CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’entretien a été réalisé le 27 mai 2021, en anglais, en présence de Mayssoun Sukarieh, Florent Chossière, Pierre Desvaux, Véronique Fourault-Cauët (Annales de géographie) et Alex Mahoudeau. Il a été traduit et retranscrit par Véronique Fourault-Cauët et Christophe Quéva.

1Alex Mahoudeau (AM) : Bonjour Mayssoun Sukarieh, et merci d’avoir accepté de participer à cet entretien. Vous êtes Senior Lecturer au Department of International Development (Middle East Studies) au King’s College de Londres [1], et vous êtes – entre autres – l’autrice d’un article fondateur concernant la surétude des camps de réfugiés palestiniens au Liban en 2013 [voir bibliographie]. Quand nous avons commencé à rechercher des experts sur ce sujet de la surétude, votre nom est remonté spontanément, notamment en raison de l’article que vous avez rédigé en 2013 – et parce que j’ai eu la chance de prendre la mesure de vos réflexions sur le sujet lors de ma thèse. Voilà, je crois que nous pouvons débuter l’entretien, si vous en êtes d’accord.

2Mayssoun Sukarieh (MS) : Merci beaucoup de m’inviter, je suis très contente d’avoir cet échange, car c’est un sujet qui me passionne. Je continue de réfléchir à cette question, et c’est toujours un processus en cours de mon côté. J’ai écrit un autre article sur les réfugiés syriens, « Subcontracting Academia [2] », dans une autre démarche, mais les deux sont liés. Je les poursuis également car un domaine qui m’intéresse sans cesse c’est la production du savoir, qui doit poser une question : que faisons-nous lorsque nous faisons de la recherche, comment produisons-nous nos identités en tant que chercheurs, et comment nous débrouillons-nous avec cela ? Je ne me considère pas comme experte sur le sujet, mais je suis très heureuse de commencer cette conversation avec vous car je réfléchis toujours à ces questions.

3Pierre Desvaux (PD) : Merci beaucoup d’être ici. L’idée sous-jacente aux questions que nous vous avons fait parvenir était d’avoir un panorama de votre recherche sur les camps de réfugiés palestiniens afin de comprendre comment vous en êtes venue à travailler sur cette question de la surétude, comment à partir de ce contexte géographique particulier, vous en êtes venue à développer une réflexion sur cette économie de la production de connaissances. Pour débuter, comment en êtes-vous venue à ce sujet de recherche ?

4MS : Merci de votre question, j’allais en effet vous raconter comment tout cela a commencé, car je crois que cette histoire permet de répondre à beaucoup des autres questions… Après la fin de la guerre du Liban, vers 1993, j’étais encore au lycée, et les Palestiniens étaient laissés à leur sort, ils étaient isolés de la ville, car les autorités libanaises avaient considéré qu’il fallait en priorité s’occuper de nos propres problèmes, et vous connaissez l’histoire de la révolution palestinienne au Liban… bref, Chatila était totalement isolé, bien qu’au cœur de la ville. C’est alors que je suis devenue bénévole, vers 15-16 ans, pour y enseigner l’anglais. J’y suis allée via une ONG, parce que c’est ainsi que ça se fait, et on m’a alors attribué un groupe d’enfants de Chatila, de huit à dix ans, pour leur donner des cours d’anglais. C’est ainsi que cela a commencé. Ils étaient environ 25 dans cette classe, et dans les discussions d’après les cours, une question revenait sans cesse : êtes-vous une chercheuse ? Êtes-vous une chercheuse en sciences sociales ? Ils me le demandaient en arabe, et je n’avais aucune idée de ce que ce terme (bahitha ijtima’iyeh, NdT) signifiait – je connaissais le terme en anglais, mais pas en arabe – et je leur répondais que non. Puis, ils me demandaient si j’étais une journaliste, et là encore, je répondais que non. Plusieurs d’entre eux réitérèrent leurs questions, à différents moments. Une fois, trois d’entre eux me prirent à part et me firent jurer que je n’étais ni chercheuse ni journaliste. À ce moment-là – c’était à peu près six mois après avoir débuté les cours – je leur ai demandé pourquoi ils me posaient tout le temps cette question. Ils m’ont répondu que les seules personnes qui pénétraient dans le camp étaient soit journalistes, soit chercheurs, soit des personnes qui souhaitaient écrire sur le camp. Et c’est parce que je leur ai juré que je n’étais ni l’une ni l’autre qu’ils m’ont fait confiance. Plus tard, je suis devenue moi-même l’une de ces intermédiaires (gatekeepers, NdT), de ceux qui permettent aux chercheurs de pénétrer dans le camp. Après le lycée, j’ai fait ma licence à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), et j’étais la seule qui se rendait à Chatila. Beaucoup de chercheurs venus de partout s’y rendaient, mais j’étais la seule chercheure libanaise, et c’est ainsi que je suis devenue cette sorte de passeur. Tous ceux de l’AUB qui voulaient s’y rendre passaient par moi, et je les mettais en contact avec des membres de la communauté pour faciliter leurs recherches. Pour moi, c’était aussi un moyen de faire entendre la parole des personnes du camp. J’étais très jeune, et à l’époque, je ne mesurais pas tous les enjeux associés, je ne voyais pas les conséquences de la recherche sur les personnes enquêtées. On m’a demandé à un moment d’écrire sur la vie des enfants à Chatila ; j’étais en train de faire ma licence à l’AUB, et tous mes amis palestiniens me disaient que c’était une question très importante. J’ai procédé ainsi : j’ai demandé aux enfants s’ils voulaient écrire, puis monté un atelier, et ils ont écrit leurs histoires ; je me suis contentée de rédiger une introduction. C’étaient eux qui étaient les auteurs, pas moi. Après quoi je suis partie en doctorat. J’étais restée avec eux durant une dizaine d’années, jusqu’à ce qu’ils entrent à l’université grâce à des bourses. Mai Masri avait fait un film, Frontiers of Dreams and Fears[3], et elle suivait ce que je faisais avec eux. J’avais organisé une forme de correspondance entre eux et les enfants du camp de réfugiés de Dheisheh en Cisjordanie. C’était une façon pour moi de justifier auprès d’eux l’intérêt d’apprendre l’anglais. Lorsqu’ils s’interrogeaient sur l’utilité de cet apprentissage, je leur disais que c’était un moyen pour communiquer avec leurs camarades. Nous avions été à la frontière pour les besoins du film, mais nous avions insisté sur le fait qu’au-delà de leur participation au film, ils devaient pouvoir bénéficier d’une bourse. Ils ont donc pu poursuivre leurs études, et je suis partie faire mon doctorat. Je suis revenue en 2011 à Beyrouth, dans le cadre d’une campagne pour les droits civils des Palestiniens menée par l’Institute for Palestinian Studies[4]. Je ne voulais pas écrire sur les camps, mais véritablement sur une campagne. J’ai alors contacté mes amis palestiniens, qui s’étaient mariés, avaient poursuivi leur vie. Je leur avais expliqué qu’il s’agissait d’une campagne, dans laquelle ils allaient être impliqués, mais ce qui était étonnant, c’est qu’ils ont tout de suite réagi en disant « Oh, encore une chercheuse qui frappe à notre porte ». Dès que j’ai sorti mon stylo pour prendre des notes, ils ont recommencé à parler de la recherche, et je me suis dit que je n’allais pas écrire sur cette campagne concernant les droits civils, mais sur les chercheurs. Tout le monde avait déjà écrit de toute façon sur les droits civils, et je me suis dit que nous allions évoquer ces questions de recherche, et c’est ainsi que l’idée de travailler sur la surétude est née. Finalement je l’ai vécu intimement, parce que j’étais tout à la fois lasse de cette succession sans fin de chercheurs travaillant sur le camp, mais aussi impliquée dans leur venue. Vous savez, j’ai vécu toutes ces histoires d’abandons et de promesses, de ces relations, de gens qui viennent et repartent… c’est ainsi que cette réflexion a débuté.

5PD : Vous ne vous êtes donc pas rendue dans les camps initialement en tant que chercheuse ou journaliste, mais en tant que membre d’une ONG…

6MS : Non, pas exactement, je n’étais pas affiliée à une ONG, mais je les avais contactés, car au milieu des années 1990, la suspicion était forte : il fallait passer par eux pour être mise en contact avec les enfants, et c’est moi qui ai ensuite insisté pour rester une dizaine d’années avec le même groupe de jeunes, alors que la pratique des ONG était plutôt de changer les groupes chaque année. C’est comme cela que j’ai eu vent de toutes leurs histoires, et qu’ils m’ont fait petit à petit confiance notamment sur ce sujet. Ce n’était pas difficile pour moi de savoir ce qu’ils ressentaient.

7AM : Comment avez-vous géré avec la volonté de protéger ces personnes en travaillant sur ce sujet ? Chatila, comme toutes les autres communautés palestiniennes, connaissait d’importantes difficultés au Liban. Il y a probablement une forte dimension émotionnelle dans cette relation au long cours. Je me demande s’il n’y a pas aussi une volonté de protéger les Palestiniens dans votre article et plus largement dans le reste de votre travail ?

8MS : Je ne sais pas si j’utiliserais ce mot de protéger. J’ai grandi dans un foyer très ancré à gauche ; la Palestine, l’anticolonialisme, les questions de justice sont très présents dans ma conscience politique. Je n’utiliserais pas le terme de protection, davantage celui de solidarité et de cause politique. Je n’avais aucun moyen de les protéger, mais je crois qu’il s’agissait de solidarité. J’étais moi-même jeune, je leur étais très attachée, et je me suis engagée ainsi. Plus tard, lorsque j’ai écrit sur les questions de surétude, il ne s’agissait pas pour moi de les protéger des chercheurs, mais de nous obliger à penser notre rôle en tant que chercheurs. Je ne crois pas qu’ils aient besoin de ma protection !

9AM : Je vous demande cela car quand on parle surétude, suivant les catégories étudiées, les termes ne sont pas les mêmes. Quand on travaille sur les personnes trans, sur les Palestiniens, on parle de surétude, ce qui n’est pas le cas pour le personnel politique, pourtant très étudié. Il y a peut-être un lien entre appartenir à un groupe dominé ou marginalisé et l’émergence de cette notion de surétude ?

10MS : Oui, tout à fait. Si vous examinez les communautés surétudiées à travers le monde, vous verrez qu’elles présentent certaines caractéristiques communes. Elles doivent être marginalisées, pauvres, dans un contexte de crise, elles luttent pour quelque chose : tout ça les rend « tendance ». La surétude de certains groupes peut être guidée par une forme d’engagement, mais aussi par une forme de « mode » académique. Le sujet devient « sexy », et dès lors, tout le monde y revient en permanence… Je suis aujourd’hui consciente que dans les années 1990, beaucoup de chercheurs s’intéressaient aux réfugiés dans le cadre des accords d’Oslo ; dans le cadre du processus de paix engagé, la question des réfugiés était omniprésente. Il y avait un intérêt de la communauté internationale qui se demandait ce que l’on allait faire de tous ces réfugiés. Ce n’était pas seulement le fait des chercheurs, mais aussi des ONG, des organismes gouvernementaux, des politiciens. Parallèlement, durant les années 1990, il y a aussi une grande vague de mobilisations sur les campus des États-Unis. Il y a donc eu alors des chercheurs venus pour apprendre sur les droits des réfugiés dans ce contexte. C’était aussi une période durant laquelle on a observé une vague de doctorats, parce que beaucoup d’étudiants bénéficiaient de prêts. L’économie américaine était en crise, le secteur bancaire commençait à prêter très largement aux personnes sans emploi, et c’est ainsi que beaucoup se sont lancés dans des études supérieures. Tous ces facteurs se sont entremêlés, et évidemment Chatila était dans la conscience de tous du fait des massacres, et à cause de la guerre des camps [5]… Il y eut alors une constellation de facteurs locaux, régionaux et globaux qui firent de Chatila une zone attractive pour des chercheurs venus d’horizons très différents.

11PD : Et ces chercheurs qui venaient dans le camp, ils étaient en majorité Américains ?

12MS : Ça aussi, c’est intéressant. Certains étaient Américains, mais la plupart étaient des étudiants venus des campus américains, ce qui est différent. Il y avait moins d’Européens.

13Florent Chossière (FC) : Est-ce que la surétude est perçue différemment d’après vous par les personnes étudiées suivant qui étudie ? Peut-être y a-t-il des chercheurs qui ont moins de difficultés, par exemple, à être dans une démarche collaborative avec eux… Si l’on prend votre cas, votre situation de « passeur » ne rendait-elle pas les choses plus faciles qu’avec d’autres chercheurs ?

14MS : Il y a eu aussi une vraie différence dans le temps, entre le moment où les premiers chercheurs sont arrivés, et plus tard… Au début, leur arrivée signifiait d’une certaine façon la fin de l’état de siège, alors que Chatila était totalement isolée du territoire libanais, et absente de la conscience libanaise. Il y avait de l’excitation, les gens voulaient aider les chercheurs, les remerciaient de leur venue. Et puis c’était lié à la question du droit au retour… Mais progressivement, les habitants du camp qui voyaient sans cesse ces gens venir et repartir ont commencé à ressentir un sentiment d’abandon. Il y a même eu des poèmes écrits là-dessus. Au début, ceux qui vivaient à Chatila ont cru que ces personnes allaient être des porte-parole de leur situation, aider à la cause. Ils leur ont donné, donné, donné. Puis, lorsqu’après 7 ou 8 ans, ils ont constaté que rien n’avait changé, et que des personnes différentes revenaient avec les mêmes promesses, puis disparaissaient, les gens se sont lassés. Ce qui est drôle, c’est que lorsque la crise des réfugiés syriens a débuté, la plupart des Palestiniens-Syriens [6] qui venaient de Yarmouk sont arrivés à Chatila et ce sont eux qui sont devenus l’objet principal des recherches et personne ne voulait plus travailler sur les réfugiés palestiniens. Lorsque je rendais visite à mes amis sur place, ils étaient un peu irrités, un peu jaloux peut-être en se demandant pourquoi c’étaient maintenant les Syriens qui étaient devenus objet d’étude. Et je leur rappelais alors qu’ils s’étaient plaints un peu avant d’avoir été objets de surétude ! Je me rappelle qu’à l’époque, quelqu’un a écrit dans un journal que Palestiniens-Syriens et Palestiniens-Libanais se regardaient un peu en chiens de faïence… et la responsabilité de toute cette frustration et de cette animosité était rejetée sur l’identité palestinienne, avec l’affirmation que les Palestiniens-Syriens n’étaient plus vraiment Palestiniens, que les uns et les autres ne relevaient pas de la même identité. Pour moi, il s’agissait surtout d’une communauté de gens pauvres, qui se trouvait submergée par d’autres personnes pauvres, et qui voyaient que des ressources étaient distribuées aux nouveaux réfugiés, et qu’eux étaient oubliés. Cela n’a à mon avis pas grand-chose à voir avec l’identité palestinienne, mais avec la nature humaine. Cela montre aussi combien nous imposons des types de regard sur les réfugiés et sur leurs actions dans les camps. Quelle découverte de dire que les Palestiniens en Syrie avaient une culture différente de ceux dont ils étaient séparés depuis 70 ans ! Quelle découverte ! Vous êtes géographes, vous savez combien l’espace est important. Ces personnes étaient seulement vues au prisme de leur statut de réfugiés palestiniens, et pas en fonction de leur pauvreté. Et pourtant, c’est parce qu’elles sont pauvres que ces personnes entrent en conflit pour partager les ressources lorsqu’elles vivent ensemble, qu’elles soient palestiniennes, libanaises, ou quelles qu’elles soient ! Est-ce j’ai répondu à votre question ?

15FC : Oui, parfaitement !

16AM : Il me semble que cela a à voir avec ce que la surétude fait aux gens : il me semble dans ce que vous dites qu’il y a un premier effet de cristallisation de l’identité qui tient à l’argent, et aux connaissances liées à cet argent ; en parallèle, il y a aussi la question des ONG qui modifient leurs projets parce que les diriger en faveur des Palestiniens-Syriens attire les donateurs, ce qui engendre de la jalousie, en réalité un sentiment de dépossession pour ceux qui bénéficiaient jusqu’alors de ces subsides. J’ai l’impression qu’en construisant cette différence entre Palestiniens-Syriens et Palestiniens-Libanais, on n’est pas dans un discours venu des personnes vivant dans les camps. Beaucoup disaient, peut-être pour se convaincre eux-mêmes, qu’il n’y avait aucune différence entre eux, qu’ils étaient tous Palestiniens, tous réfugiés. Cela peut-il être attribué à la surétude aussi ?

17MS : Si vous me demandez si certaines identités sont imposées par les arrivées d’argent, par la structure des ONG et les chercheurs, alors oui. Durant les dix premières années de mon travail à Chatila, on travaillait à l’époque sur le droit au retour suivant les frontières de 1948, c’étaient donc des personnes âgées qui étaient interrogées, grosso modo, les grands-parents des enfants dont je m’occupais. Donc l’un des angles d’attaque était la Nakba[7], l’autre était porté par les ONG, qui voulaient des données sur le chômage pour connaître les conditions de vie des réfugiés palestiniens – ce qui pourrait constituer une autre Nakba. Le camp était perçu comme une Nakba perpétuelle, au sens où le déplacement se poursuivait, où les dépossessions avaient toujours cours, etc. Tant d’enjeux importants ont alors été laissés de côté, dont on ne parlait pas. La période de la Révolution par exemple est totalement absente, personne n’a écrit quoi que ce soit dessus. Il y a des choses sur la condition humaine, sur les commémorations, mais en référence systématique à la Palestine. Et lorsque l’on parle de leurs conditions de vie, c’est en tant que réfugiés et pas en tant que pauvres ; la classe est complètement évacuée. Cela a contribué à les construire en tant que réfugiés. Cela me rappelle un peu l’histoire de la « Femme à la porte brisée » [8] qui avait été rapportée dans les journaux. Elle avait 17 ans, et était une combattante aussi ; elle allait de Beyrouth pour Baalbek. Elle allait jusqu’à la frontière nord du Liban avec la Syrie, pour récupérer de l’argent et des tracts pour la révolution palestinienne. Personne ne s’est intéressé à son histoire en tant que combattante de la libération, mais tout le monde l’a perçu comme le combat d’une femme pauvre qui luttait pour réparer sa porte.

18Dans le processus de recherche, nous les avons construits en tant que réfugiés, et les ONG ont nourri ce processus, car elles ont besoin d’argent et donc d’histoires négatives pour en obtenir. Cela a beaucoup affecté les plus jeunes comme mes étudiants, à ce moment où ils construisaient leur identité : on leur demandait alors sans cesse de conduire les chercheurs dans certaines parties du camp, les plus marquées, avec les bâtiments en ruine, les eaux usées, les fils électriques qui pendent… Et on leur a appris à raconter leurs pires histoires. Et à un moment, cela les a mis en colère, car ils disaient qu’ils aimaient leur camp, avec ses rues étroites et ses discussions qui s’éternisent le soir entre les balcons et la rue, la façon dont ils draguaient aux balcons après l’heure du coucher. Ils disaient s’y sentir chez eux, mais être toujours amenés à en décrire les mauvaises conditions pour répondre aux attentes conjointes des chercheurs focalisés sur le drame de la situation, et des ONG qui en vivaient. Nous participons vraiment à construire des identités lorsque nous faisons de la recherche, en travaillant sur certains objets, et jamais sur d’autres. Pourquoi personne ne parle jamais des femmes combattantes, pourquoi personne ne parle de la guerre des camps ? Pendant le siège, les habitants avaient construit un camp sous le camp, où tout le monde vivait ensemble, les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes, comme ce qu’on peut voir à Gaza de nos jours, une sorte de monde souterrain avec ses histoires d’amour, des couples qui se sont rencontrés et mariés par la suite, des parcours de vie, et personne n’en parlait à force d’être focalisé sur la Nakba et le fait d’être réfugiés. Et cela débouche chez eux sur l’idée que leur situation tient au fait d’être Palestiniens, alors qu’ils sont des pauvres, qui vivent comme d’autres personnes pauvres du Liban. Et je leur disais que les personnes du quartier d’à côté Hay Farhat étaient pauvres elles aussi, qu’elles vivaient dans des conditions similaires. Mais dans leur esprit, tout ce qu’il y avait de négatif dans leur vie avait été connecté à leur identité palestinienne, et à aucune autre.

19PD : Vous avez parlé de promesses des chercheurs, et je me demande, à la lumière de mes propres travaux de terrains, est-ce que les gens faisaient de fausses promesses, ou est-ce que les habitants s’imaginaient qu’ils pourraient d’une manière ou d’une autre leur apporter de l’argent ?

20MS : C’est une bonne question, mais en l’occurrence, ils leur faisaient explicitement des promesses, ils leur promettaient des visas par exemple. Il faut des sponsors pour aller aux États‑Unis ou en Europe, ils disaient qu’ils allaient les sponsoriser. Et de fait, il y a bien un chercheur qui a fourni de l’aide à deux familles. Mais il y a eu tant de promesses, d’obtenir des bourses aux jeunes, d’aide à l’entrée à l’université quand ils seraient devenus professeurs… Non, il y avait bien des promesses concrètes sur le tapis. De même, il y avait toujours cette promesse de donner de la visibilité au combat palestinien, et de revenir… Bien sûr que tout le monde ne peut pas toujours revenir. C’est un engagement difficile à tenir que celui de revenir, mais ils n’auraient pas dû le promettre ! Il y avait aussi la promesse de mise en contact avec un riche Palestinien, ou avec une ONG susceptible de les aider…

21FC : Comment expliquez-vous que les chercheurs reviennent toujours aux mêmes questions, qu’est-ce que cela dit du monde académique ? D’un côté, c’est peut-être plus facile de se rendre sur ces terrains, avec ces mêmes questions, mais d’un autre côté, dans un contexte où l’innovation est présentée comme centrale, cela peut être surprenant ! N’y a-t-il pas aussi un problème de diffusion de la recherche ?

22MS : Il y a peut-être différentes réponses. Une première réponse est que vous pouvez étudier la Nakba en général, mais en suivant de nouvelles pistes, une innovation interne, si vous voulez. Et puis sur les phénomènes de mode, il faut parler de l’économie politique de la recherche. Il y a actuellement beaucoup d’argent pour étudier les réfugiés syriens, et puis le lendemain on travaille sur les réfugiés urbains et plus sur ceux des camps, etc. Il y a une question d’argent, qui vient des organismes de recherche, des gouvernements. Des gouvernements comme le gouvernement britannique ont donné beaucoup d’argent pour maintenir les réfugiés hors d’Europe, et semblent penser que financer la recherche sur le sujet va aider à les maintenir à distance, j’ignore pourquoi. Et puis, dans le monde académique, il a aussi des phénomènes de mode : à une époque tout tournait autour des théories d’Agamben [9], par exemple. Il y a également un vrai problème dans le fait qu’aujourd’hui, on n’exploite pas suffisamment les matériaux qui ont déjà été collectés, car on néglige souvent les matériaux de seconde main. Ce n’est pas tant une question à l’échelle individuelle, mais il y a des incitations institutionnelles. Au Royaume-Uni, il y a par exemple une telle obsession de l’empirisme. On peut faire une très bonne recherche sur la base de matériaux de seconde main, mais elle ne sera pas considérée comme telle si elle n’implique pas un travail de terrain. Lire et exploiter les données et livres d’autres personnes peut permettre de constituer un savoir de qualité, mais n’est pas considéré comme aussi prestigieux que la recherche empirique. Et les gens veulent progresser dans leurs carrières, donc il faut se distinguer. Il y a aussi en arrière-plan l’idée d’une disparition de l’université publique, la recherche est individualisée et n’est plus pensée pour le bien public ; si tel était le cas, nous partagerions les matériaux que nous collectons, et pourrions les utiliser de tant de manières différentes. Désormais chacun d’entre nous possède légalement les données qu’il a collectées, il n’y a plus ni partage ni échange des données, plus de démocratie dans le sens d’une archive commune des données collectées. Chacun va sur le terrain, et pose les mêmes questions aux mêmes personnes, ce qui permet de se légitimer également. Beaucoup d’institutions poussent à cela. Cela ne pourra se résoudre que si nous revenons à l’idée d’une université publique, si nous connectons nos recherches pour le bien commun, pas pour nos carrières individuelles ou une recherche financiarisée. J’ajouterais que traditionnellement, seuls les anthropologues faisaient du terrain, mais désormais, les géographes, les sociologues, les historiens, mènent des recherches de terrain dans une approche qualitative.

23FC : Particulièrement en géographie où nous avons un mythe suivant lequel seuls les géographes qui ont fait du terrain, lointain, dans une langue étrangère sont de vrais géographes…

24AM : Un autre aspect est que ce type de recherche qualitative est peu coûteux. D’autres recherches pourraient être très utiles, tant pour les chercheurs que pour les populations sur place : des cartographies fines des réseaux électriques, des bâtiments, de la propriété foncière seraient très utiles… mais cela coûterait très cher, avec des outils techniques lourds. C’est moins cher d’avoir des recherches fondées sur des entretiens !

25MS : Je pense que la question est surtout celle de la rapidité de la production de la recherche ; nous devons produire sans cesse et rapidement… et nous choisissons le chemin le plus simple pour le faire.

26PD : Si l’on reprend cette idée d’individualisation de la recherche, chacun doit créer son propre objet d’expertise, ce qui explique la volonté de conserver pour soi ses données.

27MS : Si vous avez bénéficié de financements, cela crée des contraintes en matière de propriété intellectuelle. Les droits de propriété intellectuelle sont accordés par les universités, ce qui est lié à la concurrence entre universités. Il y a eu une polémique durant deux ans, et qui vient juste de s’achever au Liban entre une chercheuse et une assistante de recherche : la chercheuse avait utilisé trois notes de recherche que l’assistante avait rédigées lorsqu’elle travaillait pour elle, alors même qu’elle avait été embauchée en vertu du fait que son mémoire portait sur ce sujet. Elle avait apparemment signé un contrat explicitant le fait que toutes les données et tout le travail intellectuel qu’elle avait effectué appartenaient à l’université et à la porteuse de programme. Cette affaire était énorme, elle a mobilisé les avocats de trois universités, le journal, et l’éditeur, c’est-à-dire Elsevier. Pour trois notes de bas de page. Et cela s’est poursuivi alors même que nous étions entrés en contexte pandémique, que les étudiants libanais étaient bloqués chez eux, ça a détruit cette assistante de recherche, parce qu’au final son travail appartenait à quelqu’un d’autre… Et il va de soi que les Syriens qui avaient accordé des entretiens et fourni des données aux chercheurs ne se doutaient pas que quatre parties s’affrontaient sur ces données qui appartenaient à quelqu’un à Londres, qui ne s’est jamais posé de questions sur les implications, elle s’est seulement dit que légalement c’était à elle. Cette montée de la propriété intellectuelle ainsi construite est vraiment problématique et pousse les gens à refaire de la recherche sans cesse.

28AM : Votre premier article sur le sujet remonte à 2013 ; nous nous sommes vus en 2017 à l’Institute of Palestinian Studies lors d’une manifestation où presque toutes les interventions évoquaient le phénomène de surétude. Il y avait beaucoup de tension dans la salle, avec des demandes de prises de position fortes contre la communauté académique. Comment en sommes-nous arrivés là, et comment analysez-vous ce débat ?

29MS : En 2017, la discussion était très influencée par la réflexion sur la décolonisation, et il y a peut-être eu un peu de politique de l’identité dans ce contexte. Savoir qui allait à Chatila pour y faire de la recherche, laisser les Palestiniens y aller était dans l’air du temps. Il ne s’agissait pas vraiment de réfléchir sur la surétude en tant que telle dans la communauté scientifique, mais savoir qui était autorisé à poser la question, et qui est autorisé à se rendre dans les camps pour y faire de la recherche. Cela peut être mis en lien avec ce que nous avons dit précédemment : quelle est notre positionnalité dans le monde académique. Certains considéraient avoir le droit d’aller dans le camp et d’y poser des questions parce qu’ils étaient palestiniens pour résumer, indépendamment de leur identité académique, du fait qu’ils travaillaient dans une institution prestigieuse. Donc on avait d’un côté en quelque sorte les adeptes de la décolonisation, au sens où ces chercheurs affirmaient se réapproprier le camp, pouvoir l’étudier et défendre ses habitants des camps parce qu’ils étaient Palestiniens, quand bien même les habitants des camps ne sont pas nécessairement plus amicaux à leur endroit. Une autre partie du public, notamment les anciens du PFLP (Front pour la libération de la Palestine), percevait cela suivant une lecture un peu complotiste, voyant tous ceux qui collectaient de la donnée comme des agents de l’Ouest. Cela peut se comprendre eu égard au contexte, car il y avait de fait beaucoup d’espionnage dans les camps. Cette personne finit par tordre son raisonnement pour assimiler chercheurs et étrangers au camp, et entrer en lutte contre les chercheurs. Le débat était surtout entre ces deux groupes, au milieu desquels on trouvait Rosemary Sayigh, qui n’a aucun problème avec son identité, et qui était une chercheuse engagée, qui pense les camps comme une partie de la cause pour laquelle elle est engagée. Et puis, nous y étions aussi, qui réfléchissons toujours à cette question. La surétude est donc un sujet qui intéresse beaucoup de monde mais chacun l’appréhende dans une perspective très différente.

30AM : Il me semble qu’il y a deux types d’attitude ; l’une, essentiellement venue de l’Occident, qui lit les différents enjeux suivant un unique prisme, que ce soit Oslo, le djihadisme, etc. L’autre, essentiellement du fait des leaders politiques palestiniens, qui entendent porter une recherche destinée à montrer combien la révolution palestinienne et particulièrement les partis politiques sont formidables, et qui réfutent toute prise de position minoritaire au sein du groupe en les décrivant comme de « faux Palestiniens », qui de toute façon travaillent avec des ONG, et ne sont donc pas crédibles, etc. Il me semble qu’il y a dans la dénonciation de la surétude, une sorte de tentative de régler ses comptes ou de se légitimer en tant que Palestiniens.

31MS : Cela tient au fait qu’ils veulent une recherche qui adopte leur cause, parce qu’ils sont fatigués des chercheurs qui n’adhèrent pas à leur engagement, et ce sont tous des membres de partis politiques, qui veulent faire état de leur unité et non de leurs divergences. C’est une manière de défendre et de contrôler le camp que de fixer qui peut y pénétrer ou pas. La question est aussi pour eux de savoir quelle est la politique, quel est l’objectif avec lequel la recherche est menée, quelle est l’économie politique derrière tout cela, plutôt que qui a un droit sur les camps, ou quelle est la bonne ou la mauvaise recherche.

32PD : Nous avons beaucoup parlé d’économie politique dans le champ académique, mais j’ai également vu en Égypte que la surétude crée une économie dans les lieux où elle est menée. Il y a beaucoup de personnes qui en vivent, par exemple les entremetteurs, qui sont rémunérés par les journalistes, les ONG, les chercheurs pour les faire rencontrer les habitants. Cela ne suscite‑t-il pas des tensions au sein des communautés ? Certains sont las de la venue incessante de chercheurs, mais d’autres en vivent…

33MS : C’est vrai aussi à Chatila avec les entremetteurs, les traducteurs… La surétude a changé la composition sociale du camp en profondeur. Au début, ce sont les ONG qui étaient le point de passage obligé pour accéder au camp. Il fallait demander aux ONG, qui vous mettaient en relation avec des membres, qui en retiraient de l’argent, ça conduisait à une forme de clientélisme. Mais progressivement, les habitants des camps sont allés à l’université, et sont eux-mêmes devenus des entremetteurs. C’est à eux que les ONG ont souvent promis des visas pour ce travail de mise en relation. Et puis il y avait aussi ceux qui effectuaient les retranscriptions, les traducteurs également. Il faut d’ailleurs noter qu’il y avait souvent beaucoup d’omissions dans ces retranscriptions et traductions, parce qu’ils ne souhaitaient pas que certaines questions soient évoquées hors du camp ! Ils effaçaient par exemple les références à la drogue, pour ne pas nuire à l’image du camp. Donc oui, c’est une industrie, dans un contexte capitaliste, avec ses flux d’argent, ses travailleurs, et les divisions sociales qui en découlent.

34FC : Question un peu provocante peut-être, mais comment faire face à un objet de recherche surétudié ? Doit-on cesser de travailler sur cet objet, sur telle ou telle communauté, doit-on changer de méthodologie ? Vous évoquez par exemple dans votre article la critique des méthodes collaboratives, souvent présentées comme éthiques, mais ce ne sont pas toujours des bonnes solutions, alors que faire ?

35MS : C’est une très bonne question. Je ne crois pas que ce soit une question de méthode, on peut changer de méthode et garder les mêmes pratiques. Les méthodes participatives, censément plus progressistes, étaient plus lourdes pour les habitants, car ils devaient s’y plier sur le long terme et que les questions étaient toujours imposées. Mon expérience de la recherche participative s’est faite avec quelqu’un qui travaillait sur les questions de santé publique à Princeton. Elle est venue, a rencontré les ONG, et voulait travailler sur le VIH dans le camp, mais il n’y avait à l’époque aucun cas de sida dans le camp. Alors les ONG l’ont mise en rapport avec quelques jeunes pour parler du sida et de ses modes de transmission. Il y a eu une sorte de malaise ; la chercheuse l’a interprété comme la conséquence d’une approche très conservatrice face aux questions de sexualité, mais je pense que ce n’était pas le cas. Le fait est qu’il n’y avait pas de cas ! Elle est revenue ensuite pour parler de ménopause avec des femmes de 40 à 60 ans environ, là encore via des ONG. « Ménopause » en arabe se dit sin al-ya’s ce qui, dans une traduction littérale, pourrait se dire « période du désespoir » (age of despair, NdT). Elle parlait tout le temps de cette « période du désespoir » mais cela a entraîné des contresens terribles : lorsqu’une Palestinienne évoqua la « période du désespoir » de 48, elle comprit qu’elle avait été ménopausée à 48 ans, alors que son interlocutrice évoquait la Nakba de 1948 ! Je les ai interrompues, en expliquant qu’elles ne parlaient pas de la même chose, et que la chercheuse voulait les interroger sur la fin de leurs règles, et cela se termina mal : les femmes refusèrent de continuer l’entretien, et la chercheuse dut quitter le camp, du moins pendant cette session. Elles considéraient alors avoir des choses plus importantes à dire que de parler de leur ménopause, elles étaient en colère. Je pensais que cette chercheuse ne reviendrait jamais, mais elle est revenue, et les femmes furent alors obligées d’évoquer avec elle la thématique de la ménopause. Bref, ce n’est pas une question de méthodologie, mais c’est une question politique, de ce pourquoi nous faisons de la recherche. Pour le reste, que faire face à la surétude ? Toutes les options sont sur la table. Parfois, ne plus faire de recherche sur ce sujet peut être une bonne solution. On peut aussi examiner sa position et considérer que d’autres feront mieux telle ou telle recherche que nous. Parfois, on peut aborder différemment la recherche : par exemple, on peut se focaliser sur la source des problèmes. On a passé beaucoup de temps à décrire et analyser les conditions de vie des Palestiniens dans le camp, mais on pourrait tout à fait se focaliser sur les facteurs explicatifs de cette situation, sur les lois libanaises qui y ont contribué. On n’a pas nécessairement besoin de continuer à leur demander à eux ce que sont leurs conditions de vie. On peut aussi prendre le temps de lire des sources de seconde main sur un sujet, mais à nouveau, c’est une question politique, il s’agit de savoir comment la recherche devrait être menée. On devrait avoir un débat approfondi, cursif sur ces questions à l’université, et ce n’est pas le cas, car nous sommes focalisés sur l’écriture et la publication de nos travaux.

36PD : Qui décide quel terrain est surétudié, et à quel endroit ne plus aller à ce titre ? Qui décide d’arrêter de travailler sur une communauté particulière parce que les personnes se sentent trop sollicitées ?

37AM : Et comment, lorsque l’on s’intéresse aux questions de la surétude, éviter que cela devienne une forme de consensus, une arme des chercheurs contre leur terrain ? Comment éviter que l’on dise travailler sur la partie non traitée d’un sujet, et que l’on considère le travail des autres chercheurs comme relevant de la surétude ?

38MS : Je connais en effet une chercheuse, qui m’a dit beaucoup apprécier mes travaux sur la surétude… alors même qu’elle était impliquée dans la plupart des histoires des gens sur la surétude dans le camp. Donc oui, il arrive que certains considèrent que la surétude n’est jamais de leur fait. Fondamentalement, il s’agit de s’interroger sur la manière dont les recherches sont pensées et réalisées, sur le sens de la production académique, sur les rôles politiques de la recherche, etc. Ce n’est pas tant le nombre d’articles produit sur un sujet qui fait la surétude, que le fait que certaines communautés se sentent submergées par ces travaux. Ce sont des questions qui nous touchent en tant qu’individualités. À titre personnel je suis opposée à la financiarisation de la recherche. Je ne candidate pas à d’importants appels à subventions, ma recherche n’est pas dictée par ces modalités. Tout ceci a davantage à voir avec notre rôle dans l’économie politique de la production de la recherche qu’avec le consentement éclairé à la recherche. Je ne veux pas devenir manager de la recherche plutôt que chercheuse. Il existe aujourd’hui un mouvement de slow professors, qui refusent toute la pression académique, pour produire et écrire en permanence. Je pense que nous devons repenser toute l’économie de la recherche, rejeter sa financiarisation ; et nous interroger sur notre rôle en tant que chercheurs. Mais je ne sais pas si l’université actuelle acceptera ça, car cette démarche demande une approche ancrée dans l’idée d’une université publique.

39AM : Comment votre papier a-t-il été reçu par la communauté académique ?

40MS : Paradoxalement, il a été bien accueilli, il est très cité et a permis à beaucoup d’autres de travailler sur ce sujet. Je crois que fondamentalement nous sommes conscients en tant qu’universitaires que le problème existe, que la surétude existe – même s’il y a eu une tendance de certains à rejeter le problème sur les autres, comme nous le disions tout à l’heure, y compris de la part de gens avec une réputation terrible sur le terrain. Il y a une réflexion à mener, au-delà des papiers. Comment peut-il y avoir des changements significatifs sur la manière dont la recherche est pensée et faite, dans le camp et ailleurs ? Nous devons commencer à penser économie politique, comment se construit la connaissance, etc. C’est un peu paradoxal. Les gens ont commencé à retourner dans les communautés surétudiées, pour travailler sur cette lassitude de la recherche, plutôt que de parler de ces sujets.

41AM : C’est dur pour des universitaires de se penser avec les mêmes instruments et concepts avec lesquels ils étudient les autres ! Nous savons que le capitalisme transforme tout en marchandise, alors même que nous faisons la même chose nous-même dans nos travaux. Nous savons que le capitalisme néolibéral transforme sans cesse sa critique en un nouvel instrument de pouvoir, mais le néolibéralisme universitaire fait la même chose, c’est le même processus. Nous, en tant qu’institution, faisons tout le temps la même chose.

42MS : Oui, tout à fait, parce que le monde académique est une corporation, avec la recherche financée, avec des objectifs. Nous devrions penser ce monde comme une industrie, d’où vient l’argent, comment il est utilisé, qui pousse à travailler sur ces questions…

43PD : et c’est bien triste…

44MS : Il y a tellement d’angoisse et de stress parmi les chercheurs, parmi mes collègues. Ils doivent en permanence chercher à décrocher des financements, passer par des formations sur la recherche de financements, pour échouer et échouer encore, pour des raisons diverses. Et si vous ne les obtenez pas, on vous explique que c’est parce que quelque chose ne va pas dans votre travail, pas dans le système lui-même. Alors que seuls 4 % des projets sont financés. Dans ces conditions, vous ne percevez plus la joie de l’écriture, et puis vous envoyez d’autres personnes faire les recherches à votre place et restez dans votre bureau… C’est une forme d’aliénation, cela ne fonctionne pas. Ce système ne fonctionne pas, et c’est une bonne chose que des voix commencent à s’élever pour dénoncer la financiarisation de la recherche. Ça met du temps de freiner le processus, et de se demander : « Que faisons-nous et qu’avons-nous envie de faire ? » Je veux préciser que je suis en train de réfléchir à ces sujets moi-même. J’ai publié un certain nombre de textes, mais pour autant je suis bloquée dans ma carrière, et je ne peux pas en vouloir à mes amis qui ne font pas ce sacrifice. Je ne veux pas connaître mon classement, et surtout, parce que vous entrez dans le système, vous oubliez pourquoi vous vouliez être chercheur. Il y a beaucoup de pression dans ce système, et il ne me semble guère soutenable. Et puis il n’y a pas tant besoin d’argent que ça pour conduire de bonnes recherches. L’argent ne fait pas de la bonne recherche. J’espère que cela va changer. Nous avons aussi une responsabilité individuelle. Je refuse de candidater à des appels à projet, mais je comprends pourquoi certains de mes amis le font. Mais personne n’est heureux. Merci de m’avoir donné l’occasion de réfléchir à ces sujets aujourd’hui.

Notes

  • [1]
  • [2]
    M. Sukarieh et S. Tannock (2019), « Subcontracting Academia: Alienation, Exploitation and Disillusionment in the UK Overseas Syrian Refugee Research Industry », Antipode, 51, p. 664-680. https://doi.org/10.1111/anti.12502.
  • [3]
  • [4]
    L’institute for Palestinian Studies est un organisme de recherche indépendant fondé en 1963 à Beyrouth. Il publie plusieurs revues scientifiques (voir https://www.palestine-studies.org/).
  • [5]
    Le massacre de Sabra et Chatila est un épisode de la guerre civile pendant lequel les troupes de la Phalange Libanaise tuent entre plusieurs centaines et milliers de personnes dans le camp de Chatila et le quartier environnant. Il s’agit de l’un des épisodes les plus médiatisés du conflit. La guerre des camps est une période de conflits intenses entre les troupes du parti Amal et les forces palestiniennes, concentrée sur la période de 1985 à 1987, et sur les camps palestiniens de Beyrouth, notamment Chatila. NdT.
  • [6]
    Il est fréquent dans les camps de réfugiés palestiniens de distinguer entre les groupes de la diaspora palestinienne en fonction du pays d’accueil de ces groupes. L’usage du terme ici n’est donc pas à prendre au sens de la double-nationalité : nombre de Palestiniens-Libanais ne disposent ainsi pas de la nationalité libanaise au sens légal du terme, NdT.
  • [7]
    « La Catastrophe », ou l’exil d’environ 700 000 Palestiniens de la Palestine mandataire vers les pays environnants lors du conflit marquant l’indépendance de l’État d’Israël en 1948.
  • [8]
    Cette anecdote est une référence à Umm Ahmed, une femme ayant mis plus de cinq ans à obtenir la réparation de sa porte par l’UNRWA, l’agence en charge des réfugiés palestiniens, pour illustrer l’inefficacité des systèmes formels : « Il y a au moins cent photos de cette porte [prises par des chercheurs]. Ils posent leurs questions, partent, et la porte reste cassée » (Sukarieh et Tannock, 2013).
  • [9]
    Le travail de Giorgio Agamben sur les camps de réfugiés comme espaces d’exception a constitué un point d’intérêt concernant les camps de réfugiés en général durant la décennie 2000.

Bibliographie

  • En ligneSukarieh M. et Tannock S. (2013), « On the Problem of Over-researched Communities : The Case of the Shatila Palestinian Refugee Camp in Lebanon », Sociology, vol. 47, n° 3, p. 494-508.
  • En ligneSukarieh M. et Tannock S. (2019), « Subcontracting Academia : Alienation, Exploitation and Disillusionment in the UK Overseas Syrian Refugee Research Industry », Antipode, vol. 51, n° 2, p. 664-680.
Mayssoun Sukarieh
Florent Chossière
Pierre Desvaux
Véronique Fourault-Cauët
Alex Mahoudeau
Christophe Quéva
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/12/2021
https://doi.org/10.3917/ag.742.0122
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...