle ne parvient pas à éclairer le présent.

23Un seul jeune homme, plein d’ambitions et qui fait la fierté du directeur de son laboratoire, tranche dans cette atmosphère d’inertie partagée. D’origine ouzbèke, marié à une jeune femme d’origine mi-ouzbèke et mi-ukrainienne juive aux longs cheveux blonds – qui lui valent de ne jamais être reconnue comme ouzbèke à son grand regret alors qu’elle parle parfaitement la langue –, il manifeste une volonté à toute épreuve. Tous les deux ont déjà bénéficié d’une bourse hollandaise et vont retourner ensemble aux Pays-Bas pour faire leur doctorat après avoir obtenu une nouvelle bourse. C’est l’unique jeune couple rencontré fondé sur un idéal égalitaire et d’autonomie. Cet apprenti chercheur espère devenir directeur du laboratoire où il est affecté, après avoir soutenu sa thèse. Il s’est fixé pour objectif une vie de recherche scientifique et n’entend pas en être détourné : ainsi veut-il démontrer à un professeur allemand qu’il avait tort lorsqu’il lui asséna que, originaire d’un pays sous-développé, il n’aurait jamais de PhD ! Pour l’instant, il tire ses revenus d’un café internet qu’il a monté et qui s’est développé. Son frère cadet y travaille et sa sœur a été mariée par ses parents à un homme de leur choix. Lui-même estime avoir cherché à les extraire de ces modes de dépendance commune en les stimulant pour leurs études, mais il avoue son échec. Il prévoit la fin du régime de Karimov avant 2010 !

NOSTALGIES ET IDÉALISATIONS

24Les retraités sont donc les chercheurs les plus nombreux, les plus actifs, et aussi les plus gais à l’institut, où la moyenne d’âge est de 60 ans et où les septuagénaires et les octogénaires se remarquent encore à la tête de plusieurs laboratoires. Une ancienne directrice de l’institut d’origine russe – la seule femme académicienne – s’accroche ainsi à la direction de son laboratoire, exhibant avec fierté ses décorations, ses titres et ses travaux, et revenant sur le passé politique comme s’il s’agissait encore d’événements présents ; elle raconte ainsi de multiples anecdotes destinées à prouver que ce n’était que la couche supérieure des aparatchiks qui commettait des « fautes » – c’est-à-dire des actes de corruption –, ce qui lui permet de sauver à ses yeux le Parti auquel elle a adhéré jeune fille et au sein duquel elle était devenue membre du comité central. Cette « dame de fer » nourrit une bien piètre idée de la démocratie, comme en témoigne un petit récit : à l’époque soviétique, une femme de ménage avait osé entrer dans son bureau sans la saluer pour lui demander quand elle recevrait un appartement. Elle l’avait alors renvoyée fermement en lui enjoignant de lire les panneaux d’information ! Telle serait l’image de la démocratie : des inférieurs revendiquant auprès de leurs supérieurs, sans aucun rituel de soumission hiérarchique. Ce récit fut – à l’en croire – applaudi lors d’une assemblée du comité central. Dans le laboratoire de cette académicienne, les subordonnés continuent à trembler et à arriver ponctuellement à l’heure. Plusieurs femmes attendent avec impatience son départ en espérant la remplacer mais cette gérontocrate paraît en excellente santé et ne donne à voir aucun signe de lassitude après 60 ans de labeur scientifique. À un autre étage du bâtiment principal, un très vieux chercheur coiffé d’une calotte et revêtu d’un beau gilet jaune est en train de faire une expérience dans son antique et magnifique laboratoire : une éprouvette chauffe et tourne avec un bruit assourdissant. Une statuette de Lénine trône sur son bureau, sur laquelle il jette un regard attendri suivi de ce commentaire : « on ne peut pas oublier ». Ce fils de maçon – dont le père n’eut qu’une éducation coranique – poursuit infatigablement une synthèse entre les messages léniniste et islamique qui, à ses yeux, l’un comme l’autre, poussaient à l’étude. Ainsi son père désirait-il qu’il reçoive une éducation supérieure, souhait qu’il exauça avec succès. En 1949, il est embauché dans ce qui deviendra plus tard l’institut dont il est nommé vice-directeur en 1965 après être rentré au Parti en 1962, obligation pour ce poste supérieur. Le vieil homme, touchant, murmure – en ce sinistre mois de mai 2005 qui a vu le massacre d’Andijan – que « le peuple va à nouveau apprécier le nom de Lénine ». Il reçoit 60 000 soums mensuels de dividendes sur le contrat signé avec le laboratoire français mais n’a jamais été invité à un voyage en France comme ses collègues, ce qui paraît encore l’intriguer. Les sommes les plus variées nous ont été indiquées par les chercheurs, autant pour les « brevets soviétiques » que dans le cas de l’entreprise française, allant de 10 $ tous les 3 ou 6 mois à 2000 $ par an.

25On pourrait multiplier les portraits très contrastés tant l’institut abrite encore des personnes d’origines variées – arménienne, russe, ukrainienne, kazakhe, tatare, etc. – et surtout issus de mariages entre divers groupes d’appartenance sur plusieurs générations. Les biographies sont complexes et parfois rocambolesques tant les familles ont bougé au gré des guerres, des dangers à fuir, des répressions, des changements de politique. Racontés avec des inflexions romantiques par les acteurs, ces itinéraires mettent en évidence un autre tableau pluriel et ouvert, que celui qui tend à s’imposer dans la société aujourd’hui, homogène, monoethnique et rigide. L’attachement des chercheurs à ce passé qui brasse les « nationalités » selon le terme soviétique est très fort quelle que soit l’origine de l’individu et il va bien au-delà d’un éloge rituel de la période soviétique. Il révèle un plaisir réel des « différences » dans un cadre d’unification ; les échanges de mets cuisinés, les invitations aux mariages, aux anniversaires et toutes les autres occasions festives de mélange des habitus font l’objet de narrations centrées sur la « richesse » qu’une telle diversité apportait.

26Corollairement, l’accent est mis sur l’absence de différence de traitement selon l’origine, l’égalité a priori impliquée par le travail scientifique en commun. Que beaucoup aient choisi, après les premières années terribles qui ont suivi l’indépendance, de repartir vers une terre prescrite comme originaire mais inconnue, est appréhendé comme une perte même si les rationalités économiques qui ont guidé ces choix sont soulignées : juifs en Israël, Kazakhs au Kazakhstan où ils pouvaient recevoir une aide financière, Russes en Russie, etc. Tous insistent sur le fait qu’ils se sentiraient étrangers là où la pente des origines les aurait dirigés s’ils quittaient leur « terre ». L’impossibilité d’abandonner des parents âgés qui eux-mêmes voulaient rester est systématiquement mise en avant et pas seulement par les hommes russes qui semblent conserver avec leur mère un lien insécable qui prime sur tous les autres, avec leur épouse et leurs enfants. Le fait de n’avoir aucun proche dans le pays où la migration les aurait conduits est construit en raison seconde de rester là où ils sont nés ou arrivés encore enfants. L’argument est avancé en outre que la « gentillesse » des Ouzbeks à leur égard, augmenterait avec les difficultés actuelles et le resserrement ethnique. La polyphonie des origines est donc idéalisée, y compris quand les familles ont été victimes d’arrestations et de disparitions de certains de leurs membres sous Staline. Ce mythe est bien sûr une construction issue du présent mais dans le même moment il est un témoignage sur les représentations d’une génération de salariés d’un ancien grand institut de recherche en sciences exactes et il permet de mesurer la singularité des collectivités scientifiques selon leurs disciplines et leur ancrage national.

CONCLUSION

27L’immersion ethnologique dans laquelle le lecteur a été entraîné au sein de l’institut ADIN doit être replacée dans une perspective plus large qui se saisit de l’exemple de l’Ouzbékistan pour alimenter une réflexion d’anthropologie politique sur l’objet spécifique qu’est la recherche scientifique comme travail, praxis mais aussi hexis et production de subjectivité des chercheurs. Au-delà des différents courants de sociologie des sciences d’un côté, du champ particulier d’étude que constituent l’ex-URSS et plus généralement les anciens pays communistes de l’autre, nous avons voulu mettre l’accent sur l’importance des rapports entre la science, l’idéologie et le politique dans la lignée de Mannheim. Si l’institut ADIN manque cruellement de financements, on ne saurait pour autant voir là la cause principale du regard que portent les chercheurs sur leur activité. Le cas de l’Ouzbékistan conduit à insister notamment sur les conditions politiques et idéologiques dans lesquelles la recherche scientifique se développe. Le despotisme étatique, l’ethnocratie et l’enfermement dans une idéologie proprement délirante de l’identité nationale, qui règnent dans ce pays, sont des facteurs de stérilisation de la recherche. En Ouzbékistan, chaque discipline scientifique doit, en particulier, se découvrir un fondateur ouzbek dont la glorification présente repose sur la reconstruction de sa répression passée à l’époque soviétique. De l’ethnographie à la chirurgie, des mathématiques à l’histoire, de la physique à la grammaire, le même schème intellectuellement létal doit être mis en scène et répété par les chercheurs. Parmi ceux-ci, d’aucuns ont choisi de rompre les précautions initiales conventionnelles de l’entretien pour rappeler à l’ethnologue le comportement d’aliénation insupportable qu’ils étaient obligés d’adopter et la souffrance morale qu’ils ressentaient à se plier à de telles singeries.

28Dans une optique anthropologique où le travail – scientifique ici – ne peut être appréhendé en dehors de ses articulations avec les autres champs d’insertion des acteurs que sont la résidence, la famille et la parenté – puisque dans le cas de l’Ouzbékistan, aucun investissement sociopolitique libre n’est possible –, soulignons enfin les sentiments d’extrême étouffement qui assaillent les chercheurs à la sortie de l’institut : qu’ils vivent dans un immeuble collectif ou une mahalla de maisons individuelles, partout des individus relevant de différentes échelles de comités ont pour tâche une surveillance constante des habitants et de leurs visiteurs. Dans l’espace supposé privé de leur domicile, la cohabitation familiale est en outre d’autant plus pénible que les nouvelles normes d’assignation des femmes à la servilité domestique, à l’infériorité et à la dépendance – au nom des traditions nationales qui ont fait se multiplier les mariages arrangés ou forcés – ont de fait évacué l’amour. Dans ce paysage sombre de régression globale où la science est elle-même plongée, les différentes crises qui affectent les instituts comme ADIN sont donc inséparables : financière, politique, organisationnelle, existentielle, idéelle, familiale, ces crises encerclent les acteurs et tentent à les réduire à l’état de pantins. Le « nouveau » modèle dont s’est parée l’indépendance de l’Ouzbékistan – dans le domaine scientifique comme dans toutes les sphères d’insertion sociale et individuelle –, parce qu’il est marqué par sa dimension réactive à l’ex-URSS et par sa réhabilitation des modes d’existence et de domination présoviétique, oblitère donc pour l’instant tout avenir fécond et « prospère », selon les slogans du régime, qu’il s’agisse de découverte scientifique ou de créativité générale.

Notes

  • [1]
    Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, Asie centrale, la dérive autoritaire, Paris, Autrement, 2006 (coll. « CERI »).
  • [2]
    En 2005, 1000 soums équivalent à peu près à 1 US $.
Français

RÉSUMÉ

Cet article a pour objet l’analyse des rapports sociaux internes à un institut de recherche en sciences exactes dans l’Ouzbékistan indépendant, qui fut une ancienne république de l’URSS. Dans une perspective anthropologique, l’activité scientifique est articulée aux relations interpersonnelles qui se développent dans les autres sphères d’insertion des acteurs, et notamment la famille et la parenté. L’accent est mis sur l’importance de l’oppression politique et idéologique de l’État, dans un contexte dictatorial et nationalitaire.

Mots cles

  • recherche
  • science
  • politique
  • famille
  • idéologie
  • État
  • organisation de la recherche
Español

Mots cles

  • investigación
  • ciencia
  • política
  • familia
  • ideología
  • Estado
  • organización de la investigación
Monique Selim
Anthropologue et directrice de recherches à l’IRD. Après des recherches en anthropologie urbaine sur les couches défavorisées françaises (1976-1984), elle s’est tournée vers une anthropologie du travail et de l’entreprise en Inde, au Bangladesh, au Laos et au Vietnam (1984-2003). En 2004 et 2005, elle a mené des investigations ethnologiques sur les chercheurs en sciences sociales et exactes en Ouzbékistan. Depuis 2005, elle s’attache à étudier l’émergence et le développement du travail social en Chine.
ADRESSE UMR Développement et société, IRD/Paris 1
IEDES
Jardin tropical
45bis av. de la Belle Gabrielle
94736 Nogent-sur-Marne
TÉL. +33 1 43 94 72 45
COURRIEL monique. selim@ ird. fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2009
https://doi.org/10.3917/rac.005.0469
Pour citer cet article
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