CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Ce que l'Histoire enseigne de plus important aux hommes pourrait se formuler ainsi : “À l'époque, personne ne savait ce qui allait arriver”. »
Haruki Murakami, 1Q84, 10 ×18, 2013.
« L'homme se tient sur une brèche, dans l'intervalle entre le passé révolu et l'avenir infigurable. Il ne peut s'y tenir que dans la mesure où il pense, brisant ainsi, par sa résistance aux forces du passé infini et du futur infini, le flux du temps indifférent. »
Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1972.

1 D'immenses tours de verre luxueuses surplombant d'interminables faubourgs misérables ; des embouteillages inextricables allant de pair avec une pollution suffocante ; des attentats terroristes succédant à des tremblements de terre… Dans un monde où tous les écarts se sont creusés et les fractures locales et globales irrémédiablement exacerbées, l'Occident n'accorde plus aucun crédit à l'Égypte, dont la capitale de 35 millions d'habitants est agitée d'intenses soubresauts, tant sociaux que telluriques. Un aperçu du Caire en 2015… dans le scénario du roman d'anticipation imaginé par Jamil Nasir, Tower of Dreams, publié en 1999.

2 Dix ans plus tard, Ahmed Towfiq brosse, dans Utopia, un portrait du Caire en 2023 qui n'est guère plus réjouissant : le territoire égyptien est scindé en deux espaces en guerre : les riches Égyptiens occidentalisés vivent retranchés dans quelques cités résidentielles fermées sur le littoral méditerranéen (Utopia est le nom de celle où réside l'un des deux narrateurs), tandis que le reste du territoire est réduit à un immense bidonville, où croupissent des populations misérables. La figure de la gated community, reflet de l'actuelle fragmentation urbaine, sert de métaphore spatiale pour dénoncer l'accentuation des inégalités sociales et la disparition des classes moyennes. Ce roman d'anticipation s'ouvre sur un avertissement de l'auteur qui interpelle les Égyptiens sur l'état de leur société et l'avenir sombre qui peut en découler [1], et se clôt sur une révolte des pauvres contre les riches. Après la révolution du 25 janvier 2011, le roman s'est vu attribuer, a posteriori, une dimension prophétique (Pagès-El Karoui, 2013).

3 Ces deux récits à tendance apocalyptique, s'inscrivent dans le genre de la dystopie [2], – c'est-à-dire d'une fiction qui incarne, contrairement à l'utopie, le pire des mondes possibles – et prennent pour cadre Le Caire, première métropole du monde arabe et de l'Afrique. Les univers urbains constituent généralement la scène privilégiée des romans de science-fiction, où la ville apparaît comme un repoussoir et permet aux auteurs d'énoncer leur vision critique des changements urbains et sociaux (Desbois, 2007 ; Musset, 2005) :

4

« La ville de science-fiction, produit de sociétés injustes et inégalitaires, apparaît le plus souvent comme l'accomplissement inéluctable d'une série de problèmes et de dysfonctionnements qui hypothèquent l'avenir des métropoles contemporaines : congestion, pollution, déficience des services urbains, dissolution du lien social, accroissement des inégalités économiques et des disparités spatiales, violence quotidienne… De Babel à New York en passant par Babylone et Coruscant, la science-fiction fait le procès d'une ville insoutenable qui n'est qu'un reflet des villes d'aujourd'hui » (Musset, 2015).

5 Nous avons choisi de confronter ces deux romans pour deux raisons : d'une part, parce qu'ils font partie des rares romans de science-fiction arabe traduits en français et, d'autre part, parce qu'ils constituent surtout l'une des rares tentatives de transfert d'une ville du Sud, de surcroît une cité « arabo-orientale », vers le futur, un espace-temps souvent plutôt réservé, dans l'imaginaire et les univers de la fiction (littérature et cinéma notamment), aux villes du monde riche, cités aux représentations, aux réalités, aux paysages et aux temporalités semble-t-il plus aisément transposables vers des temps non advenus. La science-fiction demeure un genre assez marginal dans la littérature arabe, peu reconnu académiquement (Barbaro, 2013). Contrairement à ce qu'affirme la 4e de couverture d'Utopia qui présente Towfik comme le « premier auteur arabe à écrire des romans d'horreur, de science-fiction et de thrillers médicaux », le genre apparaît dans les années 1950 en Égypte, pays qui reste jusqu'à présent le principal pôle de production. Les romans de science-fiction se sont multipliés récemment et Utopia représente le premier best-seller dans ce domaine (Khayrutdinov, 2014).

6 À la lumière des contextes cairote et égyptien actuels et du temps de production de ces romans, nous nous proposons d'analyser les représentations géographiques parallèles de la capitale égyptienne, telle que projetée dans le futur par ces deux récits d'anticipation. On s'interrogera sur la convergence ou non convergence des imaginaires du Caire véhiculés par ces deux auteurs, aux origines et parcours différents, et qui écrivent à dix ans d'intervalle (années 1990 versus années 2000). Fils d'un réfugié palestinien, Jamil Nasir est un auteur américain qui écrit en anglais [3], et qui a passé une partie de son enfance au Moyen-Orient. Né en 1962, Ahmed Towfiq est un auteur de science-fiction égyptien, qui écrit en arabe. Avant la publication d'Utopia, en 2008, il était considéré comme un auteur mineur (mais prolixe) de littérature pour adolescents. Avec Utopia, qui a été un véritable best-seller en Égypte, il est alors célébré comme un véritable écrivain (Jacquemond, 2013) [4]. On cherchera à identifier les référents, scientifiques ou médiatiques, qui véhiculent leurs imaginaires du Caire, à évaluer leur dimension critique, voire prophétique, puisque les dystopies servent avant tout à dénoncer les dysfonctionnements des sociétés contemporaines. Pour ce faire, on commencera par s'interroger d'abord sur le genre – science-fiction ou anticipation – dont relèvent ces deux romans. Puis, on tentera de décrypter les diverses logiques spatiales à l'œuvre dans ces fictions (dysfonctionnements urbains, ségrégation horizontale ou verticale), pour enfin analyser leurs univers environnementaux, socio-économiques et géopolitiques.

1.  Deux futurs en parallèle ou un parallèle pour deux futurs ?

1.1.  Deux rares projections du Caire dans l'univers de la science-fiction

7 De manière générale, les villes du Sud sont bien plus rarement que leurs consœurs du Nord celles d'un avenir scénarisé sur le mode de la science-fiction et de ses ressorts : futurisme, modernité, inventivité, évasion, imagination, ce dont témoigne pour les villes du Nord une surabondante et visible production en ce sens, que nous ne pourrons ici détailler mais qui s'illustre notamment, en ne retenant que quelques exemples emblématiques du seul registre cinématographique, par les classiques et célèbres références de Brazil, de New-York 2042, du 5e élément, ou encore de Blade Runner. La ville du Sud est paradoxalement trop représentée ou pré-imaginée, engluée dans les énoncés litaniques de ses dysfonctionnements pour participer pleinement à cet itinéraire imaginaire vers le futur, ou alors elle y convoque ses problèmes, tissés par des fils de continuités et des extrapolations. Lorsqu'elle voyage dans l'avenir, la mécanique est comme oppressée et enrayée, car est projetée et amplifiée la masse systémique de ses difficultés présentes, accrues exponentiellement par l'équation du temps. Quant à la ville orientale, comme un cas aggravé de la ville du Sud, lestée du poids et de l'inertie de ses représentations, engluée dans un passé orientalisé, elle peine à atteindre un avenir imaginaire autre que chronique de maux annoncés sur fond de stéréotypes d'immuabilités. Elle est certes projetée souvent mais n'est, finalement, que peu imaginée. Si Le Caire se voit, via la Tour des rêves et Utopia, distingué et propulsé dans les temps à venir, c'est toutefois avec son cortège d'images de malfaçons structurelles ; les imaginaires de son futur ne sont pas nécessairement synonymes d'avenir.

8 La Tour des rêves, une histoire située (selon la quatrième de couverture) « entre Les mille et une nuits et Blade Runner[5] », tout comme Utopia, appartient au récit d'anticipation, un genre de la science-fiction qui projette le lecteur dans un futur proche et se caractérise par la crédibilité supposée de cet avenir. Cependant, la Tour des rêves relève davantage de la science-fiction au sens strict, dans la mesure où dans Utopia, les innovations scientifiques et technologiques sont mineures (cf. infra sur le pyrol, le libidafro ou la phlogistine), tandis que pour la Tour des rêves les références au monde virtuel, au cyberspace sont beaucoup plus présentes (ordinateurs superpuissants, hologrammes, etc.).

9 Malgré la fictivité du propos, le récit d'anticipation est ancré dans le réel, les lieux notamment y sont précisés et gardent souvent un aspect familier : c'est de fait le cas de la Tour des rêves qui évoque explicitement Le Caire et l'Égypte et spécifie le temps de ce futur, élaboré à la toute fin du xxe siècle, comme étant daté de 2015, notre aujourd'hui, un futur en somme relativement proche de la parution du roman. Pour Utopia, le futur n'est guère plus lointain, car dès le premier chapitre du roman, le cadre temporel est posé : nous sommes cinquante ans après la guerre israélo-arabe de 1973, soit en 2023. Cette date hautement symbolique rappelle bien la centralité pour l'Égypte, comme pour la majorité des pays arabes, de la relation conflictuelle à Israël. C'est justement là une des innovations majeures inventées par Towfik : en 2023, les tensions avec les Israéliens ont complètement disparu, tout comme la mémoire du conflit : « Je ne sais pas pourquoi à une certaine époque, les Égyptiens détestaient les Israéliens » (Towfik, 2013, p. 14). Contrairement à la Tour des rêves, les paysages urbains d'Utopia n'ont rien de futuristes, même dans les gated communities. Peut-être Towfik entend-il signifier par là la régression sociale dans les deux mondes. Seuls les corps des jeunes riches se distinguent de ceux des jeunes d'aujourd'hui (le narrateur a des cheveux mauves et dressés en crête, porte des piercings, se teint les dents de diverses couleurs, arbore un simulacre de blessure sur le front…)

10 La Tour des Rêves est ancrée dans une forte référentialité spatiale. Plusieurs quartiers cairotes apparaissent dans le roman, notamment Darb Al Ahmar (situé dans la ville historique), Shafa'i (« la cité des morts », ancienne nécropole à l'est du Caire), Garden City (quartier péricentral réalisé depuis un lotissement de villas du début du xxe siècle), ou encore Mohandessine (quartier chic, édifié sur la rive ouest du Nil à partir des années 1960). La célèbre place Tahrir est citée également et le héros du roman loge au Méridien du Nil à Roda (devenu Hyatt). Towfik lui est moins prolixe en référents géographiques. Dans son très court roman, il ne perd guère de temps dans de longues descriptions et reste concentré sur l'action.

1.2.  L'Orient au passé, l'Orient au futur : un horizon d'images

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« Demain, dans une ville du Caire secouée par les attentats terroristes et les tremblements de terre, Blaine Ramsey, prospecteur d'images pour le compte d'une importante compagnie publicitaire, fait sans arrêt le même rêve […] » (Quatrième de couverture de la Tour des rêves de Jamil Nasir, 1999).

12 Le héros américain, Blaine, a pour mission de collecter des images (immatérielles et oniriques) de l'Orient et du Caire, contrées où les touristes ne viennent plus, mais dont on rêve encore. Il vient y chercher des bribes de représentations pour une société multinationale spécialisée dans la traque, le recueil, la réorganisation et la commercialisation de ces images dont sont friands les Occidentaux et qui sont nécessaires à leur bien-être sensoriel et psychologique et à la fabrication de leurs rêves…

13 En dépit de toutes ses vicissitudes, l'Orient est encore une source fertile et unique d'images pour le reste du monde et Le Caire demeure en ce sens un pôle de ressource, en cela réside même peut-être sa seule richesse exploitable. À l'évidence, il s'agit bien là d'une fiction, qui plus est futuriste, et pourtant ce thème fait cependant étrangement écho à l'essence même du récit de voyage orientaliste, inauguré presque deux siècles auparavant, et notamment à la formule magistrale et incantatoire de René-François de Chateaubriand, en incipit de son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), ouvrage considéré comme l'une des premières relations de voyage du genre orientaliste : « J'allais chercher des images, voilà tout ». [6] C'est bien le même ressort qui, à deux siècles d'intervalle et dans des registres littéraires aussi contrastés que ceux de la littérature de voyage et de la science-fiction, va propulser l'écrivain Chateaubriand vers l'Orient et le protagoniste principal du roman de Jamil Nasir vers Le Caire. Leur mobile partagé, explicite, est la capture d'images. Ce que suggère la Tour des rêves est le fait que l'Orient reste jusque dans l'imaginaire de son futur, et dans son futur imaginaire, le ferment de la production d'une manne, à la fois inépuisable quantitativement mais limitée dans ses configurations, d'un horizon iconographique.

14 Aucune trace d'orientalisme ou de ville orientale dans Utopia, car la réalité urbaine est scindée en deux modèles antinomiques, la gated community des riches et l'immense bidonville des pauvres. Cette vision binaire, pour ne pas dire caricaturale, de l'espace urbain se traduit aussi dans la composition du livre. Celle-ci repose sur cinq parties qui ont pour titre alternativement le chasseur et la proie. Le récit est pris en charge alternativement par deux narrateurs, le premier, dont on ne connaît pas le nom et qui habite Utopia et le second, Gaber qui appartient à l'autre monde, celui des pauvres.

1.3.  Le chasseur et la proie

15 Le premier narrateur est un jeune homme de 16 ans, fils d'un grand industriel, égocentrique et décadent qui, en dépit de ses nombreuses relations sexuelles et son usage de toutes sortes de drogues, s'ennuie à mourir. Pour rompre la monotonie de sa vie, il décide de suivre l'exemple de ses amis et de se soumettre à leur rite de passage, le meurtre d'un pauvre d'Utopia dont il ramènera un membre, en guise de trophée. L'odieux narrateur ne connaît aucune rédemption au contact de la misère, puisqu'il viole Safeya, la sœur de Gaber, et tue son frère, une fois qu'il les a ramenés chez lui. Il lui coupe un bras qu'il embaumera. Il pourra alors se vanter avoir accompli son rite d'initiation. À l'inverse, Gaber apparaît comme le prophète de la déchéance égyptienne. Totalement lucide sur la personnalité des deux jeunes gens d'Utopia, il choisit de ne pas les tuer, en dépit de sa haine pour eux, car son refus de la violence est la seule chose qui le rattache à l'humanité. Sa mort et le viol de Safeya provoqueront l'étincelle qui allumera les poudres de la révolte.

2.  La fiction littéraire, révélatrice des transformations urbaines

2.1.  Dysfonctionnements urbains

16 Dans la Tour des rêves, Le Caire, « ville du Tiers-Monde en pleine déliquescence » (Nasir, 1999, p. 16) immense, étale, fétide et pleine de détritus, peuplée de 35 millions d'habitants (l'Égypte en compte 100) voit ses dimensions s'accroître chaque année d'un kilomètre supplémentaire sous la forme de faubourgs pauvres, maisons sommaires et constructions hétéroclites et délabrées tassées le long des voies d'accès, espaces périphériques qui enserrent et étouffent la ville ; mais y a-t-il encore une ville ? La population augmente sans cesse et chaque mois 150 000 personnes supplémentaires s'installent — ou s'insinuent ? — dans la capitale, qualifiée de « mer de désastres » (Nasir, 1999, p. 69).

17 Embouteillages et pollutions diverses sont allés crescendo, la cité est suffocante, le ciel plombé, l'on somnole en journée et l'on roule au maximum la nuit pour avancer d'un quartier à l'autre. La situation est particulièrement tendue car l'économie est en déroute et l'Occident vient de refuser d'accorder une aide supplémentaire nécessaire à la suite d'un tremblement de terre, au prétexte que les Égyptiens sont trop nombreux et que le pays ne parvient pas à réguler sa population. Le peuple se réfère sans cesse à Dieu ; les attentats se multiplient ; les casinos, les cinémas, l'alcool et les cabarets sont la cible de critiques et d'attaques. L'on craint un nouvel et certainement intense et ultime tremblement de terre. Soubresauts telluriques et soubresauts sociaux, la ville vit un présent tumultueux et délétère, tout y est si incertain et vain que la vie semble s'y dérouler au jour le jour.

18 À partir de cette présentation du Caire en 2015, tel que mis en scène par Jamil Nasir, nous pouvons identifier et développer certains des thèmes saillants de ce portrait peu glorieux. La première remarque tient au fait que l'atmosphère générale et le contexte dépeints sont peut-être tout simplement largement inspirés (même si exacerbés) de ce que l'on pouvait lire couramment durant la décennie 1990 dans le registre catastrophiste de la description des grandes villes du Sud et du tiers-monde ; en témoignent les extraits suivants, certes caricaturaux lorsque relus a posteriori, mais néanmoins représentatifs du discours général d'alors :

19

« Au Sud : des mégapoles disloquées. Des centaines de millions d'hommes, des dizaines de millions d'enfants, déracinés, abandonnés à leur sort ; pollution et spéculation, infrastructures dégradées ou inexistantes, misère et violence : les villes du tiers-monde semblent annoncer la décomposition du modèle occidental de civilisation urbaine » (La ville partout et partout en crise, Manière de voir nº 13, oct. 1991, p. 39).

20 En focalisant sur l'Égypte et Le Caire tels qu'ils pouvaient être présentés à la même époque, le paragraphe dédié de la Géographie universelle n'était pas non plus très enthousiaste :

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« La situation du Caire est un avant-goût des difficultés à venir : 4 % de croissance annuelle, des densités exceptionnellement fortes dans le cœur même de l'agglomération qui rassemble 9 millions d'habitants en 1985, avec 46 % de logements sans eau, 53 % dépourvus d'assainissement, des conditions de transport désastreuses, une voirie inadaptée dans un tissu urbain particulièrement dense, des réseaux d'adduction d'eau et d'électricité à bout de souffle. Cependant, le pire n'est pas toujours certain, et la capacité d'ajustement reste considérable. Des associations peuvent prendre en charge la vie de leur quartier. La gestion urbaine est un immense bricolage, qui permet une adaptation aux vicissitudes d'un pays fortement endetté, en proie au terrorisme et aux mouvements insurrectionnels » (Dollfus, 1990, p. 496).

22 Quant à la question de la démographie cairote, son traitement faisait toujours état d'une population pléthorique à la croissance extrême, et son traitement dans les médias était en général de type mono-discursif : « La capitale égyptienne, entraînée par une croissance de 4 % par an, est aujourd'hui confrontée au défi que représentent chaque année 500 000 citadins supplémentaires ». [L'auteur utilisait également la métaphore de la « marée », humaine et urbaine] (Pourlier, 1999).

23 Dans Utopia, dix ans plus tard, le portrait du Caire, hors des gated communities, demeure calamiteux. La description de la ville des pauvres [7], réduite à un gigantesque bidonville, est apocalyptique. Les services publics ont disparu : les réseaux d'électricité et d'égouts ont cessé de fonctionner, le métro a été abandonné et les cinémas n'existent plus, le mot ayant même été effacé des mémoires. La population est réduite à la plus grande bestialité, les individus luttant les uns contre les autres pour trouver à manger et échapper aux maladies ou s'évadant de leur condition misérable dans l'alcool, la drogue ou la religion. Une des rares possibilités de travail se trouve à Utopia, où les pauvres occupent les plus basses besognes et sont tolérés pour la journée, mais doivent rentrer le soir. Malgré leur séparation physique, les deux mondes partagent un point commun, la violence comme symbole de déshumanisation.

24 Si les deux romans convergent dans leur vision des dysfonctionnements urbains, les deux auteurs divergent en revanche sur le modèle urbain qu'ils imaginent pour la ville du Caire projetée dans un futur proche. Nasir choisit de développer le thème de la ségrégation verticale, tandis que Towfiq opte pour la ségrégation horizontale.

2.2.  Ségrégation verticale/ségrégation horizontale

25 Dans la Tour des rêves, la géographie sociale suit un modèle centre-périphérie depuis les rives du Nil vers les développements excentrés mais, surtout, elle s'exprime par une stratification sociale implacable, en forme de ségrégation verticale, qui voit les riches résider et vivre loin des pauvres, haut perchés au sommet d'immenses tours sécurisées et circuler en limousines volantes, machines importées à la technologie sophistiquée, tandis que les innombrables pauvres sont partout, se débrouillent comme ils le peuvent, occupent tous les espaces interstitiels de la cité magmatique et vivent les uns contre les autres, à tous les sens du terme. Tandis que les riches peuvent toujours fuir à l'étranger, les pauvres n'ont pas d'autres choix que de rester.

26 En ce qui concerne la ségrégation socio-spatiale, thème très présent dans la Tour des rêves, l'on peut avancer qu'elle s'est à l'évidence accrue entre les années 1990 et 2015, mais selon des modalités contraires à celles imaginées par Jamil Nasir qui voyait des périphéries populaires « anarchiques » constituer à terme l'essentiel de la ville et étouffer le centre. En effet, les années 1990 et 2000 ont vu se mettre en place autour de la capitale égyptienne de nombreux et vastes quartiers résidentiels (compounds), dont certains fermés à l'instar des gated communities. Ces quartiers occupent aujourd'hui des superficies plus importantes que les banlieues populaires à l'habitat bien plus compact, et constituent actuellement la majorité de la superficie des extensions périphériques de l'agglomération (Denis et Séjourné, 2003 ; Florin, 2012 ; Braud, 2015).

27 L'extension verticale, dont le modèle dans la région, serait plutôt Dubaï, avec ses quartiers futuristes, hérissés de tours et gratifiés du plus haut gratte-ciel du monde (Burj Khalifa), n'a pas véritablement pris dans la capitale égyptienne. Un projet d'aménagement Cairo 2050, lancé en 2007, cherchait à transformer Le Caire en « ville verte, globale et connectée ». Il s'agissait de doter la ville des éléments actuels de la modernité urbaine (densification du centre-ville, via la construction de hautes tours abritant des bureaux, des hôtels de luxe, des espaces de loisir, etc.) pour qu'elle puisse conserver son rôle de « première capitale du Moyen-Orient » (Mahmoud, Abd Elrahman, 2014). Ce projet fut vivement critiqué, surtout après la révolution, notamment parce qu'il contribuait à renforcer les inégalités socio-spatiales plutôt qu'à les résoudre.

28 À Utopia, les riches ont choisi de se protéger des pauvres en s'enfermant dans ces cités résidentielles fermées. La thématique de la clôture est fondamentale dans le roman, puisque la scène inaugurale consiste en la mise à mort, observée par le narrateur et sa petite amie Germinal, par un marine, du haut d'un hélicoptère, d'un pauvre hère qui a tenté de s'introduire frauduleusement dans la gated community, protégée de portails et de barbelés. Ces marines américains à la retraite assurent la surveillance de la ville et empêchent toute personne d'y pénétrer sans autorisation.

29 L'organisation interne de la cité opulente suit un zonage rigoureux : le quartier des Jardins regroupe écoles et lieux de culte (mosquées, églises et synagogues), tandis que les centres commerciaux gigantesques et les grandes villas se situent dans le quartier des Malls. Pour rester en contact avec le monde, Utopia a aménagé un aéroport intérieur, afin d'éviter à ses résidents d'avoir à traverser la ville pauvre et ne pas risquer d'être lynché au passage. La communauté dispose de ses propres journaux, lois et tribunaux, et est gouvernée par un conseil des sages, présidé par les plus grands hommes d'affaires. Un seul clivage persiste encore à Utopia, celui entre les générations : la jeunesse dorée d'Utopia est désœuvrée et dépravée, se livrant ouvertement au sexe et à la drogue à outrance, tandis que leurs parents ont encore l'hypocrisie de cacher leurs vices derrière le voile de la respectabilité et de la religion. Alors que les jeunes ne croient plus en rien, les « vieux » s'accrochent à la religion de peur « de perdre ce qui les distingue, de se retrouver à l'étranger » (Towfiq, 2013, p. 22). Car, au-delà de la ville, ces fictions dystopiques réinventent aussi l'environnement, la société et l'économie de l'Égypte, ainsi que la géopolitique régionale.

3.  Dystopies : la réinvention des mondes

3.1.  Grands projets et nuages noirs

30 Dans l'Égypte de la Tour des rêves, après la mise en eau de la dépression de Qattara en 1996 et le percement d'un canal depuis la Méditerranée, le climat local, autrefois peu variable, est désormais dérégulé et soumis aux intempéries. Cette thématique des grands projets d'aménagement du territoire, évoquée par Jamil Nasir, est plus que jamais au cœur de l'actualité politique égyptienne. En août 2015, le maréchal-président Al Sissi a ainsi inauguré en grande pompe l'extension du Canal de Suez, présentée comme « le cadeau de la mère du monde [“Oum Al-Dounia” qui signifie l'Égypte] au monde [8] ». Le président avait auparavant dévoilé à la face du monde une série de projets d'aménagement pharaoniques, dont la création ex-nihilo d'une nouvelle capitale administrative entre Le Caire et Suez et l'édification d'une réplique du Phare antique d'Alexandrie. Ces projets contemporains pour une « nouvelle Égypte » s'inscrivent dans une tradition nationale de méga-projets comme autant d'actions grandioses à venir participant de la mise en scène et de la légitimation du pouvoir en place.

31 Enfin, même si le lien entre la mise en œuvre de grands projets nationaux et d'éventuelles conséquences sur l'intensification de l'activité sismique reste de l'ordre de la fiction [9], le thème des perturbations climatiques et de la pollution aggravée s'est hélas avéré prémonitoire, puisque l'on peut signaler en particulier la présence funeste du « nuage noir », apparu en 1999 dans le ciel cairote, lequel depuis lors plane chaque année de manière récurrente en automne (et parfois même au printemps) au-dessus de la capitale, et dont l'origine est liée à diverses formes de pollutions et à leurs interactions [10]. Chez Towfiq, la question de la pollution est bien moins présente, mais il imagine en revanche une transformation radicale de l'économie et de la société égyptienne.

3.2.  La nouvelle donne économique et sociale

32 Dans Utopia, Towfiq prophétise l'effondrement successif des quatre piliers de la rente égyptienne, le tourisme, les hydrocarbures, le canal de Suez et les transferts d'épargne des émigrés qui constituent, au moment où il écrit, les moteurs de l'économie égyptienne et ses principales sources de devises. En 2010, un chimiste américain invente le pyrol, un substitut au pétrole qui détrône immédiatement les hydrocarbures comme source d'énergie. Pour garantir leur approvisionnement en pyrol, les élites n'hésitent pas vendre leur prestigieux passé : elles cèdent l'intégralité de leurs monuments pharaoniques aux Américains, en échange d'un contrat de livraison de 50 ans, réservé exclusivement à Utopia et aux autres colonies. En conséquence, le tourisme décline considérablement. Autre conséquence de cette découverte du pyrol, les pays du Golfe dont la richesse provenait de l'exportation des hydrocarbures, s'appauvrissent rapidement et renvoient chez eux les immigrés égyptiens, tarissant leurs transferts d'épargne. Enfin, dernière innovation, le creusement d'un canal par Israël court-circuite le canal de Suez et prive l'Égypte de ses précieux revenus. Parallèlement, Towfiq brosse la disparition des classes moyennes, sous le règne d'un capitalisme ultra-libéral, dominé par les grandes firmes, où l'État s'est réduit à une peau de chagrin (il n'assure même plus les fonctions régaliennes de défense, puisque la protection des gated communities est assurée par des marines américains à la retraite) : « Il a abandonné les aides aux pauvres, a tout privatisé. Il n'y avait plus de gouvernement qui s'occupe de nous. Un beau jour, il a cessé de payer les salaires et de faire fonctionner les services. La police a disparu. Pendant ce temps, les gens de la classe de vos parents continuaient de s'enrichir » (Towfiq, 2013, p. 99). Ainsi, l'extinction des classes moyennes et de l'État a conduit à la ségrégation des espaces :

33

« Dans ces conditions, ils [les riches] ne pouvaient plus vivre avec nous. Pour être en sécurité, ils ont dû s'isoler dans ces colonies de la côte Nord [11] et ils ont fait appel aux marines parce qu'ils pouvaient être sûrs de leur loyauté, au contraire de leurs misérables gardes du corps égyptiens. L'idée que l'océan de misère qui les entoure les noierait un jour les empêchait de dormir. Les révolutions commencent toujours par égorger les riches. C'est comme ça que deux sociétés se sont formées. L'une qui possède tout, l'autre qui ne possède rien. La seule valeur de la seconde, c'est d'être un marché de consommation » (id.).

34 Dans l'Égypte des années 2000, la frustration sexuelle est reine, en raison de l'interdiction des rapports sexuels avant le mariage et du retard de l'âge au mariage, face à un coût de la cérémonie qui n'a cessé d'augmenter. Au contraire, dans l'Égypte d'Utopia, le sexe est devenu très accessible, que ce soit chez les riches ou chez les pauvres. Cela n'a pas amélioré pour autant la situation des femmes, qui demeurent plus que jamais à la merci des hommes, bien souvent réduites au vol ou à la prostitution. Une autre rupture avec l'Égypte des années 2000, qui concerne aussi bien les deux mondes, consiste en l'apaisement des tensions confessionnelles, puisque coexistent pacifiquement les trois religions, musulmane, chrétienne et hébraïque. Enfin, cet effacement des appartenances religieuses va de pair, pour Towfiq, avec la dissolution de l'identité nationale : « Voilà seize ans que tu n'as d'autre identité que celle de citoyen d'Utopia. La vie facile et l'ennui ont dissous toute appartenance : tu ne reconnais plus l'Américain de l'Égyptien de l'Israélien, vous ne vous différenciez plus les uns des autres » (Towfiq, 2013, p. 14). Voilà un signe, parmi d'autres, que la géopolitique régionale a été profondément bouleversée.

3.3.  Géopolitiques du Moyen-Orient : l'univers du chaos et la dépendance face à l'Occident

35 Towfiq imagine un nouveau Moyen-Orient, reposant sur « l'argent du Golfe (avant qu'il ne fonde), le savoir-faire israélien, et la main-d'œuvre égyptienne à bon marché » (Towfiq, 2013, p. 99). Contrairement aux pauvres, les habitants d'Utopia ne considèrent plus Israël comme un ennemi. Le narrateur affirme avoir de nombreux amis israéliens et mentionne la présence de synagogues à Utopia. On retrouve aussi l'idée de la dépendance renforcée vis-à-vis de l'Occident. Cette dépendance est d'abord économique : l'Égypte de 2023 en dépend pour ses importations de pyrol, de phlogistine, de la drogue qu'elle importe du Danemark et que tous les Égyptiens riches ou pauvres s'arrachent, et de libidafro, sorte de nouveau viagra venu de France. La dépendance est aussi sécuritaire, on l'a vu, avec les marines américains à la retraite.

36 La vision de Nasir est encore plus noire, car il dépeint un monde plus que jamais dominé et orchestré par l'Occident, dans un contexte moyen-oriental chaotique et instable :

37

« Les régimes politiques de la zone ne s'étaient jamais vraiment remis des intifadas pro-démocratiques des années 2002 et 2003 qui avaient abandonné dans leur sillage un magma de régions autonomes et semi-autonomes, créant un terrain propice à la contrebande, au lavage d'argent sale et à toutes sortes de trafics contre lesquels les gouvernements s'efforçaient de lutter par un strict contrôle aux frontières » (Nasir, 1999, p. 46).

38 Cette citation rencontre de tristes échos aujourd'hui, dans le Moyen-Orient post-révolutionnaire.

3.4.  Le Caire, ville eschatologique : séismes et révolutions

39 Dans la Tour des rêves, Le Caire est l'espace reflet d'une société certes perturbée mais en réalité surtout passive, dont l'agitation chronique semble paradoxalement garantir l'impossibilité d'un changement, d'une secousse d'origine sociale, la population étant en état de torpeur politique endémique. La ville, son évolution, sa survie et sa destinée sont prioritairement liées au déterminisme naturel et à l'imprévisibilité de ses aléas. Certes, les convulsions sont latentes et les émeutes, associées à la misère et aux carences diverses, sont récurrentes mais elles sont générées par la pénurie et la paupérisation et non par une conscience collective rebelle non plus que par une réelle politisation. Si le pouvoir en place est renversé à la fin du récit, c'est par un coup d'État militaire lequel, de toute façon intervient trop tard pour changer — si tant est qu'il l'eût fait — le cours des choses.

40 De fait, à la fin du roman de Nasir se produit la délivrance, le cataclysme en forme de punition du destin, considéré comme un mouvement tectonique par les uns ou interprété comme un châtiment divin par les autres. Cette double lecture de l'événement rappelle effectivement la teneur des discours polémiques tenus à la suite du — réel — tremblement de terre qui avait secoué l'Égypte, et notamment Le Caire, le 12 octobre 1992 :

41

« Chaque parti a ainsi présenté sa conception des événements et de leurs conséquences : pour les libéraux du Néo-Wafd, […], c'est le Haut-Barrage qui a été d'emblée rendu responsable du séisme, induit selon eux par le poids de l'eau du lac-réservoir Nasser. […] Ainsi politisé, le séisme s'est également “islamisé”, puisque le Parti du travail (de tendance islamiste) y a vu le signe de la colère divine s'abattant sur un gouvernement corrompu et une société éloignée du droit chemin » (El Kadi, 1993).

42 La catastrophe (fictive) de 2015 va emporter huit millions de personnes et détruire la ville. Après cet intense tremblement de terre, du Caire il ne restera rien, de la cité des riches non plus que de celle des pauvres, confondues dans la destruction. Subsistera seulement le site, occupé par des campements de réfugiés secourus par des organisations internationales, une dernière image transposable à la réalité contemporaine du Proche-Orient. Peut-être tout recommencera de là, mais peut-être pas…

43 Utopia se clôt aussi sur une scène apocalyptique, mais d'une autre nature. Les pauvres, outragés par le meurtre de Gaber et le viol de Safiyya, marchent vers Utopia pour l'attaquer. À plusieurs reprises, Towfiq émaille son récit de références révolutionnaires (évocation de la révolution iranienne de 1979 et de la révolution française, avec l'image récurrente de la prise de la Bastille), sans avoir l'air de trop y croire. La révolution est soit tournée en dérision [12], soit reléguée à un horizon lointain. Lorsque le jeune homme d'Utopia demande à Gaber pourquoi les pauvres ne se révoltent pas, il lui rétorque que la puissance de l'appareil sécuritaire a vite fait de dissuader les potentiels émeutiers.

44 La dystopie renvoie ici davantage à une critique sociale que strictement politique. Towfiq dénonce surtout les élites occidentalisées qui, par, égoïsme ont vendu leur pays et ont laissé s'appauvrir la majorité de la population. D'ailleurs, quand il imagine la révolution, il l'envisage surtout dans cette optique sociale : « Si on fait un jour la révolution, on commencera par manger leurs gros chiens gâtés » (Towfiq, 2013, p. 76).

45 Dans la perspective de la révolution du 25 janvier 2011, des divergences apparaissent avec les deux scénarios imaginés par Towfiq et Nasir. « Nous voulons vivre comme des êtres humains. Parole d'un manifestant égyptien parmi tant d'autres. Ayzin ne'ish zeyy el bani admin. Il faut avoir vécu dans l'Égypte de Moubarak pour comprendre ce que cela signifie » (Jacquemond, Libération, 4 février 2011). L'on retiendra ici de l'expérience de 2011, dont témoigne cette proclamation de foi, qu'elle a définitivement invalidé la représentation faite thèse de l'apathie politique structurelle du peuple égyptien, de cette résignation patente dont la Tour des rêves se fait l'écho, et ce même dans le cadre ouvert d'une projection vers l'imaginaire et vers le futur.

46 La pauvreté, le chômage et les inégalités sociales figurent bien parmi les causes principales de l'exaspération populaire, mais la contestation a pris un ton éminemment politique, centré sur la destitution de Moubarak et la chute du régime. De plus, la classe moyenne n'a pas disparu, même si elle est sévèrement malmenée par la crise économique, puisque ce sont ses jeunes qui ont déclenché la protestation, dans la mouvance du précédent tunisien. Ces jeunes que les médias occidentaux ont qualifiés d'« occidentalisés » parce qu'ils se servaient d'internet comme outil de contestation, se sentaient avant tout farouchement égyptiens, tout en étant profondément ancrés dans la modernité.

47 Le retour à l'autoritarisme, en juillet 2013, après la destitution du président Morsi par l'armée, soutenue par un immense élan populaire, peut laisser penser que Jamil Nasir avait finalement raison puisque l'Égypte vit aujourd'hui encore sous la férule d'un régime militaire. Pourtant, ce qui a cependant existé dans l'Égypte ante 2015, c'est tout simplement 2011, le renversement du régime, même si a posteriori, l'ancien régime est revenu au pouvoir. Il s'est bel et bien passé quelque chose d'historique en 2011, sur les terres du Nil.

Conclusion

48 Tout en ancrant leurs romans dans la réalité spécifique de la mégapole égyptienne, Nasir et Towfiq puisent tous les deux leurs schèmes narratifs dans le répertoire classique de la littérature d'anticipation (séisme dévastateur des grandes métropoles, chasse à l'homme et trophée humain, dispositifs de clôture, de surveillance et de sécurisation des espaces urbains, obsession de la menace terroriste…). Ils partagent le même usage du genre, pour dénoncer les injustices du système capitaliste globalisé et les inégalités socio-spatiales qui en découlent. Ils proposent cependant deux imaginaires différents de la fragmentation urbaine, puisque l'un insiste plutôt sur la ségrégation verticale et l'autre sur la ségrégation horizontale [13].

49 Concentré sur la métaphore spatiale de la gated community, Towfiq ne se préoccupe guère des paysages urbains artificiels, d'univers virtuels et de cyberspace, beaucoup plus présents dans la Tour des rêves. Nasir brosse, lui, à partir de la capitale égyptienne, une critique de l'hyperréalité, pour dire l'effacement du réel au profit du simulacre, critique dont le modèle urbain de prédilection a surtout été jusqu'à présent Los Angeles (Baudrillard, 1981 ; Davis, 1997 ; Soja, 2000). Toutefois, cette projection sur Le Caire d'une post-modernité est paradoxale, car elle reste fortement empreinte de son caractère de ville orientale.

50 Le Caire de la Tour des rêves est une métaphore de l'Orient dans la mesure où la ville (ses paysages, sa société, ses personnages, ses scènes de rue, etc.) révèle un espace réceptacle, qui est comme un conservatoire de temps compatibles car ici la modernité n'est jamais réalisée, ni même appropriée, sa dynamique étant exogène [14]. Le triptyque passé présent futur est emphatique, la ville est polytemporelle ; bien que située dans le futur, elle semble caractérisée par l'immobilisme, le fatalisme, l'archaïsme ; son présent est comme caricatural de son passé et les deux semblent tout aussi englués.

51 Peut-être Le Caire ne se conjugue pas au futur imaginaire puisque son avenir « fictionnellement » logique, celui découlant de la projection de ses représentations croisées et cumulatives (ville du Sud, mégapole du Tiers-monde, cité arabo-orientale), celui faisant d'elle une ville comme ontologique, ne pouvait être qu'une fin prophétique et inéluctable, comme celle annoncée par le dernier couplet, nostalgique, de la chanson de Nino Ferrer, le Sud : « Tant pis pour le Sud ». Cette dernière convocation et transposition de référence peuvent également être considérées, à l'instar de celle de Chateaubriand partant « chercher des images » en Orient, comme une réminiscence, celle-ci plus implicite et pouvant être imaginée comme un leitmotiv de l'atmosphère générale des cadres et contextes de la Tour des rêves. La réminiscence suggérée par le récit, à partir de la mise en scène spatio-temporelle du Caire du futur, est celle de l'univers du Sud, dont les paroles révèlent l'ambiguïté de ce qui via la chanson est une atmosphère, un climat à référent poético-déterministe, mais de ce qui s'est aussi révélé comme un concept aux contours énigmatiques, une notion déroutante et controversée, mais qui a cependant fait (et fait) florès : le Sud[15].

52 Ces deux visions divergentes du Caire, ville du sud projetée dans un futur proche, débouchent aussi sur deux horizons différents, l'un apocalyptique et l'autre révolutionnaire. Dans la Tour des rêves, Le Caire est l'espace reflet d'une société agitée mais passive, la métaphore de l'impossibilité d'un changement, ou d'un événement autre qu'un tremblement de terre. Dans Utopia, les pauvres opprimés finissent par se révolter contre les riches, dans un combat dont l'issue est incertaine.

53 Ainsi, la grande originalité de ces deux romans consiste à produire des fictions qui sortent des traditionnelles représentations littéraires du Caire, celles de la ville arabe, avec ses ruelles labyrinthiques et ses impasses chères au grand romancier Naguib Mahfouz, celles du centre-ville, moderne, longtemps cœur de la ville intellectuelle ou artistique, celles des quartiers populaires informels ou encore celles de ses banlieues chics, Héliopolis ou Maadi (Heshmat, 2004). Avec la Tour des rêves et Utopia, Le Caire acquiert ses lettres de noblesse dans le roman d'anticipation et se hisse aux rangs des métropoles futuristes fictionnelles, sans parvenir, toutefois, à se débarrasser totalement de ses oripeaux orientalistes. Cependant, cette prouesse littéraire ne suffit pas à faire du Caire un « pôle de la production d'imaginaires urbains mondialisés » (Desbois, 2007) comme le sont d'autres grandes métropoles fictionnelles, Los Angeles et Tokyo notamment.

Notes

  • [1]
    « L'Utopia évoquée ici est un lieu imaginaire, comme le sont les personnes qui y vivent à l'intérieur et à l'extérieur, même si l'auteur est convaincu qu'elle existera bientôt. Toute ressemblance avec des lieux et des individus de la réalité actuelle est purement fortuite » (Towfiq, 2013, p. 7).
  • [2]
    Towfiq parle même de « dystopie post-apocalyptique », dans l'interview réalisée en 2013 avec Cheryl Morgan. https://worldsf.wordpress.com/2012/06/11/monday-original-content-ahmed-khaled-towfik-interview/
  • [3]
    La traduction française de Tower of Dreams a été éditée en 2001 sous le titre de la Tour des rêves, Pocket, collection Science-fiction, 316 p. Le livre n'a (à notre connaissance) pas été traduit en arabe.
  • [4]
    L'ouvrage est publié en anglais en 2011 par la Bloomsbury Qatar Publishing Fondation, et en français, en 2013, chez Ombres Noires, une maison d'édition spécialisée en polars venus d'ailleurs. Un film, tiré du roman, est actuellement en préparation en Égypte.
  • [5]
    Même si le roman relève du genre de la science-fiction et si le récit n'a rien d'un conte, la référence aux Mille et une nuits apparaît, comme toujours lorsqu'il est fait mention du Caire, comme un rappel obligé.
  • [6]
    Préface de la première édition, p. 50, cité par Catherine Brousse, 2014. Publié en 1811, le périple avait été effectué entre l'été 1806 et l'été 1807.
  • [7]
    Pour signifier l'altérité absolue, ceux qui n'habitent pas dans Utopia sont désignés par les riches comme « les Autres ».
  • [8]
    Pour un compte rendu de l'événement voir l'article d'Hélène Sallon : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/08/04/le-president-sissi-met-en-scene-sa-nouvelle-egypte_
  • [9]
    Dans la Tour des rêves, une relation de causalité est envisagée entre la mise en eau de la dépression de Qattara (un projet qui avait été envisagé dans les années 1990 mais n'a pas été réalisé), les perturbations climatiques et la récurrence des tremblements de terre.
  • [10]
    « Il est de retour. Chaque automne depuis cinq ans, les Cairotes pleurent, toussent et suffoquent. Un mystérieux nuage noir plombe en effet le ciel de la capitale égyptienne, obscurcissant les rues au point de provoquer des accidents qui ont fait deux morts, la semaine dernière, et envoyant des milliers d'Égyptiens dans les hôpitaux pour troubles respiratoires. Pourtant déjà haut placé au palmarès des villes les plus polluées du monde, Le Caire est totalement asphyxié par cet étrange phénomène. » Claude Guibal, Libération, 3 nov. 2003.
  • [11]
    Le modèle direct dont s'inspire Towfiq est moins celui des gated communities qui se développent autour du Caire, comme résidences principales de classes moyennes et aisées qui fuient la surdensité des quartiers plus anciens, mais plutôt celui des cités balnéaires de type Marina, dont toute la côte méditerranéenne à l'ouest d'Alexandrie est peuplée, accueillant les riches Égyptiens le temps des vacances estivales.
  • [12]
    « Si la révolution éclate un jour, ce ne sera pas pour la justice sociale, mais pour satisfaire la revendication de tous ceux qui ont été privés de leur droit à la phlogistine » (Towfiq, 2013, p. 11).
  • [13]
    Sur la nécessité d'envisager les gated communities égyptiennes sous un autre angle que celui de la fragmentation urbaine, voir l'article d'E. Braud (2015).
  • [14]
    L'Orient est bien sûr l'Ailleurs par excellence, mais il est aussi l'espace d'un temps et d'un rapport au temps considérés comme autres.
  • [15]
    « Tant pis pour [Le Caire] le Sud
    C'était pourtant bien
    On aurait pu vivre
    Plus d'un million d'années
    Et toujours en été ».
    Nino Ferrer, Le Sud, 1975.
    L'on rappellera que Philippe Gervais-Lambony et Frédéric Landy avaient d'ailleurs mobilisé les paroles de cette chanson dans l'éditorial de leur dossier analytique « On dirait le Sud… », publié dans la revue Autrepart (nº 41, Ird, 2007).
Français

D'immenses tours de verre luxueuses surplombant d'interminables faubourgs misérables, des embouteillages inextricables, une pollution suffocante, des attentats terroristes succédant à des tremblements de terre… Dans un monde où tous les écarts se sont creusés, l'Occident n'accorde plus aucun crédit à l'Égypte, dont la capitale de 35 millions d'habitants est agitée d'intenses soubresauts, sociaux et telluriques. Un aperçu du Caire en 2015… dans le scénario du roman de J. Nasir, Tower of Dreams (1999). Dix ans plus tard, A. Towfiq brosse dans Utopia un portrait du Caire en 2023 qui n'est guère plus réjouissant. Le territoire égyptien est scindé en deux espaces en guerre : les riches Égyptiens occidentalisés vivent retranchés dans quelques cités résidentielles fermées, tandis que le reste du territoire est réduit à un immense bidonville où croupissent des populations misérables. À la lumière des contextes actuels et de la période de production de ces deux romans, sont analysées les représentations parallèles du Caire tel que projeté dans le futur par ces récits d'anticipation à caractère dystopique.

Mots-clés

  • Le Caire
  • Égypte
  • représentations
  • dystopie
  • littérature
  • science-fiction
  • anticipation

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Anna Madoeuf
Professeur, Université de Tours, Umr Citeres, équipe Emam
Delphine Pagès-El Karoui
Maître de conférences, Inalco/USPC, équipe CERMOM
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2016
https://doi.org/10.3917/ag.709.0360
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