CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1. Compte-rendu de l’ouvrage par Olivier Lazzarotti

Matériaux pour une réflexion

1 Le texte d’Hervé Le Bras analyse la société française contemporaine à travers le prisme de ce qu’il considère comme un paradoxe.

2 D’un côté, il livre une série d’informations chiffrées, statistiques ou sondages d’opinion, choisies à l’échelle du pays ou de l’Europe. À l’appui, de nombreuses cartes traversent le livre et l’enrichissent. C’est ainsi que beaucoup d’idées envoyées et reçues sont battues en brèche. Les inégalités (chap. 2) sont stables, du moins depuis 2008 alors même que cette tendance s’inscrit dans un mouvement de grand recul depuis 50 ans. Malgré une forte consommation de tabac et d’alcool, les Français jouissent d’une espérance de vie à la naissance parmi les plus avantageuses d’Europe (chap. 3). À hauteur de 34 % du PIB (chap. 4), le niveau des prestations sociales (p. 63) « assurent une importante redistribution des revenus ». L’éloignement résidentiel des centres – villes n’est pas toujours subi. Il est aussi le résultat de choix qui, majorant les distances, privilégient d’autant les surfaces et le mode de résidence. Depuis vingt ans (chap. 6), le nombre d’homicides (p. 86) « évolue nettement à la baisse ».

3 Or, même dans ce contexte, la France est le pays de la défiance généralisée, et plus particulièrement encore à l’encontre de l’État. Cela se manifeste par des mouvements sociaux aussi mobilisateurs qu’imprévisibles, celui des gilets jaunes en représentant une forme particulièrement révélatrice. Face aux chiffres, donc, un sentiment. Un malaise même, peut-être un mal-être.

4 Renonçant à comprendre ce paradoxe par des références déjà éprouvées (la montée des individualismes, l’émiettement du corps social, etc.), les trois derniers chapitres tentent un nouveau regard. Il est celui des territoires (chap. 7). Refusant les simplismes réducteurs de la causalité par la distance, l’auteur invite à considérer que les habitants des territoires les plus éloignés ne sont pas ceux qui ont le moins profité d’une hausse du niveau de vie. Autrement dit et plus globalement (p. 115) : « Pour résumer, les grandes villes offrent l’espoir d’accéder à un statut supérieur, tandis que les territoires éloignés protègent socialement. » D’où cette conclusion (p. 117) : « L’éloignement des métropoles a été le révélateur d’un malaise profond plus que sa cause. » Est ensuite explorée la question de l’éducation (chap. 8). Le texte développe l’idée que l’accès aux études supérieures a été et est encore supérieur aux capacités d’emplois à ce niveau. D’où un effet de « désajustement » (p. 116) dont l’une des conséquences est de faire des réseaux familiaux des critères sélectifs importants. L’ascenseur social serait-il donc en panne et, conséquemment, les habitants privés de perspectives de promotion. Suit enfin (chap. 9) une analyse des relations entre hommes et femmes et de leurs difficiles égalités.

5 Une société marquée par ses représentations, bloquées dans ces perspectives de promotion, tel est le diagnostic final que porte l’ouvrage, explicitant ainsi le choix du titre. Voilà donc réunis quelques matériaux jetant les bases de la rencontre à venir.

2. Entrevue avec Hervé Le Bras, le 5 février 2020

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Hervé Le Bras, entouré de Christophe Quéva et Véronique Fourault-Cauët. Institut de Géographie, salle 109. © Olivier Lazzarotti.

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Hervé Le Bras, entouré de Christophe Quéva et Véronique Fourault-Cauët. Institut de Géographie, salle 109. © Olivier Lazzarotti.

6 L’entretien a été réalisé par Olivier Lazzarotti le 5 février 2020 et retranscrit par Véronique Fourault-Cauët et Christophe Quéva.

7 Olivier Lazzarotti : Je voudrais vous dire combien je suis heureux de vous rencontrer ici. Nous nous sommes déjà rencontrés dans un cadre amical, vous êtes venu à Amiens lorsque j’ai lancé mon équipe Habiter, et nous nous sommes vus aux 40 ans d’Espacestemps, où vous aviez déjà dressé la séparation entre la société et l’académique.

8 Vous êtes, à ma connaissance, le premier non-géographe au sens académique dans ces rencontres, et vous êtes la marque que la géographie perd le monopole de l’espace, ce qui est une grande nouvelle pour nous, ce qui nous sort de l’enclavement, et ce qui est une grande nouvelle pour la géographie, parce que d’autres sciences donnent de la place à l’espace.

9 Se sentir mal dans une France qui va bien est bien l’un de vos livres : facile à lire, et hyper-rigoureux, qui fait la part entre le factuel et l’analyse. Je vais poser cinq ou six questions, et j’espère qu’elles permettront d’ouvrir les choses.

10 L’idée générale du livre est que finalement vous remettez en cause les schémas classiques de l’économique et de l’idéologique. Vous montrez que les critères économiques sont plutôt bons, mais que le moral est mauvais : est-ce un paradoxe ou une évidence ?

11 HLB : Ce que vous dites de la géographie me touche. C’est sans doute la discipline dont je me sens le plus proche depuis longtemps. Dans les années 1970, je suis entré en contact avec Torsten Hägerstrand. Je travaillais sur les migrations de proximité. Je me suis plongé dans les Lund studies in geography serie B. J’ai découvert les intuitions d’Hägerstrand et son travail rigoureux. Cela m’a conduit à estimer qu’une information démographique devait si possible être située dans l’espace, on dirait géoréférencée aujourd’hui. Cela et le respect des faits a facilité mes contacts avec les géographes, ce qui n’a pas toujours été le cas avec des sociologues plus idéologues parfois ou avec certains historiens amateurs de récit !

12 Pour répondre maintenant à votre question, paradoxe ou évidence ? Le paradoxe est une évidence cachée, contre-intuitive, mais vraie. Dans le cas de mon livre, ce qui est caché est l’écart important entre le ressenti et la réalité alors que l’on prend l’un pour l’autre. Au terme de « réalité », je préfère celui de « faits ». On s’appuie sur un certain nombre de faits, mais ils ne sont pas toute la réalité. Ils en sont des facettes pour l’approcher. Alain Badiou a écrit il y a quelques années un petit livre où il soutenait que la réalité est ce qui échappe à la formalisation, qu’il y a toujours un résidu. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les migrations, j’ai suivi la façon d’Hägerstrand. Il travaillait sur le résidu des modèles gravitaires. De manière un peu provocante, je soutenais que le principal, c’était le résidu.

13 La différence entre le ressenti des Français et l’état de leur société et de l’économie fait penser au verre à moitié vide ou à moitié plein. Il y a un seul verre mais deux manières de le voir, avec des chiffres, des faits ou avec des opinions. Avec des opinions, c’est rapide, avec des faits, puisqu’on est à la recherche de la réalité, il faut multiplier les angles de vue. Par exemple la donnée d’un indice de Gini de l’inégalité des revenus de 0,31 en France en 2018, n’a pas de signification. Il faut le comparer à d’autres indices de Gini : ceux de périodes antérieures, mais aussi ceux des pays voisins qui ressemblent à la France. En l’occurrence, j’avais à disposition les pays de l’Union européenne — tant qu’elle existe — pour situer la France. De ce point de vue, je suis influencé par le philosophe François Jullien. Il récuse le benchmarking, la comparaison tous azimuths. Il considère qu’il faut mesurer des écarts entre deux structures seulement. Comparer la France aux pays de l’Union européenne a du sens. Ils ont beaucoup en commun, alors qu’une comparaison plus générale où il y aurait aussi bien la Chine et les États-Unis serait vaine.

14 OL : Je vais revenir sur cette question du paradoxe et de l’évidence, car il existe un petit texte dAlban Bensa et Didier Fassin [2] qui fait l’hypothèse que certains événements ne sont pas explicables par ce qui se passe… Je crois que Jean Viard fait le même constat. Poser le constat que la société française est paradoxale, n’est-ce pas dire que les manières d’apprécier les mouvements sociaux sont en train de changer par rapport à ce qui se disait il y a cinq ou six ans ? L’inintelligible ne dit-il pas qu’il faut changer les critères ? N’est-ce pas cela ?

15 HLB : J’ai toujours du mal avec les généralités dont je ne vois pas l’appui factuel. Sur la question de l’événement, je suis la remarque d’Hannah Arendt, selon laquelle l’événement crée sa propre histoire. On n’aurait pas prêté d’importance à ce qui a précédé l’évènement s’il n’avait pas eu lieu. Par exemple, l’arrivée du Front national/Rassemblement national. Le Front national existe depuis 1972. En 1978, le Front national fait 0,2 % aux élections législatives, puis soudainement 12,4 % aux élections européennes de 1984. C’est là l’évènement. Alors seulement on se souvient des élections municipales de Dreux et d’Aulnay-sous-Bois où le FN avait déjà percé un an plus tôt. Sans le résultat aux Européennes, ces deux petites élections auraient été oubliées. Ma notion de l’événement se rapproche aussi de celle de l’effet papillon. Il peut y avoir un grand écart d’échelle entre une cause initiale et ses conséquences à long terme, une sorte de réaction en chaîne, de boucle positive pour parler la langue de l’analyse des systèmes.

16 Un autre exemple : j’ai travaillé sur la géographie du vote CPNT [Chasse, Pêche, Nature et Traditions] dans la Somme, qui avait pour évènement initial l’interdiction par Bruxelles de chasser certains oiseaux depuis des cabanes fichées dans la vase de la baie. La géographie de ce vote protestataire était intéressante : le nord de la baie de Somme, assez rural, votait traditionnellement très à droite, alors que le sud, marqué par la petite industrie d’étamage, votait communiste et était le fief du député PC Maxime Gremetz, qui avait pris fait et cause pour les chasseurs. Or de part et d’autre de la baie de Somme, la progression de CPNT a été la même et importante, jusqu’à 30 % des suffrages. Les orientations partisanes n’avaient donc pas joué. L’évènement interdiction de la chasse l’avait emporté sur la structure politique. Le mouvement CPNT avait émergé sous l’impulsion d’un leader assez charismatique, Jean Saint-Josse. En 2007, il a passé la main, à un successeur plus terne qui a obtenu moins de voix, mais la distribution des votes par communes est demeurée la même. À peine apparu, le phénomène avait été bloqué, contingenté, notamment par les autres tendances politiques remises de la surprise qu’avait causée l’événement. Le Front national a connu la même pétrification dans l’espace : il a peu bougé territorialement après le coup d’éclat de 1984. J’ai publié vingt-et-une cartes des résultats du FN aux différentes élections, alors que l’éditeur n’en voulait que trois sous prétexte qu’elles étaient toutes pareilles. Ce n’était pas faux, mais justement c’est cela qui était intéressant, ces vingt et une cartes semblables montraient un fait important qui l’emportait sur des raisonnements fondés sur les classes sociales.

17 Parlons justement d’elles. Elles existent comme ensembles de personnes partageant certaines caractéristiques, mais alors tout dépend des définitions. Il y a des regroupements réels, concrets, un bourg, un village, une association, tandis que la classe sociale reste abstraite tout comme la population du monde. Cette dernière est une entité pseudo-concrète, aurait dit Alfred North Whitehead : personne ne l’a vue ni ne peut agir sur elle, contrairement à la population d’un village. Les classes sociales relèvent, elles aussi, du pseudo-concret. C’est d’ailleurs pour cela que Marx insistait sur la conscience de classe. Cette dernière a décliné avec le changement des modes de production (restons dans la ligne du marxisme) et parfois a disparu. On n’appartient plus à la classe ouvrière, mais au « peuple ». Le terme de classe ouvrière est de plus en plus souvent remplacé par celui de classe populaire.

18 Quand on entre dans le détail, l’appartenance à une classe sociale est difficile à déterminer de l’extérieur du fait de ce rôle de la conscience, ou en terme actuel, du ressenti. La tentation devient alors grande d’assimiler classe sociale et conscience de classe. Dans L’invention de la France[3], Emmanuel Todd et moi avons publié une carte où figuraient les 30 départements les plus communistes en 1978 et les 30 départements les plus ouvriers à la même date. Or, les deux groupes ne se recouvraient absolument pas : par exemple, l’Alsace était la région la plus ouvrière et la moins communiste. Dans la Creuse ou dans la Haute-Vienne, départements ruraux qui comptaient peu d’ouvriers, ceux-ci votaient en revanche à 60-70 % pour le PC, et les non ouvriers à 20-30 %. Nous avions baptisé cette carte « Communisme et classes ouvrières : quand le soleil a rendez-vous avec la lune ». Nous étions jeunes, les géographes ont été gentils, les sociologues nous ont dézingués… Les composantes historique et géographique sont importantes, au-delà de la composante « classes sociales ». Dans le cas du Limousin, les rapports avec le communisme étaient liés à l’histoire, et notamment aux grèves dans les usines de porcelaine ainsi qu’à un mode de faire valoir traditionnel, le métayage. En Alsace, la faiblesse du vote PC devait beaucoup à la présence des « malgré-nous » de la seconde guerre mondiale, qui, revenus des camps de Sibérie, avaient raconté leur expérience du communisme réel. Les consciences de classe étaient donc radicalement différentes dans ces deux régions. Du fait de l’absence de vote communiste, on finissait par ne plus voir que l’Alsace était à l’époque la région la plus ouvrière de France. De la proposition : ouvrier entraîne communiste, on était passé à : non-communiste entraîne non-ouvrier.

19 OL : Face aux lectures centre-périphérie, j’ai l’impression que vous défendez une autre lecture, et une conception mobiliste des habitants.

20 HLB : Tout est vu actuellement au prisme de la métropole, et perçu comme unifié. Le terme de périphérie me semble devenu le synonyme de non-métropolitain. Admettons qu’il existe des métropoles, mais où commence la périphérie ? Aux cités ? Au périurbain ? Au rural ? Des travaux comme ceux de Christophe Guilluy imposent l’opposition entre centre et périphérie, alors que ces deux entités n’ont pas le même statut. Le centre est relativement facile à situer, mais la périphérie est extraordinairement différenciée. La mettre en regard du centre fait croire qu’elle est aussi bien définie que le centre.

21 La cartographie sociale du territoire français donne un bon exemple de l’erreur que l’on commet en opposant les deux. Si l’on trace les cartes du revenu médian, tout semble pourtant simple : on trouve bien les revenus les plus élevés dans les grandes villes et les plus faibles assez loin d’elles. Avec la proportion de cadres supérieurs et de professions libérales, ou celle des jeunes de 20-24 ans, c’est aussi la même carte. Certains en déduisent que tout va mal hors des métropoles. Mais pour d’autres critères - la proportion de familles monoparentales, le taux de chômage, l’inégalité locale des revenus -, la différence entre villes et espace rural s’estompe au profit de différences régionales marquées. L’écart est très important entre les régions d’un grand Ouest, du centre du Bassin Parisien, de Rhône Alpes qui se portent plutôt bien et celles du Nord-est (sans l’Alsace), du Languedoc, de la vallée moyenne de la Garonne qui accumulent les difficultés. En outre pour ces problèmes sociaux, les grandes villes sont en général moins favorisées que les campagnes : la pauvreté, les inégalités, les ruptures familiales, le chômage des jeunes y sont en proportion plus élevée que dans les zones rurales. Ce n’est pas parce qu’il y a moins de cadres et donc de revenus, que tout va mal. Parler de périphérie, c’est souvent prendre une posture morale, porter un jugement. L’expression « rural profond », était moins négative. Le terme de périphérie est péjoratif, tout comme le terme de vieillissement, employé en démographie, auquel je préfère l’anglais ageing.

22 OL : Il y a deux choses : dans votre texte, je lis aussi que les habitants, y compris des pauvres, ont fait des choix, qu’ils ne sont pas démunis de capital spatial. C’est une remarque d’espérance. Nous travaillons énormément sur cette notion de compétence.

23 HLB : S’il y a plus de chômeurs à proximité d’une grande ville, c’est qu’il y a aussi davantage d’emplois. Autre exemple, les problèmes rencontrés par les gilets jaunes ne tenaient pas au fait qu’ils aient été assignés à résidence comme le Président de la République l’avait dit, mais qu’ils avaient été de trop bons Homo economicus. Ils avaient pesé le coût et le bénéfice de l’éloignement : coût du transport vers les services essentiels, mais bénéfice du logement assez vaste et peu cher, de la possession d’un potager, par exemple, les revenus du travail et les emprunts à rembourser. C’est le désajustement de leur budget qui a été à l’origine du premier soulèvement.

24 Au tout début de ma vie active, j’ai travaillé comme ethnologue stagiaire au centre du Tchad. J’étais arrivé, nourri par mes lectures, dans l’idée que j’allais rencontrer des rationalités très différentes de l’occidentale, des mythes et des systèmes de parenté. En fait, les Massas, bien que ne possédant ni biens matériels autres que leurs troupeaux et leurs champs de mil, et vivant dans la savane hors des routes, possédaient un sens aigu de leurs intérêts économiques, y compris pour les objets les plus modestes. Parti avec Lévi-Strauss, je suis revenu avec Balandier.

25 OL : Pour revenir sur cette idée centre-périphérie, il y a une chose dans votre analyse qui me semble manquer pour expliquer ce hiatus entre situation et ressenti : on ne voit jamais intervenir les médias. Or, nous sommes bombardés par les chaînes d’information continue, et j’ai l’impression que ces notions de centre et périphérie sont pour les médias des arguments, des clés de lecture un peu faciles à donner. Comment voyez-vous le rôle des médias dans la success story de géographes comme Christophe Guilluy ? Je viens de lire le livre de Jérôme Fourquet qui reprend un peu cette même idée : ne sont-ce pas des discours médiatiques avant tout ? Je ne sais pas si on peut faire des sciences sociales aujourd’hui sans intégrer les médias.

26 HLB : Si l’on part de cette clé, cela n’explique pas pourquoi l’écart entre le ressenti et les faits est plus important en France que dans les autres pays. Ce ne sont pas les médias qui posent le plus de problèmes. La télévision existait dans les années 1970. Le lien était constitué par le fait que les gens regardaient la même chose, parlaient de choses vues ensemble. L’ORTF avait ses bons côtés. L’éclatement des chaînes et des radios a séparé les publics à la manière de CNN et Fox news aux États Unis. Les médias sont devenus des chambres d’écho, qui flattent l’état d’esprit de leur public ou bien des miroirs où il se regarde complaisamment. En ce sens les médias ne sont pas prescripteurs. En revanche, le problème est posé par l’usage du tweet qui caricature le raisonnement. Alors qu’on est maintenant beaucoup plus éduqués, on retourne à des raisonnements sommaires, avec seulement une cause suivie d’une conséquence, sans faire de développement intermédiaire. Les chaînes d’information fonctionnent en partie sur ce mode. Elles estiment qu’au bout de quarante-cinq secondes, l’intérêt du spectateur baisse, ce qui revient à nier sa capacité à saisir un raisonnement un peu sophistiqué, un tout petit peu même. C’est cette forme de médias qui me semble pernicieuse. Avant-guerre, on écoutait beaucoup la radio, cela faisait partie de la vie, comme les gazettes sous l’Ancien Régime. On sous-estime d’ailleurs le degré d’information dans le passé. Les médias ont toujours eu une circulation, c’est plutôt la forme de raisonnement qu’ils supposent chez leurs récepteurs qui a changé, du moins chez ceux qui ont le plus de public. Au fond, le modèle de la publicité s’est étendu à l’ensemble de l’information.

27 OL : Notre pays vient de traverser deux grandes crises sociales, deux grands mouvements sociaux : d’un côté, les gilets jaunes, qui a semblé il y a un an remporter un certain nombre d’acquis, et de l’autre, deux ou trois mois de lutte classique sur les retraites, où rien n’a été remporté. Le parallèle est intéressant. Pour vous, la différence entre la stratégie gagnante et la stratégie perdante est-elle liée au fond de l’argumentation, aux modalités, ou bien à la manière dont les collectifs se recomposent à l’aide de moyens nouveaux ?

28 HLB : Je serais moins positif sur les gilets jaunes et moins négatif sur les retraites. D’un côté, on était en face d’une révolte sociale, mais de l’autre, en face d’un mouvement social, avec des leaders et des idées directrices. Dans le cas des gilets jaunes, il n’y avait pas de cohérence interne, pas de leader, ce qui les apparentait aux jacqueries anciennes. Ont-ils obtenu beaucoup de choses ? Le gouvernement affirme avoir distribué dix-sept milliards, mais très bizarrement, ces cadeaux n’ont pas relancé la consommation et je doute qu’ils aient abouti dans la poche des gilets jaunes.

29 Au début, les gilets jaunes avaient de bonnes raisons que le gouvernement a été incapable de comprendre. J’ai écrit un article dans la revue Études, dans lequel j’ai tenté de montrer que la voiture était la clé de compréhension de la révolte car elle est essentielle dans le quotidien de ceux qui habitent loin d’un centre important. Selon l’INSEE, plus on s’éloigne des villes, plus le nombre de véhicules par ménage augmente. Un ménage dispose souvent de deux voitures, l’une « normale » et l’autre plus ancienne, avec le contrôle technique comme problème potentiel. Le gouvernement n’a pas compris que le renforcement du contrôle technique allait être ressenti comme une agression contre la mobilité. De même pour le prix du diesel et, un peu plus tôt pour la limitation de vitesse à 80 km/h. En réalité, il existait un pacte implicite : la fermeture et l’éloignement des services dans les zones peu peuplées étaient compensés par de bonnes routes et du diesel pas cher pour accéder à ces services. Le gouvernement n’a pas saisi ce contrat implicite et la situation a dégénéré, à la manière d’un effet papillon. Il ne faut pas prendre les gilets jaunes comme une essence intemporelle, mais comme une histoire au cours de laquelle ils ont beaucoup varié dans leur composition et leurs motivations ne serait-ce que parce qu’ils avaient refusé de structurer leur action.

30 Du côté des retraites, le gouvernement n’a pas non plus compris la situation, mais là il s’est heurté à des structures organisées, les syndicats. Quand on ouvre le rapport Delevoye, on est stupéfait pas son absence de contact avec la réalité. Pour illustrer ses propositions, il prend l’exemple d’une personne qui aurait toute sa vie gagné chaque mois une fois et demie le SMIC : cela n’existe presque jamais ! Si l’on suit le salaire moyen horaire au fil de l’âge, selon l’INSEE, il est de 11 euros de l’heure entre 20 et 25 ans, de 21 euros à 35-40 ans, et de 32 euros au-delà de 50 ans. Les Français ont des revenus qui augmentent avec l’âge… ce qui pose d’ailleurs problème pour retrouver un emploi. Autre exemple, l’âge pivot, renommé âge d’équilibre, en deçà duquel la pension devait être tronquée, avait pour présupposer que les actifs commencent à travailler à 23 ans, alors qu’un tiers d‘entre eux débute aux alentours de 19 ans en France.

31 L’opposition à la réforme des retraites était mieux structurée que celle des gilets jaunes, mais les syndicats ne sont pas parvenus à s’unir. Au fond, ils ont échoué pour la même raison que les gilets jaunes : ne pas réussir à présenter un front uni contre le gouvernement. Il y a plus de points communs entre les deux crises qu’on ne le pense à première vue même si leurs acteurs étaient différents : même incompréhension du gouvernement, même incapacité à se structurer, même semi-paralysie de la vie sociale, demandes analogues d’une démocratie plus participative. Ces deux soulèvements ne sont pas malheureusement les seuls à avoir échoué. Occupy Wall Street, Nuit debout, la place Tahrir, la place Taksim. À part les indignados mués en Podemos et la Tunisie, force est de constater que les nouvelles formes de contestation ont beaucoup de mal à obtenir des résultats.

32 OL : Vous êtes en train de nous dire que le middle management politique est plus conservateur que le reste ?

33 HLB : C’est plutôt le haut que le middle. Ce ne sont ni les maires, ni les députés qui sont en cause, plutôt leur perte de pouvoir. Le haut et le bas se retrouvent face à face, ce qui caractérise le populisme. Et le haut et le bas se mettent d’accord pour priver de pouvoir le milieu, ces fameux corps intermédiaires. J’ai pu l’observer lors de la dernière réforme des régions. L’histoire est la suivante : Jacques Auxiette, président de la région, m’avait commandé un atlas des Pays de la Loire. J’avais pris un titre un peu prétentieux, en référence à Gracq : La forme d’une région, avec des cartes, commune par commune. L’atlas était sur le point d’être publié lorsque la réforme de la fusion des régions est arrivée. On m’a alors dit que la publication de l’atlas était compromise puisque la région Pays de Loire pouvait sauter. Arrive d’abord la possibilité de fusion avec la Bretagne, mais Jean-Yves Le Drian voulait récupérer seulement la Loire-Atlantique sous prétexte de bretonnitude.

34 Plusieurs arguments plus sérieux étaient mobilisés pour justifier la réforme : celui de la taille supérieure des régions européennes qui booste leur économie, et l’idée que la fusion devait permettre des économies. Dans le cas de l’Allemagne, j’avais calculé qu’il n’existait aucune corrélation entre la taille des Länder (de 500 000 habitants à 21 millions) et le niveau moyen de revenu ni la croissance économique. L’argument des régions de taille européenne n’avait aucune base empirique, celui du moindre coût des regroupements non plus. Une étude concernant les deux Normandie avait été faite, Elle prédisait 10 ans de surcoûts (c’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer), avant de petites économies. Le jour de l’annonce des fusions retenues par l’Élysée, à midi, les Pays de la Loire m’appellent pour annuler l’atlas, parce qu’ils étaient fondus avec la région du Centre pour devenir le Val de Loire. Le soir, je passe sur Public Sénat, et l’on me montre que la région Pays de la Loire était fusionnée avec le Poitou-Charentes ! À 22 heures, la région Pays de la Loire m’appelle : elle restait intacte et mon atlas pouvait paraître. En dix heures de temps, trois configurations avaient été retenues. À l’arrière-plan, il y avait l’idée de faire le premier pas d’une réforme territoriale. On ne pouvait toucher ni aux communes ni aux départements, qui étaient fortement représentés dans les deux assemblées. Alors ce sont les régions qui encaissaient. Dans une discussion, André Vallini, le ministre en charge (un peu par hasard, c’est plutôt un spécialiste de la justice) m’avait parlé de ce premier pas : mais quand on le fait en arrière, cela n’arrange pas les choses. Les aspects économiques et financiers n’avaient pas été pris en compte en réalité. Seul le politique et même la combine politique avaient eu la main dans cette réforme dont on a dit plus tard à juste titre qu’elle avait été faite sur un coin de table. Il n’y avait eu aucune consultation des intéressés ni des corps intermédiaires. Alain Rousset qui présidait alors l’association des régions de France peinait à être reçu à l’Élysée et quand il y arrivait, on se contentait de lui donner des tapes sympathiques dans le dos : ça se passera bien mon vieux.

35 OL : Une partie de votre travail consiste à « déconstruire » les idéologies : je pense à La Planète au village, ou à un autre de vos livres qui m’a beaucoup marqué, Le Sol et le Sang. Althusser disait que l’idéologie, même consciente d’elle-même, reste une idéologie. On a l’impression que même en dévoilant la praxis, les faits de changement restent relativement faibles. Je me pose cette question par rapport à votre travail.

36 Par ailleurs, vous êtes un intellectuel, mais aussi un intellectuel médiatisé (donc, pas bourdieusien, puisqu’il considérait que ce n’était pas une bonne idée) : comment envisagez-vous cette place de l’intellectuel dans la société contemporaine, notamment éventuellement par rapport aux problèmes dont on vient de parler ?

37 Réfléchissez-vous systématiquement à votre position, votre parole, votre rôle ?

38 Dans quel rôle vous mettez-vous ?

39 HLB : Ma position est celle wébérienne de la neutralité axiologique. Pour Weber, le scientifique doit avoir une position neutre, ne pas s’engager. Mais Weber parle aussi de la seconde partie de la neutralité axiologique : le savant ne peut de toute façon pas échapper à l’idéologie, même en cherchant à être neutre. On retrouve pratiquement Althusser.

40 Les livres auxquels je suis le plus attaché sont bien ceux que vous citez, Le sol et le sang et La planète au village. Je sauverai aussi Marianne et les lapins ou l’obsession démographique, qui décrit mes bagarres contre les natalistes dans les années 1980 et 1990. Concernant le positionnement de l’intellectuel, je viens de terminer un livre sur des questions ressassées, dont le titre est : Allons-nous être submergés ? Deux chapitres vont m’aider à vous répondre. Le premier est intitulé la « fable du grand remplacement ». Il part d’un calcul des années 2000 de l’ONU sur le niveau de migration nécessaire au maintien de la population pour compenser la baisse de la natalité, ainsi que de la perversion de ce calcul par la peur que les Américains « Blancs » deviennent minoritaires puis maintenant des Français. Je montre comment le terme a été récupéré par des politiques dont Philippe de Villiers, et j’essaie de vérifier les choses. J’étudie et simule plusieurs cas. D’abord année par année, l’évolution des populations jusqu’en 2100, en partant du principe d’une séparation complète. J’envisage ensuite le cas de la mixité des unions dans un second scénario. Puis je remonte aux grands-parents dont on peut connaître le caractère immigré ou pas. Je calcule comment se développent les populations suivant ces différents scénarios, en tenant compte de toutes les unions possibles entre ces groupes. C’est cela que j’appelle, faire le travail : puisqu’on prétend qu’il y a remplacement, voyons si c’est le cas, testons cela avec un modèle, avec les données disponibles et avec des paramètres que l’on peut faire varier. Est-ce idéologique ? Oui, mais j’essaie d’entrer le plus possible dans la matière, d’explorer plusieurs hypothèses, en changeant les paramètres et en utilisant toutes les données, pour savoir si remplacement il y a ou pas.

41 Pour populariser et défendre ma position, je suis contraint de m’opposer aux tenants du grand remplacement. J’ai, par exemple, participé à l’émission Ripostes d’Alain Finkielkraut face à Renaud Camus, le chantre français du grand remplacement. Inévitablement, ce qui aurait dû être une confrontation scientifique a tourné au combat de gladiateurs. Depuis mes débats avec les natalistes, j’espère chaque fois qu’à mes modèles fondés sur les données disponibles, on me répondra par d’autres modèles reposant sur les mêmes données et éventuellement d’autres en plus. En vain, même du côté des scientifiques. Il ne sert pourtant à rien d’opposer des opinions à des opinions. Je pense qu’on doit opposer des modèles basés sur des données à des modèles basés sur des données et si possible que les deux ensembles de données soient pris en compte dans les modèles contradictoires. Suivre l’exemple de Copernic : il n’a pas critiqué le modèle géocentrique de Ptolémée en émettant l’idée que la terre tournait autour du Soleil, mais en construisant un modèle qui utilisait le même catalogue d’étoiles et était aussi précis que celui de Ptolémée mais un peu plus simple.

42 Un autre chapitre de mon prochain livre porte sur la thèse de Stephen Smith [4], qui se résume à : puisque les Africains sont 1,5 milliard, et qu’ils seront 2,5 milliards en 2050, une grande part du milliard supplémentaire va se ruer sur l’Europe. Pour en tester la crédibilité, on dispose des données Eurostat, de celles de l’OCDE, et du nombre de personnes qui migrent chaque année de chaque pays d’Afrique vers chaque pays de l’Union Européenne depuis 15 ans. Aujourd’hui, le pays qui a la plus forte croissance démographique est le Niger. C’est l’un des plus pauvres, En dix ans sa population a augmenté de 10 millions d’habitants, mais mille cinq cents Nigériens seulement ont migré en France. Inversement la Tunisie, dont la croissance démographique est la plus faible d’Afrique, a envoyé un grand nombre de migrants en France. Les migrants d’Afrique du Sud se dirigent quant à eux vers l’Australie ou la Nouvelle Zélande. Mon travail – comme lorsque j’analyse la répartition des votes communistes et celle des ouvriers – consiste à désagréger ce qui est présenté comme agrégé, à montrer qu’il y a au moins cinq Afriques, et 47 pays, que ceux qui migrent un peu plus vers la France sont les Maliens et les Sénégalais qui possèdent des réseaux de relations anciens vers la France.

43 L’approche de Stephen Smith relève du tweet, en proposant une conception hydrologique des migrations. Mon travail n’est pas spectaculaire, mais il consiste à m’acharner sur le problème, à prendre en main le truc, à le dépiauter. J’essaie ensuite d’en communiquer le résultat sur les plateaux car il contredit le sens commun, mais on ne dit pas la même chose dans un séminaire de recherche et à la télé ou à la radio. C’est néanmoins important de diffuser les résultats et leurs éléments de preuve, pour qu’il y ait des relais successifs, que des personnes meilleures vulgarisatrices que moi puissent s’en saisir.

44 Souvent on me dit : « vous êtes optimiste », mais ce n’est pas cela. Je préférerais « réaliste » ou plutôt « factuel ». Il n’y a pas péril en la demeure. La migration est un phénomène compliqué : Smith ne se trompe pas sur un point, quand il dit que les personnes diplômées migrent plus que les autres. Les données de l’INSEE, de l’OCDE et d’Eurostat le confirment. Parvenir en Europe exige d’importantes ressources, monétaires, mentales, culturelles. Il y aura une migration africaine, mais provenant vraisemblablement comme c’est déjà le cas, des classes moyennes et supérieures de plus en plus éduquées, ce qui n’était pas vrai il y a trente ans. Tout ceci est difficile à vulgariser.

45 OL : J’aurais une pensée pour Pierre George, qui était aussi à l’INED…

46 HLB : Oui, je l’ai connu un peu, mais à l’INED, j’ai surtout fréquenté Alfred Sauvy pour lequel j’ai gardé de l’admiration. Quand on pense qu’il a écrit un livre contre la voiture dans les années 1960 [5], il fallait oser. L’INED a recruté plutôt des géographes dans la mouvance formaliste de Denise Pumain pour qui j’ai beaucoup d’estime. C’est plus tard et en dehors de l’INED que j’ai rencontré Jacques Lévy, Michel Lussault ou Michel Foucher.

47 OL : Je crois que notre génération a pu apporter quelque chose sur la dimension théorique, la dimension spatiale des sociétés, et a fait l’effort de l’ouverture sur les autres comme les anthropologues et les sociologues. Jacques Lévy et Michel Lussault ont beaucoup accompagné mon ouverture sur les autres. On recompose un paysage épistémologique, cela nous semble naturel, alors que c’est en rupture avec le reste des collègues. C’est important que des non-géographes viennent parler de l’espace dans les pages de cette revue, et de l’actualité qui nous concerne. Merci donc.

48 HLB : Althusser, lorsqu’il parle de la pluridisciplinarité, dit que c’est une manière pour chacun de défendre son territoire. J’ai publié dans des revues d’anthropologie, de sociologie, d’histoire. C’est à chacun d’assurer la pluridisciplinarité. Il faut sortir de sa discipline et chercher à comprendre comment d’autres fonctionnent, ce que Jacques Lévy, Michel Lussault, vous, Olivier, et quelques autres ont réussi à faire.

49 OL : Merci beaucoup, Hervé le Bras !

50 HLB : Merci beaucoup Olivier Lazzarotti !

Notes

  • [1]
    Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale, L’Aube, coll. « Harmonia Mundi », 2019, 164 p.
  • [2]
    Bensa A., Fassin D. (dir.) (2008), Les politiques de l’enquête, Epreuves ethnographiques, Paris, la Découverte, 336 p. ainsi que Bensa A., Fassin D. (2002), « Les sciences sociales face à l’évènement », Terrain, mars 2002, http://terrain.revues.org/1888.
  • [3]
    Le Bras H., Todd E. (2012, première édition 1981), L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique, Gallimard, coll. « NRF Essais », 517 p.
  • [4]
    S. Smith, La Ruée vers l’Europe : la jeune Afrique en route vers le vieux continent, Paris, Grasset, 2018, 272 p.
  • [5]
    A.Sauvy, Les Quatre Roues de la fortune, essai sur l’automobile, Paris, Flammarion, 1968, 242 p.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/10/2020
https://doi.org/10.3917/ag.735.0101
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